Chapitre II. L’heure de la bataille
p. 253-297
Texte intégral
1Les grandes batailles étaient – dans le Rio de la Plata, comme partout ailleurs – beaucoup plus rares et moins concluantes que l’historiographie traditionnelle et la mémoire nationale ne voudraient le croire. Dans toute campagne militaire, pour chaque « Chacabuco », pour chaque « Ituzaingó » glorifié et gardé éternellement comme lieu collectif de mémoire, les combats partiels, les accrochages, les escarmouches se comptaient par dizaines. Pour chaque heure que les armées passaient face à face sur le champ de bataille, elles passaient des semaines et des mois en marche, en manœuvres et dans une guerre de proximité acharnée dont les effets n’étaient pas moins importants. Pour chaque soldat tué dans une charge frontale, des dizaines d’autres désertaient, succombaient à la maladie ou tombaient dans de petits engagements anonymes.
2Et pourtant, pour les acteurs participant du phénomène guerrier – pour le commandant en chef comme pour le dernier soldat, pour l’officier de métier comme pour le guérilléro hors-la-loi, pour l’aristocrate des villes comme pour le péon rural – l’idée et la réalité concrète de la bataille étaient revêtues d’une importance extraordinaire. Les batailles étaient les moments privilégiés des récits de vie des hommes de l’époque. En elles l’officier se faisait un nom immortel ou se perdait à tout jamais. En elles le milicien ou le soldat du rang faisaient montre de leur valeur et acquéraient le droit à la reconnaissance de l’État et de la société. Les batailles étaient un spectacle olympique pour les témoins civils qui avaient la chance d’y assister. Événements totaux par excellence, elles déclenchaient dans la population des vagues de panique ou des réjouissances sans bornes ; des mois durant, elles étaient l’objet de l’attention générale.
3C’est peut-être à cause de cette fascination extrême, produite sur les contemporains par l’idée de la bataille rangée et décisive, que la bataille, bien que rare, était en fait beaucoup moins rare qu’elle n’aurait dû l’être. En effet, on l’a vu largement dans le chapitre précédent, une partie considérable des forces de guerre de la période qui nous occupe était très bien adaptée à la guerre de proximité ; ces forces pouvaient la mener avec avantage contre des forces militaires autrement plus puissantes et la prolonger quasiment à volonté. Et cependant, dans presque tous les conflits, dans presque toutes les campagnes, on voit qu’à un moment donné les miliciens et les montoneros renonçaient à la guerre de guérilla qu’ils étaient en train de gagner pour risquer gros dans un combat général.
4Assurément, de puissantes considérations pratiques jouaient un rôle dans cette décision d’accepter la bataille rangée : le besoin de permettre aux paysans de rentrer chez eux s’occuper des tâches agricoles, le désir d’épargner les semailles, les troupeaux et les villages menacés par l’envahisseur. Il reste que le nombre de combats généraux livrés par les forces de guerre intermittentes témoigne d’une participation notable des secteurs populaires aux valeurs prédominants de la culture de guerre de l’époque. Même pour les hommes du peuple, la bataille rangée était le moment le plus haut de la campagne, elle était glorieuse et excitante. Ainsi, tandis que les commandants recherchaient le prestige qu’elle leur octroyait, les combattants l’attendaient ardemment comme une opportunité privilégiée de remporter des promotions, des prix et du butin.
5Au début du xixe siècle, le terme de « bataille » se distinguait quantitativement et qualitativement du « combat ». La bataille dénotait un affrontement général des corps principaux des armées opposées, rangées les uns en face des autres. L’affrontement se livrait sur un terrain ouvert pour permettre aux troupes d’avancer sur l’ennemi et il était « perdu » lorsque l’une des parties cédait le champ. Le terme combat pouvait être utilisé sous la forme de « combat général » – et donc synonyme de bataille – mais était plus couramment utilisé dans son acception de « combat partiel », un affrontement où ne participaient que des fractions des forces disponibles (les avant-gardes ou des divisions) et n’impliquait pas nécessairement un ordre rigoureux1. Le combat partiel restait pourtant une action importante aux conséquences considérables, voire décisives. Pour les actions mineures, telles que les engagements quotidiens propres à la guerre de proximité, on réservait plutôt les termes d’« accrochage » ou d’« escarmouche ».
6Le tableau suivant présente une estimation du nombre de combats partiels et de batailles générales qui eurent lieu dans notre période d’étude, soit sur le territoire du Rio de la Plata, soit ailleurs mais avec une participation importante des forces du Rio de la Plata. Ils constituent la base de données sur laquelle s’étaye le présent chapitre. Les centaines d’accrochages mineurs menés par les essaims des forces de guerre, tout comme les combats navals, les malons indiens et les combats de frontière n’y sont pas considérés. Dans les batailles consignées participaient généralement plus d’un millier d’hommes de chaque côté, et jusqu’à plusieurs milliers dans les cas les plus importants. Dans les combats participaient entre une centaine et plusieurs centaines d’hommes. Toutes les actions ici dénombrées furent dénommées par les contemporains (Combate de San Lorenzo, Combate de Las Palmitas, Batalla de Salta, etc.) ; elles furent célébrées par les vainqueurs ; elles furent l’objet d’un rapport spécifique, d’une délivrance de prix et d’une publication dans la presse2.
Classification conventionnelle |
Combats partiels |
Batailles générales |
Invasions britanniques |
5 |
4 |
Guerre de l’Indépendance |
86 |
20 |
Guerres civiles |
100 |
41 |
Total |
191 |
65 |
7En 46 ans de guerre, le Rio de la Plata connut donc le nombre stupéfiant de 256 affrontements armés significatifs, dont à peu près 65 peuvent être considérés comme des batailles générales. Ce seul chiffre permet de mettre en perspective l’extraordinaire vitalité de l’activité militaire au sein de la société guerrière. Des décennies durant, outre les accrochages journaliers, en moyenne une fois tous les deux mois un combat sérieux avait lieu, le clairon sonnait, des escadrons chargeaient à vive allure, des dizaines d’hommes trouvaient la mort. Pire, une ou deux fois par an, des milliers de combattants se rangeaient face à face, s’attaquaient des heures durant, dilapidaient en quelques instants la jeunesse d’une contrée, les chevaux d’une province, les ressources patiemment amassées par l’État.
8Les femmes, les vieux, les enfants, tous ceux qui ne combattaient pas attendaient chaque jour, avec quelle angoisse, l’arrivée de la nouvelle néfaste de la défaite, de la ruine de la cause et du pays, de la mort d’un fils ou d’un frère ou d’un mari ; avec quelle appréhension on écoutait les rumeurs, on interrogeait les fuyards, on lisait toutes sortes de signes, afin de savoir si oui ou non la ville était sauvée, si on serait livrés dès le lendemain aux couteaux vengeurs de l’ennemi conquérant3. Dans la société guerrière le combat et la bataille constituaient une partie centrale de la conversation quotidienne, ils étaient inscrits au sein de l’expérience sociale normale.
9Il est vrai qu’en Europe la plupart de ces actions de guerre auraient été considérées comme des simples escarmouches. Dans les guerres de la Révolution et de l’Empire, il était courant que les armées affrontées en bataille rangée présentassent chacune 50 000 à 100 000 combattants, leurs lignes de bataille s’étendant sur plusieurs kilomètres et la lutte durant au-delà d’une journée4. Dans le Rio de la Plata, par contre, seule la bataille de Caseros (le 3 février 1852), avec quelque 50 000 participants au total, put aspirer à se comparer de par son nombre aux actions européennes. Même les batailles les plus importantes, celles décidant du sort d’une campagne, n’opposaient généralement que des armées formées par 3 000 à 7 000 hommes (Vilcapugio, 1813 ; Maipú, 1818 ; Quebracho Herrado, 1840 ; Caaguazú, 1841 ; Arroyo Grande, 1842). La plupart des batailles générales qui composent notre base de données n’impliquaient, en fait, que des armées de 1 000 à 3 000 hommes, faciles à commander et capables de décider l’action en quelques heures seulement (Tucumán, 1812 ; La Herradura, 1819 ; Chascomús, 1839 ; Famaillá, 1841).
10Mais cette différence d’échelle ne changeait pas grand-chose à l’influence relative de ces batailles dans le contexte qui leur était propre. Par rapport au nombre de la population locale, et par rapport aux ressources disponibles, les 14 000 hommes qui se battirent à Ituzaingó (1827) étaient aussi importants que les 140 000 qui luttèrent à Iéna (1806). Les dizaines d’officiers européens qui servaient dans les forces de guerre du Rio de la Plata le savaient bien et ne sous-estimaient nullement la transcendance et le drame des batailles générales locales : les forces de guerre de la période renfermaient dans leurs rangs l’élément le plus vital de la société locale ; le sort des peuples se jouait dans leurs attaques frontales. Il est donc crucial de comprendre les enjeux et les règles dominant les batailles de l’époque. Pour ce faire il faudra d’abord examiner les difficultés méthodologiques inhérentes à cet objet d’étude.
Considérations méthodologiques : des échecs au social
11La bataille ayant toujours servi comme modèle du grand événement, les attaques menées par la Nouvelle Histoire contre l’Histoire-bataille entraînèrent le bannissement du combat de la scène historiographique moderne. Des longues années durant, tout se passa comme si les batailles étaient des objets historiques dépourvus de signification sociale, relégués aux études tactiques des militaires professionnels et à la production de mémoire dirigée par l’État. La guerre devint ainsi, aux yeux de l’historien, une sorte d’anormalité passagère et gênante, dérangeant à peine la marche profonde des processus sociaux. Sans le combat, l’armée devenait tout juste une institution de plus, le militaire un sujet social comme les autres. Impuissante pour altérer le cours historique d’un peuple, la bataille n’était qu’une boucherie effroyable destinée à flatter l’orgueil des rois5.
12Or, rater la bataille c’est rater la guerre et, dans certains moments historiques, ne pas comprendre la guerre implique ne pas comprendre le processus historique et social. Dans la société guerrière, en particulier, le corps social dans son ensemble était réorganisé en fonction du combat. Valeurs et discours sociaux, le système éducatif et judiciaire, les finances de l’État, la production de biens, la militarisation de la population, tout y était réglé d’après une image de ce qui permettrait d’obtenir la victoire sur le champ de bataille. Loin d’être le problème d’une classe militaire, la guerre et la bataille y étaient l’expression totale d’une structure sociale, d’une culture et d’un mode de vie. L’étude de la bataille ne nous livre donc pas seulement la clé pour comprendre un phénomène ayant de grandes conséquences sur le vécu et sur le devenir d’une population donnée, elle nous offre une fenêtre peu explorée vers le mode de fonctionnement de la société dans son entier6.
13Afin de profiter de cette fenêtre, cependant, il faut d’abord se débarrasser de certaines notions qui ont durablement limité la portée de l’analyse du combat menée par l’Histoire militaire traditionnelle. La plupart d’entre elles sont une conséquence directe de la source privilégiée pour l’étude des actions militaires : le rapport de bataille. Document solennel par excellence, écrit par le commandant de chaque force combattante, le rapport établissait la version officielle des événements de la journée selon un style et une structure caractéristiques. Ce document est donc révélateur de la culture de la guerre concernée et des formes discursives qu’elle imposait à l’auteur, mais il présente généralement une image trompeuse de la dynamique du combat7.
14À lire les rapports de bataille, on se fait l’image d’une partie d’échecs : on y retrouve un général qui a tout prévu, qui a une visibilité parfaite de l’ensemble de l’action et commande en temps réel les mouvements des unités afin de réussir de fines manœuvres tactiques. Le cavalier, la tour et le pion répondent parfaitement à ses ordres, se déplacent sans friction du point A au point B ; les ouvertures, les attaques et les parades jouées avec maîtrise s’accumulent jusqu’à ce que le génie du commandant supérieur ne l’emporte sur son adversaire. Le document se clôt alors par des louanges rituelles au patriotisme de la troupe et à l’habilité distinguée des chefs d’unité. Les batailles étaient-elles donc vraiment le sport des rois, l’œuvre d’art militaire des grands hommes de la patrie ? Rien n’est plus loin de la vérité8.
15Examinons un instant le type de commandement qui était autorisé par la matérialité de la guerre propre au Rio de la Plata du début du xixe siècle. Le commandant en chef d’une armée veillait au recrutement des unités, à leur entraînement, à leur entretien. Il pouvait, si les circonstances le lui permettaient, choisir le terrain et le moment de la bataille. Il pouvait également, la veille de l’action, tenir un conseil avec ses officiers afin d’établir l’ordre de bataille, les points forts et faibles du terrain et, éventuellement, un plan de combat très rudimentaire : que l’aile gauche chargerait d’abord, que l’on garderait une réserve ici ou là, rien de plus. Dans tous ces aspects, le général avait une influence considérable et pouvait faire montre d’habilité ou de maladresse9.
16Une fois la bataille commencée, par contre, les choses se passaient trop vite et trop loin pour qu’un général pût diriger en détail les actions, même au moyen de bannières, de signaux sonores ou de messagers10. Dans les faits, c’était de deux choses l’une : soit le commandant prenait un rôle actif et combattait à la tête d’une fraction des troupes – ce qui était à l’encontre du règlement –, soit il restait en arrière et observait le succès ou l’échec de ses dispositions précédentes. Dans le premier cas sa capacité de direction générale était pratiquement annulée. Dans le deuxième – de loin le plus courant –, elle était tout de même très limitée.
17Avec les nuées de poussière produites par les chevaux, et celles de fumée provoquées par la poudre noire des fusils, il était impossible de bien saisir depuis l’arrière ce qui se passait à l’endroit de la mêlée. Qui était en train de l’emporter ? Tant que la lutte ne cédait sa place à la fuite, il était très difficile de le dire. En outre, étant donné que les messagers à cheval mettaient plusieurs minutes à se rendre auprès des commandants d’escadron, les renseignements et les ordres qu’ils portaient étaient souvent inapplicables au moment de leur réception. De manière que, une fois le combat engagé, le commandant en chef ne gardait vraiment le contrôle que sur deux variables : quand et comment donner la réserve, quand et comment sonner la retraite ou la halte des opérations11.
18Qu’en était-il des commandants de division, bataillon ou escadron ? Ces colonels et lieutenant-colonels menaient vraiment leurs hommes jusqu’au feu ennemi. C’était à eux d’évaluer le résultat de la première charge, de poursuivre ou d’arrêter l’attaque, de saisir les opportunités présentées par l’ennemi, de réagir à ses menaces et aux changements de situation. Après la manœuvre inaugurale dictée par le commandant en chef, ils pouvaient mener des dizaines d’autres – et autrement importantes – sans jamais le consulter12.
19La vision de ces chefs était aussi assez réduite. De l’ennemi, ils n’apercevaient que ceux qu’ils avaient en face. De leur propre armée, ils n’étaient au courant que de la situation des unités immédiatement voisines. Du flanc opposé de l’armée, de leur réserve, des arrières, de l’évolution globale de l’action, ils ne savaient rien du tout. Il était ainsi très courant que des chefs d’unité, ayant battu l’ennemi sur leur parcelle de terrain, donnent la victoire pour acquise alors que le reste de la force de guerre était massacré. La liste est interminable du nombre d’actions grandes et petites dont l’issue fut bouleversée par les erreurs qui s’ensuivaient : un chef de bataillon qui abandonnait l’action, la croyant perdue à la vue de quelques fuyards, alors qu’elle était gagnée depuis longtemps ; un autre qui, sûr de la victoire, poursuivait une fraction de l’ennemi sur des kilomètres, alors qu’il aurait pu sauver la journée s’il était resté sur le champ.
20Plus grave encore, le commandant ne pouvait contrôler son unité qu’à condition que celle-ci conservât sa formation. Or, une fois le combat vraiment engagé, une fois que les mouvements rapides commençaient à s’effectuer sur un terrain inégal, que le bruit et l’excitation saturaient les sens, que les premiers blessés tombaient et que le sang coulait, que les décharges se succédaient et que l’on se mêlait à l’ennemi, alors les choses ne se passaient plus comme dans l’exercice, les prescriptions du règlement étaient oubliées. On n’y retrouvait plus les rangs bien alignés de la cavalerie, les décharges à l’unisson de l’infanterie, les bataillons avançant à 76 pas par minute, d’une longueur de 65 centimètres chacun. Non, après les premiers coups de feu, après les premiers coups de sabre, après la première charge, le sang-froid disparaissait, la méticuleuse organisation en escouades et demi-sections se perdait, les milliers de volontés particulières qui composaient l’organisme vivant de l’armée commençaient à reprendre le contrôle sur les corps individuels13.
21Jusqu’où allait alors la capacité de commandement du chef d’escadron ou bataillon ? La réponse se trouve uniquement dans le niveau de cohésion de base de l’unité et son évolution au long du combat. Dans des unités à la cohésion extrêmement élevée, on verra le commandant rassembler son escadron défait, le reformer et le ramener à l’attaque. Mais lorsque l’unité perdait rapidement de sa cohésion, alors après les premiers chocs le commandant n’y pouvait plus rien et les combattants continuaient la lutte ou la fuite par instinct, seuls ou rassemblés autour des groupes de base, ignorant les signaux et les ordres officiels. Alors la bataille montrait son vrai visage : non pas un échiquier aseptisé mais un espace chaotique de forces tourbillonnantes, spectacle à la fois animal et habité par tous les dieux. Alors nous comprenons que tout le militaire, tout le système disciplinaire et toute la culture de la guerre n’étaient qu’un essai de conjurer ce chaos, d’y amener une dose de contrôle, d’ordre, d’efficacité.
22De ce moment crucial de la bataille, de ce fait essentiel qui constitue véritablement son essence, les rapports de bataille parlaient peu et mal. Les hommes d’État et les militaires de carrière abhorraient cet instant décisif où le sort de la bataille ne dépendait plus de leurs mains compétentes, mais de l’élan inconscient de la masse armée. Ils le cachaient autant que possible, ils le passaient sous silence dans toute publication officielle. Le rapport offrait toujours un récit rassurant de la capacité de contrôle hiérarchique des officiers sur la troupe, des chefs sur les officiers, du gouvernement sur les généraux. Lorsque les faits ne répondaient pas au résultat voulu, on l’attribuait tout simplement aux caprices de la fortune, au hasard qui dominait la guerre ou au manque de patriotisme de la population qui remplissait les rangs.
La bataille comme champ de forces
23Du point de vue de l’historien, on comprend que s’en tenir là dans l’analyse, c’est passer au travers de la question. Il faut aller au-delà du rapport de bataille et commencer à esquisser un savoir de ce qui avait lieu lorsque le combat démarrait véritablement, des régularités qui régissaient la bataille alors que tous les ordres et les règles avaient cessé de valoir. Dans quelles sources puiser ce savoir ? Les armes elles-mêmes, les techniques, les pratiques propres au monde du travail, les règlements et même le terrain des anciens champs de bataille offrent déjà des indices significatifs. Plus important encore, les mémoires des combattants et leurs récits de combat nous offrent un réservoir d’information d’une grande qualité. C’est sur cette ressource qu’il va falloir nous étayer.
24Ces récits se comptent par dizaines. Ils pouvaient être élaborés aussitôt après le combat ou des années plus tard, de manière officielle ou privée, destinée à la publication ou à la lecture familiale. Ils doivent être utilisés avec précaution : l’auteur fut partie prenante dans l’action racontée, il exagérait souvent sa propre importance, diminuait celle de ses ennemis. Les souvenirs de la bataille étaient en outre problématiques : la perception des choses y était brouillée par les émotions, des expériences traumatiques étaient refoulées, les actions étaient souvent rendues à partir de figures de style.
25Il reste que le corpus formé par ces mémoires est inestimable à plusieurs titres. Les combattants qui les écrivaient occupaient toute l’échelle de la hiérarchie militaire. Si la plupart d’entre eux étaient des officiers, ils avaient tous une véritable expérience de combat, ils avaient jadis combattu en tant que soldats et cadets, ils se battaient toujours à la tête de leurs compagnies et escadrons. Leurs récits, parfois très longs et détaillés, nous livrent une vision unique des sensations vécues au long de la charge, de la mêlée, de la poursuite. Ils nous rendent donc la bataille par le bas, à sa plus petite échelle, dans des fragments partiels mais autrement riches qu’il nous faudra par la suite assembler avec d’autres fragments afin de reconstruire l’image globale de l’action.
