Chapitre VI. La dernière campagne 1977-1978
p. 165-216
Texte intégral
« Je peux le dire sereinement : j’ai été candidat pour contribuer à ce que les Forces Armées puissent laisser la scène politique. Cet éloignement, j’en suis sûr, est le désir dominant de mes compagnons de profession. Pour cela j’ai été candidat du parti d’opposition, d’opposition au continuisme autoritaire, qui désormais compromet le prestige militaire.
[…] Il est nécessaire que les Forces Armées, en tant qu’institutions permanentes, s’éloignent du processus politique. Pas comme défaites, mais comme victorieuses1. »
Général Euler Bentes Monteiro.
Illustration 10. – Le général Euler Bentes Monteiro incarne une dissidence à l’intérieur de l’armée contre le pouvoir dictatorial. Il se présente pour le parti d’opposition aux présidentielles de 1978. Ici en discours au Congrès, en octobre 1978. Orlando Brito/Archives O Globo.

1L’année 1978 a, pour le gouvernement Geisel, des airs d’épilogue : Frota limogé, le candidat officiel, le général Figueiredo, est débarrassé de son principal concurrent. Les protestataires de l’appareil de sécurité se trouvent dépourvus de débouché politique, de relais et de protection au gouvernement. Ils ont démontré en octobre 1977 leur faible poids militaire, alors que ni les casernes ni les généraux en poste de commandement ne manifestent le moindre soutien au ministre déchu. Le chef du cabinet militaire, le général Hugo Abreu, est chargé de divulguer la note officialisant l’éviction du ministre, où il nie tout lien avec la succession présidentielle.
2Le choix du remplaçant est habile : le général Bethlem, alors commandant de la IIIe armée (basée à Porto Alegre, dans le sud du pays), a la réputation de défendre des positions tout aussi radicales que l’officier auquel il se substitue. En septembre 1977, il a d’ailleurs divulgué un « rapport » sur la situation du pays qui n’a rien à envier, en termes de paranoïa anticommuniste et d’hostilité à la démocratisation, aux pamphlets de la droite radicale2. La présidence entend par ce choix désamorcer son opposition de droite, qui apparaît à cette date comme le seul obstacle, à l’intérieur des forces armées, aux desseins présidentiels, alors que la société civile ne fait qu’amorcer sa remobilisation et que certaines réformes politiques (notamment les lois d’avril 1977) promettent d’assurer au parti gouvernemental, l’ARENA, des victoires confortables aux prochaines échéances électorales.
3Pour le pouvoir, la crise militaire du 12 octobre 1977 devait donc clore la campagne présidentielle intra-militaire et non la reporter : d’ailleurs, alors que le début des délibérations était prévu pour janvier 1978, la présidence annonce dès le 29 décembre 1977 et avant toute forme de consultation que le « candidat de la révolution » sera le chef du SNI, le général Figueiredo. À partir de février, la presse l’appelle fréquemment (avec une certaine dérision) « le président », alors qu’un récent déménagement de la direction du SNI l’a installé au sein même du Planalto, à quelques centaines de mètres des bureaux présidentiels. Le collège électoral est déjà constitué, majoritairement composé d’édiles de l’ARENA. Le scrutin du 15 octobre 1978 semble une cause entendue. De ce fait, l’historiographie n’a accordé qu’une place très mineure à la campagne présidentielle de 1978 et à la vie politique intra-militaire au cours de cette année. Les rares travaux existants sont journalistiques, pour beaucoup écrits dans la chaleur des événements3. L’attention des chercheurs s’est davantage portée, en cette fin de règne du général Geisel, sur la renaissance d’une société civile, prémice des grands mouvements sociaux éclos au début du mandat de Figueiredo.
4Or la remobilisation politique concerne également le corps des officiers et influence, plus que le résultat final ne pourrait le laisser croire, le cours de l’histoire : perceptible dans certains documents d’archives dès le début du gouvernement Geisel, elle réapparaît en 1978 dans la presse et l’espace public, autour de l’enjeu de la succession présidentielle. L’imposition d’un héritier par la présidence a l’effet contraire de celui espéré : quelques jours après son annonce, le problème de la succession est massivement investi par des officiers mécontents de voir le palais imposer ses desiderata aux forces armées et à l’opinion publique. Les signes de cet engagement militaire dans la campagne ne se font pas attendre. Le 29 décembre 1977, un colonel de réserve, Iese Rego Alves Neves, évoque la possibilité d’une candidature militaire alternative : celle du général d’armée Euler Bentes Monteiro, il y a quelques mois encore membre du Haut Commandement et récemment transféré à la réserve. Quelques jours plus tard, le général Hugo Abreu, chef du cabinet militaire, donne sa démission au président, au motif avoué d’un désaccord sur la désignation de Figueiredo. Il déclare dans ses mémoires avoir alors décidé de « partir au combat » contre la présidence et son entourage, accusés d’immoralité, de corruption et de tentations dictatoriales4.
5Dès le début de l’année 1978, un véritable mouvement politique s’organise au sein du corps des officiers et des milieux politiques d’opposition, afin de proposer une alternative au successeur désigné par le pouvoir. Les formes et finalités de cette mobilisation sont inédites sous le régime militaire. Pour la première fois, des officiers se revendiquant de la « révolution du 31 mars » s’associent à la « gauche » civile insérée dans le système institutionnel, c’est-à-dire le MDB, afin de disputer et conquérir le pouvoir. Le déclin de la censure médiatique et les libertés plus grandes laissées à l’opposition donnent une forte visibilité à cette mobilisation, bien que l’exigence d’apolitisme des militaires, durcie par une décennie de dictature, contraigne la plupart des acteurs à demeurer dans la clandestinité et l’anonymat. Le jeu politique qui s’organise autour de la succession présidentielle échappe alors totalement à la dichotomie modérés/ligne dure : l’opposition au pouvoir militaire suit une ligne plus démocratique et libérale que celui-ci, bien qu’elle se cristallise sur un candidat tout à fait conforme au profil exigé par la coutume du régime, c’est-à-dire un général quatre étoiles. Par ailleurs, Euler est appuyé par des dissidents historiques, pour beaucoup membres de la « première ligne dure » qui avait revendiqué, dans les années qui ont suivi le coup d’État, une « révolution collective et radicale ».
6L’articulation d’une « anti-candidature » militaire en 1978 a été largement oubliée aux motifs de sa marginalité dans l’histoire de la dictature, puisque le général Euler a été battu, et de son caractère déviant, voire incompréhensible, en regard des factions militaires classiquement associées à la période dictatoriale. Or la défaite du « général du MDB » n’était pas aussi large ni certaine que lors du scrutin présidentiel précédent : alors que Geisel avait obtenu, en 1974, plus de 84 % des voix du collège électoral, Figueiredo ne l’emporte qu’avec 61 % des suffrages. La dissidence de parlementaires arénistes, espérée par les partisans d’Euler, n’a pas eu lieu : elle n’était pourtant pas impensable, puisque c’est une scission de la sorte qui permit, six ans plus tard, l’élection à la présidence d’un candidat d’opposition et la fin du régime militaire. Il s’en est donc fallu d’assez peu pour que ce général dissident ne parvienne effectivement au pouvoir. Par ailleurs, sa candidature n’est pas une complète anomalie dans l’histoire de la dictature. Elle est certes le produit d’un contexte particulier, celui de l’ouverture politique, qui contribue à ce que l’activisme de certains officiers quitte les casernes pour investir le jeu partisan et électoral. Mais elle traduit également l’aboutissement de trajectoires de dissidences, celles de certains officiers de la « première ligne dure ». Leur action n’est plus motivée par l’ambition de participer à un mouvement qu’ils interprètent comme révolutionnaire, ou comme leurs collègues membres de la « communauté de sécurité » par l’espoir de conserver un système répressif. Il s’agit au contraire d’abattre le régime, discrédité par le monopole qu’il a attribué à une poignée de généraux et de technocrates, dont l’ambition serait de se perpétuer au pouvoir.
7Ce qui apparaît comme un revirement politique complet de ces acteurs et un partenariat délicat, voire compromettant, pour le MDB a cependant un élément de continuité décisif : la revendication d’un rôle politique individuel, que ces officiers de « première ligne dure » ont constamment mise en avant. De plus, c’est toujours au nom de la révolution qu’ils s’engagent sur la scène publique : paradoxalement, le même corpus de mots et de références utilisé dans les manifestes et pamphlets de l’après-putsch est mis à contribution pour défendre un programme effectivement démocratique, axé sur la convocation d’une constituante, les élections directes, l’amnistie politique pour les opposants et le retour des civils au pouvoir. Ce qui apparaît, à première vue, comme un paroxysme d’hypocrisie politique pour des acteurs avides, depuis le coup d’État, de se rapprocher du pouvoir puis de se venger de ceux qui leur en ont barré l’accès, constitue la preuve spectaculaire de la malléabilité de leurs identités politiques. Ce comportement inattendu achève également de démontrer la diversité des « lignes dures » sous le régime militaire, en termes de trajectoires et de légitimations de l’action politique.
