Chapitre I. Conspirations 1961-1964
p. 23-58
Texte intégral
« Si nous n’éduquons pas nos enfants et petits-enfants, c’est les communistes qui le feront. Ils sont notre grand ennemi. Rien d’important ne se passe dans ce pays sans l’action des communistes. Il y a de la poussière rouge dans les yeux du peuple, et d’une grande partie des dirigeants brésiliens1. »
Général Milton Tavares de Souza.
1Le coup d’État d’avril 1964 est longtemps apparu comme une étrangeté dans l’histoire du Brésil républicain. D’abord parce que l’armée jouissait à l’époque d’une image continentale de légalisme et de respect des pouvoirs constitués : à la différence de l’Argentine, voisine et rivale historique, les militaires brésiliens n’avaient pas depuis les années 1890 exercé directement le pouvoir au nom de leur propre institution. Certes, le pays avait connu de nombreux soulèvements armés et aucune interruption de la légalité ne s’était faite sans l’appui de la haute hiérarchie militaire, ou de secteurs notables des forces armées. Certes, au moins depuis la révolution de 1930, les cabinets ministériels et les plus hautes instances de la République avaient pour éminences grises des généraux. Mais ni le pouvoir central, ni l’appareil d’État ne s’étaient vus placés durablement sous la tutelle des militaires. Quelques années avant le coup d’État, des officiers haut placés se gargarisaient encore de cette réputation : au Brésil point de caudillo ou de dictateur à la tête d’une « républiquette sud-américaine » de « totalitarisme dictatorial », déclare ainsi en septembre 1955 le général Castelo Branco, futur premier président de la dictature, dans l’enceinte de l’École supérieure de guerre. Ici règne la « mentalité des Armées professionnelles » contre la « mentalité milicienne » nourrie de la « versatilité de l’esprit politique, toujours hésitant entre la conquête du pouvoir et sa conservation ». « Si nous adoptons ce régime, ce qui entrera par la force se maintiendra par la force et n’en sortira que par la force. Quel objectif retardataire et réactionnaire ! Alors il n’y aura point de salut2. » Castelo Branco prononce ces paroles dans un contexte particulier : la campagne électorale en vue des élections présidentielles qui porteront au pouvoir, en novembre 1955, Juscelino Kubitschek, héritier de Getúlio Vargas mort un an plus tôt. Une partie de la droite brésilienne, civile et militaire, s’organise déjà pour empêcher son accession à la présidence : mais cet état d’esprit putschiste est alors loin d’être majoritaire, et l’évidence d’états-majors et d’un corps des officiers respectueux des résultats des urnes demeure majoritaire dans l’armée, comme dans la population. Moins de dix ans plus tard et à la surprise générale, y compris des putschistes eux-mêmes, de cette tradition et de cette identité légalistes il n’était presque plus rien resté.
2En effet, le second étonnement que provoque de 1964 vient de la facilité avec laquelle les séditieux se sont emparés du pouvoir. Non seulement l’armée a rompu sa tradition de légalisme républicain, mais son initiative n’a initialement affronté qu’une résistance extrêmement limitée. João Goulart semble tombé comme un fruit mûr : ni les échelons inférieurs des forces armées, qui pourtant l’avaient à de nombreuses reprises assuré de leur soutien, ni les syndicats, ni le peuple de gauche ne prennent la rue ou les armes pour tenter de s’opposer. Les adversaires du coup se terrent, puis choisissent le silence ou l’exil. Dans le même temps, les classes moyennes urbaines, la moitié de l’élite politique et les milieux d’affaires exultent bruyamment, donnant au coup d’État les traits d’une initiative concertée et consensuelle des secteurs conservateurs, qu’ils soient civils ou militaires.
3L’effondrement de la République comme un château de cartes a évidemment suscité de lourdes interrogations et même une crise d’identité au sein de la gauche brésilienne. Il a ensuite inspiré un grand nombre de recherches, autour de ce simple questionnement, souvent crucial dans les travaux en histoire récente : « Comment cela a-t-il été possible3 ? » : quels changements dans la pensée et les comportements militaires et civils, quelles modifications structurelles de la société brésilienne ont légitimé une telle rupture de la légalité, puis que l’armée s’empare du pouvoir ? Ces interrogations et, pourrait-on dire, cette angoisse constituent l’arrière-pensée de la recherche scientifiques sur le coup d’État de 1964 et des recompositions politiques et partisanes qui lui ont succédé. Nous ne reprendrons pas ici l’intégralité des débats sur les origines et causes du putsch, en limitant notre enquête à un point précis et crucial : la construction d’une adhésion militaire de masse à la perspective d’un coup d’État.