26En outre, ces hommes de guerre ne se limitaient nullement à raconter leurs expériences personnelles. La guerre était leur métier, leur vie, leur monde. Ils fabriquaient un savoir militaire qui avait peu de chose à voir avec le règlement et l’ordonnance. Ce savoir était mûri au long de décennies de guerres vécues, de dizaines de batailles subies dans la chair. Il n’aspirait jamais à être tenu pour scientifique : il se savait local et empirique et ne cherchait autre fin que de profiter aux camarades, aux frères d’armes et à la postérité. Leur discours n’établissait pas des lois mais constatait des régularités de fonctionnement ; il ne fonctionnait pas dans un espace idéal mais selon un contexte précis.
27Combien la bataille était pleine de phénomènes de prime abord « étranges » dans leurs mémoires ! Il semblerait que les mêmes troupes qui triomphaient à l’attaque étaient battues lorsqu’elles entamaient la retraite ; que lorsque l’on fonçait sur l’ennemi, on n’arrivait presque jamais au choc mais que, quelques mètres plus tôt, l’une des forces tournait indéfectiblement le dos ; que le feu ne faisait que du bruit et que la tuerie ne commençait que lorsque l’on utilisait sabres et baïonnettes ; que le cri des Indiens terrorisait le soldat…
28Ici il n’y avait nulle idéalisation. C’était le savoir, non pas du théoricien, mais de l’homme de guerre, qui essayait plusieurs manœuvres et formations et qui en constatait la faisabilité, qui parcourait le champ de bataille récent en comptant les cadavres, qui vérifiait combien étaient tombés à l’arme blanche, à l’arme à feu, de face, de dos. Il nous renseigne notamment sur les fluctuations du niveau de cohésion de chaque unité dans chaque situation. Lorsque celle-ci se voyait renforcée dans l’attaque, les combattants témoignaient de l’enthousiasme, l’ardeur, l’élan ressentis ; ils parlaient au contraire de la terreur, la panique et le découragement lorsque le point de rupture de l’unité était atteint. Il se pouvait même que l’unité perde sa cohésion dans la victoire, notamment lorsqu’elle s’élançait à la poursuite des fuyards, ce qui était exprimé par le sentiment de la fureur aveugle et la frénésie14.
29À partir de l’analyse de ces récits, on saisit que la bataille était une rencontre armée qui visait à détruire la volonté de combat de l’ennemi, et non pas une simple tuerie cherchant à anéantir l’existence physique de l’adversaire. Il s’agissait de rompre son organisation, de défaire son corps collectif, de dissoudre les corps armés individuels. Une fois que la cohésion d’une unité ennemie descendait jusqu’à son point de rupture, que sa formation se dissolvait et que les hommes cessaient de combattre et jetaient par terre leurs fusils, la victoire était acquise, indépendamment du nombre de morts infligé. L’armée ennemie ne devenait alors rien d’autre qu’une masse d’êtres humains en fuite. La poursuite et la tuerie pouvaient se poursuivre pendant des heures et des jours ; la bataille stricto sensu était finie15.
30Étudier la bataille dans les termes esquissés dans cette section est évidemment plus difficile et rébarbatif que de raconter les grandes manœuvres des génies militaires. Cependant, les fruits portés par la méthode proposée sont autrement riches et intéressants. En établissant des régularités de fonctionnement qui nous permettent de suivre l’évolution de la cohésion militaire dans les différents moments et places de la bataille, nous renouons le lien entre la charge d’infanterie et la manumission des esclaves, le recrutement forcé, les espaces de clôture et l’ordre étatique ; nous renouons le lien entre le coup de sabre, la méthode d’entraînement et les principes révolutionnaires ; nous renouons enfin le lien entre la mêlée de cavalerie et les techniques du travail rural, les principes de réciprocité paysanne et les leaderships politiques qui lui sont propres. La bataille est récupérée en tant qu’expérience sociale ; la société nous apparaît comme le protagoniste du combat.
31Les sections suivantes identifient les quatre éléments fondamentaux du combat propre au Rio de la Plata, tels qu’ils apparaissent dans l’ensemble d’actions militaires de notre base de données : l’action méthodique du bataillon d’infanterie, la charge de cavalerie par échelons, le débordement des ailes par les troupes légères et la décision dans la mêlée cherchée par les forces intermittentes. Ces moments ne rendent pas, en eux-mêmes, le récit d’une bataille en particulier ; moins encore celui d’une bataille idéale. Il s’agit plutôt d’unités consistantes de pratiques et expériences de combat qu’on essayera d’étudier dans leur fonctionnement interne. Par la suite, la dynamique de n’importe quelle bataille de la période pourrait être analysée à partir de l’une de ces unités de fonctionnement ou d’une combinaison des mêmes.
Le bataillon sous le feu
32Le poids de l’infanterie dans les batailles du Rio de la Plata connut des oscillations violentes. Si les premières armées de ligne de la période révolutionnaire misèrent sur de lourds bataillons afin d’obtenir la victoire, le « centaurisme militaire » qui affecta les forces locales – notamment après 1820 – entraîna une prédominance des unités de cavalerie sans équivalent dans les armées européennes de la période16. Cependant ce processus ne fut ni uniforme ni définitif. Dans les armées de ligne, le besoin de s’alléger afin de concurrencer des ennemis de plus en plus mobiles, se traduisit par l’adoption massive de bataillons de chasseurs de préférence aux traditionnels fusiliers17. Dans les armées miliciennes provinciales, s’il n’existait plus guère de grands bataillons permanents – à l’exception de Buenos Aires, Montevideo et dans une moindre mesure Córdoba et Corrientes –, la plupart des villes et villages comptaient toujours quelques compagnies d’infanterie de milice « civique ». Ces unités, même dans un nombre dérisoire, remplissaient sur le champ de bataille une fonction spécifique de grande importance.
33Le rôle principal de l’infanterie était d’ancrer l’ordre de bataille, d’autant plus que grâce à l’abondance de cavalerie celui-ci devenait en fait extrêmement instable. Les fantassins étaient les premiers à être formés sur le champ de bataille ; ils étaient les derniers à s’en retirer. Avec plusieurs bataillons ou avec à peine quelques dizaines de miliciens, l’infanterie occupait toujours le centre de la ligne et servait comme point de référence pour le mouvement général. Tandis que les masses de cavalerie se lançaient dans des charges folles, se dispersaient et se regroupaient à plusieurs reprises, combattant sur plusieurs kilomètres carrés, le bataillon d’infanterie était un élément relativement fixe et constant.
34Normalement, le bataillon passait la plupart du combat sur la défensive, planté sur sa position initiale. Il protégeait l’action de l’artillerie dont les pièces, au lieu d’être rassemblées dans de grandes batteries, se formaient plutôt dans les interstices qui séparaient les compagnies d’infanterie18. C’est sur l’infanterie que les cavaliers se repliaient à chaque fois qu’ils devaient reformer leurs rangs. C’est derrière elle que les petites armées gardaient leurs bagages, leurs malades, leurs chevaux fatigués. L’infanterie de l’époque méritait cette confiance : ses soldats étaient couramment les mieux disciplinés de l’armée. Alors que les chevaux et leurs cavaliers s’impatientaient avec les détonations et devenaient difficiles à maintenir sur place, le fantassin solidement encadré par ses compagnons gardait plus longtemps le calme.
35Les bataillons se déplaçaient en ordre grâce à un système complexe de guides, adjudants et jalonneurs. Les guides étaient des sergents bien entraînés, lesquels, placés de chaque côté de l’unité, signalaient la direction à suivre au moyen de banderoles. Avec des lignes imaginaires, l’objectif était de quadriller un terrain autrement chaotique, de mesurer l’inconnu, de peupler le no man’s land de « lignes de direction », de « points de conversion » et de « points intermédiaires » là où il n’y avait que danger et confusion19.
36En arrivant sur le champ de bataille, les jalonneurs signalaient l’emplacement que chaque bataillon devrait occuper sur la ligne d’après l’ordre de bataille conçu par le général en chef. Le bataillon passait alors de la colonne de marche à la formation en bataille : un rectangle très allongé où les soldats se formaient sur deux ou trois rangs, faisant face à l’ennemi. L’ordre était très serré : les coudes de chaque homme se touchaient avec ceux du voisin ; entre les rangs il n’y avait qu’un espace de quelque 30 centimètres. Les soldats devaient alors se tenir bien droits et immobiles tant que l’unité ne recevrait pas d’ordre supplémentaire20.
Savoir mourir, savoir tuer
37Cette attente pouvait durer des heures, sans qu’il soit toujours possible d’autoriser les soldats à s’asseoir. L’immobilité devenait alors harassante, notamment en été. L’éthos de l’infanterie de ligne mettait cependant un point d’honneur à garder la plus grande impassibilité. Le courage du bon fantassin était en effet un courage principalement passif : il endurait, il gardait sa position, il faisait étalage de son indifférence face aux mouvements de l’ennemi, face aux boulets de canon qui fauchaient les rangs, face aux cris des blessés tombés tout autour de lui.
38Ce comportement avait quelque chose de peu naturel, de profondément contre-instinctif. Attendre le feu ennemi debout, sans broncher, sans baisser la tête, constituait une épreuve suprême. Aucune bataille de notre période n’en offrit un exemple plus terrifiant que celle d’Ayohuma. Là, fraîchement vaincue dans une action précédente, l’Armée du Nord n’avait plus d’artillerie opérationnelle lorsqu’elle décida d’attendre de pied ferme une armée royaliste qui avait 18 pièces bien fournies. Le général Belgrano, décidé à opérer sur la défensive, donna à son armée de 3 500 hommes un ordre terrible : ils devraient attendre, coûte que coûte, que l’ennemi avance jusqu’à portée de fusil avant de répondre à l’attaque. Les royalistes choisirent donc tranquillement leurs positions, avancèrent leurs canons et ouvrirent le feu impunément, visant les bataillons d’infanterie.
39L’expérience des fantassins fut terrifiante. En plein été, à midi, pendant une heure interminable ils reçurent coup sur coup, de plein fouet, les tirs de canon de l’ennemi, sans bouger, sans s’abriter, sans répliquer, jusqu’à ce que les royalistes n’épuisent leurs munitions : 400 tirs dont très peu furent perdus. Dans la ligne, le seul mouvement perceptible était celui des hommes du troisième rang qui s’avançaient pour couvrir les clairs ouverts par les impacts. Les fantassins étaient devenus « plus raides que des statues21 » ; ils tinrent leur position comme « s’ils avaient pris des racines là où on les avait plantés22 ».
40Transformés littéralement en chair à canon par l’ordre du commandant, il fallait une cohésion de base extraordinaire pour que la panique ou la révolte ne se déclenchassent pas dans les rangs : les bataillons tinrent bon. Dans ces situations, en fait, si la violence initiale du choc ne dissolvait pas l’unité, une sorte d’indifférence s’emparait généralement des hommes ; un hébétement dû au dépassement du seuil de tolérance individuel s’installait dans le bataillon. Cet état psychologique était en réalité bénéfique en ce qu’il permettait de supporter une tension excessive, mais il était difficile par la suite de passer à l’offensive. À Ayohuma, une fois la canonnade terminée, les royalistes avancèrent et la ligne patriote fut balayée.
41Les fantassins n’étaient pas toujours réduits à un rôle aussi passif. Le feu de leurs fusils était une arme importante et son utilisation changeait le mode de fonctionnement de l’unité. Nous avons déjà eu l’opportunité d’examiner les limitations propres au feu de l’époque23. Il reste que, lorsqu’ils étaient bien utilisés, les tirs de plusieurs centaines de fusils pouvaient infliger un dommage très grave à n’importe quelle unité située à moins de 150 mètres de distance. Quelle était la manière correcte de se servir tactiquement du feu ?
42La matière était débattue dans les cercles d’officiers de la période, tout le monde ayant éprouvé l’impossibilité réelle d’appliquer les prescriptions du règlement à la situation concrète du combat. Dans trois rangs serrés comme ceux de l’ordre de bataille, le maniement d’un fusil mesurant presque deux mètres posait évidemment de grands problèmes : les rangs postérieurs devaient faire feu sur l’épaule des hommes placés à l’avant, le chargement des armes devenait encore plus incommode, les accidents et les explosions faisaient souvent des ravages. Une solution était que le premier rang pose le genou droit à terre, dégageant ainsi la vue des rangs postérieurs. Or, toutes les expériences montraient qu’une fois agenouillés, il était virtuellement impossible de faire relever les hommes, qui s’obstinaient à rester dans cette position plus sûre et empêchaient tout avancement24.
43Une autre alternative était que seuls les deux premiers rangs fissent feu, le troisième se limitant à recharger les fusils des deux premiers, qu’il passerait ensuite vers l’avant. Les officiers expérimentés affirmaient cependant que, sous le stress du combat, aucun soldat ne cédait facilement son fusil pour qu’un camarade le charge à sa place. Ainsi, dans la pratique, on préférait la formation en deux rangs, et même lorsque l’on en formait trois, la totalité des soldats restait debout, ceux du deuxième rang ouvrant le feu par-dessus les épaules de ceux du premier, et les hommes du troisième rang limités au rôle de réserve, prêts à remplir les vides formés dans les rangs antérieurs25.
44Tactiquement, la décharge la plus importante était la première : les fusils étaient alors correctement chargés, les soldats avaient encore la tête froide, cette décharge était faite à l’unisson et avec une bonne visibilité. Les commandants de bataillon essayaient donc de garder cette décharge en réserve jusqu’au moment décisif, à proximité de l’adversaire. À 200 mètres de distance ou plus, cette décharge ne servait pas à grand-chose. À 50 mètres ou moins, par contre, la dissolution de l’unité ennemie était presque certaine. Sur la défensive, ceci impliquait de laisser avancer impunément l’adversaire jusqu’à la distance critique, puis le recevoir avec le feu de tout le bataillon. Tout le travail des officiers consistait ainsi à contenir les soldats, à s’assurer qu’aucun d’eux ne ferait feu avant d’en recevoir l’ordre. Cette entreprise était particulièrement difficile : attendre patiemment la charge d’un escadron lancé au galop, ou la décharge serrée d’un bataillon ennemi, était une épreuve formidable pour les nerfs des fantassins.
45Les occasions étaient rares où les soldats du Rio de la Plata faisaient montre d’une pareille maîtrise de soi. Dans l’immense majorité des cas le feu était ouvert au-delà des 200 mètres ; il fallait donc continuer à tirer. D’après les règlements on pouvait avoir recours au feu par peloton, par compagnie ou par rang dans des combinaisons variables, le principe étant toujours de garder une partie du feu en réserve pour couvrir le moment de la recharge. Rien de tout cela n’était appliqué au combat. Le fait de tirer à répétition – et d’être soi-même visé – échauffait très vite la tête du soldat. Après la deuxième ou troisième décharge faite à l’unisson, même le feu des meilleures unités dégénérait en feu à volonté ou billebaude, chaque soldat tirant le plus vite qu’il le pouvait.
46Ce feu, qui servait in extremis à sauver une situation désespérée, était également ruineux pour le bataillon qui l’entamait et le soutenait un long moment. Les soldats enivrés par la poudre ne voyaient plus rien, n’entendaient plus le cessez-le-feu : il était impossible de les faire bouger ou de les mener à l’attaque. La billebaude ne s’arrêtait que lorsque chaque soldat épuisait ses 40 ou 50 cartouches. Le bataillon étant alors épuisé et virtuellement désarmé, il n’avait plus qu’à se retirer vers l’arrière. C’est pourquoi toutes les doctrines conseillaient de ne pas laisser l’infanterie dans une immobilité passive, mais de la mener plutôt droit sur l’ennemi dans une charge décidée. Cette offensive ambitieuse était évidemment hors de question pour les petites compagnies d’infanterie milicienne, mais les armées de ligne bien fournies en bataillons l’essayaient normalement comme manœuvre première26.
47Afin de passer à l’offensive, l’unité déployée en bataille devait d’abord former une colonne d’attaque. Cette évolution qui occupait la plus grande partie des entraînements était très délicate, notamment si le bataillon se trouvait déjà sous le feu. Pendant plusieurs minutes – entre 5 et 11 selon la méthode employée et la taille de l’unité – une partie importante des soldats devait manœuvrer en offrant le flanc à l’ennemi, ce qui constituait une occasion excellente pour tout escadron opérant à proximité27. Les avantages de la formation en colonne justifiaient cependant ce risque. Elle réduisait le front offert au feu ennemi, permettait un avancement plus rapide et plus ordonné. Surtout, elle offrait un avantage psychologique considérable à l’attaquant28.
48La marche en avant d’un bataillon d’infanterie était un moment solennel. Lorsque l’« En Avant » sonnait et que des centaines d’hommes quittaient la ligne, s’avançant d’un même pas vers l’ennemi, la sensation prédominante était celle d’une descente aux enfers. En l’espace de quelques minutes, allaient se jouer sans appel et le destin d’un peuple et la vie individuelle de tout un chacun. Afin de traverser heureusement l’espace qui séparait les lignes de bataille – typiquement entre 400 et 1 200 mètres – le bataillon avait besoin de chaque gramme de cohésion patiemment accumulée à la caserne, lors du drill et en campagne. L’esprit de corps affrontait ici son épreuve suprême.
49Le bataillon commençait son avance au pas, méthodiquement, suivant le rythme des tambours. Les feux de l’ennemi se concentraient progressivement sur lui, d’abord avec peu d’effet, ensuite avec fracas. Plus il avançait profondément, plus il recevait des feux obliques à l’effet dévastateur. Un seul boulet de canon frappant directement une colonne pouvait emporter plusieurs hommes dans une explosion de membres amputés. Les officiers observaient avec attention leurs hommes. Flanchaient-ils ? Regardaient-ils vers l’arrière ? Perdaient-ils leur place dans le rang ? Tout remous excessif dans la colonne devait être guetté comme une menace imminente29. Les officiers devaient parler aux hommes, les encourager par des cris, les forcer à continuer de l’avant, ne serait-ce qu’à coups d’épée.
50Après quelques minutes de cette marche terrible, lorsque le bataillon se trouvait à 200 ou 300 pas de l’ennemi, le commandant de l’unité avait une importante décision à prendre. Son bataillon était-il en condition de foncer à la baïonnette, essuyant au passage une décharge de fusil à bout portant et la mitraille de l’artillerie ? Si tel n’était pas le cas, il ordonnait de faire halte et d’ouvrir le feu. La charge était donc considérée comme un échec partiel et d’autres unités devraient lui venir en aide. Si après quelques décharges l’ennemi ne cédait pas la place, le bataillon devrait se retirer en ordre vers la ligne de départ.
51Lorsque, au contraire, le commandant considérait que son bataillon gardait toujours assez de cohésion pour mener l’attaque finale, la charge était sonnée. Alors, avec un grand cri de vive la patrie le bataillon s’élançait de l’avant au pas accéléré : un pas qui gardait la même largeur que le pas normal mais se répétait très vite – entre 120 et 150 fois pas par minute – jusqu’à constituer une espèce de trot très court. Ce qui s’entamait dans cet instant crucial était une véritable compétition psychologique entre l’attaquant et son opposant.
52Le défenseur attendrait-il la charge de pied ferme ? S’élancerait-il plutôt à la recherche du bataillon attaquant ? Garderait-il son feu jusqu’au dernier instant ? Tirerait-il à volonté dès que l’ennemi se mettrait à sa portée ? Et l’attaquant, irait-il jusqu’au bout à la baïonnette ? Ou s’arrêterait-il plutôt à quelques dizaines de mètres pour produire une décharge à bout portant dévastatrice et continuer la charge par la suite ?