Le corps des officiers et la détente
8Les mobilisations politiques visibles ne concernent de nouveau que quelques dizaines d’hommes. Pour leur donner sens, il faut tenter de lire leur arrière-plan, c’est-à-dire cerner le positionnement des milliers d’officiers d’active. Que pensaient les casernes de la détente orchestrée par le gouvernement Geisel ? L’opinion militaire est, à cette époque encore, difficile à appréhender dans les sources. Elle demeure un facteur de légitimation politique, donc un enjeu pour les protagonistes, et les témoignages à son sujet sont de ce fait contradictoires. Les acteurs ne placent pourtant pas toujours les casernes de leur côté : si les détracteurs de la détente parlent d’une « opinion unanime » dans les forces armées ayant « extrêmement mal [vu] » l’ouverture politique5, les officiers castelistas insistent plus sur la faiblesse de la politisation que sur une adhésion massive à la stratégie gouvernementale. Le colonel Moraes Rego, un proche de Geisel devenu le chef du cabinet militaire en janvier 1978 en remplacement d’Abreu, place l’obéissance, associée à une certaine circonspection quant aux conséquences que le changement pourrait avoir sur les forces armées, au centre des comportements militaires :
« Ils étaient honnêtes mais inquiets – finalement, adhérer c’est beaucoup plus que la simple obéissance. Ils sentaient, ce qui est très important, la grande responsabilité du président et lui faisaient confiance comme un enfant fait confiance à son père. Ceux qui adhéraient réellement, sincèrement, n’étaient pas nombreux. Je crois qu’il y avait toujours la peur du revanchisme, beaucoup avaient cette peur. Le corporatisme, souvent, pousse les gens à s’accommoder de la peur de ne pas être jugé révolutionnaire6. »
9Les quelques archives disponibles confirment que, jusqu’en 1977, le corps des officiers n’est pas le lieu de mobilisations importantes. Les débats sur la politique d’ouverture contrôlée, s’ils y ont lieu, ne suscitent pas d’inquiétude de la part des services d’espionnage gouvernementaux. Ainsi, les bulletins du SNI de 1974 et 1975 ne mentionnent, dans la catégorie « Champ militaire », que des signes de mécontentement corporatiste, concernant les soldes insuffisantes et, dans une moindre mesure, la progression de la carrière militaire7. Certes, le pouvoir s’inquiète que ces questions ne nourrissent une désaffection pour le régime et des sympathies croissantes pour l’opposition, qui milite dès la mi-1975 en faveur de l’augmentation des salaires militaires. Mais le rapprochement entre des militaires d’active et l’opposition civile n’est d’abord qu’un souci mineur pour la présidence, essentiellement gênée par la droite radicale de l’appareil répressif et son héraut, le ministre de l’armée Sylvio Frota.
10Pourtant, les jeunes générations d’officiers sont dès 1974 dépositaires de grandes espérances de la part de secteurs de la société civile las du pouvoir militaire. En témoigne la large couverture médiatique accordée, à la fin du mois d’avril 1974, à la révolution des Œillets. La publication intégrale de proclamations d’officiers portugais et les commentaires voire les comparaisons qui les accompagnent ont l’objectif à peine voilé d’éveiller les mêmes sentiments parmi les officiers brésiliens. Les arguments des révolutionnaires portugais évoquent fortement, il est vrai, les « coûts de l’autoritarisme » qui, pour les militaires brésiliens favorables à la détente, pèseraient également sur les forces armées de leur pays. Les trois manifestes à l’origine du soulèvement du 25 avril, publiés en première page de tous les grands titres brésiliens, dénoncent en effet un divorce entre les forces armées et la nation et soulignent la nécessité de rétablir le prestige perdu de l’institution. L’exil au Brésil du président portugais déchu, Marcelo Caetano, et la réapparition de Carlos Lacerda sur la scène publique comme exégète de la révolution portugaise nourrissent les parallélismes entre le régime salazariste et la dictature brésilienne.
11De fait, malgré la grande discrétion médiatique de ce phénomène, très minoritaire et contraint à la clandestinité, quelques jeunes officiers brésiliens s’organisent dès le début du gouvernement Geisel, afin d’appuyer voire de radicaliser la stratégie d’ouverture. Le projet d’un Mouvement nationaliste populaire pro gouvernement Geisel (Movimento Nacionalista Popular Pro Governo Geisel, MNPGG) est signalé par un document du SNI daté d’octobre 19748. Ses origines remonteraient à la fin de l’année 1973, mais ce n’est qu’un an plus tard que commencent à se nouer des contacts entre hommes politiques d’opposition, privés ou non de leur mandat par des mesures « révolutionnaires », et de jeunes militaires d’active. Leurs revendications sont la « normalisation graduelle de la vie brésilienne ; le réalisme de la politique économico-financière ; la suppression de la torture dans les casernes ; une ample liberté dans la campagne électorale ; une politique extérieure réaliste ». La génération des capitaines, la plus nombreuse dans le corps des officiers, semble le pivot de ce Mouvement et manifeste un véritable ressentiment générationnel à l’égard des officiers généraux qui détiennent le pouvoir. Pour l’officier anonyme qui rédige le document, « les récents événements au PORTUGAL, en GRÈCE et en AFRIQUE ont produit des réflexions dans le corps des officiers brésilien » : ils posent aux jeunes générations le problème de leur propre rôle politique, de leurs opinions en matière de politique diplomatique et économique et plus généralement de l’anticommunisme comme unique grille de lecture du monde. Les membres du MNPGG se considèrent comme anti-impérialistes et nationalistes. Ils disent craindre « la réaction de l’impérialisme, des multinationales, des réactionnaires et des fascistes brésiliens, de la droite militaire et des corrompus [ayant pour centre São Paulo] qui, unis, trameraient le renversement du Gouvernement Geisel ». Le nationalisme économique est donc clairement associé à un idéal démocratique, rappelant les positions des militaires getulistas, éliminés des forces armées par vagues successives depuis le coup d’État. Le document mentionne par ailleurs les rencontres entre ce réseau, d’une part ; et le général Hélio Lemos et les colonels Francisco Boaventura, Rui Castro, Amerino Raposo et Sebastião Chaves, tous d’anciens militants de la « première ligne dure », d’autre part. Il n’est pas clairement indiqué s’ils adhèrent au projet du MNPGG ou s’il s’agit de simples prises de contact. Néanmoins, la constitution de cette nébuleuse de dissidents et d’opposants, réunis par des thématiques nationalistes et le rejet de la perpétuation du régime d’exception, est un phénomène inédit depuis le début de la dictature.
12L’objectif poursuivi par ces officiers est difficile à établir : quelle attitude entendent-ils adopter à l’égard du nouveau gouvernement ? S’agit-il de collaboration, de pression, d’opposition ? La question se pose également au sujet des généraux qui entament un dialogue avec le MDB, dès l’année 1975. Le plus actif et visible est le général Cordeiro de Farias, qui a clairement manifesté son engagement en faveur du retour des civils au pouvoir dès les années de plomb. Ses principaux arguments étaient les dommages que cause aux forces armées l’exercice du pouvoir et, surtout, des fonctions policières. Il déclare quelques années plus tard, en pleine campagne présidentielle pour la succession de Geisel :
« Qu’avons-nous aujourd’hui ? Quelques privilégiés, qui se présentent comme des candidats. Peu, très peu : ce sont les généraux d’armée. Dans mon temps ils étaient huit ; aujourd’hui, ils sont 12. Serait-il possible que l’élite brésilienne présidentiable soit composée de seulement 12 personnes ? Ce pays de 120 millions d’habitants n’a que 12 alternatives ?
[…] En plus, je me préoccupe d’une autre distorsion de la fonction militaire : l’Armée est en train de se transformer en police. Or, l’Armée doit compter sur toutes ses forces, afin de préserver ses nobles et irremplaçables fonctions. Mais faire la police ? Envahir les maisons la nuit et arrêter les gens ce n’est pas la fonction de l’Armée. Ça l’abime profondément. Elle perd le caractère sain de sa personnalité et transmet un exemple négatif aux futurs cadres militaires. Aujourd’hui, dans ce contexte, je préférerais ne pas être militaire9. »
13Cordeiro de Farias est un vieux général né en 1901, impliqué en politique depuis sa prime jeunesse, dans des soulèvements, des révolutions, à des postes électifs ou exécutifs : il est l’archétype du leader militaire longtemps demeuré dans l’active que Castelo Branco a voulu voir disparaître. Ce n’est pas un « libéral », dit-il, et il n’a nulle intention d’apparaître comme tel. Il est en accord avec le projet castelista d’un pouvoir fort et élitiste : la « démocratie relative » que le président Geisel prétend alors construire. Or celle-ci implique à ses yeux de reprendre le contrôle sur l’appareil policier et d’éloigner les forces armées des tâches répressives, afin de rétablir leur image de sentinelles et tutelle de la nation. Dès 1974, il dénonce auprès de ses collègues certains cas de tortures et assassinats politiques. Il est identifié par des familles de victimes comme un interlocuteur possible : la célèbre styliste Zuzu Angel lui adresse ainsi une correspondance nombreuse tout au long de l’année 1975, alors qu’elle est à la recherche de son fils Stuart, mort sous la torture dans les dépendances du CISA en juin 197110. Mais ce comportement ne fait pas de lui un dissident ou un opposant au gouvernement. Des familles entrent d’ailleurs également en contact avec Golbery afin d’obtenir des informations sur le sort des leurs. De plus, les contacts que Cordeiro de Farias établit avec le MDB dès le mois de février 1975 sont autorisés et encouragés par le pouvoir. Pourtant, il transparaît dans la presse que l’ambition de Cordeiro est d’établir un accord sur une prochaine candidature civile aux présidentielles, ce qui n’est pas le projet du président, qui a manifesté à plusieurs reprises son inquiétude quant aux contacts qu’entretiennent les dirigeants du MDB, notamment Thales Ramalho et Ulysses Guimarães, et certains secteurs du corps des officiers.