La construction du consensus
4Nous formulons en effet l’hypothèse que, parmi les nombreux facteurs ayant permis cette victoire si aisée et rapide des putschistes, l’absence de véritable résistance militaire et, au contraire, la confiance et l’enthousiasme avec lesquels l’écrasante majorité des officiers a regardé le renversement de João Goulart ont compté pour beaucoup ; et que la construction de ce consensus contraire aux prescriptions constitutionnelles de l’institution militaire est relativement récent, c’est-à-dire postérieur à 1961. Les libertés qu’une partie de la droite militaire prend avec les règles démocratiques ne sont pas une nouveauté : depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, toute investiture d’un candidat rattaché à l’héritage de Getúlio Vargas a suscité des révoltes sporadiques d’hommes en armes et des contestations de secteurs de l’UDN. On peut par exemple rappeler la petite phrase de Carlos Lacerda, figure du parti et idole de la droite militaire, à propos de l’hypothèse d’un retour au pouvoir de Vargas en 1951 : « Sénateur, il ne doit pas être candidat à la présidence. Candidat, il ne doit pas être élu. Élu, il ne doit pas entrer en fonction. En fonction, nous devons recourir à la révolution pour l’empêcher de gouverner4. » Pas plus nouveau n’est l’anticommunisme virulent au Brésil, en particulier dans les forces armées. Enfin la personne de João Goulart est honnie depuis au moins une décennie, lorsque son passage au ministère du Travail pendant le deuxième gouvernement de Vargas (1953-1954) a enraciné l’accusation faite à son encontre de fricoter avec les syndicats et de promouvoir une « communisation » du Brésil. Il est dès cette époque accusé, par l’UDN, la presse conservatrice et la droite militaire, d’ouvriérisme, de démagogie et de sympathie pour la « république syndicaliste » péroniste de l’Argentine voisine.
5Cette droite militaire décomplexée est pourtant incapable, en août-septembre 1961, d’empêcher l’accession au pouvoir du vice-président Goulart après l’imprévisible démission du rocambolesque Jânio Quadros – ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé. Quadros quitte le pouvoir le 25 août. Le 30 du même mois, les ministres des trois forces armées (le général Odílio Denys pour l’armée de terre, l’amiral Sílvio Heck pour la marine, le brigadier Gabriel Grün Moss pour l’aéronautique) diffusent un manifeste dans lequel Goulart est accusé de compromission auprès des syndicats, de trahison des intérêts authentiques des classes populaires et de complicité avec le « communisme international », en favorisant notamment l’infiltration de ses agents dans l’appareil d’État. Selon les termes des ministres, « [l’]appui, [la] protection et [l’]encouragement » que Goulart viendrait apporter aux « agents du désordre, de la désunion et de l’anarchie » au Brésil auraient pour conséquences inéluctables « [le] chaos, [l’]anarchie, [la] guerre civile », sans que les principaux remparts contre cet état de fait, les forces armées, soient capables de résister, puisqu’elles seraient alors déjà « infiltrées et domestiquées » puis « transform[ées], comme c’est arrivé dans d’autres pays, en simples milices communistes ». Mais les ministres n’obtiennent pas suffisamment d’appuis au sein de leur propre force pour parvenir à leurs fins : les résistances légalistes de militaires, notamment de la IIIe armée dans le Rio Grande do Sul, articulées à celles du Parti travailliste et en son sein de Leonel Brizola, gouverneur du même État, obligent les séditieux à reculer. Deux ans et demi plus tard, en mars 1964, alors que Goulart pense avoir mis sur pied un « dispositif militaire » censé ne laisser qu’à des généraux fidèles les principaux commandants de troupes, il semble abandonné par toute l’institution.