53Dans ce duel de nerfs et de volonté primaient certains principes bien connus des militaires de l’époque. En règle générale, prédominait celui qui avançait sur celui qui attendait ; celui qui réservait son feu sur celui qui le dépensait ; celui qui gardait l’ordre des rangs sur celui que se désorganisait. L’attaquant qui essuyait la dernière décharge opposée sans se dissoudre sentait son enthousiasme monter en flèche, tandis que le défenseur qui voyait l’ennemi émerger parmi le nuage de poudre se mettait invariablement à reculer. Au contraire, si l’attaquant s’arrêtait pour faire feu et celui-ci n’était pas déterminant, ou si l’attaquant essuyait une décharge trop meurtrière, alors son élan s’arrêtait net et il était impossible de le faire avancer un pas de plus30 (voir l’illustration 7 en annexe, une vision idéalisée de cet instant).
54Malgré les rapports de bataille flamboyants, qui parlaient à tout bout de champ d’unités « croisant le fer », en réalité le choc frontal à la baïonnette n’avait lieu que très rarement31. Face à la perte accélérée de cohésion, dans l’énorme majorité des cas l’une des unités en cours de collision se dissolvait une vingtaine ou une cinquantaine de mètres avant le contact. Tout simplement, les hommes du premier rang refusaient d’avancer, ceux du dernier rang se faufilaient parmi l’étau des officiers et bientôt chacun courait vers l’arrière aussi vite qu’il le pouvait. S’ensuivait alors la poursuite où, très certainement, la baïonnette jouait un rôle prépondérant32.
La rupture et la panique
55Il semblerait que, dans cette décision de l’issue du combat, les pertes humaines jouaient un rôle secondaire par rapport au maintien de la formation et à l’évolution des émotions ressenties. Très souvent, des unités ayant perdu un nombre disproportionné d’hommes mais gardant leur élan l’emportaient sur d’autres unités qui se rompaient malgré le fait de ne pas avoir été encore touchées33.
56Tant que les liens qui reliaient les corps individuels dans une entité plus large persistaient, les combattants se sentaient entraînés en avant par une force plus grande qu’eux-mêmes, indifférents aux dangers et dans une espèce de transe. Mais dès que ces liens se dissolvaient, alors l’individu ressentait comme s’il se réveillait au milieu d’un cauchemar, il se sentait isolé, perdu, et commençait à se battre individuellement ou prenait directement la fuite en se débarrassant des armes. Si un vestige de cohésion demeurait encore, alors l’unité pourrait probablement être regroupée à l’arrière et ramenée à l’attaque. Si la panique s’était au contraire déclarée, alors le soldat hors de lui s’enfuyait à toutes jambes, dans un état de folie passagère qui lui permettait de parcourir des distances énormes malgré son épuisement physique total34.
57L’infanterie était, en principe, moins encline à la panique que les unités de cavalerie. La perte de cohésion d’un bataillon était l’effet d’une usure prolongée qui le menait progressivement jusqu’à la rupture. Il y avait des cas, pourtant, où la panique se déclarait tout à coup, sans qu’aucun signe ne pût permettre de le prévoir quelques instants auparavant. Deux situations affectaient de manière brusque le niveau de cohésion d’une unité d’infanterie : la rupture subite de l’ordre des rangs et la menace des arrières. En effet, les fantassins étaient conditionnés par le drill à se battre dans un ordre précis, de face, avec les côtés et les arrières couverts. Dès que les rangs étaient rompus, dès que des ennemis isolés pénétraient au sein de la formation, toute la mécanique du combat discipliné devait être abandonnée au profit d’une lutte désespérée. Le soldat d’infanterie était très mal préparé pour une telle épreuve : tout son entraînement, toute sa formation avaient été destinés justement à extirper les impulsions du combat individuel et de l’initiative personnelle.
58Cette vulnérabilité devenait encore plus frappante lorsque l’attaque était menée de dos. Maintes fois des bataillons victorieux, ayant déjà pratiquement remporté la journée, furent défaits en un clin d’œil du fait qu’un soldat du troisième rang crut voir quelque chose à l’arrière et cria « on est coupés35 ». Ces déroutes subites étaient d’autant plus déconcertantes que le bataillon, malgré tout, était une formation capable de se défendre en toutes directions si besoin était.
59L’un des cas de perte totale de cohésion les mieux documentés est celui de la troisième division de l’armée patriote dans la défaite de Huaqui36. La plupart des unités qui composaient cette armée révolutionnaire avaient été improvisées au cours des mois précédents, mais celles de la troisième division – un régiment d’infanterie et quelques compagnies de fusiliers récemment levés dans le Haut-Pérou – n’étaient pas encore considérées prêtes à se battre37. Elles campaient à l’écart du gros de l’armée, lequel devait mener l’attaque les jours suivants. Lorsqu’un matin l’armée royaliste s’attaqua simultanément aux deux campements patriotes, la troisième division dut se battre seule, à l’improviste, et encaissée dans un terrain étroit avec une chaîne montagneuse à gauche et un immense lac à droite.
60Face aux premiers cris d’alarme la division courut former la ligne de bataille. Les bruits de l’attaque menée sur la première et deuxième divisions patriotes, situées de l’autre côté de la montagne, remplissaient d’horreur les soldats bleus de la troisième. Il semblerait même que quelques-uns de ses officiers s’enfuirent aussitôt vers l’arrière. Les soldats qui répondaient à l’appel arrivaient pêle-mêle sur le champ de bataille, sans aucune subdivision en compagnies, sans une structure de commandement bien organisée. Faute de mieux, son commandant José Bolaños entreprit de les former en ordre de bataille d’après leur ordre d’arrivée. Les premiers boulets de canon volaient déjà au-dessus de leurs têtes. Le commandant en chef lui intima alors l’ordre d’attaquer.
61Bolaños ordonna d’ouvrir le feu. La cavalerie opposée recula un peu, l’infanterie ennemie s’arrêta assez loin pour que le feu ne fût pas efficace. Pendant une demi-heure, les deux forces se battirent à coups de fusil et de canon sans la moindre conséquence. Alors, l’un après l’autre, trois des canons du régiment patriote se détraquèrent avec un grand fracas. En même temps, des fuyards ahuris, en provenance du corps principal de l’armée, commencèrent à apparaître du côté de la montagne ; ils criaient au vent la fausse nouvelle que les autres divisions patriotes avaient été détruites. Bolaños regarda alors le visage des soldats les plus proches de lui dans la ligne : blêmes comme des cadavres, ils tremblaient de tout leur corps, pris de « terreur panique ». Il essaya de les faire réagir, il leur parla, il les menaça, il frappa l’un d’entre eux d’un coup de sabre. Ils ne bougeaient plus. Alors le cri de « on est coupés » se fit entende à l’arrière : ils décampèrent tous jusqu’au dernier38.
62Or, la ligne de bataille commandée par Bolaños comptait 1 200 fantassins. Au moment où la panique se déclara, après un maximum d’une heure de feu, pas plus de cinq soldats n’avaient été touchés par les tirs ennemis… Les fantassins de Bolaños avaient encore leurs armes, des munitions, leurs flancs étaient bien couverts ; l’idée que leur arrière était menacée n’avait aucun fondement. Et cependant, ils s’enfuyaient à toutes jambes, ils jetaient et fracassaient leurs fusils, ils se laissaient massacrer par quelques compagnies de cavalerie que l’ennemi avait lancées à leurs trousses.
63La fuite en arrière s’étendit sur des dizaines de kilomètres et inonda la région de maraudeurs et de déserteurs, bouleversant la vie quotidienne de ces provinces pendant des jours. Bolaños et les autres chefs cherchèrent maintes fois à regrouper ne serait-ce qu’une compagnie de soldats. Ils échouèrent. Les fuyards s’écartaient des officiers, ils se moquaient ouvertement de leurs appels et refusaient tout service ; ils résistaient même par la force et bravaient les pires menaces de peine capitale. Un seul soldat suivait Bolaños : son fils, un cadet de 12 ans. À force d’insister, Bolaños fut attaqué par un groupe de soldats de sa propre division : ils l’encerclèrent, l’accusèrent d’avoir voulu les sacrifier ; ils lui enlevèrent le sabre, lui tirèrent un coup de feu à brûle-pourpoint et le laissèrent pour mort. L’armée patriote était dissoute et perdue pour toujours39.
64Avec le temps, cependant, les formations étatiques du Rio de la Plata arrivèrent à former des unités d’infanterie plus performantes que celles vaincues à Huaqui. Buenos Aires, notamment, se caractérisa par sa capacité à mettre sur place un court nombre de bataillons disciplinés et expérimentés, capables de tenir tête à des ennemis plus nombreux mais moins solides. Ces bataillons, lorsqu’ils étaient bien payés, bien équipes, alignés sur la cause défendue par le gouvernement et surtout lorsqu’ils étaient à proximité de la ville, étaient certes imposants. En nombre de 2 000 ou 3 000 fantassins, ils opposaient un obstacle infranchissable pour la plupart des armées de cavalerie de la période40.
65Même en moindre nombre, s’ils venaient à être encerclés par des forces de cavalerie irrégulière, les meilleurs bataillons d’infanterie savaient former des carrés presque invulnérables. Sans quitter cette formation, ils réussissaient à marcher des kilomètres durant jusqu’à la ville ou village le plus proche. Dans un territoire comme celui du Rio de la Plata, ces grands bataillons n’étaient guère dominants lors des opérations offensives dans des provinces éloignées. Ils constituaient pourtant une ligne de défense formidable pour les villes qui pouvaient les payer41.
La charge de cavalerie
66Tout comme le bataillon, l’escadron de cavalerie de ligne était une unité bien disciplinée, formée au combat ordonné, méthodique, collectif42. Le type de cohésion qui lui était propre partageait en bonne mesure la solidité des fantassins, sans éprouver pourtant la rigidité excessive du bataillon. Les soldats de cavalerie de ligne étaient eux aussi dominés par l’éthos du courage froid et contrôlé. Ils se conduisaient mieux lorsqu’ils combattaient en formation, de face et de manière systématique.
67Grenadiers, hussards, cuirassiers, lanciers, dragons, chasseurs à cheval, dans le Rio de la Plata l’énorme majorité des jeunes hommes avec une vocation militaire ne rêvaient que des places dans ces unités. Les chefs militaires et les gouvernants, également, raffolaient des unités de cavalerie de ligne et dépensaient des sommes énormes pour avoir ne serait-ce qu’un escadron d’élite en tant qu’escorte aussi bien le jour de bataille que le jour de parade. L’escadron de ligne consommait les meilleures recrues, les meilleurs chevaux, les meilleures pièces d’étoffe et la plus importante partie du budget : du point de vue militaire, l’investissement était justifié.
68Lorsqu’il était bien monté, l’escadron de ligne était dans le Rio de la Plata le maître du champ de bataille. Tel un oiseau de proie, il évoluait avec vitesse et précision, balayant l’une après l’autre les unités de cavalerie inférieure, remportant les pièces d’artillerie, intimidant les infanteries peu solides. Nulle part l’esprit de corps n’était plus fort : les officiers de cavalerie de ligne se faisaient un point d’honneur de ne jamais hésiter, de ne jamais tourner le dos, de ne jamais laisser filtrer ne serait-ce que l’ombre de la peur. Seul le bataillon de ligne formé en carré pouvait lui tenir tête.
69L’escadron avait très peu de chose à offrir s’il était réduit à une défense passive : immobile, il se faisait toujours battre par quiconque osait le charger43. Cependant, la piètre portée de la lance et du sabre était largement compensée par la rapidité et la puissance de la charge. En effet, durant l’offensive, l’escadron traversait la distance jusqu’à l’ennemi à une vitesse sans pareil. S’il venait à opérer sur les flancs du champ de bataille, là où celui-ci offrait des lignes d’accélération faciles et de l’espace pour les manœuvres, alors l’action de l’escadron était étincelante, pouvant mettre en échec en un instant la position complète de l’adversaire.
70À la différence des batailles européennes de l’époque, où la composition équilibrée de l’effectif des armées réduisait la cavalerie de ligne à un rôle secondaire et opportuniste, dans le Rio de la Plata la prédominance numérique de la cavalerie donnait aux escadrons la place première. Normalement, après un court échange d’artillerie et quelques escarmouches parmi les tirailleurs, c’était à la cavalerie de ligne d’ouvrir le véritable combat. Formée sur les ailes, elle chargeait droit sur la cavalerie ennemie et décidait d’ores et déjà d’une partie significative de l’action. En effet, la cavalerie qui l’emportait dans cette rencontre initiale gagnait un accès incontesté vers les flancs et les arrières de la ligne contraire, ce qui forçait l’infanterie ennemie à la retraite.
71Dans la bataille, la cavalerie se formait normalement sur deux rangs, mais il était également courant de la voir se former en ligne simple44. Un escadron de 80 chevaux de front s’étendait sur presque 100 mètres, ce qui couvrait un espace considérable mais donnait une formation extrêmement mince qui était renforcée par des réserves ou par des échelons. Tout comme le bataillon, l’escadron apprenait à se déplacer dans des directions précises, selon un ordre bien encadré par ses officiers. Mais alors que les officiers d’infanterie « poussaient » les soldats vers l’ennemi, les cavaliers étaient plutôt « entraînés » en avant par le chef d’escadron et les officiers, lesquels dirigeaient l’attaque placée à la tête de l’unité.
72L’effet énergétique de cette manière de commander était considérable. Les hommes suivaient plus facilement au danger un commandant qui était le premier à l’affronter. Même les chevaux, entraînés dans la course par ceux qui les précédaient, donnaient à l’attaque un élan très puissant. En outre, le fait d’être placé en avant donnait au commandant la possibilité d’essayer des changements de direction une fois que l’unité était lancée sur son vecteur d’attaque. Ces variations restaient toujours très délicates, mais les unités expérimentées réussissaient souvent à corriger leur avance d’après l’évolution soudaine de l’ennemi (voir l’illustration 8 en annexe, position du commandant dans la charge).
73Tout le pouvoir offensif de l’escadron se concentrait dans une seule action : la charge45. C’est dans cette marche à l’ennemi que la cavalerie montrait sa bravoure ou sa lâcheté, son pouvoir ou son impuissance. Loin de constituer une simple course à la débandade, la charge était une manœuvre sophistiquée et complexe qui requérait un commandement expert et une troupe et des chevaux bien entraînés. Pour être efficace, la charge avait besoin d’un alignement correct avec la cible, d’un ordre strict dans les rangs et d’un rythme d’accélération approprié. Le mouvement en avant commençait tout au plus à une distance de 500 ou 600 mètres de l’ennemi. Il s’inaugurait toujours au trot et sabre au clair ; ensuite le chef d’escadron donnait l’ordre de passer au galop, puis au galop allongé. Les derniers 50 mètres devaient être parcourus à toute vitesse, le cavalier bien dressé sur les étriers, prêt à frapper.
74Tout au long de cette progression l’escadron était en fait assez vulnérable. Une charge reçue dans le flanc, le feu oblique de l’infanterie ou la mitraille de l’artillerie suffisaient en un instant pour le désorganiser. L’escadron opposé, en outre, n’attendait pas la charge sur place : il chargeait à son tour et venait à l’encontre de l’escadron attaquant. Le commandant devait donc bien régler les temps de la charge afin d’assurer que l’on arriverait au moment du choc avec le plus grand élan46.
Le choc inexistant
75Qu’arrivait-il, cependant, lorsque deux escadrons chargeaient l’un contre l’autre ? De même que pour l’infanterie, dans l’énorme majorité des cas l’évolution de la cohésion au long de la charge décidait de la rencontre avant même qu’on arrive au choc. De nombreux facteurs faisaient que la plupart des charges n’aboutissent pas : un accident du terrain désorganisait les rangs, une unité opposée prenait une position menaçante, l’ordre de la formation était perdu à cause de la vitesse de la course. Deux cents ou 300 pas avant d’arriver à la cible, le chef d’escadron avortait la manœuvre, ou pire, les hommes s’arrêtaient net sans en avoir reçu l’ordre, comme d’un commun accord. L’escadron devait alors revenir rapidement en arrière pour reprendre sa place dans la ligne de bataille, quitte à recommencer la charge une deuxième fois. Ce type d’occurrence était très commun et pouvait se répéter de nombreuses fois au cours d’une journée.
76Or, si les deux escadrons tenaient bon et arrivaient à l’étape finale de la charge en cours de collision, les événements se précipitaient. Dans cet instant décisif, tout dépendait de la perception que les hommes avaient de leur propre situation et de celle de l’escadron opposé, et ceci non pas au niveau conscient mais dans l’éclair d’un réflexe instinctif. Le moindre signe de faiblesse lu dans les rangs propres ou contraires pouvait suffire à faire basculer l’attitude de l’unité. Le moindre doute ressenti transformait, en l’espace d’une seconde, la charge triomphale en fuite désastreuse, le courage le plus exalté en terreur non déguisée. La victoire totale et la défaite la plus complète n’étaient ainsi séparées que par la plus petite différence en termes de cohésion : l’escadron qui avançait d’un mètre supplémentaire, qui tenait ensemble un instant de plus, remportait la mise de manière éclatante.
77Alors, quelques mètres, quelques instants avant que la collision ne se produise, l’une des unités bronchait et tournait bride désespérément. Le vainqueur s’élançait sur elle à toute vitesse, sabrant à droite et à gauche parmi les clairs de l’escadron défait. Dans la poursuite qui s’ensuivait, les deux unités perdaient certes leur formation, mais tandis que le poursuivant exalté tuait impunément les fuyards, ces derniers subissaient des pertes sévères et ne s’arrêteraient plus avant longtemps47.
78L’idée que le choc frontal de cavalerie était d’une rareté extrême, va certainement à l’encontre des représentations de combat les plus populaires et de la rhétorique utilisée couramment dans les rapports de bataille de l’époque48. Cependant l’image de deux escadrons se heurtant de plein fouet à vive allure doit être généralement écartée si l’on veut reconstituer l’expérience concrète du combat. Ce choc idéalisé était, en fin de compte, matériellement problématique : deux chevaux lancés au plein galop et se rencontrant de face devaient finir tous deux à terre. L’imminence de ce choc suicidaire était insupportable aussi bien pour le cheval que pour le cavalier, lesquels finissaient toujours par céder49.
79Si aucun des deux escadrons ne tournait le dos, la situation avait deux issues possibles. Soit – et ceci était le cas le plus courant – les deux forces s’arrêtaient net au dernier moment, restant clouées sur place, lance contre lance, cette impasse extrêmement instable se soldant rapidement par une poursuite de la lutte au corps à corps, ou par la fuite de l’un des escadrons50. Soit – mais ceci était extraordinaire –, à l’instant même où les deux escadrons devaient s’écraser à toute vitesse, les chevaux ralentissaient et ouvraient légèrement les rangs, permettant aux chevaux opposés de se faufiler de manière alternée parmi les clairs de l’adversaire51. Alors les deux unités s’enchevêtraient dans un remous confus et tourbillonnaire que les contemporains appelaient l’entrevero : la mêlée.
80De la mêlée en elle-même, nous nous occuperons plus tard et en détail52. L’important maintenant est de noter que l’escadron de ligne ne cherchait pas systématiquement à terminer les charges dans cet « entrevero » : dans la mêlée tout l’avantage dû à l’ordre des rangs et à l’entraînement supérieur des cavaliers de ligne était perdu au profit d’un sauvage chacun-pour-soi. Même en triomphant de l’escadron ennemi, l’unité qui sortait d’une mêlée au corps à corps était une proie facile pour toute contre-attaque. Sa capacité de continuer à combattre était sévèrement réduite par la dispersion encourue. L’escadron de cavalerie bien entraîné utilisait en fait des modalités de charge plus sophistiquées qu’une simple charge frontale. Elles lui permettaient d’opérer efficacement un nombre de fois au cours d’une longue bataille au lieu d’être une arme à usage unique. Ces charges constituaient de véritables manœuvres, capables d’inclure plusieurs unités dans des attaques complexes.
La capacité de manœuvre
81Après des années d’expérimentation tactique au long de la guerre de l’Indépendance, à partir de la guerre du Brésil il fut couramment accepté que seules les charges par échelon ou en colonne étaient décisives sur le champ de bataille lorsque deux armées considérables s’y affrontaient. Elles furent donc adoptées avec ardeur par les escadrons de ligne disciplinés, puis elles furent régulièrement utilisées, dans une version simplifiée, par les meilleurs escadrons miliciens des différentes provinces53.