14Aux côtés de Cordeiro de Farias se trouve alors le général Rodrigo Otávio Jordão Ramos, ancien commandant militaire de l’Amazonie et partisan historique d’une politique de libéralisation, qui multiplie dès le début de l’année 1976 les déclarations favorables au rétablissement du « régime constitutionnel ». Les profils et stratégies politiques de ces généraux sont très divers : certains sont disposés à une véritable collaboration avec le gouvernement, comme Cordeiro, qui participe en 1977 à une mission officielle de dialogue avec le MDB (la « Mission Portela ») et des organisations de la société civile ; d’autres sont dans une trajectoire de dissidence. Certains sont critiques à l’égard des excès de l’autoritarisme militaire depuis de nombreuses années, comme le brigadier Eduardo Gomes, les généraux Rodrigo Otávio, Cordeiro de Farias ou de manière bien plus affirmée Peri Constant Bevilacqua, exclu de l’armée d’active en janvier 1969 et très impliqué dans la croissante mobilisation en faveur de l’amnistie politique (il participe, en février 1978, à la fondation du Comité brésilien pour l’amnistie) ; tandis que d’autres, au passé fort peu libéral, sont entrés dans l’opposition au régime du fait de leur disgrâce, ou de la frustration de ne pas avoir intégré les premiers cercles du pouvoir.
15Beaucoup de ces officiers optent, dans leur effort pour faire porter leur voix sur la scène publique, pour une même stratégie : le dialogue voire l’association avec le parti d’opposition et, dans une moindre mesure, avec des organisations civiles en lutte pour le rétablissement de l’état de droit ; certains entrent eux-mêmes dans le jeu électoral. Ce comportement s’était déjà manifesté dans les années 1966-1967, avant que le durcissement du régime ne réduise à néant le potentiel de nuisance du MDB. La détente effective rouvre donc la politique des casernes à l’espace public. L’activisme intra-militaire renaît à mesure que la société civile se remobilise et fournit des interlocuteurs aux officiers, ainsi qu’un débouché politique. Pourtant, jusqu’en 1977, ces pratiques sont réduites à une poignée de généraux et non clairement identifiées comme une véritable opposition au gouvernement.
16Deux événements transforment ces voix éparses en mouvement de protestation militaire contre la politique du gouvernement : le « paquet législatif » d’avril 1977 et de la désignation du général Figueiredo comme candidat officiel aux prochaines élections, un secret de moins en moins bien gardé jusqu’à ce qu’un proche du palais le dévoile en juillet 1977. Ces décisions aggravent les doutes sur la sincérité des intentions libérales du pouvoir. Certains secteurs du MDB s’engagent alors plus nettement dans une stratégie d’opposition, avec comme horizon des élections présidentielles. Parallèlement, l’isolement du groupe du palais suscite de forts mécontentements dans certains secteurs militaires, qu’ils approuvent ou non le processus de détente politique. L’entourage présidentiel est accusé d’organiser son propre maintien au pouvoir et de l’exercer sans concertation aucune avec la haute hiérarchie militaire, ni avec les milieux politiques « révolutionnaires ». La faible popularité du général Figueiredo au sein de l’élite militaire achève de braquer les mécontents.
17Figueiredo est le premier candidat officiel de la « Révolution » qui n’appartienne pas à la génération de 1900 : né en 1918, il est au contraire de celle des colonels de « ligne dure ». Il n’est que lieutenant-colonel au moment du coup d’État. Avant 1964, il se distingue comme un officier brillant qui intègre fort jeune le corps permanent de l’École supérieure de guerre. Il travaille ensuite au service de Golbery au Conseil de sécurité nationale et gagne sa confiance. Sous la présidence de Goulart, il se révèle un opposant très actif. Instructeur de l’ECEME, il contribue à faire de l’école l’un des pôles principaux de la conspiration. Le colonel Figueiredo se transforme sous le régime militaire en officier de renseignement et homme d’appareil : Golbery l’intègre au SNI récemment créé, sans pour autant qu’il acquière l’étiquette de « castelista ». Il retourne brièvement à la troupe sous Costa e Silva, avant de s’en éloigner définitivement : Médici le nomme à la tête de son cabinet militaire et Geisel, à celle du SNI. Lié aux diverses factions, apprécié en haut lieu pour sa jovialité, il a le défaut d’avoir peu exercé de postes de commandement et cela nuit à sa réputation au sein des casernes : ses détracteurs dénoncent sa transformation en bureaucrate et son absence de leadership dans le corps des officiers. De plus, les trois étoiles qu’il porte à la poitrine l’invalident comme candidat de la « révolution », selon la coutume instituée.
18Les premières franches manifestations de mécontentement apparaissent en 1977. La mobilisation militaire, qui s’assume comme adversaire du gouvernement et du régime, est encore très marginale, mais elle touche désormais les échelons inférieurs du corps des officiers (essentiellement des lieutenants-colonels et des colonels). Elle est d’abord clandestine. Au début de 1977, un Mouvement militaire démocratique constitutionnaliste (Movimento Militar Democrático Constitucionalista, MMDC) est fondé par une dizaine de colonels, essentiellement en poste à Rio de Janeiro11. Le groupe se donne comme objectif de soutenir une candidature d’opposition aux prochaines présidentielles : d’abord celle du sénateur Magalhães Pinto (ARENA/Minas Gerais), l’un des leaders civils de la « révolution », qui depuis la fin de l’année 1976 ne fait plus mystère de ses ambitions présidentielles. Le MMDC établit alors une liste de revendications manifestement démocratiques : convocation d’une assemblée constituante, amnistie pour les crimes et délits politiques, rétablissement des prérogatives de la magistrature et de l’habeas corpus, révocation de l’AI-5 et des autres mesures d’exception, et mise en place d’un gouvernement provisoire. Pourtant, les membres du MMDC ne renient nullement la « révolution » du 31 mars et mettent l’accent sur un argument bien connu chez les officiers révolutionnaires : le discrédit d’un pouvoir militaire ayant trahi les forces armées, transformées malgré elles en « gardes prétoriennes de technocrates » qui auraient dévoyé la Révolution12.
19La similarité avec les arguments que la « droite radicale » utilise pour dénigrer le gouvernement est évidente : en particulier, l’image d’un pouvoir de technocrates, usurpateur et « traître à la révolution » est très proche. Elle reprend les éléments traditionnels de l’antipolitisme militaire, attribuant au groupe présidentiel les pires tares de la politique politicienne (politicagem), l’ambition, le goût du pouvoir, l’intéressement et la corruption, l’isolement du peuple. Cette représentation de l’ennemi est le dénominateur commun des opposants militaires à la candidature du général Figueiredo, bien plus que leur « libéralisme politique », variable et, pour certains, largement de façade.
20Le MMDC est une organisation clandestine qui n’a pas pour objectif une campagne d’opinion. Sa seule apparition publique, sous la forme d’une manifestation de quelques hommes, se déroule le 31 mars 1978, lors de la commémoration du coup d’État, en présence de Geisel, à la Vila Militar. C’est justement à partir de cette date que l’existence d’une mobilisation militaire grandissante, favorable à une libéralisation plus rapide et hostile à l’imposition du candidat Figueiredo, apparaît au grand jour.