6L’ampleur, les mécanismes et les causes décisives de cet abandon ne sont pas des objets de recherche faciles d’accès, faute de sources adéquates. En effet, pour la période postérieure à 1945, les archives des unités demeurent inaccessibles aux chercheurs et, avec elles, les bulletins internes qui seuls permettraient une description précise des adhésions, résistances et défections de chacun. Tout aussi hors d’atteinte est « l’opinion militaire », dépourvue d’espace public d’expression, rarement sondée, ou de façon partisane, par les états-majors. La principale source disponible est en fait les propos des militaires eux-mêmes, à l’époque et aujourd’hui, par le biais de témoignages recueillis par des chercheurs, des journalistes ou publiés – les mémoires d’officiers occupent depuis le milieu des années 1970 un espace éditorial et médiatique important5. Notons que, jusque dans les années 1990, les discours et pratiques des protagonistes, en particulier des militaires putschistes, n’ont pas été au centre des analyses. La mémoire et même le discours militaires étaient (et, pour certains publics, demeurent) suspects et peu fréquentables : les recueillir, et a fortiori les intégrer dans l’interprétation des événements, est souvent vu comme une forme de trahison politique et mémorielle, voire une « pollution morale » du chercheur6. Ces mémoires militaires ne pénètrent véritablement l’espace académique qu’à la publication, trente ans après le coup d’État, de témoignages d’officiers par des chercheurs du Centre de recherche et de documentation d’histoire contemporaine du Brésil (CPDOC-FGV/Rio de Janeiro), selon une méthode systématique d’entretien7. La nouveauté de cette entreprise et de ses résultats ne provient pas tant de la « parole donnée » à des officiers putschistes que du fait que l’armée en perd le monopole de production : le début d’établissement scientifique d’un corpus de sources orales traduisant la « version militaire » du coup d’État et de la dictature permet de l’intégrer dans la construction d’un récit historique.
7Ces témoignages militaires sont, évidemment, à utiliser avec une certaine prudence : ils n’informent que sur les hommes en armes qui les tiennent, protagonistes principaux mais non uniques de la conspiration et du renversement du président civil8 ; une majorité est le fait d’officiers haut gradés sous le régime militaire ; enfin ils sont, comme tout témoignage mais plus encore dans le contexte de « guerre de la mémoire » menée depuis la fin de la dictature, reconstruits et déformés9. Cependant ils constituent une ressource essentielle pour étudier les modalités concrètes de la construction d’une unanimité militaire ou, tout du moins, d’un large consensus au sein du corps des officiers.
8Ce consensus a-t-il, cependant, vraiment existé ? Un premier élément susceptible d’apporter de l’eau à notre moulin est le faible nombre de punitions immédiatement après le coup. Si « l’opération nettoyage » mise en place alors touche en priorité les forces armées – c’est, de très loin, le principal corps de fonctionnaires atteint –, les 1 013 militaires punis en vertu du premier « Acte institutionnel » du régime ne représentent qu’une goutte d’eau dans la mer de l’institution. Au sein de l’armée de terre, 252 sergents et sous-officiers (dont la lutte pour leurs droits et la poursuite des réformes ont tant perturbé leurs supérieurs) sont expulsés de leur corps, réformés ou retraités, sur 59 656 hommes de ce grade (soit 0,4 %)10. Les officiers de la force terrestre sont, en proportion, huit fois plus touchés par ces punitions : mais ce n’est le cas que de 264 d’entre eux, sur les 7 929 que compte l’institution à cette date, selon les chiffres du Boletim do Exército (3,3 %). Dans cette force, seuls les officiers généraux sont, en fait, significativement atteints, avec un quart de punis. Les militaires de la marine et de l’aéronautique sont, en proportion, davantage touchés, en particulier la soldatesque et les sous-officiers, sans que ces chiffres ne traduisent une implication massive dans des mouvements politiques, ou une résistance au putsch.
9La faible ampleur de cette répression intra-institutionnelle peut être interprétée de façons diverses. Il se peut, d’abord, que le coup d’État ait rencontré de franches résistances parmi les sergents ou les jeunes officiers, mais que le nouveau pouvoir ait opté pour la modération dans sa réponse ultérieure. Cette hypothèse est peu probable pour plusieurs raisons : d’abord, parce que s’il est possible de retrouver dans de rares sources la trace de quelques escarmouches, rien n’y indique l’existence d’une résistance armée d’ampleur11. De plus, si celle-ci avait eu lieu, il y a fort à parier qu’elle aurait été mise en valeur dans la mémoire des vainqueurs, comme preuve des convictions communistes des échelons inférieurs des forces armées. Enfin, plusieurs auteurs ont signalé le haut degré de tension et d’animosité entre la gauche et la droite militaire à cette époque, se traduisant dans des faits de violence depuis les années 1950, qui incitent à parier sur la fermeté des sanctions.
