Introduction de la première partie
p. 23-26
Texte intégral
1La plus simple définition de ce que les Latino-américains appellent pintada política (ou le plus souvent pintada, ou encore pinta dans certaines régions) serait celle d’une écriture murale de grande taille, réalisée et signée par un parti ou une organisation politique. Bien que « corporatiste », puisqu’elle est une forme de publicité pour des partis ou des groupes organisés, la pintada est aussi une écriture informelle car elle échappe à tout cadre légal1 et à tout type de contrôle de la part des autorités. Comme l’indique son nom, elle est traditionnellement réalisée à la peinture (celle-ci étant souvent remplacée par de la chaux pigmentée) au rouleau et à la brosse. La pintada a pour premier but d’être lisible, elle est donc grande, colorée, et son texte est concis. Elle porte les couleurs et le nom du parti qu’elle promeut, presque toujours un slogan, et s’il s’agit d’une campagne électorale, un numéro de liste2 et le ou les noms des principaux candidats. Certaines s’accompagnent parfois d’une image peinte. Généralement, les brigades – les groupes chargés de peindre –, portent un nom qui apparaît aussi sur le mur. C’est un phénomène commun à toute l’Amérique latine3.
2En Uruguay, la pintada est utilisée par la plupart des partis, syndicats, mouvements, organisations ou courants politiques ; elle est un des principaux outils de propagande4 et sa présence est particulièrement prégnante à Montevideo. Son intensité n’a pas faibli depuis son apparition, ce qui peut surprendre dans un pays où la télévision et Internet se trouvent dans tous les foyers et constituent les principaux canaux de diffusion et de communication politique.
3Il est difficile de dater précisément l’apparition de la pintada en tant que pratique régulière de propagande urbaine ; selon Claudia Kozak, elle serait née au début du xxe siècle. Pour la région du Cône sud, la chercheuse donne, comme plus ancien repère, la mention de très nombreuses pintadas en Argentine sous le gouvernement de Juan Domingo Perón, c’est-à-dire à partir de 19455. En ce qui concerne l’Uruguay, la pintada serait apparue dans les années 1950 et plus particulièrement lors d’un mouvement social mené par les syndicats étudiants et ouvriers en 19586.
4Alors que la crise économique et le conflit social s’aggravent dans les années 1960, les murs deviennent une zone privilégiée de combat symbolique entre des idéologies de plus en plus radicales, notamment pour les secteurs qui ne peuvent s’exprimer à travers les canaux légaux : les guérilleros du MLN-Tupamaros7 et les « escadrons antisubversifs8 », entre autres. La dictature civico-militaire qui éclate en 19739 marque ensuite une nouvelle étape : le gouvernement militaire tâche de garder ses murs blancs et la pintada (comme tout acte de dissidence) est durement réprimée. Pourtant, les écritures politiques ne disparaîtront jamais complètement durant cette période. De manière sporadique, elles apparaissent comme des actes de résistance plutôt que de propagande.
5Lors du plébiscite organisé par le régime militaire en 1980, la campagne pour le « non » au maintien de la dictature se fait essentiellement par tracts, voie orale et sur les murs ; tous les partis politiques sont alors interdits et il s’agit d’éviter la censure. Cette campagne montre que la participation populaire à la vie politique est à nouveau possible, sans danger, et la population se réapproprie peu à peu l’espace public. Pour les élections présidentielles de 1984, seuls les partis Nacional et Colorado10 sont autorisés, et le Frente Amplio11 mène une large campagne murale pour le vote blanc. Puis, avec la démocratie, le débat s’installe à nouveau et la pintada s’institutionnalise comme forme « normale » de propagande politique. L’année 1989 est une année politique particulièrement intense et plus que jamais la ville se couvre de graffitis et de pintadas, si bien qu’en août 1990, le président blanco Luis Alberto Lacalle modifie le code pénal, rajoutant une loi anti-graffiti, toujours en vigueur. Elle ne fait pas de distinction entre les pintadas et les autres formes d’inscriptions, ce qui nous conforte dans une catégorisation de la pintada comme écriture informelle. On verra, par ailleurs, que la loi n’a eu aucun effet : non réprimée, l’inscription murale est, de fait, tolérée à Montevideo12.
6On dit souvent que Montevideo est grise, c’est devenu un stéréotype courant. Pourtant, lorsque l’on s’y promène, surtout si l’on vient d’un pays où la pintada n’existe pas, ce sont plutôt les couleurs, les grandes lettres et les symboles peints sur les murs qui excitent le regard, les façades bariolées des murs dont on peut tout dire sauf qu’ils sont blancs. Ce qui frappe d’abord c’est leur quantité et les surfaces immenses qu’elles occupent. C’est ensuite leur aspect général : des peintures réalisées par des mains visiblement expertes mais qui gardent un aspect artisanal, des couleurs diluées et délavées par le temps qui contrastent avec celles, léchées, des panneaux publicitaires : une sorte d’intermédiaire entre la perfection de l’écriture exposée officielle et l’apparence brouillonne et chaotique du graffiti. De plus, la pintada n’est pas seulement le slogan écrit, c’est aussi le mur recouvert de chaux, pour faire de la place, et le palimpseste qui se forme de ces superpositions constantes, laissant deviner la guerre symbolique qui se joue dans les rues de la ville. Des couches de peintures, aux dominantes rouges et bleues, sur et sous des litres de blancs, que l’on voudrait éplucher pour y lire l’Histoire. On peut s’étonner de voir les murs changer presque à chaque fois que l’on passe devant et de croiser, la nuit, des hommes (parfois des femmes), pinceaux à la main, affairés face aux murs, livrant une lutte sans fin.