21Certes, dès la mi-1977, quelques officiers assument publiquement cette position. Ils sont familiers des déclarations publiques et des punitions disciplinaires, puisqu’il s’agit de certains des colonels de « première ligne dure », actifs dans les années qui ont suivi le coup d’État. En juillet et août 1977, les colonels Rui Castro, Francisco Boaventura Cavalcanti et le général Hélio Lemos divulguent ainsi auprès de la haute hiérarchie militaire des lettres favorables au « retour des militaires aux casernes » et à la « fin de l’exceptionnalité ». Ils sont tous les trois à la réserve : Rui Castro a quitté le service actif en 1972, en même temps que le général Moniz de Aragão, dont il était le chef de cabinet. Boaventura a été touché par l’AI-5 en 1969, tandis qu’Hélio Lemos est contraint réglementairement au passage à la réserve en 1975 comme général de brigade, à qui n’a été donné de commander que le Centre de documentation de l’armée de terre de Brasilia. Ils sont néanmoins soumis au règlement disciplinaire comme tous les officiers de réserve, depuis la réforme de Frota de juin 1977 (Geisel ne supprime cette disposition, par décret, qu’en juillet 1978). Rui Castro est le seul à rendre publique sa missive, envoyée à tous les membres du Haut Commandement. Il y indique que « l’engagement politique nuit à l’image des forces armées devant le peuple, perturbe leur formation et l’exercice de leurs fonctions d’administration et de commandement, et les éloigne des valeurs militaires fondamentales de leur structure hiérarchique13 ». Selon l’officier, l’urgence de 1964 justifiait une mainmise sur le pouvoir d’État qui ne peut plus durer, dans l’intérêt des forces armées elles-mêmes : « Libérons-les pour que la nation se libère. » Le colonel propose comme unique solution la « convocation d’une assemblée constituante, élue au suffrage évidemment libre et direct, sous la vigilance mais sans l’intervention des Forces Armées qui, libres aussi, pourront de nouveau agir si une situation exceptionnelle, malheureusement, se présentait de nouveau ». Il nie toute implication personnelle dans le processus de succession et souligne, à raison, que sa demande d’un retour des civils au pouvoir n’est pas récente : dès le début du gouvernement Costa e Silva, cette idée fut à plusieurs reprises défendue par les officiers dits « orthodoxes », dont il était. Boaventura et Lemos refusent pourtant de se porter solidaires de Rui Castro et de donner une quelconque dimension politique à leurs propres lettres, dont ils ne divulguent pas le contenu. Seul Castro est condamné à quinze jours d’emprisonnement. L’ébauche de protestation a fait long feu.
22Il faut attendre mars 1978 pour que la coalition disparate, hostile à l’imposition du général Figueiredo, prenne une réelle importance médiatique. L’élément déclencheur peut paraître anodin : il s’agit d’un discours prononcé par le commandant du 13e bataillon d’infanterie blindée de Ponta Grossa (dans le Paraná) aux sociétaires du Lion’s Club local14. L’allocution intitulée « Participation et Responsabilité » est un ensemble de considérations sur la politique, la liberté et la démocratie, qui attaquent indirectement le régime. La personnalité de son auteur donne à ces propos un impact politique décuplé : il s’agit du lieutenant-colonel Tarcísio Nunes Ferreira, vétéran de la révolte d’Aragarças, conspirateur de la première heure puis affilié à la « ligne dure » liée au colonel Boaventura. Activiste discret dans les années qui ont suivi le coup d’État, il a conservé un prestige important dans l’institution et donne une forte publicité à ses propos. Le lieutenant-colonel y définit la démocratie comme la prise en main, par les leaders « naturels » de la nation, des destinées du pays. Le pouvoir militaire est, à demi-mot, accusé de « totalitarisme », parce qu’il dépossède la société d’une participation et d’une organisation politiques et, de ce fait, contribue à « l’étatisation de la vie […], [qui] signifie la paralysie de l’initiative par le centralisme bureaucratique, la désorganisation de l’économie par des expériences inconséquentes, l’irresponsabilité des autorités par l’hypertrophie du pouvoir, la manipulation des masses par le dirigisme officiel. […] La société est contrainte à vivre pour l’État ; l’homme pour la machine du gouvernement ». Bien que Tarcísio n’accuse pas le gouvernement, comme les protestataires de la droite radicale, de collusion avec la « subversion », il utilise également l’imaginaire anticommuniste des officiers et élites civiles conservatrices pour dénigrer le pouvoir.
23Le lieutenant-colonel n’est d’abord puni qu’à une peine symbolique : deux jours de prison domiciliaire. Mais le discours au Lion’s Club n’est qu’un ballon d’essai. Quelques jours plus tard, l’officier accorde à des journalistes un long entretien où il adopte une posture plus franchement contestataire15. Comme dans le manifeste du Mouvement militaire démocratique constitutionnaliste, le lieutenant-colonel dénonce le divorce entre les forces armées et l’exécutif, ainsi que les tentations dictatoriales de ce dernier. L’allongement du mandat présidentiel à six ans, mesure incluse dans le « paquet » d’avril, a la conséquence dangereuse, à ses yeux, de donner au chef de l’État la possibilité et le temps de renouveler l’intégralité des généraux quatre étoiles et donc d’étouffer dans l’œuf toute velléité de contestation ou de résistance au sein de la hiérarchie militaire. Tarcísio appelle ses camarades à la prise de parole politique : les généraux de préférence – il n’échappe pas aux obligations de l’imaginaire hiérarchique – mais, si ceux-ci se taisent, leurs subordonnés : colonels, majors, officiers subalternes.
24Tarcísio défend en effet le principe de la « rupture de la discipline » dans des « situations extrêmes », quand la légitimité prévaut sur la légalité : il justifie ainsi à la fois le coup d’État et l’action politique individuelle des officiers. Le lieutenant-colonel est à cette époque très impliqué dans la campagne en faveur de Magalhães Pinto, qui dispute au général Euler Bentes Monteiro le statut d’anti-candidat face au général Figueiredo. L’affaire occupe la presse tout au long des mois de mars et d’avril 1978. De nombreux articles soulignent, à raison, que la prise de parole publique d’un officier supérieur (et non général) ne s’était plus vue depuis une décennie. L’entretien du 11 mars vaut au colonel la sanction maximale pour raisons disciplinaires : trente jours d’emprisonnement et l’éviction de son commandement. Les témoignages de solidarité se multiplient : Magalhães Pinto et Ivo Arzua, ancien ministre de l’Agriculture du gouvernement Costa e Silva désormais président du Lion’s Club de Ponta Grossa, les rendent publics, tandis que le colonel Rui Castro rend visite au colonel dans sa cellule. Le MDB prend fait et cause pour le lieutenant-colonel Tarcísio et anime, le 16 mars, un débat d’une heure et demi à son sujet à la Chambre des députés. Au sortir de prison, le 12 avril, Tarcísio réaffirme ses positions antérieures : « On n’emprisonne pas les idées16. » Une enquête policière-militaire est ouverte, dont le déroulement est minutieusement suivi dans la presse pendant plus d’un an.
25Les déclarations du lieutenant-colonel Tarcísio Nunes Ferreira, les soutiens qu’il s’attire et l’audience médiatique qu’il obtient suscitent une contre-offensive du pouvoir, qui semble lire dans cette affaire le signal d’un fort mouvement en faveur d’une ouverture politique accélérée. Le principal concerné, a posteriori, ne le voit pas ainsi.
« Ils pensaient qu’il [s’agissait d’]un signe de ralliement pour un mouvement violent d’ouverture. Mais non. Je n’avais manigancé ça avec personne. Y compris quand j’ai été destitué du commandement, la troupe au moment où j’ai fait mon discours de départ a joué la musique “Pigeon voyageur.” Alors ils se sont dit que “pigeon voyageur” c’était un signal qui disait à tout le monde que j’avais envoyé un message. Mais ça n’était rien de tout cela17. »
26Le 31 mars, le discours de Geisel n’a plus pour cible les excès de l’extrême droite militaire, mais le « populisme démagogique, hypocrite et irresponsable », ainsi que les « utopistes de la démocratie complète » et du « libéralisme dépassé18 ». Le pouvoir semble, pour la première fois, accorder une importance aux attentes de retour à la démocratie civile dans certains secteurs du corps des officiers, susceptibles de déstabiliser le candidat officiel.
Le sénateur et le général
27Le nouveau climat politique se lit à l’émergence précoce, sous la présidence de Geisel, d’une candidature civile spontanée, dans la perspective des présidentielles d’octobre 1978 : celle du sénateur Magalhães Pinto. Leader de premier plan de l’ARENA, auréolé du prestige de « révolutionnaire historique », il prétend dès 1976 s’affirmer comme le successeur possible du général Geisel – la politique de détente laissant croire à la possibilité d’un candidat civil. Il ne se situe pas alors dans l’opposition et déclare jusqu’en septembre 1977 espérer l’appui de Geisel et de l’ARENA. Mais dès cette époque, les principaux témoignages de solidarité que le sénateur obtient, notamment lorsqu’il défend la redémocratisation du pays, n’émanent que de l’opposition civile. Dans les derniers jours de l’année 1977, Magalhães Pinto perd tout espoir que sa candidature obtienne la préférence présidentielle. De plus, un compétiteur émerge dans le camp de l’opposition : le général d’armée Euler Bentes Monteiro, passé à la réserve en mars 1977, officier du Génie discret, mais connu pour ses convictions nationalistes dans le domaine économique.