82Dans la charge par échelons la continuité de la ligne était rompue dans une espèce d’escalier, un escadron – ou une simple compagnie, selon la taille de la force concernée dans l’attaque – tenant la tête et les autres forces placées de plus en plus en arrière au lieu d’occuper une position contiguë. Dans la colonne les escadrons étaient directement placés l’un après l’autre sur un même vecteur d’attaque. Les escadrons successifs (les échelons) étaient dans les deux cas séparés par des distances considérables qui oscillaient autour du double du front de l’unité : donc à-peu-près 200 mètres si les échelons étaient composés d’un escadron complet formé sur deux rangs.
83Le principe sous-jacent dans ces formations était que seule avec des efforts successifs la cavalerie déployait toute sa puissance. Au lieu de jouer le tout pour le tout dans une seule charge en masse qui pouvait très bien échouer, les échelons permettaient d’articuler l’attaque dans une fine manœuvre à répétition. Contre une force considérable de cavalerie, et notamment contre une ligne d’infanterie, les échelons offraient la possibilité d’user la résistance ennemie jusqu’au point de rupture sans engager la totalité des escadrons dans une attaque initiale.
84Le premier échelon chargeait alors contre l’ennemi qu’il avait en face. Il essuyait son feu, il était reçu avec grande assurance. Mais sa fonction n’était pas d’emporter la position coûte que coûte : avant que ses pertes ne soient trop sévères, il repartait vers l’arrière. Il ne paniquait pas : son dos était gardé par les échelons suivants, sa retraite était prévue. Quelques secondes plus tard (le temps de parcourir les 200 mètres de retard dans la position de départ), le deuxième échelon arrivait face à l’ennemi. Celui-ci avait déjà dépensé son feu ; il était peut-être légèrement désorganisé et déstabilisé par la première attaque. L’échelon fonçait donc à fond, il bousculait l’adversaire, il essayait un instant de se frayer un chemin parmi ses rangs. Si ceux-ci tenaient bon, le deuxième échelon n’insistait pas. Tout comme le premier, il entamait avec ordre la retraite et allait se reformer au dernier rang de l’escalier ou de la colonne. Le troisième échelon avait déjà de fortes chances de rompre l’adversaire. Il était difficile que le quatrième soit également repoussé.
85Tandis que la détermination de l’attaquant était renforcée par le fait de savoir que l’on continuerait à insister jusqu’à la victoire, ces attaques successives et renouvelables – en théorie du moins – à l’infini exerçaient une pression insupportable sur leur cible. Il était déjà éprouvant, pour un combattant dépourvu d’armes défensives (boucliers, armures, cuirasses), de résister à une charge frontale de cavalerie : les subir toutes les 30 secondes était au-delà du seuil de rupture de la plupart des soldats. Si l’unité attaquée cédait, les échelons suivants entamaient la poursuite et la menaient à son terme. Si les flancs de l’un des échelons venaient à être menacés par un tiers, les escadrons postérieurs lui venaient en aide.
86Grâce à sa souplesse tactique, la charge par échelons et en colonne offrait donc de nombreux avantages. Elle comportait également des difficultés considérables. Comme le disait Pueyrredón : « Il s’agit d’une manœuvre toute puissante, mais très délicate. » Tout d’abord, les guides de chaque échelon devaient être des maîtres consommés dans l’art difficile d’aligner des dizaines de chevaux dans des rangs parfaits, au milieu de situations pleines de danger, d’urgence et de variabilité : si un échelon entamait sa charge avec quelques degrés de distorsion par rapport au vecteur d’attaque, il finissait par empiéter sur l’avance de l’échelon voisin. De tels dysfonctionnements, d’ailleurs assez courants, entraînaient l’arrêt de la manœuvre et lui ôtaient tout son effet.
87Plus grave encore, la charge en colonne exigeait de chacun des soldats une grande maîtrise de soi. Supposons que le premier échelon arrivait au contact mais sans rompre l’unité opposée. L’élan de leurs chevaux s’affaiblissait progressivement jusqu’à s’arrêter complètement au dernier moment, les hommes du premier rang se mêlaient à ceux du rang opposé, ils échangeaient des coups de sabre et de baïonnette : le bataillon ou l’escadron ciblés ne cédaient pas. Cependant, en quelques secondes un deuxième échelon allait tomber à toute allure sur le même point. Il allait tomber non pas sur l’ennemi, mais sur le dos du deuxième rang de l’échelon précédent ! Le commandant de l’échelon engagé devait donc lire la situation en un instant et sonner la retraite. Chaque soldat était alors censé abandonner le combat et se dégager, l’escadron rompait par moitié à droite et à gauche et ses deux rangs défilaient vers les côtés pour faire place à la charge de l’échelon suivant, continuant leur retraite vers la queue de la colonne, où ils se reformaient54.
88Cette disposition pour obéir aux ordres alors qu’on était engagé dans un combat corps à corps ; ce contrôle de soi pour s’arracher à la lutte personnelle entamée ; enfin l’extraordinaire sérénité requise pour défiler de flanc face à l’ennemi, étaient des aptitudes peu communes chez un soldat de cavalerie. Afin que toute une unité réagisse de la sorte il fallait un exercice prolongé et une discipline à toute épreuve. Les soldats devaient être faits sur le moule du courage froid propre au combattant professionnel.
89Sous ces conditions la charge par échelons pouvait être une option tactique réelle sur le champ de bataille. Afin de reconstituer le type d’usage concret de la manœuvre de cavalerie en bataille, et le type d’expérience qu’il impliquait pour le combattant, notre regard se concentrera sur un régiment en particulier dans une journée donnée : le régiment n° 2 de cavalerie de ligne dans la bataille d’Ituzaingó (1827)55.
Le n° 2 de ligne à Ituzaingó
90Le cadre du n° 2 avait été formé à partir d’un vieil escadron de ligne commandé par José María Paz jusqu’au crépuscule de la guerre de l’Indépendance. Initialement transformée en bataillon de chasseurs à l’intention de la guerre du Brésil, l’unité incorpora le contingent de la province de Salta et s’entraîna intensivement dans la nouvelle tactique d’infanterie. Au cours d’une longue marche vers la Bande orientale elle fut renforcée avec 50 recrues forcées du Tucumán et 150 de San Luis, puis reçut d’autres recrues issues du dépôt central de l’armée. Arrivé au campement général de l’Armée républicaine, le bataillon fut reconverti en unité de cavalerie et élevé à régiment de lanciers56.
91C’est-à-dire que lorsqu’il se battit à Ituzaingó, le n° 2 comptait déjà une année et demie d’existence dont plusieurs mois passés dans un drill continuel, matin et soir, aussi bien dans la tactique d’infanterie que de cavalerie et le maniement de la lance. Les hommes qui le composaient, arrachés à leurs champs par la force, étaient tous des cavaliers nés qui s’étaient pour la plupart résignés à leur sort et servaient bien au sein de leur nouvelle famille. Le cadre d’officiers et sous-officiers, quant à lui, était extrêmement qualifié. Une discipline sévère régnait à chaque instant de la vie quotidienne de l’unité. Lors de l’ouverture de la campagne, le régiment n° 2 était l’un des plus importants de l’armée avec 550 hommes, mais le jour de la bataille son nombre était plus proche de 450 hommes, divisés en trois escadrons57.
92Les Armées impériale et républicaine qui s’affrontèrent à Ituzaingó, le 20 février 1827, comptaient chacune autour de 7 000 hommes, mais tandis que la première avait une supériorité notable dans l’arme d’infanterie, la deuxième était composée majoritairement de cavalerie58. En plein territoire brésilien, le jour de la bataille les deux forces étaient harassées par l’effort investi en presque deux mois de marches fulgurantes et de combats partiels. Poursuivie de près par l’Armée impériale, au cours de la nuit du 19 l’Armée républicaine avait fait marche arrière pour offrir bataille rangée59.
93Le terrain choisi était une petite vallée d’un kilomètre de large encaissée entre deux chaînes de collines, coupée longitudinalement par un ravin peu profond présentant plusieurs points de passage. Il s’agissait d’un espace fragmenté et complexe, avec grand nombre de dénivellations, terrains sablonneux et fossés. Les armées n’eurent pas le loisir d’y ranger tranquillement leurs ordres de bataille : le combat commença dès que les têtes des colonnes arrivèrent sur le champ de bataille. En gros, le dispositif présenté par les Brésiliens consistait en deux grandes divisions des trois armes, opérant avec relative indépendance comme deux colonnes lancées contre le centre et la droite des républicains. Ces derniers, disposés en trois divisions, se formèrent selon un ordre plus proche d’une ligne, avec grands espaces et accidents de terrain entre les unités. Ce dispositif s’étendait sur plus de deux kilomètres.
94La nuit précédant la bataille, le n° 2 fut renforcé par un escadron de milices orientales. Ils constituaient ainsi une petite brigade de cavalerie sous le commandement direct de Paz. Dans la marche nocturne et un peu chaotique qui mena l’Armée républicaine au champ de bataille, le n° 2 était placé parmi les derniers corps et son commandant ignorait tout de ce qui était prévu. En arrivant sur la ligne une position lui fut indiquée. Il y plaça sa brigade mais, à cause des collines, il ne savait même pas s’ils se trouvaient à droite, à gauche ou au centre de l’ordre de bataille. En fait, ils étaient placés un peu à l’arrière de la première ligne, en tant que réserve, entre le centre et la droite du dispositif.
95Avec les premières lueurs du jour le combat commença : il fit rage dès 7 heures du matin, jusqu’à 14 heures. Schématiquement, l’action pourrait être divisée en trois moments. D’abord, aux flancs, les fortes ailes de cavalerie républicaine balayèrent un nombre de divisions de cavalerie brésiliennes. Ensuite, la première division impériale avança sur le centre républicain et faillit l’emporter. En même temps, la deuxième division impériale endura avec succès, à la défensive, l’attaque menée par la droite républicaine.
96Depuis la perspective des hommes du n° 2, pourtant, le sens de ces grands mouvements n’était pas compréhensible60. Leur perception visuelle était limitée à ce qui avait lieu entre les collines où ils étaient placés ; le bruit, par contre, était de partout infernal. Tandis qu’ils attendaient des ordres, du coin de l’œil, les soldats du n° 2 voyaient des escadrons qui émergeaient de nulle part à toute vitesse, puis se perdaient dans un nuage de poussière. Ils ne savaient pas s’ils étaient républicains ou impériaux, si l’on était en train de l’emporter ou pas. Les soldats peu expérimentés s’enquéraient auprès des vétérans de ce que tout cela voulait dire : ils leur répondaient que la bataille était indécise, mais qu’ils finiraient par triompher puisque, coupés en territoire ennemi, ils n’avaient pas d’autre choix.
97Le n° 2 n’était pas loin du point visé par l’attaque principale de la première division impériale. Parmi les grands mouvements de troupes qui s’agitaient tout autour, ils amorcèrent quelques charges contre des escadrons opposés, mais pour l’instant ceux-ci refusaient toujours le contact et le régiment continua à occuper à peu près sa position initiale. Parmi les nuées de fumée, ils remarquèrent soudain un bataillon qui traversait l’espace à leur front, leur présentant le flanc. S’agissait-il d’un bataillon républicain ou impérial ? Tous les uniformes de l’infanterie étant de couleur bleue, il était difficile de le dire. Paz hésita. Arriva alors le général en chef Alvear en personne, au galop : il fallait charger61 ! Paz, qui était formé en colonne, ordonna de faire une conversion à gauche et former en bataille, ce qui demandait entre 3 et 5 minutes. L’un des échelons se précipita, la manœuvre s’embrouilla, Paz dut l’arrêter et recommencer. Pour lors, le bataillon en question avait déjà ployé en masse. La charge fut suspendue et le n° 2 revint encore à sa position initiale.
98En ce moment, l’assaut mené par la première division impériale battait son plein. Forte de trois bataillons, appuyée par l’artillerie, ses flancs bien gardés par des régiments de cavalerie, elle poussait vers le bataillon n° 5 républicain, le seul qui soit déjà en ligne. Le feu de l’artillerie républicaine (le régiment d’artillerie de campagne commandé par Iriarte62) faisait des ravages sur les Brésiliens, mais ceux-ci semblaient décidés à en venir aux mains, ce qui ne pouvait manquer de leur rapporter la victoire. La situation étant désespérée, Alvear eu recours à ses réserves, envoyant le n° 1 de cavalerie sur l’infanterie impériale.
99Le régiment n° 1 était placé tout près du n° 2. Les hommes de ce dernier virent alors en détail la charge de leurs collègues : le n° 1 s’élança en colonne sur trois échelons d’escadron, droit sur le bataillon le plus proche, qui se forma aussitôt en carré. Gêné par le petit ravin, le premier échelon fut désordonné et arriva sur le carré sans grande force. Or, le bataillon en question était une unité excellente, le bataillon n° 27 de chasseurs allemands63 : il attendit calmement la charge et lorsque les cavaliers furent à une trentaine de mètres il ouvrit le feu. Ce fut un massacre. Le commandant du n° 1, le colonel français Frédéric Brandzen, tomba raide mort. Le premier échelon avait été décimé, un escadron brésilien se lança sur le deuxième. Les soldats du n° 1 revinrent en arrière ahuris, à peine contenus par leurs officiers64.
100Le sort de la bataille était en jeu : si les bataillons brésiliens renouvelaient leur avance, la journée serait pour eux. Alvear revint alors sur sa deuxième réserve, la brigade de Paz. Il poussa un « vive la patrie » répondu énergiquement par la troupe, puis ordonna à Paz de renouveler l’attaque sur le carré. Après le résultat de la charge du n° 1, il n’était pas facile pour les soldats du n° 2 de refouler des sombres pensées. Le régiment bougea cependant, en colonne par échelons, avec l’escadron de milices comme réserve. La charge du premier échelon débuta sous de favorables auspices : les guérillas ennemies furent renversées au passage, le bataillon fit sa décharge à une distance considérable et provoqua peu de pertes, l’accélération progressive fut bien réussie. Or, lorsque Paz se trouvait déjà à dix pas des baïonnettes allemandes il remarqua que son échelon, qui le suivait de près, s’était désaxé complètement vers la droite et ne suivait plus la ligne d’attaque vers le centre du bataillon. Il lui fit faire halte, puis lui ordonna de défiler immédiatement par la droite afin de libérer la place au deuxième échelon. Celui-ci arrivait effectivement au pas de charge et ne recevait plus aucun feu. Néanmoins, l’infanterie ne broncha pas et l’échelon brisa l’attaque avant d’arriver au contact65.
101Les bataillons brésiliens n’avançaient plus, le centre du dispositif républicain était sauvé, mais pour le n° 2, qui s’était reformé près de sa position initiale sur la ligne, l’expérience des charges avait été extrêmement frustrante. Après plusieurs heures de combat, le régiment avait déjà perdu un nombre considérable d’hommes sans arriver à plonger ses lances sur un ennemi important. À chaque fois les opportunités de se distinguer avaient été ratées du fait de défauts d’exécution dans les manœuvres. Alvear s’approcha à nouveau du régiment et dit bien fort aux commandants, de manière que tous puissent l’entendre, qu’il n’était pas du tout content de leur comportement. Paz, qui était alors en proie au désespoir, affirme qu’il prit en ce moment « la résolution de rétablir l’honneur du régiment coûte que coûte avant que l’action ne termine ». Il décida ainsi « de se précipiter sur l’ennemi dès la première opportunité, même aux dépens de la discipline66 ».
102Pour comble de malheur, une batterie impériale prit le n° 2 pour cible. Ses balles se perdirent d’abord au-dessus du régiment, mais très vite commencèrent à le frapper de plein fouet, emportant plusieurs chevaux à chaque fois. Le régiment se déplaça à gauche : les tirs continuèrent à faire des dégâts. Une balle ricocha sur le sol et explosa la tête du commandant Besarez. Todd et les soldats placés autour de lui furent couverts de sang et d’éclats de cervelle. Leur courage chancela. Paz comprit la situation et se planta au milieu de l’unité, leur adressant la parole sous le vrombissement du canon. Il leur cria : « Il ne faut pas s’émouvoir pour la mort de Besarez. L’homme, lorsque son heure arrive, meurt soit sur son triste lit, soit ici couvert de gloire, comme le lieutenant-colonel67. »
103Le moral du régiment était pour lors au plus bas, mais une dernière occasion se présenta. Tandis que le combat autour de la première division impériale était tombé depuis deux heures en une impasse, un nouveau mouvement de la droite républicaine sur la deuxième division débuta. Ce mouvement avait lieu sur le flanc droit du n° 2. Paz décida de le suivre malgré le fait de n’en avoir pas reçu l’ordre.
104Dans la nouvelle direction, une colline obstruait la vue de l’ennemi. Paz envoya en avant un éclaireur qui revint avec la nouvelle que de l’autre côté se trouvait une large force de cavalerie ennemie soutenue par de l’artillerie. Le régiment se reforma avec deux escadrons en ligne, le troisième en échelon à gauche et l’escadron de milice en réserve68. Dans cette formation le n° 2 dépassa la colline et se trouva effectivement face-à-face avec un régiment de cavalerie brésilienne soutenu par quelques canons. Le n° 2 se lança au pas, au trot et finalement au galop ; presqu’à l’unisson, le régiment impérial accéléra de même.
105Au moment où la rencontre était déjà imminente, au lieu de foncer sabre en main, le régiment brésilien fit halte et ouvrit le feu de carabine69. Le n° 2 ne fut nullement touché et accéléra son élan. Lance en avant, ses deux premiers échelons tombèrent à toute vitesse sur les soldats des premiers rangs brésiliens, au moment où ces derniers essayaient de tourner bride en dégainant leurs épées. Sans rencontrer de résistance, les lanciers firent un carnage et emportèrent complètement les escadrons bousculés. Les poursuivants se mêlèrent aux rangs des poursuivis, les frappant à gauche et à droite. Sans arrêter sa course, Paz détacha une section pour s’emparer des canons et des charrettes de l’artillerie ennemie et les entraîner vers la ligne républicaine. Toujours lancés en avant, les échelons du n° 2 enfoncèrent encore la deuxième ligne du régiment impérial.
106Ils avançaient ainsi à toute vitesse, mêlées à l’ennemi mais sûrs de la victoire, lorsqu’ils remarquèrent qu’ils étaient en train de longer de très près le flanc de deux bataillons brésiliens. Ces derniers, avec un grand sang-froid – malgré le fait que les cavaliers républicains et impériaux venaient mélangés – ouvrirent le feu sur la masse de cavalerie avec une décharge générale extrêmement meurtrière. Des nombreux hommes des deux régiments roulèrent par terre. La course ne s’arrêta pas pour autant et le n° 2 se retrouva à une bonne centaine de mètres derrière le centre de la ligne ennemie.
107On sonna la halte, le régiment se reforma encore. Ses rangs étaient déjà très clairsemés, mais répondaient toujours aux commandements. Leur position isolée à l’arrière de l’ennemi était extrêmement dangereuse : elle constituait également une menace insupportable pour l’infanterie impériale. Celle-ci, d’ailleurs, de guerre lasse, considérait déjà la possibilité d’accepter la défaite. Ses grands carrés se retirèrent alors lentement, les rangs serrés, l’artillerie au centre. Le n° 2 n’avait plus la force de les poursuivre, mais jouit un instant de ce spectacle saisissant70.
108Vers 17 heures les soldats du régiment n° 2 purent enfin se délasser sur les bords d’un petit lac71. Ils s’étaient battus pendant 7 heures sous un soleil brûlant, ils n’avaient rien mangé depuis 27 heures. Au long de la journée, la plus longue de leur vie, ils avaient entamé des dizaines de marches, déplacements et manœuvres ; par trois occasions ils avaient subi un feu très meurtrier. Ils se battirent à outrance avec deux unités : un bataillon d’infanterie, qui les repoussa, et un régiment de cavalerie qu’ils défirent complètement. Ils avaient fait preuve d’endurance et de capacité de manœuvre ; leur discipline avait été brutalement testée. À plusieurs reprises, leurs erreurs leur coûtèrent cher. Ils avaient cependant survécu en tant qu’unité collective.