10L’autre hypothèse est que la majorité des hommes en armes ont acquiescé au coup d’État, ou l’ont appuyé. L’inconnue persistante est, justement, s’il s’est agi d’un consentement dû à la nécessité de l’obéissance hiérarchique, à un effet de groupe, ou d’une adhésion plus enthousiaste. Les sources sont avares sur ce point : en effet, les documents écrits sont rarissimes et les témoignages ultérieurs (mémoires publiées, entretiens auprès de journalistes ou de chercheurs) sont généralement le fait de militaires clairement identifiés à un camp, qui justifient leur choix plutôt qu’ils ne livrent leurs souvenirs, de toute façon reconstruits. On ne trouve quasiment aucun modéré, neutre, ou circonspect. Lausimar Zimmerman, à partir d’un nombre d’entretiens limités, conclut que la corporation des sergents acquiesce au putsch, plutôt qu’elle n’y adhère ou y résiste activement, essentiellement pour obéir aux commandants – des officiers de rang intermédiaire ou supérieur qui y seraient, quant à eux, majoritairement favorables12. Les témoignages d’officiers dressent, dans leur grande majorité, le tableau d’une jeunesse impétueuse et impatiente, cœur du mécontentement, qui aurait entraîné derrière elle une élite militaire apathique et négligente. Pour le général Cordeiro de Farias,
« les généraux, à de rares exceptions près, vivaient la tête baissée. Tous étaient hostiles au gouvernement, mais ils n’avaient pas le courage de manifester leurs positions. [Au contraire,] le nombre d’officiers supérieurs – lieutenants-colonels et colonels – était bien plus important. La grande masse, pourtant, était celle des jeunes officiers – les lieutenants, les capitaines et les majors. La différence de comportement était évidente. Alors que les officiers-généraux et les officiers-supérieurs étaient réticents, la jeunesse militaire était impétueuse, ardente, déterminée à se jeter dans la lutte13 ».
11Cette analyse est assez cohérente avec la répartition de punitions selon le grade, qui laisse à penser à une faible proportion de légalistes parmi les officiers les plus jeunes. Notons que l’écrasante majorité des témoignages disponibles est le fait d’officiers ayant, à l’époque, soutenu ou approuvé le coup d’État. Interpréter ce trait politique n’a rien d’évident : s’agit-il d’un biais de sources, lié au fait que les chercheurs et journalistes se sont moins intéressés aux vaincus qu’aux vainqueurs, lesquels bénéficiaient en outre de plus de réseaux, moyens et espace dans l’institution armée pour s’exprimer ? Ou bien est-ce le signe d’une effective adhésion massive au putsch ? Difficile de répondre. On peut, tout au plus, constater que « l’enthousiasme » et « l’ardeur » des casernes sont surtout, dans les témoignages, associés à la proximité des centres urbains qui facilitent peut-être les communications internes au milieu militaire et l’accès à la propagande anticommuniste des médias civils. Mais il est vrai que les données sur des régions périphériques font cruellement défaut. Rio tient une place particulière, puisque le Club militaire d’une part, et les écoles militaires (EsAO et ECEME) d’autre part, sont des espaces tolérés d’expression politique des jeunes officiers14.
12Entre septembre 1961, lorsque João Goulart parvient au pouvoir sans trop d’encombre, malgré la surprise, un Congrès de droite et des ministres militaires ouvertement hostiles ; et mars 1964, quand la descente d’une colonne de troupes depuis les plateaux du Minas Gerais le contraint à la fuite et l’exil, qu’est-il arrivé aux forces armées brésiliennes ? Le contexte international dans les années qui suivent la révolution cubaine, l’offensive culturelle et militaire nord-américaine, et l’extrême bipolarisation des climats politiques latino-américains tendent à naturaliser ce revirement. L’armée brésilienne ne s’est pourtant pas assise sur un toboggan idéologique au printemps 1961 : son évolution politique est le résultat d’innovations doctrinaires, de contacts avec les milieux politiques et économiques, d’influences extérieures ; et de l’appropriation concrète de ces diverses influences, qui ont construit une lecture politiquement orientée de la situation nationale et globale, ainsi que des moyens légitimes pour y faire face.