28Dans un premier temps, Euler ne confirme pas ces spéculations. Pourtant, sa candidature est déjà suffisamment probable pour que des agents du SNI s’y intéressent. Dans un bulletin daté du mois de janvier 1978, une liste des soutiens du général est établie19. Du côté civil sont mentionnés Severo Gomes, ancien ministre de Geisel, artisan d’une politique nationaliste et interventionniste en matière économique et exclu du gouvernement en février 1977, quand la présidence opère un virage libéral. Des « gauches intellectuelles liées au CEBRAP » se seraient également ralliées à Euler, en raison des mêmes affinités nationalistes. Le général né en 1917 fait en effet partie de ce groupe d’officiers du Génie réunis par une forme de « national-développementisme » et séparés par d’inégales appétences pour l’autoritarisme politique. On y trouve également les généraux Afonso de Albuquerque Lima, Rodrigo Otávio Jordão Ramos et Arthur Duarte Candal da Fonseca. Le major Euler Bentes fait ainsi partie, en 1950, de la liste nationaliste menée par le général Estillac Leal, dans la campagne électorale du Club militaire. Il présente peu après sa démission du « Conseil Délibératif » de cette institution, en même temps que le capitaine Francisco Boaventura, suite à la condamnation par les instances dirigeantes du Club de l’intervention américaine en Corée. Très anticommuniste, il adopte néanmoins une posture légaliste lors du coup d’État, auquel il ne participe pas. Il n’est pourtant pas puni ou ostracisé par le pouvoir militaire et est nommé, en 1967, à la direction de la SUDENE (la Superintendance pour le développement du Nordeste) par le ministre de l’Intérieur Albuquerque Lima. En janvier 1969, il démissionne en solidarité avec ce dernier lorsqu’une coupe budgétaire décidée par le ministre des Finances Antônio Delfim Netto ampute fortement les moyens de la SUDENE. Son amitié avec les deux frères Geisel lui épargne la disgrâce après la crise politico-militaire de 1969. Il n’obtient néanmoins sa quatrième étoile qu’après l’investiture du nouveau président, en mars 1974, et occupe ensuite la tête des départements des Services de l’armée, puis du Matériel de guerre, ce qui lui ouvre les portes de l’ACE.
29Le même bulletin du SNI, daté du 18 janvier 1978, considère que le général Euler dispose de deux principaux soutiens dans le milieu militaire : le groupe anciennement lié à Frota et le groupe « Nativiste » lié au général Hugo Abreu, démissionnaire du cabinet militaire au début du mois. Ces appuis sont pour le moins hétéroclites. Ils ne sont mêmes pas réunis par le nationalisme économique, comme ce fut le cas dans des « fronts d’opposition » des années 1966-1967, puisque le général Frota n’était pas identifié à de telles positions. L’agrégation s’effectue autour d’un unique critère : le refus de la candidature Figueiredo et, plus généralement, de l’imposition d’un successeur par l’entourage du président.
30Rapidement pourtant, le général Euler éclaircit les frontières idéologiques que le caractère disparate de ses appuis contribuait à brouiller : à la fin janvier, il prend position en faveur du rétablissement de l’état de droit, des élections directes et de l’amnistie politique – mais pas de la réunion d’une Constituante –, tout en prétendant ne pas souhaiter s’impliquer dans la succession présidentielle. Cette définition politique l’éloigne des députés frotistas (ils déclarent le lendemain appuyer Figueiredo) mais suscite des espoirs parmi certains autres, notamment au MDB, qui commencent à faire circuler le nom d’Euler comme un possible candidat. Les premiers à le mettre en avant sont cependant des militaires. Hugo Abreu, d’abord, qui dès sa démission du cabinet militaire fait de l’échec électoral de Figueiredo son objectif prioritaire. Né en 1916, le général Abreu a un brillant profil professionnel, très comparable à certains des « colonels de ligne dure » de sa génération. Il a combattu comme capitaine d’infanterie dans la FEB et suivi une brillante scolarité, passant par Fort Benning (1951) et le conduisant à l’ESG, comme lieutenant-colonel (1962). Lors de la conspiration et du coup d’État, il se trouve dans l’entourage du général Moniz de Aragão. Il est, comme tel, identifié comme un « castelista » dans les années qui suivent le putsch. Pourtant, commandant de la brigade parachutiste de la Vila Militar pendant toutes les années de plomb, il se trouve au cœur de la répression la plus décomplexée, tant à Rio que dans les jungles de l’Araguaia, où il envoie des forces spéciales. En 1974, nommé au cabinet militaire du président Geisel, il réintègre les réseaux castelistas au plus haut sommet de l’État. Les convictions politiques, réseaux et fidélités du général Abreu sont une question complexe. Il appuie certes loyalement la politique d’ouverture politique menée par le président, jusqu’à soutenir ce dernier lors de l’éviction de Frota. Néanmoins, ses deux ouvrages de mémoires O outro lado do poder, consacré aux années 1974-1978, et Tempo de crise sur la campagne présidentielle (1978-1979) dénotent surtout une obsession : l’amoralité et la nocivité du « groupe du palais », articulé autour de Golbery et Heitor Ferreira, le secrétaire particulier de Geisel, qui auraient entraîné le président dans leur soif malsaine de pouvoir et d’argent.
« Ce qui est très clair dans cette lutte sans gloire, que le porte-parole du groupe du palais a l’habitude d’appeler “première et seconde guerres mondiales”, c’est le conflit d’intérêts mesquin de groupes présidentiels pour la conquête du pouvoir. […] Le tout fait à la marge de la Nation, comme si elle n’avait rien à voir avec le choix de son dirigeant suprême. Cette guerre de groupes rappelle même les fameuses guerres entre des membres de la Mafia, réunis sous le commandement de l’un ou l’autre de ses parrains. La “première guerre mondiale” serait le choix du successeur de Castelo Branco, perdue par l’actuel groupe présidentiel ; de la “seconde guerre mondiale”, portant sur le choix du successeur de Geisel, le groupe est sorti victorieux, en réussissant à imposer à la Nation vaincue le candidat le plus profitable aux intérêts de l’oligarchie20. »
31Abreu ne vise pas l’ensemble de la « Sorbonne militaire », puisqu’il épargne le général Castelo Branco dont il chérit la mémoire et, longtemps, le général Geisel, avant de finalement reconnaître la complaisance de celui-ci face à la stratégie de son entourage. Loyal envers les « bons rois » castelistas, le général Abreu n’en nourrit pas moins une « haine de faction » à l’égard des proches de Golbery – une haine qu’il partage avec la droite militaire et leur porte-voix d’alors, Sylvio Frota. La vision qu’a Abreu de l’ancien ministre de l’armée est d’ailleurs plutôt positive : dans ses mémoires, il n’a de cesse de se justifier, voire de s’excuser, d’avoir collaboré à la destitution de ce dernier et de souligner son courage et sa rectitude morale. Les réseaux du général Abreu, quand il accède au cabinet militaire, sont marqués par son passage à la tête de la brigade parachutiste de la Vila Militar, de 1970 à 1974 – laquelle se trouvait, lors de l’investiture de Médici, en état de quasi-insoumission. Hugo Abreu retire de cette expérience une double réputation, dit-il : il est « l’homme qui a pacifié les parachutistes » et un officier « violent et dur, qui a participé à des actions [de répression21] ». Il garde également de nombreuses amitiés, notamment celle du général Orlando Geisel, alors ministre de l’Armée, qui selon ses dires l’aurait recommandé en 1974 à son frère pour le poste de chef du cabinet militaire, ainsi que la loyauté de ses subordonnés parachutistes.
32À la tête de la brigade parachutiste, le général Hugo Abreu s’est rapproché du « Groupe Nativiste » ou « Étincelle Nativiste », ferment activiste de la Vila Militar, animé notamment par les capitaines parachutistes José Aurélio Valporto de Sá, Francimá de Luna Máximo et Adalto Luiz Lupi Barreiros (le major Kurt Pessek, qui en fut l’un des fondateurs, s’en est éloigné quelques mois après sa fondation). Le bulletin de départ de la brigade rédigé par Abreu, en mars 1974, se clôt d’ailleurs par la devise nativiste : « Le Brésil par-dessus de tout » (« Brasil acima de tudo »). Deux des militants ou anciens militants du « Groupe Nativiste » le suivent au Planalto : le major Kurt Pessek, qui devient son assistant-secrétaire et le capitaine Adalto Lupi Barreiros, intégré à son cabinet et nommé au service de presse de la présidence de la République.
33Abreu et son entourage d’anciens parachutistes nationalistes et radicaux jouent un rôle central dans la construction de l’alternative politique que s’est mise à incarner la candidature de Euler Bentes Monteiro. En mai 1978, l’accord du général est obtenu pour une éventuelle candidature. Durant plusieurs mois, cependant, la préférence du parti d’opposition n’est pas officielle. Des débats font rage en son sein. Le général Euler Bentes et le sénateur Magalhães Pinto font alors campagne conjointement au sein d’un Front national de redémocratisation (Frente Nacional de Redemocratização, FNR) également fondé au mois de mai. La ligne politique du Front est indiquée dans un communiqué signé par les deux hommes et diffusé le 29 du mois. Le texte est très vague : il appelle à « l’union de tous les courants engagés dans la redémocratisation du pays », à la « consolida[tion] d’aspirations basiques de tous les démocrates, en les structurant autour d’objectifs politiques communs22 ». Au fil des mois, la popularité du général Euler et ses soutiens au sein du parti s’accroissent, tandis que ceux de Magalhães Pinto semblent régresser. En août, Magalhães Pinto quitte le Front, un mois avant de se rallier officiellement à Figueiredo. Cette défection affaiblit évidemment la coalition alors que le palais s’efforce, par punitions successives, d’en déstructurer l’équipe militaire : dès mai 1978, le général Abreu est ainsi privé de ses deux principaux auxiliaires, le lieutenant-colonel Kurt Pessek et le major Adalto Barreiros, tous deux transférés dans des garnisons éloignées de Brasilia.