109La plupart des pertes initiales ne se confirmèrent pas. De nombreux cavaliers rejoignirent le campement après avoir été mis hors de combat par la mort de leur monture : le nombre de chevaux tombés dépassait largement celui des soldats. Les pertes officielles du n° 2 furent, morts : 1 commandant, 1 lieutenant, 1 sergent, 1 caporal, 17 soldats ; blessés : 1 adjudant, 2 lieutenants, 1 sous-lieutenant, 20 soldats. Soit 45 pertes (dont 6 officiers) ou 10 % de l’effectif, la plupart tombés lors de la dernière décharge de fusil reçue sur le flanc. Il s’agissait du nombre de pertes le plus élevé de l’armée, à l’exception du régiment n° 172.
110Sur les champs de bataille du Rio de la Plata, un escadron de ligne comme le n° 2 était généralement la force dominante. Il ne pouvait certes pas s’affronter aux grands bataillons de ligne disciplinés, mais combien d’unités de ce type restaient-ils dans la région après 1827 ? S’il était passablement monté, sa charge par échelons pouvait rompre la plupart des unités de milices qu’on pouvait lui opposer. Le n° 2, rentré au pays après la fin de la guerre du Brésil, plongea dans la nouvelle guerre civile. En l’espace d’un an il participa aux batailles générales de San Roque, La Tablada et Oncativo : il y joua toujours le rôle principal, gardé d’abord en réserve, puis lancé contre le plus fort de la cavalerie ennemie. Il vainquit toujours, et il parut un instant que l’armée unitaire renfermant les restes de l’Armée républicaine était effectivement invincible.
111Or, pour les forces intermittentes s’affrontant à de telles unités de ligne, la clé n’était pas de les vaincre dans un choc frontal. Il s’agissait plutôt de les user, de les démoraliser, de les laisser à pied par manque de chevaux. Les escadrons de ligne, à la cohésion incassable en bataille, étaient en effet très sensibles à l’usure. Ses hommes et ses chevaux étaient difficiles à remplacer. Tout le succès de leurs manœuvres dépendait d’une parfaite coordination qu’il était impossible d’acquérir sans passer de nombreux mois dans un drill intensif. L’effectif de l’unité initialement formée tombait ainsi à pic. Dans le cas du n° 2, il comptait 550 hommes en décembre 1826, 450 en février 1827 et 374 trois semaines après la bataille d’Ituzaingó73. En 1829 il initia la campagne de Córdoba avec 250 hommes, puis son identité s’estompa définitivement au cours d’une interminable succession de combats74.
L’encerclement et la mêlée
112Pour les forces de guerre permanentes, la bataille était un événement qui se distinguait assez clairement du reste de la guerre. Le combat frontal et rangé qu’elles y pratiquaient était régi par des règles de fonctionnement autres que celles de la petite guerre de tous les jours. Les soldats de cavalerie, qui se servaient habituellement de leurs carabines lors des opérations d’essaim d’avant-garde, mettaient un point d’honneur à ne se servir que du sabre lorsque l’heure de la bataille arrivait. Les fantassins, qui se battaient en dispersion et couverts derrière les accidents du terrain lorsqu’ils servaient dans des détachements, le jour du combat se dressaient de toute leur hauteur, raides, dans des rangs serrés. La bataille était pour eux une occasion solennelle, régie par un temps, un espace et un code bien déterminés.
113Dans les pratiques des forces intermittentes, cette distinction n’était pas toujours aussi tranchée. Très souvent, la « bataille décisive » n’était qu’une intensification de l’action journalière de l’essaim de guerre, lorsqu’un grand nombre de groupes de combat confluait sur l’ennemi. Ils continuaient à se battre essentiellement de la même manière, selon les mêmes principes, avec les mêmes objectifs. Les limites spatiales et temporelles de leur attaque s’estompaient : le champ de bataille se perdait dans le territoire, l’heure de la bataille n’était qu’un épisode de plus dans une continuité rythmée de dispersions et regroupements. Qu’étaient les grands combats généraux de la résistance de Salta contre les invasions royalistes ? Des concentrations massives de divisions corsaires harcelant jour et nuit une colonne en marche, sur l’espace de dizaines de kilomètres, plusieurs jours durant.
114Sommes-nous donc face à un modèle de la guerre sans bataille ? Pas du tout. Comme nous le disions dans l’introduction de ce chapitre, les forces intermittentes du Rio de la Plata finissaient parfois par avoir recours à la bataille rangée. Que ce soit à cause du poids symbolique de l’idée du combat décisif, ou à cause de considérations pratiques liées au coût de la poursuite de la guerre, le fait n’en reste pas moins qu’elles décidaient à un moment donné de rassembler leurs effectifs et d’attendre l’ennemi de pied ferme, au point du jour, dans un terrain dégagé. Voyons maintenant comment.
Le fer à cheval
115La tactique de combat utilisée par une force de guerre intermittente découlait évidemment de son niveau de régularité, d’entraînement et d’armement. Ces tactiques étaient également ajustées selon l’ennemi à affronter à l’occasion. La force intermittente s’affrontait-elle à une armée de ligne permanente, à une armée de miliciens, à des montoneras, à des unités indiennes ? Sa manière de combattre variait en conséquence, en fonction de l’asymétrie existante dans le rapport de forces75. Plus une force intermittente se trouvait prise dans une corrélation de forces défavorable – face à une force plus nombreuse, mieux armée, mieux disciplinée –, plus elle avait recours à des tactiques irrégulières, indirectes, « liquides ». À l’inverse, lorsqu’une force de guerre intermittente avait une supériorité importante sur l’ennemi moins organisé, elle avait tendance à adopter des pratiques de plus en plus proches de celles des unités de ligne76.
116Considérons le comportement d’une force de guerre intermittente face à un ennemi plus régulier et puissant. La force harcelée par la montonera subissait sa présence des journées durant jusqu’à ce que, à un moment donné, ses apparitions quotidiennes ne commencent à devenir plus denses, plus audacieuses, plus proches. Le premier souci de la montonera était d’encourager et protéger les transfuges de l’ennemi. Ainsi son action débutait toujours par le détachement d’une ligne très mince de tirailleurs, destinée à « inviter » les soldats ennemis à déserter77.
117Formellement, cette ligne était assez proche de celle des chasseurs montés de n’importe quelle armée de ligne de la période78. Ses guérilleros à cheval se divisaient en paires et avançaient en se déployant, avec de larges intervalles entre chaque couple, jusqu’à approcher de la distance de tir. Alors l’un des combattants restait en arrière avec les deux chevaux en bride, tandis que son compagnon mettait pied à terre, s’avançait de quelques pas et ouvrait le feu avec un fusil ou une carabine. Les rapports indiquent que les troupes du littoral étalaient dans cette manœuvre une témérité notable, les tirailleurs isolés se rapprochant parfois jusqu’à quelques dizaines de mètres de l’ennemi. Cette arrogance s’expliquait bien sûr par le fait que ces guérilléros savaient se mettre en selle et décamper en une seconde. Mais il semblerait aussi que ces paires avaient une cohésion extraordinaire, du fait qu’elles étaient constituées selon « les rapports d’amitié et de famille, ce qui garantissait qu’ils se protégeraient mutuellement et que celui qui s’avançait ne serait pas abandonné au moment du conflit79 ».
118Ce feu de tirailleurs n’était pas soutenu avec beaucoup d’ardeur. Il servait simplement à annoncer la présence de la montonera et donner aux potentiels transfuges l’excuse de quitter la ligne. Il constituait aussi une provocation de plus en plus irritante pour les troupes attaquées, tandis qu’il forçait leur commandant à prendre une difficile décision. Doutait-il de la loyauté de ses hommes ? Alors il devait s’empêcher d’agir offensivement contre les tirailleurs, au risque de voir ses propres détachements mettre une pièce d’étoffe blanche sur les lances, puis passer joyeusement à la montonera et le narguer depuis l’autre côté80. Si au contraire la force harcelée gardait assez de cohésion pour combattre, quelques compagnies de cavalerie lancées en avant suffisaient pour faire plier les tirailleurs montoneros, lesquels montaient rapidement leurs chevaux et allaient rejoindre leur base.
119Ces escarmouches initiales pouvaient s’étendre indéfiniment, mais lorsque la force de guerre intermittente avait l’intention de tester sérieusement l’ennemi, elle présentait finalement sa ligne de bataille. À quoi ressemblait-elle ? C’était encore une ligne de tirailleurs très mince, mais cette fois elle allongeait ses extrémités en avant afin de former une espèce de demi-cercle : la fameuse formation appelée par les contemporains « fer à cheval » (la herradura) ou « croissant de lune » (la medialuna).
120Cette manœuvre, typique des peuples de la steppe, était aux yeux des militaires sud-américains une invention des Indiens de la frontière sud qui s’était par la suite généralisée. Elle consistait dans une ligne simple, sans profondeur, qui refusait son centre à l’adversaire tandis qu’elle procédait à un double débordement par les ailes. M. A. Pueyrredón, qui avait fait face à ce dispositif dans les campagnes de frontière à Buenos Aires, la décrivait ainsi :
« Les Indiens Pampas ne possèdent pas de discipline, ni ne connaissent d’autre manœuvre que celle de la herradura. Cette formation n’est pas régulière et sert plutôt à esquiver le combat, puisqu’il est impossible de les attaquer lorsqu’ils l’adoptent : ils vous gagnent insensiblement le flanc droit et gauche, et lorsque vous vous lancez sur leur centre ils s’y effacent pour se regrouper sur vos côtés81. »
121En effet, dans sa version exclusivement indienne le fer à cheval se soldait rarement par le choc. Une fois qu’un escadron se jetait à leur rencontre, les guerriers indigènes lançaient leurs boleadoras puis défilaient vers les flancs évitant le contact82. Ils fonçaient alors vers les arrières de l’attaquant, s’emparant des bagages et notamment des chevaux de rechange83. C’est à cause de leur habileté dans cette manœuvre que les Indiens étaient considérés par les forces intermittentes comme des auxiliaires extrêmement importants.
122Dans un croissant de lune multiethnique, les miliciens ou montoneros occupaient le centre, de préférence opérant comme des dragons, tandis que les Indiens étaient toujours placés aux extrémités du demi-cercle, où leur mobilité avait le plus d’effet. Tant que l’ennemi ne chargeait pas avec décision, les miliciens du centre avançaient très lentement, au pas, en faisant un feu de tirailleurs. Ils étaient toujours formés en un seul rang et laissaient des intervalles de plus en plus larges au fur et à mesure que le feu qu’ils recevaient s’intensifiait84.
123Cette ligne à peine solide n’était pas censée résister une fois qu’elle était chargée : aussitôt touchée elle cédait sa place et se diluait, ses hommes flottant vers les flancs. Pour les escadrons de cavalerie accoutumés aux rencontres régulières, cette charge à l’eau était déconcertante. Le soldat de cavalerie peu avisé croyait à la victoire et se lançait joyeusement à la poursuite des « fuyards », sabrant à droite et à gauche mais rencontrant rarement sur quoi frapper. Cependant, les montoneros ne s’enfuyaient pas de sitôt. En quelques instants ils se reformaient tout autour des attaquants dans un nombre croissant d’agglomérats issus du tourbillon général. Si l’escadron poursuivant s’était dispersé dans la fureur de la course, alors ses soldats seraient très probablement battus au coup par coup par les nouveaux regroupements intermittents. Même si l’escadron avait gardé sa formation, il risquait de se voir complètement encerclé par les troupes ennemies85.
124Ce type de lutte était une épreuve d’endurance pour les deux parties. Si l’armée cernée gardait toujours suffisamment de cavalerie en état d’opérer, elle pouvait répéter l’opération de la charge à plusieurs reprises et dissoudre chacun des nouveaux regroupements en détail. Tant que ses chevaux tenaient bon et que ses soldats ne paniquaient pas, elle avait de fortes chances de l’emporter. Pour les unités essayant le croissant de lune, en même temps, il était crucial de reconnaître la force de l’adversaire et de ne pas insister outre mesure, au risque de se faire tailler en pièces alors qu’elles auraient dû se retirer pour continuer le combat le lendemain.
125Le bilan de cette tactique était ainsi très mitigé. Elle offrit aux forces irrégulières quelques victoires inattendues, comme celle des Vizcacheras86, mais elle leur fit aussi subir des défaites très graves qu’elles auraient pu éviter en refusant le combat. Le risque était particulièrement grand pour les combattants placés au centre du demi-cercle, si au lieu de se disperser rapidement ils tentaient de tenir tête à l’attaquant. On sait par exemple les conséquences catastrophiques qu’une telle disposition entraîna dans la bataille de Navarro87. Au sujet de cette terrible défaite des forces fédérales face aux vieux escadrons de ligne de l’Armée républicaine, le poète fédéral L. Pérez faisait dire à son gaucho milicien Santos Lugares :
« Les Indiens des Cerrillos/à côté de la lagune/avec le reste des divisions/formaient le croissant de lune./
Le Patron [Juan Manuel de Rosas] ici et là/ordonnant les chevaux/était aussitôt au centre/aussitôt dans les avant-gardes./
Moi, en bon vieux soldat/je reluquais notre formation/et à la voir aussi mince/ça ne m’augurait rien de bon88. »
126Dans ce qui constitue peut-être le cas le plus clair de ce type de rencontre, les milices orientales, dirigées par Fructuoso Rivera, subirent une défaite encore plus grave à India Muerta, face aux forces portugaises qui entamaient alors l’invasion de la Bande89. Les défenseurs comptaient près de 1 000 fantassins montés et 500 cavaliers, contre une petite division de ligne (650 fantassins, 250 cavaliers et quelques pièces d’artillerie) qui les attendait de pied ferme, formée dans une colonne en masse extrêmement solide.
127Les Orientaux avançaient dans une ligne simple, en tirailleurs, les dragons négligeant de mettre pied à terre. Lorsqu’un coup de canon se fit entendre, ils accrurent encore jusqu’à 4 mètres les intervalles entre chaque homme, en raison de quoi leur ligne s’étendit sur plus de deux kilomètres de long. Ils formèrent alors « le corral » : un double marteau aux flancs, en avant, réalisé par l’avancement des ailes de cavalerie. L’idée était de faire littéralement un rodéo avec les soldats portugais, mais ceux-ci réagirent avec intelligence.
128Les Portugais détachèrent en avant 200 chasseurs destinés à entretenir le centre oriental, tandis que deux petits escadrons chargèrent en colonne de 4 échelons, droit sur les extrémités des ailes, les emportant avec grande facilité. Évidemment ces escadrons furent comme engouffrés dans le flou des ailes orientales, mais le commandant portugais continua à détacher des petites unités de renfort 4 heures durant, jusqu’à ce que la résistance des Orientaux se brise. Alors en un instant ils disparurent tous jusqu’au dernier dans une retraite désordonnée90.
La décision dans l’entrevero
129Après la guerre de l’Indépendance, nous l’avons vu, la fragmentation politico-militaire du territoire, combinée à une rapide adaptation tactique des acteurs, équilibra notablement les rapports de force entre les parties belligérantes. La plupart des batailles postérieures à 1820 n’opposaient plus l’armée de ligne d’un État central à des divisions paysannes improvisées. Elles affrontaient plutôt des milices provinciales très expérimentées, coalisées dans des factions et des ligues ennemies.
130Ces milices – certes avec des exceptions – étaient assez homogènes. Leur nombre, leur armement, leur niveau d’entraînement variaient, mais elles étaient toutes essentiellement des forces de cavalerie mobilisées de manière intermittente ; elles étaient toutes le fruit d’une expérience guerrière commune : celle de la guerre de l’Indépendance, celle des premières années de guerre civile et celle de la guerre du Brésil, dont elles gardaient toutes en leur sein un grand nombre d’officiers et de soldats vétérans. Même les peuples indigènes commençaient alors à présenter des forces de guerre de plus en plus mixtes, qui utilisaient des noyaux de fusiliers blancs composés de vieux soldats assimilés – aindiados – ou fournis par leurs alliés91.
131Il en résulta un type de bataille plus symétrique où les forces qui s’affrontaient n’avaient pas d’avantages écrasants sur leurs opposants. Dans ce contexte, le carré d’infanterie aussi bien que le croissant de lune destiné à l’encercler cédèrent progressivement la place à des lignes de bataille qui héritaient du patrimoine génétique des deux sans être limitées par leurs respectives faiblesses.
132L’ordre de bataille milicien typique des guerres interprovinciales constituait en effet un cas de métissage tactique très réussi. Prenons une armée provinciale moyenne de quelque 2 000 hommes92. Au centre prédominaient les pratiques plus proches des unités de ligne : une poignée de compagnies de milices d’infanterie, formées régulièrement sur deux rangs, appuyées sur quelques pièces d’artillerie ; à droite et à gauche, un, deux ou trois régiments de cavalerie milicienne bien garnis étaient formés sur un seul rang, mais par trois ou quatre échelons de profondeur ; derrière eux se tenaient un ou deux escadrons de réserve, les meilleurs de l’armée, formés en colonne et prêts à porter le coup décisif une fois que la bataille serait engagée. Tout ceci était à mi-chemin entre la désorganisation propre aux groupes de base et l’ordre strict des meilleures unités de ligne : l’uniforme, l’armement et l’équipement étaient inégaux ; la capacité tactique de chaque unité était limitée aux manœuvres principales ; la discipline variait de compagnie à compagnie selon la personnalité du capitaine.
133Dans les guérillas préliminaires, et notamment sur les ailes, tout se passait comme dans le croissant de lune des Indiens et des montoneros. On y plaçait les unités de cavalerie les plus légères et irrégulières – des auxiliaires indiens, de préférence, ou des escadrons flanqueurs (flanqueadores) spécialisés –, formées dans un ordre très mince et destinées exclusivement à s’allonger en avant jusqu’à déborder les flancs ennemis. Tandis que les escadrons du centre étaient censés se battre frontalement avec le cœur de la ligne ennemie, les flanqueurs s’élançaient à corps perdu vers ses arrières. Après cette manœuvre initiale ils continuaient à opérer avec indépendance, s’adonnant au saccage des bagages ennemis. De sorte que le commandant en chef de l’action ne pouvait plus compter sur eux, si ce n’était pour la persécution finale qu’ils menaient toujours avec acharnement93.
134De cette ordonnance mixte découlait nécessairement une dynamique de la bataille, à la fois plus simple et plus contondante94. Après l’action des guérillas et de quelques coups de canon le clairon sonnait, les extrémités des ailes se lançaient pour envelopper la position opposée tandis que les deux lignes avançaient l’une sur l’autre au pas de charge. Chaque escadron – par échelons ou en bataille – entrait alors en trajectoire de collision avec celui d’en face. Tel que nous l’avons vu plus haut, neuf fois sur dix cette double charge se soldait par la défection de l’une des parties, laquelle tournait le dos et se donnait à la fuite. Les réserves intervenaient alors pour essayer de redresser la situation, mais la plupart des fois en quelques dizaines de minutes l’action était scellée en faveur de la force dont les escadrons avaient le mieux tenu la charge initiale. Si l’enveloppement avait été complété, la situation du vaincu devenait critique. Si par contre un chemin d’évasion restait ouvert, la bataille s’achevait sans grandes pertes avec la dispersion du fuyard95.
135Ce type de rencontre simple et rapide était-elle donc moins éprouvante, moins sanglante, moins décisive que la bataille de manœuvres que menaient les armées professionnelles de la période ? Aucunement. Neuf fois sur dix, l’une des forces de cavalerie lancée dans une charge frontale tournait le dos. Mais qu’arrivait-il dans ce dernier cas où les deux unités allaient jusqu’au bout ?