13Les observateurs et chercheurs ont, dans un premier temps, identifié un coupable unique, inventeur et diffuseur d’une nouvelle doctrine militaire dont l’inoculation aurait lavé les cerveaux de la droite sud-américaine dès le déclenchement de la guerre froide : le coupable, on l’aura reconnu, ce sont les États-Unis, dont la « Doctrine de la Sécurité Nationale » (DSN) aurait constitué un grand instrument offensif dans la « guerre psychologique » menée en Amérique latine. Dès la fin des années 1970, la DSN est considérée comme l’idéologie officielle des dictatures du cône sud, au point que celles-ci acquièrent une appellation éponyme15. Le socle de la DSN est l’idée d’une guerre imminente contre un ennemi omniprésent (avant tout communiste), extérieure mais surtout intérieure, armée et psychologique, et totale puisqu’elle impliquerait non seulement les armées, mais aussi l’ensemble des sociétés et appareils d’État. La certitude de son avènement implique de repenser les systèmes politiques, les économies, l’éducation, les médias de masse, les politiques sociales, bref, l’intégralité des institutions et des politiques publiques en fonction de ce conflit. Ce programme de refonte des États et des sociétés fait son entrée dans les armées du cône sud à partir d’écoles supérieures militaires créées selon le modèle du National War College aux premières heures de la guerre froide. Au Brésil, c’est depuis l’École supérieure de guerre brésilienne (Escola Superior de Guerra, ESG) fondée en 1949, que les officiers de l’armée de terre Cordeiro de Farias, premier commandant de l’école, Castelo Branco, futur premier président de la dictature, et Golbery do Couto e Silva, expert en géopolitique et éminence grise de l’après-1964, théorisent et divulguent leur version de la DSN16.
14L’historiographie sud-américaine des années 1990 à 2010 a ensuite questionné le dogme d’une DSN unique, inédite, omniprésente et importée des États-Unis. D’abord grâce à l’analyse plus précise de cas nationaux, qui a montré des appropriations fragmentées, partielles et différenciées de la Doctrine de la sécurité nationale selon les pays, comprises comme autant de fruits de leur histoire. Au Brésil, si la production théorique de l’École de guerre adopte souvent un jargon très particulier étiqueté « sécurité nationale » – aux « Objectifs Nationaux Permanents » doivent répondre une « Stratégie Nationale » luttant contre les « Antagonismes », à ne pas confondre avec les « Facteurs Adverses » –, son contenu idéologique n’est ni systématiquement nouveau, ni toujours présent dans le « prêt-à-penser » fourni par les Américains. En effet le cœur de la DSN, l’ennemi interne, est l’un des piliers de la pensée stratégique de l’armée brésilienne depuis les années 1930. À la différence de leurs congénères européens et même nord-américains, quand éclate la guerre froide il y a belle lurette que les militaires du cône sud ne considèrent plus la guerre extérieure, de frontières, comme la principale menace militaire qui pèse sur leur pays. La révolution de l’ennemi interne a, en fait, déjà eu lieu : la DSN ne lui adjoint « que » la guerre totale, notamment psychologique, et une conceptualisation spécifique. De plus, le programme politique censé répondre à cette menace et donc assurer la « sécurité nationale » se trouve, au Brésil, au croisement de plusieurs courants de pensée17. Il traduit le projet d’une entreprise autoritaire de démobilisation de la société, d’annihilation du conflit de classes, de propagande et d’accroissement de la pression policière que l’on peut observer dans les différentes versions de la DSN. Mais on y reconnaît aussi un développementisme centralisateur et autoritaire, inspiré des très conservateurs penseurs des années 1920 et 1930 Alberto Torres et Oliveira Viana, et des idéologues de l’Estado Novo. L’industrialisation à marche forcée, la centralisation politique, la construction d’infrastructures, l’intégration territoriale, que l’école propose et projette (surtout, il est vrai, après le coup d’État) y trouvent leur inspiration.
15Ce que l’on appelle au Brésil « Doctrine de la Sécurité Nationale » des années 1950 aux années 1970 est donc le résultat d’un syncrétisme propre et, par ailleurs, ne peut être considéré comme l’unique « idéologie du régime ». Ce n’est pas, enfin, un produit théorique immédiatement destiné à l’endoctrinement des troupes. Les officiers les plus rapidement acculturés à la DSN sont en effet l’élite qui fréquente l’École supérieure de guerre, soit la crème des colonels et des généraux, en plus de civils triés sur le volet, et la conception de la politique qui s’y formule ne s’intègre que sous quelques rares aspects, et très tardivement, au cursus des écoles ouvertes aux plus jeunes officiers et aux sergents. Les manuels et bréviaires marqués par le jargon de la DSN ne paraissent eux aussi que plus tard, à partir de 1967. En d’autres termes si l’ESG, comme think tank civil et militaire, a une importance réelle dans l’accroissement des ambitions politiques d’une partie de la haute hiérarchie militaire, ainsi que dans les contacts qu’elle y noue avec les élites civiles conservatrices, son poids sur la formation idéologique de la masse des officiers est plus discutable18.