34Abreu lui-même n’est touché que tardivement, après avoir envoyé à la fin du mois de septembre une lettre circulaire à des généraux de l’armée de terre, dont des extraits filtrent dans la presse. Il est condamné pour infraction disciplinaire à vingt jours d’emprisonnement. Sa punition, privant le général Euler de l’un des principaux responsables de sa campagne à quelques jours du scrutin, achève de saborder sa candidature. Le 15 octobre 1978, les sympathies que le FNR s’était attirées au sein de l’ARENA ne suffisent pas à gagner les suffrages des grands électeurs de ce parti : ils votent en majorité pour Figueiredo, investi le 15 mars 1979 pour un mandat de six ans.
35Dès le mois de mai 1978, le MDB est, pour ce qui est de la campagne présidentielle, relégué à l’arrière-plan du FNR. Les deux figures de proue de ce dernier, Magalhães Pinto et Euler Bentes, en viennent ainsi à représenter, avant même toute approbation officielle du parti, les seules alternatives d’opposition au pouvoir militaire. Or, l’identité de putschiste historique du premier et l’appartenance à l’élite hiérarchique de l’armée de terre du second placent cette opposition dans la révolution. L’imposition progressive de la candidature du général, au détriment de celle du sénateur, accroît encore cette symbolique, le pouvoir « révolutionnaire » s’étant rapidement identifié, après le coup d’État, à un pouvoir militaire. L’entrée massive des officiers dissidents dans une stratégie électorale d’opposition a eu pour conséquence d’imposer au MDB la norme « révolutionnaire », qui veut que le candidat à la présidence occupe le plus haut poste hiérarchique. Pourtant, Euler lui-même manifeste un certain malaise avec le paradoxe de sa candidature : prétendre mettre fin à un régime en incarnant la poursuite de ses pratiques, rendre le pays à la démocratie civile tout en assumant son grade de général et en s’entourant d’une équipe de campagne essentiellement composée d’officiers. Il insiste d’ailleurs constamment sur le fait que sa candidature n’est pas militaire ; qu’il est à la réserve, donc revenu au statut de simple citoyen ; et qu’il refuse de mettre en avant ses appuis au sein des forces armées.
36L’incorporation du discours militaire dissident dans la campagne du MDB cohabite avec les propos tout à fait démocratiques et, finalement, hostiles aux interventions armées en politique, du général Euler. Sans discontinuer de janvier à octobre 1978, celui-ci occupe les médias nationaux et sillonne le pays en répétant les mêmes promesses de démocratisation effective, d’amnistie politique, de rétablissement des libertés fondamentales, d’abrogation de la législation d’exception et d’« auto-réinstitutionnalisation » (sic) de la nation par la réunion d’une Constituante élue au suffrage universel direct et secret. Il met également en avant des objectifs de justice sociale, insistant sur le fait que l’indicateur valide du développement d’un pays ne doit pas être le revenu par tête, mais sa répartition. Il alerte enfin l’opinion sur l’accroissement de la dépendance extérieure du pays23. Des propos étatisants et nationalistes qui réjouissent tant les officiers de « première ligne dure », l’essentiel de son équipe, que les élus du MDB, sa base politique.
37Au cours de la même période, le général Figueiredo infléchit fortement son discours : d’un libéralisme politique fort mesuré dans les premiers temps et très axé sur la « démocratie relative » chère au président Geisel, le candidat officiel en vient à partir de juillet 1978 à promettre une démocratisation tout à fait similaire à celle à laquelle s’engage son adversaire. La défense des droits de l’homme, le rétablissement de l’habeas corpus, la concession d’une amnistie font leur apparition dans les déclarations du général. Son apparence physique, telle qu’elle se laisse voir dans les médias, est elle-même modifiée : l’uniforme, les lunettes noires et l’air sévère sont abandonnés au profit du costume et du visage souriant d’un jeune sexagénaire sportif et bronzé. La course à la démocratisation s’accélère à la fin du mois d’août : Figueiredo promet alors des réformes plus rapides que son concurrent, prétendant qu’il n’attendra pas trois ans pour les réaliser, mais qu’il les fera « après-demain24 ». De fait, la « détente graduelle et sûre » souhaitée par Geisel, destinée à maintenir certains acquis de la « révolution », lui échappera largement des mains. Or cette perte de contrôle n’est pas seulement due à la renaissance du mouvement social ou au désamour de la classe politique, comme on le dit souvent. C’est aussi le résultat d’un rapport de force en partie interne aux forces armées, où « l’opinion des casernes » (réelle ou supposée) et le soutien d’officiers prestigieux sont des ressources essentielles. Si la distensão a survécu à la résistance des secteurs les plus politisés et les plus fanatiques de la « communauté de sécurité », elle a également muté sous l’effet du délitement de la base militaire du pouvoir, impliquant certains des secteurs les plus engagés dans la « Révolution ».
38La « seconde ligne dure » distingue cependant très clairement les candidats : le rejet que suscite Figueiredo n’empêche pas le développement d’une violente campagne contre Euler, accusé de pencher à gauche voire, quelle surprise, d’entretenir des sympathies communistes. L’hostilité que voue une partie du personnel répressif au « groupe du palais » et à l’imposition autoritaire d’un successeur au président Geisel cède donc devant la haine vouée au parti d’opposition, accusé d’être le cheval de Troie des communistes, et devant la peur d’un « revanchisme » plus affirmé si le pouvoir d’État échappait au contrôle de l’équipe en place. Le général Sylvio Frota lui-même finit par appuyer la candidature de Figueiredo, malgré la sympathie que lui inspire la posture du général Euler Bentes, qui « est venue mettre à bas les prévisions de victoire certaine des hommes du palais » :
« Un homme intelligent, au très bon caractère, d’une honnêteté inattaquable et d’une vie privée exemplaire, excellent administrateur, le général Euler ne jouissait pas, cependant, de la sympathie du courant révolutionnaire de 1964, un mouvement auquel il n’avait d’ailleurs pratiquement pas adhéré. […] On lui attribuait, par ailleurs, des idées politiques de ce qu’on appelle la gauche idéologique25. »
39Malgré la détente, les accusations d’isolement du « groupe du palais », et les réserves quant à la personne et à la promotion accélérée de Figueiredo, le candidat officiel apparaît donc à la deuxième génération d’extrême droite militaire comme le représentant d’un certain système et, en tant que tel, comme un moindre mal. Ce n’est pas le cas d’une partie de la « première ligne dure » qui, au contraire, s’investit résolument et au mépris des règles disciplinaires dans la campagne de l’« anti-candidat » imprévu par le pouvoir. L’équipe qui entoure le général Euler est ainsi quasi-exclusivement constituée d’officiers dissidents : de ce fait, bien qu’il soit appuyé par le parti d’opposition et revendique le statut de « simple citoyen », le général prolonge par sa candidature la série de conflits entre factions d’officiers, qui constitua une grande partie du jeu politique sous le régime militaire.
Le retour de la première ligne dure
40Les officiers dissidents qui se rassemblent autour d’Euler ont des profils divers mais tous, hormis le général Hugo Abreu, ont fait acte d’insoumission dans les premières années du régime militaire. La plupart sont liés, plus ou moins directement, à une partie du réseau de la « première ligne dure » dont le colonel Francisco Boaventura était la figure emblématique et le leader. Les plus proches collaborateurs d’Euler font partie du premier cercle de cet officier, exclu du service actif par l’AI-5 en mai 1969 : c’est le cas du colonel Amerino Raposo Filho, porte-parole du candidat, du général Hélio Lemos et du colonel Sebastião Ferreira Chaves, membres de son équipe de campagne. Boaventura lui-même, s’il n’apparaît pas dans la presse, est présent aux réunions clandestines qui accompagnent la mise sur pied de la candidature d’Euler. Les colonels Dickson Grael et Tarcísio Nunes Ferreira articulent également – le premier dans l’ombre, le second au grand jour – les soutiens militaires au candidat. Le colonel Kurt Pessek, lié depuis 1964 au groupe de Boaventura, est recruté dans l’équipe de campagne par Hugo Abreu. Abreu lui-même n’est pas un proche de Boaventura, pas plus que le major Adalto Lupi Barreiros, mais Barreiros est lié au réseau pour avoir pris part, avec José Aurélio Valporto de Sá et Francimá de Luna Máximo, à la rébellion des parachutistes à la fin 1969. Leur appartenance au groupe de la « Centelha Nativista » lie de plus ces trois hommes à Pessek, qui en fut un temps membre.