136Lorsque nous analysâmes la charge de la cavalerie de ligne, nous avons appris qu’elle ne cherchait pas systématiquement la mêlée à outrance, mais préférait garder une certaine maîtrise de soi afin de libérer la voie à des attaques successives. Exactement le contraire peut-être affirmé des forces de cavalerie intermittentes. Les escadrons miliciens cherchaient délibérément l’entrevero. Même les unités les plus irrégulières, les montoneras pratiquant la formation en fer à cheval, cherchaient éventuellement à emporter la victoire dans un combat au corps à corps.
137Évidemment, les montoneras ne pouvaient pas se lancer immédiatement sur des bataillons ou des escadrons de ligne bien ordonnés. Mais leur tactique évasive de regroupement-dispersion servait justement à tester la cohésion rigide de l’unité disciplinée. Si après de nombreuses charges infructueuses l’attaquant laissait entrevoir de la fatigue ou se désordonnait, il suffisait de la plus petite faille, du plus mince espace entre ses rangs pour que les montoneros s’élancent dans la plus furieuse des charges en fourrageurs.
138Plus encore, dans les combats symétriques comme celui de deux escadrons miliciens d’un niveau de cohésion similaire, le combat rapproché était aussitôt recherché. Les deux unités chargeaient, aucune des deux ne reculait, les cavaliers se rencontraient bel et bien face-à-face et décidaient de la rencontre au corps à corps. Cette mêlée chaotique, cet entrevero brutal, constituait sans conteste le moment culminant de la bataille. C’était l’épreuve suprême, le moment en vue duquel le paysan se préparait depuis l’enfance, dans d’innombrables heures de jeu et de travail au couteau et à cheval.
139Heureusement, on dispose d’un certain nombre de descriptions de première main de ce qui avait lieu lorsque l’entrevero commençait. Ces descriptions ne sont pas normatives ou tactiques : il ne pouvait pas y avoir de règlement sur ce qui se passait dans la mêlée ; elle était au-delà de la portée du disciplinaire, du technique, voire du militaire. Il s’agissait d’un instant de tuerie pure et simple, c’est pourquoi les témoignages qui nous en parlent sont toujours principalement des récits de survie. Seuls l’instinct, les réflexes et le courage personnels y étaient pour quelque chose. Le reste était un tourbillon de forces hors de contrôle (voir l’illustration 6 en annexe, la meilleure représentation d’un entrevero faite par un contemporain de l’époque étudiée).
140L’un des entreveros le mieux documenté est celui du combat de Malabrigo (1845), où s’affrontèrent des unités de milice appartenant à la plupart des provinces du littoral. Le chef d’escadron Prudencio Arnold y participa au côté des forces fidèles à Rosas, à la tête de son escadron de 139 hommes, tous des vieux soldats de frontière96. Aussitôt formé sur la ligne il remarqua dans la formation ennemie, juste en face de sa position, un escadron très beau, de 300 hommes, dont tous les chevaux étaient blancs. Prévoyant qu’il serait forcé de se battre en duel avec cette force, il demanda à l’escadron contigu au sien de lui venir en aide, formé en échelon à côté de lui.
141Quelques instants plus tard les deux armées s’élancèrent l’une sur l’autre, au trot. Tandis qu’ils avançaient, Arnold, qui marchait quelques pas devant sa troupe, leur adressa quelques mots d’encouragement et leur fit crier « Viva La Patria ! Viva Rosas ! ». Ils étaient déjà sur l’escadron aux chevaux blancs : les deux forces donnèrent la charge, aucune ne recula et le choc se produisit. Les deux escadrons gardaient les rangs bien serrés : beaucoup de chevaux heurtèrent leur tête contre celles des chevaux ennemis, plusieurs hommes se firent embrocher par les lances opposées, énormément de corps roulèrent par terre. Secoués par le choc, les combattants cherchaient une fissure dans la formation ennemie afin de s’y faufiler, ils ne la trouvèrent pas. Les deux escadrons, arrêtés dans leur élan, échangeaient férocement des coups avec les soldats d’en face.
142La charge avait donc échoué partiellement, Arnold ordonna de faire volte-face. Ses hommes, dans l’ardeur de la lutte, perdirent la formation, beaucoup eurent du mal à se dégager. Ils obéirent cependant, reculèrent 50 mètres et réussirent à reformer la ligne d’attaque : ils menèrent une deuxième charge. Cette fois les rangs ennemis n’étaient plus aussi solides, les hommes d’Arnold trouvèrent la faille et pénétrèrent dans les intervalles.
143Il se produisit alors l’entrevero. D’après Arnold, le plus terrible qu’il ait jamais vu. En quoi consistait-il exactement ? Les rangs opposés s’étant interpénétrés, toute formation et tout ordre étaient définitivement perdus ; on luttait pêle-mêle à l’arme blanche et c’était chacun pour soi. Ici le fusil n’était plus de grand secours. La mêlée était le royaume où le couteau et le sabre régnaient en maîtres. Mais loin d’un corps à corps rigide, comme celui d’une phalange hoplitique, dans l’entrevero la dynamique était tournoyante, hommes et chevaux s’entremêlant dans un mouvement à peu près circulaire qui s’organisait de lui-même, de manière tacite, « comme pour le battage [la trilla] ». Les lignes droites cédaient ainsi la place à une espèce de spirale en mouvement constant97.
144Non seulement la visibilité y était réduite à néant par la poussière, mais les notions sécurisantes de front, flancs et arrières n’étaient plus d’aucune utilité, les coups venant de tous les côtés. C’était, selon les mots d’Arnold, « un champ de la mort ». Pour empirer les choses, les troupes de milices portaient des uniformes très sommaires, se distinguant à peine de l’ennemi par un ruban de couleur ou une plume au chapeau. Dans les conditions de visibilité propres à l’entrevero, évidemment, ces marques ne servaient plus à grand-chose et les miliciens s’attaquaient et s’entre-tuaient indifféremment, sans trop savoir qui était en train de tomber sous le couteau98.
145Tandis que le cheval caracolait, les coups s’assenaient à droite et à gauche, sans pitié et sans arrêt. Une fois que l’entrevero était installé, l’égalité la plus parfaite régnait sur le champ de bataille : soldats, officiers, commandants en chef, tous y étaient trucidés à coups de couteau, tous devaient se battre afin de sauver leur peau99. Les scènes de combat personnel transmises par les survivants sont terribles100. À un moment donné, Arnold se trouva bloqué avec un soldat ennemi : il lui avait planté sa lance dans la hanche, tandis que la lance du soldat avait traversé les côtes de son cheval. Les deux se débattaient sans lâcher prise ni arriver à retirer leurs lances, lorsque le cheval de Arnold finit par se cabrer et le fit tomber par terre, assommé, au milieu de la mêlée. Avant d’être piétiné par les chevaux, miraculeusement un lieutenant le reconnut et le fit aussitôt monter en croupe ; ils continuèrent à sabrer101.
146L’entrevero de Malabrigo dura un peu moins d’une demi-heure, celui de Concepción del Río Cuarto plus de trois quarts d’heure. Pour les hommes qui se trouvaient à l’intérieur de ces scènes infernales il s’agissait de véritables éternités, où les résistances physique et psychologique étaient éprouvées jusqu’à la limite. Lorsque la dynamique tourbillonnaire céda insensiblement sa place à une fuite désordonnée de l’escadron ennemi, les hommes de l’unité d’Arnold se trouvaient déjà derrière la ligne opposée, ce qui entraîna la retraite générale des bataillons ennemis. Ils avaient tort : après l’entrevero les hommes d’Arnold ne pouvaient plus combattre. Celui-ci sonna la halte et essaya de déterminer l’état de sa force : en quelques minutes à peine, de ses 139 hommes 13 avaient été tués et 23 blessés ; les pertes de l’ennemi avaient été encore plus lourdes. Ils se trouvaient ainsi au milieu d’un tas de cadavres humains et équins ; les blessés criaient de toute part. Le commandant en chef arriva alors pour exiger qu’ils entament la poursuite, mais beaucoup des hommes refusaient de se séparer des mourants. Arnold lui-même était bouleversé par la situation et eu de mal à se maîtriser.
147L’expérience d’un entrevero majeur épuisait les vainqueurs et rendait difficile la poursuite des opérations organisées. Pour les vaincus, la mêlée se soldait indéfectiblement par la panique et la rupture totale des liens du corps collectif. C’était alors qu’on cessait de se battre et qu’on essayait de prendre la fuite que la plupart des pertes se produisaient dans les rangs du perdant. Celles-ci pouvaient être catastrophiques, lorsque la mêlée était tellement serrée qu’il était difficile de s’en dégager.
148Pourquoi un parti prenait la fuite plutôt qu’un autre, étant donné que la tuerie était indifférenciée et qu’on ne distinguait plus l’appartenance des soldats tombés ? C’est quelque chose qui arrivait sans que personne ne puisse l’expliquer. Par hasard ou par instinct, à un moment donné, sans qu’aucune donnée rationnelle ne le justifie, sans que les pertes d’une bande soient plus nombreuses que celles de l’autre, l’une des unités prenait la fuite. Quelques témoignages affirment que les cris d’alarme jouaient un rôle crucial dans la détermination de l’issue. D’après Pueyrredón, l’entrevero de Concepción était parfaitement indécis jusqu’à ce que quelqu’un ne crie, de manière très distincte : « un renfort de Ramírez arrive ! ». En réalité, Ramírez était à des centaines de kilomètres de distance du champ de bataille, mais l’effet de la fausse nouvelle ne fut pourtant pas moins concluant : « Il suffit de ce cri pour que la défaite ne se déclare ; des groupes commencèrent à s’en aller, d’abord au trot, puis au galop, et finalement dans la fuite la plus complète102. »
149Une chose semble certaine : dans l’endurance de ce type de combat, ce n’était pas le soldat discipliné et régulier qui avait l’avantage, mais son ennemi intermittent et armé d’un couteau. Comme nous le disions plus haut, le soldat de ligne était conditionné par son entraînement à se battre dans un certain ordre, de face et à des distances précises, avec des gestes mécaniques, et des camarades à droite, à gauche et derrière. L’initiative individuelle et le penchant pour le combat singulier lui avaient été soigneusement extirpés comme des attentats contre le corps collectif. Dans le tourbillon de l’entrevero tout cela était irrémissiblement perdu. Le soldat se retrouvait dans un milieu incompréhensible où la maîtrise de soi et le courage froid n’étaient plus d’aucune utilité, où seules l’adresse instinctive et la fureur aveugle étaient des atouts. Dans ces conditions le soldat était terrorisé et lâchait ses armes. Toute cohésion était perdue et les combattants de jadis devenaient des victimes sacrificielles103.
150Le montonero et le milicien, par contre, étaient bien préparés pour ce type de combat individuel. Non seulement leurs couteaux longs, maniés avec maîtrise, étaient alors l’arme idéale, mais leur manière de monter à cheval leur permettait de réagir avec vitesse et assurance. L’entrevero était l’opportunité qu’ils attendaient, le moment où ils pouvaient finalement frapper à leur guise sur l’ennemi plus régulier qui les détruisait avec son feu. Ils continuaient donc à se battre jusqu’au bout, guettant anxieusement le moment où leur ennemi lâcherait finalement les armes et s’adonnerait à la fuite, prêts à bondir à leur poursuite comme sur des animaux traqués.
151Cette espèce de loi – que la force la plus irrégulière l’emportait dans l’entrevero – était bien connue des militaires de l’époque qui avaient à en subir les conséquences. Après le désastre vécu par les troupes disciplinées de Cuyo face aux forces irrégulières de Carrera dans l’entrevero de Concepción du Río Cuarto, les documents laissés par les chefs militaires de la province montrent bien que leur seul souci était, en prévision d’une deuxième rencontre imminente, de trouver un dispositif tactique capable d’éviter coûte que coûte la mêlée104.
152Les causes de cette supériorité dans le combat rapproché n’étaient pas seulement techniques. Il existait un élément énergétique déterminant : l’enthousiasme des troupes irrégulières était tout simplement plus grand que celui des soldats de ligne, dont un grand nombre était ramené par la force au champ de bataille105. Au moment de vérité, lorsqu’il fallait absolument vaincre ou mourir, c’était généralement le combattant irrégulier qui restait sous ses bannières. Le fait que des troupes volontaires, miliciennes ou montoneras, aient passé avec succès par l’épreuve de l’entrevero, montre jusqu’à quel point les guerres civiles de l’époque, et les causes qu’elles véhiculaient, étaient vécues avec une passion extraordinaire.
153Dans une page importante, rédigée longtemps après la crise de 1820 et la victoire des provinces sur l’État central de Buenos Aires, J. M. Paz essayait d’expliquer au lecteur contemporain comment des troupes irrégulières avaient alors réussi à vaincre des armées de ligne. Il avouait :
« La montonera, bien que composée de troupes irrégulières, était animée d’un enthousiasme extraordinaire. Celui-ci, joint à la fougue et au courage propre à nos paysans, lui donnaient une supériorité marquée dans les combats individuels à l’arme blanche, et donc dans les mêlées de cavalerie. Or, nos escadrons – qu’ils soient des milices ou des corps de ligne fraîchement créés –, improvisés afin de tenir tête à la montonera, n’avaient pas l’instruction indispensable aux combats de manœuvre. Nos batailles se limitaient donc à des chocs brusques et désordonnés où l’on se battait presque individuellement. C’est pourquoi les montoneros privilégiaient tellement ce qu’ils appelaient l’entrevero : lorsque la guerre était réduite à ses termes, on ne pouvait plus tirer aucun avantage de la tactique, de la discipline ou des principes de l’art106. »
En manière de bilan : le problème de la victoire
154De tous les temps, la préférence de la bataille rangée sur la guerre de raids et d’escarmouches se justifia par sa capacité d’amener une décision militaire à un conflit donné et de couper court aux hostilités. Dans le Rio de la Plata, au prix d’efforts inouïs, l’État créa des nombreux corps de ligne spécialement conçus pour être la force dominante sur le champ de bataille ; ces unités se battirent, avec des résultats mitigés, contre les unités de ligne d’autres États. Mais cette militarisation initiale fut largement débordée par une militarisation de base qui comportait des éléments ascendants, intermittents et irréguliers. Bientôt les armées de ligne, ou ce qui restait d’elles, furent confrontées par des forces insaisissables qui leur menaient une guerre de proximité acharnée.
155Évidemment, les unités disciplinées cherchaient à forcer leur ennemi à accepter une bataille générale : alors seulement les grands escadrons et bataillons auraient eu sur quoi frapper. Les forces intermittentes acceptaient occasionnellement cette invitation et, dans la majorité des cas, l’issue des rencontres subséquentes suivait la logique : les miliciens, les montoneros, les Indiens ne pouvaient pas supporter les charges cordonnées et systématiques des unités de ligne ; le corps le plus solide l’emportait ; les forces irrégulières étaient balayées vers l’arrière.
156Mais qu’arrivait-il alors ? Grâce à sa cohésion flexible, l’unité de milices était certes facile à rompre ; elle était également facile à regrouper. L’escadron de milices, bousculé dans la charge, perdait sa formation : les miliciens continuaient à être liés entre eux par des rapports qui dépassaient le cadre strictement militaire. Rompus, ils ne formaient pas une foule d’individus isolés : ils continuaient à faire partie du même réseau de parenté, de voisinage, de réciprocité, de dépendance ; ils continuaient à se battre autour de leur groupe de base ; éventuellement ils rentreraient chez eux ensemble107.
157Quelles étaient pour le vaincu les conséquences d’une telle défaite ? Ils avaient eu certes des morts et des blessés, les esprits étaient secoués, le prestige du commandant ne manquait pas de souffrir une certaine déconsidération. Mais à la différence d’un corps de ligne, un régiment de milices ne pouvait pas être blessé à mort dans une bataille. Il s’agissait de la société d’un pays en armes : pour le faire disparaître complètement il aurait fallu exterminer la population. Ces milices intermittentes fonctionnaient, constitutivement, selon une dynamique de rassemblement-dispersion. Leur finalité était de se dissoudre ici et maintenant pour se regrouper plus tard, plus loin. Avant les batailles, les chefs miliciens prévoyaient toujours des points de réunion où la troupe se rallierait si elle était défaite. Dans le pire des cas, il leur fallait laisser passer quelque temps avant de les convoquer au moyen d’un nouvel appel.
158La victoire sur de telles forces n’était donc jamais décisive. Quelques heures, quelques jours plus tard, les troupes victorieuses avaient affaire aux mêmes miliciens de la veille, bien remis de leur fatigue, le couteau toujours au poing. La victoire militaire ne suffisait donc pas. Afin de démobiliser la population locale il était nécessaire d’une négociation politique, du rétablissement de l’ordre social et économique, de l’imposition d’un régime policier ; toutes choses que les militaires de l’époque n’étaient pas forcément en mesure de faire.
159Cette vérité – que les victoires en bataille rangée sur les forces intermittentes n’étaient pas décisives –, fut finalement comprise par la plupart des acteurs. Le poète Luis Pérez, depuis la perspective fédérale, affirmait :
« Voilà que dans trente batailles
Ils pourront peut-être nous défaire
Avec les hommes libres de la campagne
Ils ne pourront pas terminer108. »
160Tandis que les forces de guerre intermittentes, mille fois vaincues, continuaient toujours à se battre, les forces disciplinées ne pouvaient que s’user et se démoraliser dans cette guerre apparemment interminable. En 1819, à Buenos Aires, le commerçant Facundo Zuviría disait au sujet de la guerre contre les forces irrégulières :
« La situation avec la montonera va de pire en pire, toute initiative militaire à son encontre est condamnée d’avance. Ce type de guerre est le plus sanglant que nous n’ayons jamais vu en Amérique, et le plus grave est qu’il est impossible d’y mettre fin par les armes […]. Nos triomphes se limitent à les mettre en fuite, ce qui constitue pour eux une victoire. À elle seule, la montonera fait plus de tort aux intérêts de notre gouvernement que toutes les armées espagnoles ensemble109. »
161L’opinion de Zuviría était pleinement partagée par l’officier royaliste García Camba :
« Il était pénible de voir l’état lamentable dans lequel finissaient nos troupes de ligne tellement courageuses, tellement constantes, qui avaient pourtant battu et dispersé l’ennemi à chaque fois qu’il avait osé se présenter. Mais telle était la nature de cette guerre, que le vainqueur perdait plus que le vaincu110. »
162Or, si la bataille rangée n’offrait pas de victoire décisive contre l’ennemi intermittent, elle l’offrait bel et bien contre les troupes de ligne. L’entrevero, certes rare, donnait aux troupes irrégulières l’opportunité unique de rompre complètement, en l’espace de quelques minutes, leur ennemi tellement redouté. Les dommages subis par les forces de ligne étaient irréparables : l’armée était littéralement défaite, désagrégée dans ses composants individuels ; tout le temps et les ressources investis dans sa formation étaient perdus à tout jamais. Le soldat de ligne, pris de panique, se défaisait de tous ses liens avec l’armée une fois que son unité était dissoute. Il jetait ou cassait son fusil et, dans ce geste hérétique, il se défaisait de tout l’éthos militaire, de toute appartenance à la famille du régiment.
163Voilà donc le verdict du champ de bataille : les forces de ligne n’imposeraient pas une défaite militaire définitive aux forces intermittentes et irrégulières. Ceci entraîna l’adaptation de toutes les forces de guerre vers un modèle de combat mixte plus souple, plus simple, plus efficace. L’âge d’or des milices de cavalerie commença. Leur primauté permettait à chaque province de défendre avec succès son indépendance ; leur mobilisation irrégulière permettait aux secteurs populaires ruraux de défendre militairement leurs intérêts. Le triomphe des milices allait de pair avec celui de la fragmentation territoriale et politique : dans ces conditions la guerre se reproduisait d’elle-même. Cette situation durerait un demi-siècle ; il ne prendrait fin qu’avec le démantèlement de la société guerrière. Il ne s’agissait plus alors de gagner la guerre : il s’agissait de gagner la paix.