Entre les États-Unis et la France : à l’école de la contre-insurrection
16L’Amérique du sud, et tout particulièrement le Brésil, sont bien à cette époque l’objet d’une offensive idéologique nord-américaine, mais jusqu’au milieu des années 1960 celle-ci ne prend que très partiellement la forme d’une nouvelle doctrine militaire. L’histoire commence avec la Seconde Guerre mondiale, qui inaugure une opération d’américanisation rapide des produits culturels et de consommation au Brésil. À partir de 1942, le pays intègre en effet le camp des alliés et obtient même de participer à la « libération » de l’Europe, espérant ainsi obtenir des largesses ainsi qu’un partenariat privilégié avec les États-Unis. Vingt-cinq mille soldats brésiliens se rendent en Italie à la fin 1943 comme membres de la Force expéditionnaire brésilienne (Força Expedicionária Brasileira, FEB) ; c’est la seule nation sud-américaine à envoyer des hommes sur le terrain d’opérations19. L’alliance guerrière et l’expérience des combats contribuent à l’explosion de l’influence américaine sur l’armée et les élites civiles brésiliennes et, au-delà, sur toute la société ; parallèlement celle de la France, ruinée et dépourvue d’autonomie diplomatique et de puissance économique, s’effondre après une hégémonie de plus de vingt ans20. L’institution militaire est touchée de plusieurs façons : les États-Unis deviennent à partir de 1945 le principal fournisseur d’armes et partenaire financier en matière militaire, dans le cadre d’un accord scellé en 195221. Des liens personnels sont établis, comme celui qui unit le futur général-président Castelo Branco et Vernon Walters, officier américain de liaison entre la FEB et le commandement de la Ve armée, futur attaché militaire au Brésil entre 1962 et 1967. Les militaires brésiliens se trouvent enfin immergés, comme toute la classe moyenne brésilienne, dans une « guerre froide culturelle » où la promotion de l’American Way of Life et le dénigrement du communisme et du socialisme envahissent les médias de masse22.
17La révolution cubaine (janvier 1959) et surtout l’annonce de la nature marxiste-léniniste de cette dernière (avril 1961) ouvrent cependant une phase radicalement nouvelle. Comme l’ont décrit Phyllis Parker dès les années 1970 et, à partir d’une documentation états-unienne plus récemment ouverte, Carlos Fico, les années Goulart sont marquées par une explosion des investissements américains dans des campagnes de propagande, le plus souvent sous le couvert de l’Alliance pour le Progrès mise sur pied sous Kennedy, destinées à renforcer le « centre démocratique progressiste » (comprendre, la droite hostile au président travailliste) et à « révéler le véritable visage du communisme23 ». Cette offensive touche d’abord les grands médias, les milieux d’affaires, les intellectuels et universitaires, et la classe politique conservatrice, dont les campagnes et même les administrations locales sont soutenues et massivement financées. Au-delà de la conquête des « cœurs et des esprits » destinée à éloigner les masses de la tentation du « péril rouge », c’est une véritable campagne de déstabilisation de la présidence de João Goulart qui est mise en œuvre, en particulier à partir de la mi-1962 lorsque s’engagent des débats sur le rétablissement, ou non, du système présidentialiste. Les opérations, s’élevant à plusieurs dizaines de millions de dollars, sont orchestrées par l’United States Information Service (USIS) et de plus en plus encouragées par l’ambassadeur Lincoln Gordon (1961-1968), convaincu de l’inévitable dérive populiste et communiste de Goulart. C’est Gordon qui, à la fin 1963, pousse les services secrets et les forces armées américains à se projeter dans l’assistance logistique et militaire à un coup d’État : ce que sera l’Opération Brother Sam, une mise à disposition d’armements légers et le déploiement d’une flotte au large des côtes brésiliennes, dont les putschistes n’auront finalement pas besoin.