41Les appuis militaires du général Euler sont donc articulés autour de deux groupes d’officiers, partiellement connectés : l’entourage d’Abreu et le groupe anciennement lié à Boaventura. Il s’agit d’une poignée d’hommes, les plus actifs et les plus disposés à s’exposer à des sanctions disciplinaires dans la campagne électorale. Autour de ce noyau militant gravitent d’autres officiers, le plus souvent de grades intermédiaires et subalternes. La presse les évoque à demi-mot, mais leur clandestinité empêche d’en savoir davantage. Le colonel Tarcísio reconnaît néanmoins le succès limité de la campagne auprès d’une masse d’officiers de plus en plus enclins à suivre les décisions de ses chefs hiérarchiques et de la présidence. Or l’élite militaire appuya massivement le général Figueiredo.
42Qu’est-ce qui explique de tels revirements d’officiers si longtemps et si clairement ancrés à l’extrême droite ? L’espoir d’accéder enfin au pouvoir, d’abord, même si cette ambition est inavouable pour des militaires dont l’esprit de corps s’est construit dans l’hostilité aux intérêts particuliers et aux stratégies personnelles qui caractérisent ce qu’ils appellent la politicagem. L’esprit de vengeance contre le groupe au pouvoir est plus fréquemment avoué. L’entourage du général Abreu est celui qui semble nourrir la haine la plus féroce à l’égard de Golbery et du groupe présidentiel, et le plus grand mépris à l’égard de Figueiredo. Cette violente animosité les rapproche d’une partie de la droite radicale, notamment des positions du général Frota. Une lettre que le major Barreiros adresse à l’ancien ministre de l’armée en septembre 1978, alors que la campagne présidentielle bat son plein, est très éclairante :
« Comme vous, [Euler] et moi avons eu l’ingénuité de nous fier à l’éthique du Président. Tardivement, nous sommes parvenus à la conclusion qu’il n’y avait pas d’éthique dans le gouvernement et, mieux que moi, vous en connaissez les raisons.
[…] J’irai même plus loin en disant que je suis partisan de n’importe quelle solution qui empêcherait ce groupe d’avoir un nouveau gouvernement, pour la simple raison que j’ai côtoyé de près ses principaux personnages et que je sais qui ils sont et à quoi ils mèneront le pays. De ce fait je suis partisan de la solution qui se présente, maintenant, comme l’unique possibilité de s’opposer à cette tragédie de lâchetés, trahisons, servilités et agressions contre la volonté nationale, contre les Chefs Militaires et les principes de l’Institution Militaire.
Je connais, également, votre position face à tout ce processus, face aux personnes qui en constituent les protagonistes principaux.
Mais il faut arrêter avant qu’il ne soit trop tard. Soit on soustrait l’Armée à la réprobation populaire soit on prend trente ans pour panser les blessures de l’institution.
[…] Peut-être, Monsieur le Général, ne sommes-nous pas d’accord du tout, mais nous nous accordons sur l’essentiel.
[…] Je suis convaincu que vous avez une contribution à apporter. Beaucoup attendent de pouvoir opposer un “non” à tout ça. Le choix doit être fait à l’intérieur de possibilités étroites. Il faut oublier les différences et, au moins, opter pour un moindre mal26. »
43Un « moindre mal » : c’est également ainsi que le général Hugo Abreu aurait expliqué à Frota son engagement en faveur de la candidature Euler, certes compromise par ses liens avec la gauche, mais considérée comme plus probe que celle soutenue par le groupe du palais.
44En cette fin des années 1970, l’hostilité au pouvoir en place est de plus en plus formulée comme une opposition au « système » militaire, installé dans la durée et absent du projet initial des « révolutionnaires », qui aurait été celui d’un mouvement de courte durée. Une ironique reconstruction de l’histoire, puisque c’est justement la « première ligne dure » qui a incité à l’inscription du pouvoir militaire dans la durée, en 1964 et 1965. À la fin de septembre 1978, Hélio Lemos rend public ce texte d’appui au général Euler. Lors du coup d’État, dit-il,
« on attendait que l’intervention militaire ne dure pas et que bientôt la nation puisse retourner à la normalité démocratique, mais comme il est courant dans les régimes d’exception, les intérêts que ceux-ci génèrent et même stimulent se mettent à provoquer la réalimentation du système, promouvant sa continuité ».
45Les dénonciations des anciens membres de la « première ligne dure » empruntent à la fois au discours antidictatorial du camp dont ils font désormais partie, et au vieil imaginaire de l’extrême droite militaire. Lemos parle, dans le même document, de l’« exercice permanent de l’arbitraire » et tout le groupe critique violemment l’hypertrophie de la communauté de sécurité et du renseignement, à la construction de laquelle certains ont pourtant pris part (Amerino Raposo et Hélio Lemos ont été membres du SNI dans les années qui ont suivi le putsch). Tous se démarquent des membres de l’appareil répressif responsables, en 1976 puis de 1979 à 1981, des opérations terroristes contre des organismes et des personnalités de la gauche civile, dont l’apogée et le dernier acte est une tentative d’attentat dans la salle de spectacle du Riocentro, le 30 avril 1981.
46L’entreprise, qui a lamentablement échoué – la bombe a explosé dans les mains des responsables, membres du DOI de Rio, tuant l’un d’eux et mutilant gravement le second – est demeurée dans les mémoires comme la preuve que les extrémistes de l’appareil répressif étaient désormais hors de tout contrôle. Plusieurs milliers de personnes étaient présentes à l’événement festif, destiné à célébrer le 1er mai. L’attentat a été préparé par une mise à l’écart d’un certain nombre d’agents susceptibles de s’y opposer. Ainsi le colonel Dickson Grael, membre des réseaux de la « première ligne dure » et en charge de la sécurité du lieu, est destitué de son poste sans justification un mois à l’avance : il devient, après coup, l’un des grands pourfendeurs de l’impunité des militaires du DOI et du SNI responsables du projet. Il publie l’un des premiers ouvrages de reportages et de dénonciation du terrorisme militaire d’extrême droite, en 198527. Grael s’est notamment insurgé contre les résultats de l’enquête militaire (IPM) alors instaurée, une mascarade destinée à étouffer l’affaire. Tarcísio Nunes Ferreira dit avoir demandé son passage à la réserve le jour des résultats de cet IPM, après que sa position belliqueuse à l’égard des auteurs des attentats lui a valu (selon ses dires) « un processus de persécution terrible » dans la corporation, pendant plusieurs mois28. L’étouffement de l’affaire suscite également une démission de plus grande portée : celle du chef du cabinet civil, Golbery, qui rend directement responsable la « droite radicale » des organes de sécurité de l’attentat et d’une décadence du régime29.
47Le combat de la « première » contre la « seconde ligne dure » n’est pas seulement dû à un étonnant revirement antidictatorial : c’est aussi une réaction de vaincus contre des vainqueurs – ou qui apparaissent alors comme tels – et une manière de résister, de l’intérieur de l’institution, à un certain ostracisme de la part de pairs qui considèrent leurs prises de positions « démocrates » et leurs dénonciations de crimes commis par des militaires comme autant de trahisons. Ils tentent de s’attirer la sympathie de leurs camarades d’armes en dénonçant les dommages pour l’institution militaire elle-même dont le régime est responsable (« l’arbitraire en venait à compromettre non seulement les Forces Armées comme un tout, mais aussi chacun de leurs membres personnellement, en conséquence de décisions auxquelles ils ne participaient pas, mais dont la société leur attribuait la responsabilité automatiquement », écrit Hélio Lemos en 197830) et, surtout, en reprenant le thème de la corruption, très populaire parmi les militaires. Le major Adalto Barreiros fait ainsi de la dénonciation de la corruption gouvernementale son cheval de bataille. Il fait partie, avec Dickson Grael et le colonel Raimundo Saraiva Martins, d’un groupe d’officiers engagé dans la mise en lumière systématique de supposées malversations dans l’appareil d’État, qui font scandale dans des cercles militaires plus restreints dès 197631.
48Avec l’élection du général Figueiredo à la présidence de la République, les officiers de la « première ligne dure » qui appuyaient son compétiteur connaissent leur dernière défaite politique : le régime militaire touche certes à sa fin, mais la démocratisation accélérée que le pouvoir met en œuvre puis la restitution du pouvoir aux civils se déroulent sans leur concours. Plus précisément, leur participation est désormais noyée dans celle d’organisations civiles, des partis politiques, des médias et du peuple massé dans la rue, qui combattent pour le rétablissement ou la conquête de droits politiques et sociaux.
49Ces officiers sont rapidement désenchantés par la Nouvelle République née en 1985 et dotée à partir de 1988 d’une nouvelle Constitution. Le temps et la transition démocratique incitent d’ailleurs à relativiser la profondeur des déchirements internes au monde militaire. Confrontées à ce qu’ils considèrent comme des manifestations de « revanchisme » de la gauche et des vaincus d’hier, les rancœurs entre camarades d’armes s’estompent. Dans les années 1990 et surtout 2000, lorsqu’une « guerre de la mémoire » s’affirme entre anciens opposants, chercheurs, parents de victimes d’une part, et putschistes d’hier (essentiellement militaires) de l’autre, la plupart des officiers de « première ligne dure » modèrent leurs jugements sur le régime militaire32. Certains s’engagent même dans des organisations visant à valoriser sa mémoire et à défendre des options conservatrices et nationalistes, qui réunissent des officiers « durs » de différentes générations. Le « Groupe Guararapes », par exemple, comptait en 2009 parmi ses 469 officiers de l’armée de terre les généraux R/1 Antônio Bandeira, radical de deuxième génération favorable à Sylvio Frota et Agnaldo del Nero, ancien membre de l’appareil répressif et pilier du groupuscule d’extrême droite Plus jamais le terrorisme (Terrorismo Nunca Mais, ainsi baptisé en réponse à Plus jamais la torture, Tortura Nunca Mais, l’un des mouvements de victimes et de familles les plus actifs depuis les années 1980) ; mais aussi le général R/1 Hélio Lemos et le colonel R/1 Adalto Luiz Lupi Barreiros, respectivement étiquetés comme des « durs » de 1964-1967 et 1969, mais tous membres de l’équipe du général Euler Bentes Monteiro33.