Notes de bas de page
1 Voir « Batalla » et « Combate » dans RAE, 1803, 1817, 1832. Cf. Diccionario Militar : contiene las voces técnicas, términos, locuciones y modismos antiguos y modernos de los ejércitos de mar y tierra, Madrid, Imprenta de D. Luis Palacios, 1863. Pour la traduction en français des termes utilisés on a confronté les dictionnaires espagnols à Gaigne A. T., Nouveau dictionnaire militaire, Paris, Chez Levacher, 1801.
2 Très souvent la distinction entre le combat, la bataille et l’escarmouche n’est pas claire dans les sources qui parlent simplement d’« action ». C’est une affaire d’interprétation au cas par cas et les chiffres avancés ne gardent donc qu’un caractère illustratif. On a ajouté les assauts majeurs de places fortes au nombre des batailles. À tout moment, nous avons corrigé les sources à la baisse, excluant des dizaines des cas où le nombre de combattants et l’importance des affrontements pouvaient être exagérés. Les documents que rapportent ces actions militaires se trouvent principalement dans AGN, X-23-2-1, 23-2-2, 23-2-3, 23-2-4, 4-3-10, 4-3-11. Ils sont également compilés dans POGI et PBGC. Pour un aperçu général des actions, voir Círculo Militar, Atlas histórico militar argentino, 1974.
3 Une reconstruction brillante de cette attente, pour la bataille de Pavón, dans López L. V., La Gran Aldea (1884), 2001, p. 26-28.
4 Voir Muir R., Tactics and the experience of battle in the age of Napoleon, 1998, p. 12-26.
5 Au sujet de la position générale de la Nouvelle Histoire face à l’événement, voir Le Goff Jacques (dir.), La Nouvelle Histoire, 2006. Par contre, depuis une dizaine d’années apparaissent de nouvelles approches : voir « Nouvelle histoire bataille » I et II, Le Cahier du CEHD, n° 9 et n° 23, 1999 et 2004. Les problèmes méthodologiques de l’étude du fait guerrier chez Audoin-Rouzeau S., « Vers une anthropologie historique de la violence de combat au xixe siècle : relire Ardant du Picq ? », Revue d’histoire du xixe siècle, n° 30, 2005, en ligne, disponible sur : [http://rh19.revues.org/index1015.html] ; dans Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (xixe-xxie siècle), 2008 et, avec Becker A., dans 14-18 : Retrouver la guerre, 2000. L’historiographie anglo-saxonne ne connut guère l’ostracisme de la bataille décrit ci-dessus. Keegan J., The Face of Battle, 1978, reste toujours le livre de référence.
6 L’idée de la guerre comme expression d’une culture, voire comme la culture tout court chez certains peuples, constitue l’hypothèse centrale du grand livre de Keegan J., A History of Warfare, 1994, p. 3-12.
7 Nous analysons longuement le problème du rapport de bataille en tant que source dans « La gloria, esa plaga de nuestra pobre América del Sud », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, 2009, en ligne, disponible sur : [http://nuevomundo.revues.org/index56444.html].
8 L’un des plus beaux récits d’après le modèle des échecs est celui du général Las Heras J. G. (de), « Relación de la batalla de Maipu », in Museo Histórico Nacional, Memorias y Autobiografias, vol. 3, 1910, p. 125-142. Pour un exemple frappant de la vision idéalisée du rôle du commandant en chef recueillie par l’historiographie argentine, voir, au sujet de la bataille d’Ituzaingó, Lopez V. F., Campaña del General Alvear en la Guerra del Brasil en 1826-27, 1894, p. 87-100.
9 Deux bons exemples de l’action concrète d’un commandant en chef dans « Parte detallado de la batalla de Ciudadela, del general Juan Facundo Quiroga », PBGC, vol. 2, p. 390-393 et Lamadrid G. A. (de), Memorias, vol. 2, 1968, p. 46-52.
10 Voir « Plan de señales del Ejército de los Andes, batallón n° 11, 1817 », in J. J. Biedma (dir.), Documentos referentes a la Guerra de la Independencia y emancipación política de la Republica Argentina y de otras secciones de América, vol. 2, p. 25.
11 Ceci était vrai, d’ailleurs, pour toutes les guerres de la période. Voir sur ce sujet, par exemple, la célèbre étude réalisée par L. Tolstoï sur la bataille de Borodino et le problème du rapport de bataille, dans La Guerre et la Paix, 1952, p. 1040-10452, 1615-16120.
12 Très souvent, après le signal d’attaquer, les chefs d’escadron ne recevaient plus un seul ordre du commandant en chef durant toute la durée du combat. Voir infra, p. 291, l’expérience de Prudencio Arnold dans le combat de Malabrigo.
13 La perte du contrôle des unités soumises au stress du combat a même un côté physiologique très important. Une bonne analyse de ces effets dans Ehrenreich B., Le sacre de la guerre. Essai sur les passions du sang, 1999, p. 92.
14 Une bonne étude de ces phénomènes dans Corvisier A., « Le moral des combattants, panique et enthousiasme : Malplaquet, 11 septembre 1709 », Revue historique des Armées, n° 3, 1977, p. 7-32.
15 Clausewitz C. (von), op. cit., p. 267.
16 Voir supra, p. 171.
17 Dans l’Armée républicaine de la guerre du Brésil, par exemple, tous les bataillons d’infanterie étaient « légers ». Il s’agissait d’unités de 300 à 350 effectifs qui pouvaient aussi bien prendre place dans la ligne de bataille que se battre dans les escarmouches préliminaires. Voir Iriarte T. (de), op. cit., vol. 2, p. 344-346.
18 L’artillerie du Rio de la Plata ne fonctionnait guère comme une arme indépendante. Elle était généralement peu nombreuse, deux ou trois pièces de chaque côté utilisées pour ouvrir le combat.
19 Voir notamment le Prontuario de Guías o colocación de los sargentos en las maniobras, Buenos Aires, Imprenta de la Independencia, 1817.
20 Nous avons analysé cette formation en détail, voir supra, p. 193. Il faut considérer que ces formations occupaient un espace considérable. Un bataillon de 900 hommes, formé sur trois rangs, pouvait s’étendre sur 150 ou 200 mètres.
21 Lamadrid G. A. de, op. cit., vol. 1, p. 40-41.
22 Tous les témoignages de première main qui décrivent l’action d’Ayohuma s’accordent sur l’expérience de l’infanterie, voir Zelaya C., « Memoria de algunos de los pocos servicios que el argentino que firma ha podido rendir a su patria en su carrera militar », BM, vol. 2, p. 1849-1862. J. M Paz, également présent, affirme que la canonnade dura plutôt une demi-heure, Memorias Póstumas, vol. 1, p. 132. B. Mitre recueille également les témoignages des chefs royalistes, voir Historia de Belgrano, vol. 1, 1971, p. 250-255.
23 Voir supra, p. 160.
24 Voir Reglamento para el ejercicio y maniobras de la infantería en los ejércitos de las Provincias Unidas de Sud América, Buenos Aires, 1817, p. 163. Ces questions ont été discutées par Guibert J. (de), op. cit., vol. 1, p. 70-91.
25 R. Muir, op. cit., p. 70.
26 Nous avons déjà étudié les cas du Cerrito et de l’ordre précédant Maipú. Voir supra, p. 161-163.
27 Il ne faut pas songer ici au type de colonne propre aux hoplites grecs ou à la phalange macédonienne. Dans la colonne d’infanterie moderne les soldats ne poussaient pas ceux du rang précédent. On gardait plutôt les espaces entre les rangs et on ajoutait même un intervalle de plusieurs mètres entre les compagnies marchant l’une après l’autre.
28 Le « mystère » de l’élan supérieur de la colonne d’attaque était à l’époque un autre objet de débat. Une réponse partielle vient du fait qu’il était impossible de faire charger une ligne s’étendant sur 200 mètres de manière synchronisée, à cause des accidents de terrain. Plus important encore était le fait que, tout simplement, les soldats croyaient que la colonne d’attaque avait l’avantage.
29 On disait alors que la troupe « tourbillonnait » (remolineaba), ce qui était un signe certain de doute et de prochaine dissolution.
30 Muir R., op. cit., p. 86-104.
31 Dans la bataille de Maipú et dans celle de Torata, plusieurs rapports parlent de véritables chocs à la baïonnette suivis de terribles corps à corps. Dans le premier cas le choc aurait été facilité par le fait que les bataillons des deux parties, s’avançant les uns contre les autres, ne se voyaient pas dans leur marche à cause d’une colline qui dominait le centre du champ de bataille. Quelques bataillons se seraient alors rencontrés face à face à une très courte distance. À Torata, après une fusillade générale prolongée, plusieurs bataillons patriotes chargèrent la ligne royaliste dont les bataillons chargèrent à leur tour. Avant de se rencontrer, les deux infanteries s’arrêtèrent net et ouvrirent le feu à brûle-pourpoint. Aucune ne décampa, elles se mêlèrent alors à la baïonnette jusqu’à ce que les patriotes prennent la fuite. Voir notament Las Heras J. G. (de), op. cit., p. 145-149 et Arrieta D., op. cit., chap. xiv.
32 Dans la poursuite et dans l’achèvement de forces qui n’avaient plus d’échappatoire, la baïonnette avait toute l’importance qu’elle n’avait pas dans les chocs frontaux. Dans le combat de la Tablada (1829), après une embuscade les deux petits bataillons unitaires tombèrent sur l’infanterie de Quiroga, acculée dans un ravin. Cette dernière se défendit à outrance mais fut finalement submergée. C. Díaz, l’un des officiers qui mena l’attaque, raconte qu’ils exterminèrent les fantassins de Quiroga aux coups de baïonnette jusqu’à ce que les morts commencent à s’entasser. Immédiatement après le combat, les 260 hommes de son bataillon furent passés en revue : toutes les baïonnettes étaient teintes de sang. Voir op. cit., p. 16-17.
33 Picq Ardant (du), Études sur le combat, 1880, p. 88-207. Cf. Audoin-Rouzeau S., « Vers une anthropologie historique de la violence de combat au xixe siècle : relire Ardant du Picq ? », op. cit.
34 Les témoignages de l’époque parlent de fuyards retrouvés à des dizaines de kilomètres du champ de bataille à peine quelques heures après la fin de l’action, alors que les combattants qui restaient sur place tombaient épuisés. La panique bloquait en effet les sensations de douleur et de fatigue, permettant des efforts supplémentaires inconcevables autrement. Un exemple particulièrement frappant est celui du général Lamadrid à la bataille du Tala. Lamadrid G. A. (de), op. cit., vol. 1, p. 230-236, vol. 2, p. 312-314. Cf. Chagniot J., « Une panique : les Gardes françaises à Dettingen (23 juin 1743) », Revue d’Histoire moderne et Contemporaine, janvier-mars 1977, p. 78-95.
35 La voix de « on est coupés » (nos cortan) était dans le Rio de la Plata l’équivalent du « sauve qui peut » français. Les lois pénales de l’armée stipulaient, en effet, que quiconque criait « on est coupés » en bataille devait être mis à mort sur-le-champ. « Leyes penales del Ejército de los Andes, sept.1816 », in J. J. Biedma (dir.), Documentos referentes, op. cit., vol. 1, p. 442-443. Le nombre de batailles dont le sort changea à cause d’un cri aux arrières est surprenant. Le cas le plus fameux est celui de la bataille de Vilcapugio (1813).
36 La bataille de Huaqui (ou Yuraicoragua, ou encore Desaguadero) eut lieu le 20 juin 1811, à la frontière entre les anciennes vice-royautés du Pérou et du Rio de la Plata. Elle signifia le premier grand échec des forces révolutionnaires sur le front du Haut-Pérou et écarta toute possibilité d’une résolution militaire rapide du conflit. La reconstruction des faits de la bataille a été réalisée à partir du dossier manuscrit « Copia de un borrador autografo de Don José Maria Cabrer, fiscal que fue en la causa seguida sobre la derrota de Guaqui, 1812 », AGN, VII, Archivo Arenales, 2555-2. Également, on suit de près l’extraordinaire récit du commandant de la troisième division, Bolaños José, « Noticia de la desgraciada suerte que corrió el Ejército Auxiliar del Perú », in Museo Mitre, Documentos del Archivo de Pueyrredón, 1912, p. 75-101.
37 Le jour de la bataille le régiment comptait trois mois d’entraînement mais presque aucune expérience de service. Voir Bolaños J., op. cit., p. 75-77.
38 Castelli, qui observait le combat à une certaine distance de la ligne, remarqua qu’avant que la panique totale ne se déclarât, un nombre important de soldats se détachait de la ligne et courait vers l’arrière se cacher parmi les rochers. Les officiers allaient les trouver pour les ramener au combat, mais ils prétextaient des blessures, le manque de munitions ou la panne du fusil, alors que Castelli vit plusieurs hommes se débarrasser prestement des cartouches ou détraquer leurs armes. Voir « Castelli al Gobierno, Macha, 28 de junio 1811 », in « Copia de un borrador… », op. cit.
39 La dissolution de la troisième division fut si complète que pendant deux jours Balcarce et Castelli en fuite ne réussirent à trouver deux hommes qui acceptassent de leur servir d’escorte. Y a-t-il dans les annales de la guerre d’autres exemples où le commandant en chef et le commissaire politique d’une force de plusieurs milliers d’hommes aient dû entreprendre la retraite seuls ?
40 L’exemple le plus clair du poids de l’infanterie sur la défensive est celui de la campagne de Lavalle contre Rosas en 1839. La « légion » avec laquelle Lavalle voulait s’attaquer au gouverneur de Buenos Aires était presque entièrement composée de cavalerie. Lorsque Rosas plaça son armée à Santos Lugares, forte de 2 000 fantassins bien disciplinés, et refusa obstinément de réagir aux feintes et provocations de Lavalle, la campagne fut virtuellement décidée. Iriarte T. (de), op. cit., vol. 7, p. 17-18.
41 Le combat de Fraile Muerto (1818) est un exemple de l’endurance de l’infanterie face aux attaques de la cavalerie irrégulière. Voir aussi la bataille de Cañada de Cepeda (1820), PBGC, vol. 1, p. 300-306.
42 Dans les pages suivantes on suit Prontuario o extracto del exercicio, y evoluciones de la Caballería conforme a la Real Ordenanza de 8 de Julio de 1774, Buenos Aires, 1802 ; Instrucción táctica para que los Regimientos de Caballería de dicho Exército se uniformen en sus movimientos y evoluciones, Sevilla, 1813 ; Reglamento para el ejercicio y maniobras de la caballería, Buenos Aires, 1834 ; Reglamento para el ejercicio y maniobras de la caballería, Buenos Aires, 1874. Le règlement français qui sert de base aux adaptations espagnoles est l’Ordonnance provisoire sur l’exercice et les manœuvres de la cavalerie, Paris, chez Magimel, 1810.
43 Les militaires de l’époque s’étendirent longuement sur ce sujet. Voir parmi d’autres Cázeres R. (de), Escritos Históricos, p. 423-425, 586-592 ; Contribuçôes para a historia da guerra entre o Brazil e Buenos Ayres, 1938, p. 134-150 ; Lamadrid G. A. (de), op. cit., vol. 1, p. 65. Lacasa P., Vida militar y política del general argentino don Juan Lavalle, 1973, p. 58-59 ; De la Torre L., « Memorias de los sucesos de 1825 », Revista Histórica, vol. 4, 1911, p. 359-363.
44 Voir par exemple Paz J. M., Memorias Póstumas, vol. 1, p. 410.
45 Une bibliographie exhaustive sur le problème de la charge dans Chauviré F., « La charge de cavalerie, de Bayard à Seydlitz », Nouvelle histoire Bataille II, Cahiers du CEHD, n° 23, 2004, p. 93-131.
46 À ce jeu extrême des charges et contre-charges, quelques capitaines excellaient avec un talent naturel qu’il était impossible de fabriquer artificiellement à la caserne. Il n’est donc pas étonnant que dans les cas d’ascension fulgurante dans l’échelle militaire, il s’agisse généralement d’officiers de cavalerie.
47 Si le poursuivant était suffisamment discipliné il s’arrêtait après une courte poursuite et revenait à son commandant pour reprendre la formation. Mais nombreux furent en effet les escadrons victorieux lesquels, après une poursuite trop étendue, se firent tailler en pièces par d’autres unités mieux formées. Il était donc indispensable d’avoir des réserves fraîches et ordonnées pour chaque attaque de cavalerie. Elles servaient aussi bien à « sauver les défaites » qu’à assurer les victoires.
48 Il est dans ce sens très suggestif que dans tous les règlements de cavalerie consultés – lesquels, on l’a vu, décrivaient jusqu’au moindre détail chaque manœuvre –, nulle mention ne soit jamais faite du moment du choc. La description de la charge va toujours jusqu’à la dernière poussée en avant, puis les textes sautent directement à la poursuite de l’ennemi en fuite. Ce silence assourdissant sur l’instant crucial du choc frontal en dit long sur les pratiques réelles de combat.
49 D’après Manuel Alejandro Pueyrredón (un capitaine de cavalerie ayant participé à la plupart des campagnes de la période) le choc de deux corps de cavalerie était très rare puisque l’une des unités tournait indéfectiblement le dos. Il dit n’avoir vécu l’expérience du choc qu’en deux opportunités : une fois à Querecheguas, où l’escadron ennemi l’attendit de pied ferme, retranché derrière une clôture, et dans le combat de Concepción del Río Cuarto que nous analysons infra, p. 293. En guise de comparaison, les chocs frontaux de cavalerie recensés tout au long des guerres napoléoniennes se comptent pratiquement sur les doigts d’une main.
50 Par exemple lors des batailles d’Oncativo (1830) et Ciudadela (1831), voir Lamadrid G. A. (de), op. cit., vol. 1, p. 345, vol. 2, p. 47. On verra un cas où les chevaux se touchaient littéralement de leur têtes, voir infra, p. 291, le récit d’Arnold sur la bataille de Malabrigo.
51 Muir R., op. cit., p. 124.
52 Voir infra, p. 288.
53 Dans son étude des tactiques utilisées par la cavalerie du Rio de la Plata, Manuel Alejandro Pueyrredón avance une hypothèse étrange : que la charge de cavalerie par échelons aurait été inventée par le héros araucan Lautaro, qui l’avait utilisée dans ses grandes victoires contre les Espagnols au xvie siècle. La charge par échelons était l’une des formes d’attaque courantes dans toutes les ordonnances de cavalerie européennes, mais Pueyrredón avait combattu les mapuches au sud du Chili dans la campagne de 1819 et il avait noté que ceux-ci, en effet, attaquaient par vagues successives. Voir Pueyrredón M. A., op. cit., p. 350.
54 Le règlement disait précisément : « Dans le cas contraire, si le premier escadron était repoussé, en s’échappant par la droite et par la gauche pour aller se reformer à la queue de la colonne, il dégagerait le front du second escadron ; celui-ci renouvellerait la charge, et en ferait de même vis-à-vis le troisième, en cas pareil. » Nous citons l’original français, Ordonnance provisoire sur l’exercice et les manœuvres de la cavalerie, Paris, chez Magimel, 1810, 18e manœuvre, p. 457.
55 Nous allons suivre le récit détaillé des expériences de Todd J. M., Recuerdos del Ejército de Operaciones contra el Emperador del Brasil, 1892. Son récit sera complété par le journal de campagne du commandant de l’unité, Paz J. M., « Diario de la marcha del Batallón de Cazadores y particular mio, desde 24 de Marzo de 1825 », in Diario de marcha del General José Maria Paz, 1938. Leurs témoignages seront confrontés aux nombreux mémoires d’officiers des deux armées et aux documents officiels : Iriarte T. (de), Memorias, vol.2, 1946 ; Pacheco A., « Apuntes sobre la campaña del Brasil », Revista Nacional, n° 4, 1888 ; Anonyme, Contribuçôes para a historia da guerra entre o Brazil e Buenos Ayres, 1938 ; Revillo J., « Apuntes para la historia de la guerra del Brasil », Revista Histórica, n° 3, 1910 ; Arrieta D., « Ratos de entretenimiento ó Memorias de un Soldado », Revista Nacional, 1889 ; Brito del Pino J., Diario de la guerra del Brasil, 1956 ; Cázeres R. (de), « Escritos Históricos del Coronel Ramón de Cázeres », Revista Histórica, n° 29, 1959 ; Danel A., « Autobiografía del Guerrero de la Independencia Don Alejandro Danel », Revista Nacional, vol. 6, 1888 ; Seweloh A. F. (von), Reminiscências da Campanha de 1827, 1936 ; Lacasa P., Vida militar y política del general argentino don Juan Lavalle, 1973. Les rapports de bataille et les documents officiels correspondant aux deux armées sont disponibles dans POGI, vol. 4, p. 341-357. Aussi Correa Luna C., La campaña del Brasil y la batalla de Ituzaingó, documentos oficiales, 1927.