18Nul doute que la recrudescence d’une propagande anticommuniste agressive, associée à une opération de déstabilisation et de discrédit du gouvernement Goulart, a contribué à pousser les officiers vers une opposition franche au pouvoir en place. D’abord parce que, issus essentiellement des classes moyennes urbaines, ils sont le cœur de cible de ce discours conservateur. De plus, plusieurs dizaines d’officiers s’engagent dans des associations politiques inspirées, et parfois financées, par leurs homologues américaines, et qui alimentent à partir de 1961 ce que Rodrigo Patto Sá Motta appelle le « deuxième grand sursaut anticommuniste » de 1961-1964 (après celui de 1935-1937)24 : Groupe d’action patriotique (Grupo de Ação Patriótica, GAP) et Mouvement anticommuniste (Movimento Anticomunista, MAC) pour ne citer que les principales. Il n’est pas rare de retrouver leurs épouses dans des groupes orientés vers un public féminin comme la Ligue féminine anticommuniste (Liga Feminina Anticomunista) et la Campagne de la femme pour la démocratie (Campanha da Mulher pela Democracia, CAMDE)25. Enfin, les militaires sont l’objet de campagnes anticommunistes et moralistes spécifiques, notamment par le biais de films projetés dans les casernes, écoles et navires. Ainsi en 1963, plus de 1 700 films ont été diffusés par l’USIS, touchant un public d’environ 180 000 officiers, sous-officiers et soldats26. Quelques traductions de livres sont également financées, dont il est impossible d’évaluer la diffusion.
19Pourtant, lorsqu’ils sont interrogés sur les influences étrangères et innovations doctrinaires de ces années, la majorité des officiers brésiliens ne mentionne pas les États-Unis : ni une DSN dont bien peu seraient capables de donner une idée du contenu, ni même les théories contre-insurrectionnelles qui commencent juste à être élaborées par les états-majors américains. Les militaires mentionnent tous la « théorie de la guerre révolutionnaire », une pensée de l’ennemi communiste et non de l’exercice du pouvoir, importée de France et non pas des États-Unis27. Otávio Costa, qui se trouvait en poste à l’École de commandement et d’État-major de l’Armée de terre (ECEME), se souvient ainsi trois décennies plus tard :
« À ce moment, nous étions perplexes, sans savoir quelle direction prendre […], que faire ? Vers où se diriger ? À quelle guerre devions-nous nous préparer ? […] Alors nous avons commencé à nous intéresser à de nouvelles expériences : celle de la guerre interne en Grèce, des guerres françaises en Indochine et en Algérie, et même du problème interne au territoire métropolitain français, avec De Gaulle affrontant des réactions violentes. À cette occasion, la littérature militaire française […] nous a fascinés [et] malgré l’influence américaine, on a commencé à réfléchir à cette expérience coloniale et métropolitaine, à formuler un nouveau type de guerre. C’était une guerre infiniment petite, la guerre insurrectionnelle, la guerre révolutionnaire28. »
20L’insistance dans les témoignages d’officiers sur le caractère prépondérant de l’influence doctrinaire française, et non américaine, dans les années qui précèdent le coup ne découle pas d’une volonté de dissimuler l’intromission yankee dans la « révolution démocratique » dont ils sont si fiers. Bien sûr, la mémoire putschiste tend généralement à relativiser, si ce n’est carrément nier, toute participation des États-Unis à la conspiration et au coup d’État, parfois contre l’évidence. Mais, dans ce cas précis, il existait bien, d’un point de vue doctrinaire, une « présence française là où les États-Unis étaient tenus pour hégémoniques » selon la formule de Rodrigo Nabuco29. Cet auteur explique que, lorsqu’éclate la révolution cubaine, les stratèges américains sont relativement dépourvus d’un point de vue doctrinaire : leur engagement dans la guerre du Vietnam n’a pas encore accouché d’une théorisation des processus et techniques de contre-guérilla, à la différence de ceux de l’armée française en Indochine et au Vietnam. En outre, les états-majors français font de leur « savoir-faire militaire un produit d’exportation capable de créer une communauté d’intérêt avec les pays visés » : en d’autres termes, fournir une théorie suffisamment adaptable et universelle pour servir partout au « maintien de l’ordre », accroître l’influence militaire française, et vendre des armes30. Enfin, malgré le déclin drastique de son influence diplomatique et militaire après le second conflit mondial, la France peut encore se prévaloir de réseaux plus anciens : nombre des généraux de l’armée brésilienne sont des disciples de la Mission militaire française, demeurée au Brésil de 1919 à 1939, et ont gardé un attachement intellectuel et affectif à la France.