7D’un côté, les mots sur les murs donnent sens aux événements politiques du moment, informent sur les différentes positions, de l’autre, pourtant, il faut un certain temps pour savoir les déchiffrer entièrement. Le système de listes, les logos et les nombreux sigles en font une écriture codifiée, relativement complexe pour un œil non averti, mais qui permet finalement d’appréhender toute la palette des organisations et des idéologies politiques présentes en Uruguay. C’est enfin et surtout le ton ou le style de la pintada qui interpelle, un langage passionné rarement visible en France. Première évidence : à Montevideo, la politique occupe l’espace public d’une manière très particulière qui ne se limite pas aux affiches collées côte à côte, sur les panneaux destinés à cet effet, à l’entrée des bureaux de vote.
Notes de bas de page
1 Zambra P., Molina A., « Cuando las paredes hablan », op. cit.
2 Le système électoral uruguayen fonctionne par listes de candidats qui représentent les différents courants composant chaque parti. Au sein d’un même parti, les différentes listes portent le même candidat principal, unitaire, élu en interne. Chaque numéro de liste peut, par ailleurs, représenter un seul ou plusieurs groupes internes au parti.
3 Kozak C., Contra la pared. Sobre graffitis, pintadas y otras intervenciones urbanas, Buenos Aires, Éd. Libros del Rojas, 2004, p. 101.
4 Jean-Paul Gourévitch définit la propagande comme « toute action organisée en vue de répandre une opinion, une religion, une doctrine », Gourévitch J.-P., L’Image en politique, Paris, Hachette Littératures, 1998, p. 15.
5 Kozak C., op. cit., p. 99. Elle précise que la pintada existait avant le péronisme mais sans pouvoir en préciser la date, et elle souligne que pour ses contemporains, de mémoire, il y aurait « toujours eu des pintadas ».
6 Zambra P., Molina A., op. cit.
7 Groupe armé d’extrême gauche, le Movimiento de Liberación Nacional, MLN-Tupamaros est fondé en 1963. Raúl Sendic, leader syndical des travailleurs de la canne à sucre, impulse le mouvement dans la région de la Unión mais il prendra surtout à Montevideo et réalisera des actions de guérilla urbaine. Pendant la dictature militaire, la plupart de ses membres sont emprisonnés ou exilés. Au retour de la démocratie, le mouvement dépose les armes et s’institue comme un parti politique. Les Tupamaros, et plus particulièrement la pensée de ses idéologues, avec Sendic en tête, sont respectés voire revendiqués par un large secteur de la gauche, dont celui du président José Mujica, lui aussi ancien Tupamaro. Voir : Fernández Huidobro E., Historia de los Tupamaros, 3 vol., TAE, Montevideo, 1986-1987 et Labrousse A., Les Tupamaros. Des armes aux urnes, Paris, Éd. du Rocher, 2009.
8 Les escadrons de la mort, appelés aussi JUP (Juventud Uruguaya de Pie), étaient des groupes armés paramilitaires d’extrême droite qui luttaient contre la guérilla. Voir : Labrousse A., Les Tupamaros. Des armes aux urnes, op. cit.
9 Comme dans de nombreux pays d’Amérique latine, l’Uruguay subit un coup d’État militaire dans les années 1970. En 1973, la dissolution des deux Chambres législatives et la création, à leur place, d’un conseil d’État déclaré par le président Bordaberry, marquent le début de la dictature civico-militaire qui durera jusqu’en 1985. Le nouveau régime repose sur la doctrine de Sécurité nationale, qui vise à mettre fin à toute forme d’opposition, avec son lot de détentions massives, de morts, d’interdictions, de censures, et la pratique systématique de la torture.
10 La Nation uruguayenne s’est construite dans une longue guerre civile opposant des caudillos de deux « tendances » politiques adverses : les blancos (conservateurs et nationalistes) et les colorados (libéraux, modernisateurs et ouverts sur l’étranger). Lors de l’indépendance, en 1825, ils se structurent en partis : le Partido Nacional, appelé aussi Partido Blanco, et le Partido Colorado. L’Uruguay connaîtra alors 170 ans de bipartisme où ces deux partis, communément appelés « traditionnels », seront les seuls interlocuteurs politiques légitimes. Ils gouverneront jusqu’en 2005, avec pour seule interruption la dictature militaire (1973-1985).
11 Créé en 1971, Le Frente Amplio est, comme son nom l’indique, une alliance de nombreuses organisations de différents secteurs idéologiques qui se reconnaissent comme faisant partie de la gauche. Au cours de son histoire, des groupes et des partis intègrent ou sortent de l’alliance. Le Frente Amplio est le parti aujourd’hui au pouvoir. Il l’était sous l’égide de Tabaré Vázquez entre 2005 et 2009, et l’est sous la représentation de l’actuel président José Mujica.
12 La mairie de Montevideo a cependant fait quelques tentatives pour limiter ce type d’écriture. Un article du journal La diaria mentionne, en 2011, l’existence de brigades anti-graffitis destinées à effacer notamment les pintadas, [http://ladiaria.com.uy/articulo/2011/3/pinto-despintar/]. Par ailleurs, quelques articles postés sur Internet évoquent une nouvelle loi visant à limiter les graffitis, instituée en 2013, mais je n’ai pas eu l’occasion d’en vérifier l’existence ni le contenu.
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