50L’ambiguïté du rôle historique de ces derniers, de putschistes radicaux à militants d’un retour aux casernes, leur permet de reconstruire plus facilement leurs récits de vie en fonction de la conjoncture et des attentes de leurs interlocuteurs. Ainsi face au journaliste Hélio Contreiras, qui représente d’une certaine manière la société civile critique envers la dictature, le colonel Amerino Raposo de « première ligne dure » se pose en dissident d’un régime qui n’était pas destiné à s’ancrer dans l’autoritarisme et regrette l’AI-5, « qui a imposé l’arbitraire et ses instruments, la censure et les excès pratiqués dans les Doi-Codis, avec la suspension des garanties du citoyen34 ». Face à des pairs, dans le cadre d’une collecte de témoignages organisée par un général, ses propos sont très différents : il considère par exemple que la révolution a sacrifié la sécurité au développement et que c’est la volonté d’une libéralisation trop rapide du président Costa e Silva qui a mené à l’AI-535. En défendant les positions démocratiques de plus en plus soutenues par une société civile en cours de réorganisation, ces anciens officiers de « ligne dure » compensent, d’une certaine manière, leur perte de statut et de prestige auprès de leurs pairs par la présentation d’une identité positive à l’opinion. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils acceptent facilement d’accorder des entretiens, à la différence de collègues qui se sentent systématiquement en porte-à-faux avec le regard civil. La cohérence donnée à leurs trajectoires biographiques, autour d’une « révolution chirurgicale » qui n’a jamais eu lieu, les identifie comme des dissidents de toujours et occulte les nombreuses ambiguïtés et contradictions de leurs imaginaires politiques.
Notes de bas de page
1 Discours de campagne, non daté. Archives de l’ARENA (bien que le général Euler courre pour le MDB), ARENA d 1973.05.10/CPDOC.
2 Le document est reproduit dans Abreu Hugo, O outro lado do poder, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1979, p. 134.
3 Bittencourt Getúlio, A Quinta Estrela : como se tenta fazer um Presidente no Brasil, São Paulo, Editora Ciências Humanas, 1978 ; Stumpf André Gustavo et Pereira Filho Merval, A segunda guerra : a successão de Geisel, São Paulo, Brasiliense, 1979 ; le chapitre consacré à cette élection dans Carlos Chagas, A guerra das estrelas (1964/1984) : os bastidores das successões presidenciais, Porto Alegre, L&PM, 1985 ; ainsi que Walder de Góes, O Brasil do general Geisel : estudo do processo de tomada de decisão no regime militar-burocrático, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1978.
4 Abreu, O outro lado do poder, op. cit., p. 174.
5 Ce sont les termes du colonel Ênio dos Santos Pinheiro, dans Araujo Maria Celina (d’), Castro Celso et Soares Gláucio Ary Dillon, A volta aos quartéis : a memória militar sobre a abertura, Rio de Janeiro, Relume-Dumará, 1995, p. 225. Les colonels José Eduardo de Castro Portela Soares et Fernando da Graça Lemos, également fort critiques à l’égard de l’ouverture politique, ont tenu des propos similaires en entretiens accordés à l’auteure.
6 A volta aos quartéis, ibid., p. 55.
7 Bulletin SNI du 15 juin 1974. Voir également ceux datés du 5 septembre 1974, du 12 juin 1975 et du 26 novembre 1975. Archives Ernesto Geisel, EG pr 1974.03.00/CPDOC.
8 Movimento Nacionalista Popular Pro Governo Geisel – A0950713 – 1976, archives du SNI (Archives nationales – antenne de Brasília).
9 Témoignage confié à Camargo Aspásia et Góes Walder (de), Meio século de combate. Diálogo com Cordeiro de Farias, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1981, p. 519-520.
10 Les lettres sont conservées dans les archives du général Cordeiro de Farias, Cfa tv 1964.10.23/CPDOC. Zuzu Angel mourra elle-même dans des circonstances suspectes en avril 1976.
11 Grupo Centelha Nativista – G0023310 – 1981, archives du SNI (Archives nationales – antenne de Brasília).
12 Manifeste du MMDC, 21 avril 1977. Archives Cordeiro de Farias, Cfa tv 64.04.11/CPDOC.
13 Estado de São Paulo, 19 août 1977.
14 Déclaration prononcée au Lion’s Club de Ponta Grossa, 4 mars 1978. Archives personnelles du colonel Tarcísio Nunes Ferreira.
15 Jornal do Brasil, 11 mars 1978.
16 Jornal do Brasil, 13 avril 1978.
17 Entretien accordé à l’auteure, précédemment cité.
18 Jornal do Brasil, 1er avril 1978.
19 Bulletin du SNI du 18 janvier 1978, archives Ernesto Geisel, EG pr 1974.03.00/CPDOC.
20 Abreu Hugo, O outro lado do poder, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1979, p. 78.
21 O outro lado do poder, op. cit., p. 21.
22 Abreu Hugo, Tempo de crise, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1980, p. 98.
23 Voir par exemple le meeting commun de Magalhães Pinto et Euler Bentes Monteiro à São Paulo, 31 juin 1978. Jornal do Brasil, 1er juillet 1978. Son programme complet lorsqu’il est enfin investi officiellement par le MDB est publié dans le Jornal do Brasil du 24 août 1978.
24 Jornal do Brasil, 24 août 1978.
25 Frota Sylvio, Ideais traídos, op. cit., p. 593-594.
26 Lettre citée dans Frota, Ideais Traídos…, op. cit., p. 570-571.
27 Aventura Corrupção Terrorismo. À sombra da impunidade, Petrópolis, Vozes, 1985.
28 Entretien accordé par le colonel Tarcísio Nunes Ferreira à l’auteure, précédemment cité.
29 Voir sa note de démission, publiée dans le Jornal do Brasil du 6 août 1981.
30 Jornal do Brasil, 21 septembre 1978.
31 Voir le témoignage de Dickson M. Grael, Aventura Corrupção Terrorismo., op. cit., p. 24 et suiv.
32 Martins Filho João Roberto, « A guerra da memória… », art. cit.
33 Ces données ont été obtenues sur le site du Groupe Guararapes [http://www.fortalweb.com.br/grupoguararapes/], depuis désactivé. À ce sujet voir Santos Eduardo Heleno de Jesus, Extrema direita, volver ! Memória, ideologia e política dos grupos formados por civis e a reserva militar, mémoire de master en sciences politiques, Niterói, UFF, 2009.
34 Témoignage confié à Contreiras Hélio, Militares : confissões. Histórias secretas do Brasil, Rio de Janeiro, Mauad, 1998, p. 91-92.
35 La collection organisée par Motta Aricildes de Moraes, História oral do Exército. 1964 – 31 de março: o movimento revolucionário e sua história, Rio de Janeiro, Bibliotéca do Exérctio Editora, 2003. 15 vol.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Premiers Irlandais du Nouveau Monde
Une migration atlantique (1618-1705)
Élodie Peyrol-Kleiber
2016
Régimes nationaux d’altérité
États-nations et altérités autochtones en Amérique latine, 1810-1950
Paula López Caballero et Christophe Giudicelli (dir.)
2016
Des luttes indiennes au rêve américain
Migrations de jeunes zapatistes aux États-Unis
Alejandra Aquino Moreschi Joani Hocquenghem (trad.)
2014
Les États-Unis et Cuba au XIXe siècle
Esclavage, abolition et rivalités internationales
Rahma Jerad
2014
Entre jouissance et tabous
Les représentations des relations amoureuses et des sexualités dans les Amériques
Mariannick Guennec (dir.)
2015
Le 11 septembre chilien
Le coup d’État à l'épreuve du temps, 1973-2013
Jimena Paz Obregón Iturra et Jorge R. Muñoz (dir.)
2016
Des Indiens rebelles face à leurs juges
Espagnols et Araucans-Mapuches dans le Chili colonial, fin XVIIe siècle
Jimena Paz Obregón Iturra
2015
Capitales rêvées, capitales abandonnées
Considérations sur la mobilité des capitales dans les Amériques (XVIIe-XXe siècle)
Laurent Vidal (dir.)
2014
L’imprimé dans la construction de la vie politique
Brésil, Europe et Amériques (XVIIIe-XXe siècle)
Eleina de Freitas Dutra et Jean-Yves Mollier (dir.)
2016