56 D. Arrieta affirme que le n° 2 outre la lance portait cuirasse. Ceci n’est pas confirmé. Ratos de entretenimiento, op. cit., chap. xxii.
57 Le régiment était commandé par le colonel J. M. Paz, son second Daniel Ferreira, les commandants d’escadron Manuel Besarez et Juan Correa Morales et le major Victorio Llorente. Les 550 hommes se composaient de la sorte : 22 officiers, 24 sergents, 37 caporaux, 14 trompettes, 453 soldats. Voir J. Amadeo Baldrich, Historia de la guerra del Brasil : contribución al estudio razonado de la historia militar argentina, 1905, p. 205 ; Cf. T. de Iriarte, op. cit., vol. 2, p. 344.
58 L’Armée impériale était l’armée de l’empire du Brésil, successeur américain de l’empire Portugais. L’Empire comptait toujours avec le service de quelques bataillons et escadrons mercenaires, recrutés en Europe dans les principautés allemandes, en Autriche et en Irlande. La majorité de l’armée, cependant, était formée d’unités de ligne brésiliennes bien disciplinées. Elle comptait aussi avec le soutien significatif des milices de cavalerie de la province de Rio Grande, où se déroula la majorité de la campagne. L’infanterie impériale à Ituzaingó s’élevait à plus de 3 500 hommes organisés en 5 bataillons expérimentés et bien disciplinées, entraînés d’après le modèle britannique. L’Armée républicaine était celle des Provinces unies du Rio de la Plata, commandée par Carlos María de Alvear. Sur sa composition, voir supra, p. 172.
59 La guerre du Brésil et la bataille d’Ituzaingó furent l’objet de plusieurs travaux d’histoire militaire traditionnelle. Voir López V. F., Campaña del General Alvear en la Guerra del Brasil en 1826-27, 1894 ; Beverina J., La guerra contra el imperio del Brasil, 2 vol., 1928 ; et notamment Baldrich J. A., Historia de la guerra del Brasil : contribución al estudio razonado de la historia militar argentina, 1905. Plus récemment, Ocampo E., Alvear en la Guerra con el Imperio del Brasil, 2003.
60 Afin d’avoir le point de vue des hommes du régiment, nous suivrons le regard personnel de José María Todd, un très jeune sous-lieutenant qui commandait une moitié de la 2e compagnie du 1er escadron (donc quelques 35 ou 40 hommes). Sa compagnie manquait d’officiers puisque son capitaine était malade et son lieutenant 1er absent. Todd était donc extrêmement occupé et ne s’éloignait jamais des rangs, d’autant plus que dans la proclamation précédant le combat, le commandant du régiment leur avait dit : « Officiers : votre fonction n’est pas de vous battre individuellement, sauf en cas de nécessité. Votre devoir est de maintenir l’ordre dans vos rangs tandis que les soldats qui vous ont été confiés se battent eux-mêmes. Si un officier venait à abandonner ses hommes pour se battre en personne, je le ferais fusiller sur-le-champ : peu importe qu’il m’apporte une dizaine d’ennemis embrochés dans son épée », Todd J. M., op. cit., p. 34.
61 En fait Alvear, qui observait la bataille depuis une hauteur, avait d’abord envoyé l’ordre de charger avec un messager. Celui-ci s’étant égaré, il vint en personne.
62 Nous avons étudié la formation de cette unité. Voir supra, p. 196.
63 Ce bataillon était l’un des corps mercenaires qui servaient sous l’Empire. Fort de 505 hommes, il était composé de recrues allemandes, autrichiennes et irlandaises. Voir Schlichthorst C., O Rio de Janeiro como é (1824-1826) Uma vez e nunca mais, 2000, p. 278.
64 Pour la vision de cette charge du côté brésilien, voir Contribuçôes para a historia da guerra entre o Brazil e Buenos Ayres, p. 134-150. F. Brandzen, qui avait servi avec éclat dans la cavalerie napoléonienne, laissa des mémoires très intéressants sur les événements précédant la bataille, Escritos del Coronel don Federico de Brandsen, 1910.
65 T. de Iriarte confirme qu’aucun escadron républicain, malgré les nombreuses charges, n’arriva à toucher les baïonnettes brésiliennes. À chaque fois ils s’arrêtèrent au dernier moment, firent volte-face puis se reformèrent en ordre pour continuer à se battre. Les escadrons accomplirent pourtant leur objectif tactique : des heures durant ils clouèrent sur place les bataillons ennemis, jusqu’à ce que la cavalerie brésilienne soit anéantie et les bataillons forcés de se retirer. Voir op. cit., p. 458-463.
66 Voir Paz J. M., Diario de marcha, p. 228.
67 Le discours de Paz est rapporté par J. M. Todd. Il dit en outre que tous les objets personnels de Besarez furent immédiatement récupérés par un adjudant. Après la bataille, ils furent mis aux enchères et achetés par les officiers du corps. Ils gardaient ainsi chacun un souvenir du compagnon tombé, tandis que la somme rassemblée était envoyée à sa veuve. Voir op. cit., p. 36.
68 D’après Todd ils étaient plutôt formés en 4 échelons, « notre formation favorite dans les exercices ». L’escadron de milices, cependant, ne suivit pas la charge et resta en arrière, voir op. cit., p. 39.
69 La cavalerie brésilienne continuait à se battre de pied ferme et à la carabine, ce que face aux escadrons du Rio de la Plata de l’époque était un suicide. Seule la deuxième brigade, grâce à l’insistance du commandant Brown, marchait avec la carabine au dos et le sabre à la main. Voir Contribuçôes para a historia da guerra entre o Brazil e Buenos Ayres, p. 134-150 et Iriarte T. (de), op. cit., p. 458-463.
70 La question du mérite ou pas de la dernière charge du n° 2 fut tout de suite l’objet d’un débat échauffé. La considérant suicidaire et contraire à la subordination, Alvear voulut immédiatement séparer Paz de son emploi. Les officiers de l’état-major prirent cependant sa défense. Todd affirme qu’il entendit le dialogue suivant entre Alvear et Dehesa : « Alvear – Enfin, ce fut une charge brillante, les échelons parfaitement alignés ! Dehesa – Oui, les escadrons semblaient des véritables marches. » Quoi qu’il en soit Paz fut promu colonel-major sur le champ de bataille, l’honneur le plus grand prévu dans l’ordonnance espagnole.
71 Immédiatement après le combat, le spectacle offert par le champ de bataille était dantesque. Partout l’herbe sèche avait pris feu et les troupes ne pouvaient plus marcher que là où les flammes avaient tout consumé. Le n° 2 déjeuna à la position occupée à 17 heures, mais vers 22 heures la puanteur des cadavres éparpillés était telle qu’ils décidèrent de chercher une nouvelle position plus loin.
72 Voir « Relación de los muertos, heridos y dispersos que han tenido los cuerpos que lo componen en la gloriosa Batalla del 20 del corriente, 27 de feb.1827 », reproduit in C. Luna, op. cit., p. 35-45.
73 Le 12 avril 1827, soit 3 semaines après la bataille, le régiment n° 2 comptait 374 hommes dont 30 officiers. Voir Baldrich J. A., op. cit., p. 418.
74 La confrontation de la liste d’officiers du régiment n° 2 en décembre 1826 et après la bataille de la Tablada, le 22 juin 1829, montre une certaine continuité mais aussi un grand changement dans le personnel du corps. Voir « Composición y efectivos del ejército republicano, según las listas de revista originales, de diciembre 1826 », in J. A. Baldrich, op. cit., p. 558-567 ; « Jefes y Oficiales que participaron en las Batallas de la Tabalada », in PBGC, vol. 2, p. 246-248 ; Cf. Paz J. M., vol. 1, p. 353-365.
75 Le nouveau débat sur la guerre asymétrique « redécouvre » aujourd’hui la plupart des principes qui guidèrent les guerres de frontière et d’insurrection tout au long de l’histoire. Voir notamment Arreguin-Toft I., How the Weak Win Wars: A Theory of Asymmetric Conflict, 2005 ; en France, Baud J., La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, 2003.
76 Ainsi par exemple les forces de la province de Salta se limitaient à la guerre de montoneras lorsqu’elles étaient attaquées par les armées de ligne royalistes ; par contre, confrontées aux milices de Tucumán, qui étaient inférieures sur le papier, elles cherchaient directement la bataille rangée. Voir GD, vol. 11, p. 11-85.
77 Les forces de Buenos Aires opérant dans les provinces fédérales du littoral étaient à chaque fois attaquées de la sorte. Une description parfaite de ce type de dispositif dans « Parte de Balcarce al gobierno, 9 de enero 1819 », PBGC, vol. 1, p. 188 et sq.
78 L’instruction pour les compagnies de chasseurs dans le Reglamento para el ejercicio y maniobras de la infantería en los ejércitos de las Provincias Unidas de Sud América, Buenos Aires, 1817.
79 L’analyse la plus complète de cette tactique « montonera » est réalisée par J. M. Paz. Voir notamment son étude sur le combat de La Herradura, Memorias Póstumas, vol. 1, p. 271-289.
80 La perte des détachements envoyés combattre contre la montonera était une occurrence courante. À Guayabos, dès les premiers coups de feu échangés entre les deux armées, plus de 80 hommes nouèrent des rubans blancs autour de leurs baïonnettes et coururent passer vers la ligne opposée. Voir « Dorrego a Soler, 17 de enero 1815 », AA, vol. 17, p. 314-318.
81 M. A. Pueyrredón était un grand admirateur de la tactique des Mapuches du sud du Chili, tandis qu’il méprisait grandement la valeur guerrière des aborigènes de la Pampa. Son témoignage, nourri parfois d’hypothèses invraisemblables, garde cependant un poids considérable puisqu’il est l’un des rares militaires à avoir fait personnellement la guerre de frontière sur les deux fronts. Voir op. cit., p. 138-140.
82 R. de Cázeres rapporte une rencontre qu’il eut avec un groupe d’Indiens Charruas dans la Bande orientale, en 1834. Lorsque les miliciens rentrèrent au campement « ils avaient tous une ou deux paires de boleadoras enroulées autour du corps ou des pattes du cheval ». Voir op. cit., p. 452-453.
83 Arnold P., op. cit., p. 59. Sur la supériorité de la cavalerie indigène, voir Villar D., Jiménez J. F., « La tempestad de la guerra : conflictos indígenas y circuitos de intercambio. Elementos para una periodización (araucanía y las pampas, 1780-1840) », in R. J. Mandrini, C. C. Paz, Las fronteras hispanocriollas del mundo indígena latinoamericano en los siglos XVIII-XIX. Un estudio comparativo, 2003, p. 148.
84 Dans l’action de Carumbé les forces portugaises s’affrontèrent aux troupes d’Artigas. Celui-ci utilisa exactement la tactique que nous sommes en train de décrire. Il y fut vaincu. Voir « Joaquín Oliveira Alvares a Joaquín Javier Curado, 27 de oct. 1816 », AA, vol. 31, p. 80-88.
85 Les escadrons de dragons et hussards de ligne de l’Armée du Nord firent exactement cette expérience lorsqu’ils s’attaquèrent à corps perdu contre la ligne de tirailleurs installée par les forces fédérales de Santa Fe. Voir le récit de La Herradura, Paz J. M., op. cit., vol. 1, p. 271-289 et Lamadrid G. A. (de), op. cit., vol. 1, p. 136-139.
86 Voir supra, p. 245.
87 Voir supra, p. 242.
88 Pérez L., Historia de Pancho Lugares, El Gaucho, 1830.
89 De cette bataille néfaste pour le régime d’Artigas, R. de Cázeres laissa une étude très intéressante. Voir « Croquis y descripción de la batalla de India Muerta », in op. cit., p. 476-480. Cf. Rivera F., « Memorias de los sucesos de armas que tuvieron lugar en la guerra de la Independencia de los Orientales », Revista Histórica, vol. 6, 1913, p. 643-647.
90 Voir « Manuel de Souza a su padre Manuel Marques de Souza, 21 de nov. 1816 », AA, vol. 31, p. 93.
91 Au sujet des adaptations tactiques dans le monde indien, notamment sous le commandement des frères Pyncheira, voir Villar D., Jiménez J. F., « La tempestad de la guerra », op. cit., p. 144-158.
92 Voir des exemples assez classiques de ce type de formation dans les rapports de bataille du Rincón de Marlopa (1821), El Tala (1826), Rincón de Valladares (1827), Chascomús (1839) et notamment celui des forces de Quiroga à la Ciudadela (1831). Les rapports dans PBGC, vol. 1, p. 420-422, vol. 2, p. 79-81, 109-112, 390-393, 486-488.
93 Les armées commandées par Facundo Quiroga constituaient une exception partielle à cette règle. Elles se distinguaient toujours par l’ordre et la décision exceptionnels de leurs escadrons flanqueurs. Ceux-ci, au lieu de se lancer à la débandade, avançaient en colonne par demi-sections, au grand galop, vers l’extrémité droite ou gauche du champ de bataille. Une fois qu’ils dépassaient le flanc opposé, ils opéraient un quart de conversion à droite ou à gauche qui les mettait en bataille, perpendiculairement à la ligne ennemie, qu’ils chargeaient avec grand effet. J. M. Paz faillit perdre la vie, victime de cette manœuvre lors de la bataille de La Tablada, op. cit., vol. 1, p. 409.
94 Cette simplification de la guerre était dûment notée par la plupart des militaires de l’époque. Ils regrettaient certes l’époque dorée de la guerre de l’Indépendance, mais ils s’adaptaient vite à la nouvelle situation au risque de se voir dépassés par les événements. Iriarte résumait ainsi le changement tactique survenu : « Nos armées ne savent plus se battre que dans des charges de cavalerie, dont le résultat favorable ou adverse advient en l’espace de quelques minutes. Le courage y est surabondant, mais l’organisation défectueuse et le manque d’instruction font que l’on ne peut plus supporter longuement un feu bien dirigé », Iriarte T. (de), op. cit., vol. 9, p. 35.
95 Un exemple bien connu de ce type de bataille « simple » dans l’affrontement des troupes de Santa Fe et Buenos Aires au Gamonal. Voir « Parte de Estanislao López, 2 de sept.1820 », PBGC, vol. 1, p. 359-361.
96 Arnold était devenu un spécialiste de la guerre de frontière contre l’Indien et servait dans le fortin de Pavón. Son escadron était à mi-chemin entre les milices et les corps de ligne. Nous suivons principalement son récit de la bataille, op. cit., p. 68-73. Les différents documents officiels concernant le combat dans PBGC, vol. 3, p. 302-306.
97 Ce mouvement tourbillonnant est mieux expliqué par M. A. Pueyrredón dans sa description de la terrible mêlée de la bataille de Concepción del Río Cuarto, le 8 juillet 1821. Voir Pueyrredón M. A., op. cit., p. 35-40. Cf. Hudson D., Recuerdos Históricos sobre la Provincia de Cuyo, vol. 2, 1898, p. 413-414.
98 Cette terrible indifférenciation de la mort est signalée dans tous les entreveros connus et constitue l’une de ses caractéristiques constitutives. On y tuait effectivement sans distinguer l’ami de l’ennemi. Dans le cas le plus dramatique, celui de la Bataille de Coronda, la moitié des gens de Ramírez périrent de la main de leurs camarades. Yates (?), « Memoria sobre la guerra civil en las provincias argentinas en tiempos de las montoneras de Ramírez y Carrera 1820-1821 », Revista Nacional, vol. 6, n° 30, 1888, p. 320.
99 Dans l’entrevero de la bataille de Saucesito le général Marcos Balcarce, commandant de l’armée de Buenos Aires, reçut un coup de sabre et fut sauvé au dernier moment par ses aides de camp. Dans la bataille de Concepción del Río Cuarto, le général en chef Bruno Morón fut le premier homme à être tué dans la journée. Voir « Parte de la batalla de Saucesito, 25 de marzo 1818 », PBGC, vol. 1, p. 157-161 ; Pueyrredón M. A., op. cit., p. 35.
100 Dans l’entrevero de Concepción du Río Cuarto, d’après Pueyrredón, la mêlée était si serrée qu’on touchait bras et jambes avec les ennemis. Cependant des duels singuliers prenaient forme. Le lieutenant Aycardo était entouré par trois montoneros et s’en défendait à coups d’épée, dans toutes les directions, sautant du cou du cheval à sa croupe, comme « dans un exercice d’équitation ». Pueyrredón M. A., p. 37-38.
101 En effet, les militaires de l’époque croyaient dans la maxime que dans l’entrevero « celui qui tombe du cheval est un homme mort ». Le fait qu’Arnold avait survécu ne cessait d’étonner ses compagnons, lesquels à partir de ce moment commencèrent à croire à une protection divine spéciale. Voir Arnold P., op. cit., p. 77.
102 Voir Pueyrredón M. A., op. cit., p. 38-39.
103 Voir par exemple les documents concernant la bataille de Guayabos, en 1815. Les forces de ligne de Buenos Aires, commandées par Dorrego, y furent complètement rompues par les miliciens et les Indiens de Rivera. Dans son rapport très détaillé, Dorrego décrit en détail le moment où une dernière charge de cavalerie réussit à pénétrer dans ses rangs. Pris de panique, ses hommes cassèrent leurs armes afin de ne plus avoir à combattre. Il vit de ses propres yeux comment plus de soixante soldats se laissèrent égorger par à peine cinq ennemis. « Manuel Dorrego a Miguel Soler, 17 de enero 1815 », AA, vol. 17, p. 314-318.
104 Voir Olazábal M., « Refutación sobre ciertas apreciaciones a la obra publicada en Chile por el Sr. Mackenna : El Ostracismo de los Carreras », Memorias del Coronel Manuel de Olazábal, 1942, p. 14-18. Cf. « Parte de Alvino Gutiérrez, Batalla de Punta del Médano, 31 de agosto 1821 », PBGC, vol. 1, p. 484-487.
105 Sur la supériorité du courage et de l’enthousiasme des montoneros voir Paz J. M., op. cit., vol. 1, p. 278-279.
106 Ibid., vol. 1, p. 283.
107 La bataille de La Tablada offre peut-être l’un des exemples les plus connus de cette dynamique. Les milices des provinces fédérales y furent mises en déroute par les charges des escadrons de ligne de l’armée unitaire. Or, les miliciens ne se dispersaient pas : ils se regroupaient encore et toujours à l’arrière, autour de leur commandant Facundo Quiroga. Afin d’éviter qu’ils ne retournent à l’action, J. M. Paz organisa six échelons de cavalerie destinés à mener alternativement la charge contre la nouvelle réunion. À chaque fois la fraction de miliciens menacée cédait sa place : à chaque fois elle se reformait quelques dizaines de mètres plus tard. Cette persécution rythmée (les fameux « pas de danse » de la légende) continua plus de deux heures, sur l’espace d’une lieue, jusqu’à ce que les miliciens ne rentrent dans la forêt et renoncent à continuer la bataille. Ils revinrent pourtant le lendemain avec des renforts et la bataille rangée se renouvela. Voir Paz J. M., op. cit., vol. 1, p. 410-411.
108 Pérez L., Historia de Pancho Lugares, El Gaucho, 1830.
109 Souligné par nous. « Facundo Zuviría a Martín Torino, Buenos Aires, 27 de marzo 1819 », GD, vol. 8, p. 377-378.
110 García Camba A., Memorias del General García Camba para la historia de las armas españolas en el Perú 1809-1821, 1916, vol. 1, p. 345.
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