21La théorie de la guerre révolutionnaire est importée au Brésil entre 1957 et 1961 ; entre 1961 et 1964, elle fait l’objet d’une opération de diffusion systématique auprès des officiers et, dans une moindre mesure, des sergents et sous-officiers de l’armée de terre. Rien de semblable n’existe à l’époque pour les théories et techniques contre-insurrectionnelles américaines (counter-insurgency), qui n’apparaissent dans la presse militaire brésilienne qu’après le coup d’État et ne remplacent véritablement les références françaises qu’à la fin des années 196031. La formation à la contre-insurrection ne passe pas davantage par la fréquentation de la célèbre École des Amériques, dans la zone du canal de Panama : celle-ci n’accueille des membres des forces armées brésiliennes qu’à partir de 1964, bien plus tardivement que ceux d’autres nations du sous-continent (sa langue d’enseignement devient d’ailleurs en 1962 l’espagnol). Avant le coup d’État de 1964, seuls des policiers militaires y séjournent, pour des formations généralistes. Entre 1964 et 1966, une première génération de Brésiliens est formée aux « Opérations dans la jungle », dont la maîtrise est directement issue de l’expérience des combats au Vietnam. Ce n’est qu’en 1966 que des cours de renseignement, de contre-information et d’« opérations psychologiques » au Panama intègrent véritablement les cursus militaires d’officiers et surtout de sergents brésiliens32.
22On trouve trace de la théorie de la guerre révolutionnaire (GR) au Brésil dès l’automne 1957, sous la forme d’articles de revues militaires françaises traduits dans des revues brésiliennes ; la nouveauté doctrinaire pénètre à la même date en Argentine, son autre point d’entrée dans le sous-continent33. Confrontée à l’échec indochinois et aux combats algériens, l’armée française élabore dès le milieu des années 1950 une analyse du comportement d’un ennemi idéal-typique, qu’il soit indépendantiste, subversif, terroriste ou communiste. Rapidement, la théorie est conçue comme un produit d’exportation. À la différence de l’élaboration de la Doctrine de la sécurité nationale dans les couloirs feutrés de l’École de guerre, qui avait pour horizon de bâtir, entre élites, un programme politique, la théorie de la GR est immédiatement conçue comme un produit de masse, destiné à l’instruction des troupes. Il n’a pas, ou peu, à être repensé : il doit être diffusé. En quelques mois, ses mots, concepts et pratiques envahissent au Brésil les revues militaires, les cursus des écoles, les agendas de conférences au sein des casernes. Le Mensário de Cultura Militar, édité par l’état-major de l’Armée de terre (Estado Maior do Exército, EME) est pionnier, à l’automne 1957, avec un article intitulé « A guerra revolucionária ». Il s’agit de la traduction, par le lieutenant-colonel Moacyr Barcellos Potyguara, d’un texte paru peu de temps auparavant dans la Revue Militaire d’Informations, liée au ministère français de la Défense34. Présenté comme l’exposé des « fondements » de la GR, le document comprend les principaux éléments théoriques utilisés ultérieurement dans les articles, conférences et cours à destination des officiers brésiliens : les révolutionnaires ont pour objectif la « conquête physique et morale » de la population. Pour y parvenir, ils emploient, d’une part, des « techniques destructives » – au nombre desquelles les grèves, le « terrorisme », « la manipulation des masses (meetings et défilés monstres) », la guérilla – et « constructives » – propagande, formation des activistes, encadrement des masses grâce à l’établissement de « hiérarchies parallèles », construction d’un appareil gouvernemental clandestin. Enfin, toute conquête révolutionnaire se déroule en plusieurs phases bien identifiées : quatre dans cet article, mais c’est la division en cinq étapes d’un autre auteur français, le colonel Jacques Hogard, qui s’imposera.
23Ce sont d’abord des colonels et lieutenants-colonels, pour certains instructeurs à l’École de commandement et d’état-major de l’Armée de terre (Escola de Comando e Estado Maior, ECEME), qui entreprennent la traduction des textes et revendiquent l’inclusion de cours de GR dans les cursus des officiers : en 1958, un Relatório do Seminário de Guerra Moderna publie les recommandations de Groupes d’études d’instructeurs de l’ECEME quant à l’incorporation dans les programmes des « sujets relatifs à la guerre insurrectionnelle ». Potyguara est de loin le pionnier ; c’est également, sous la présidence de Goulart, un conspirateur très actif, en particulier comme commandant du corps des cadets de l’Académie militaire des aiguilles noires (Academia Militar das Agulhas Negras, AMAN), l’école de formation des cadets de l’armée. À partir de 1960, il est rejoint dans son entreprise de traduction par une poignée d’officiers d’état-major, le plus souvent colonels35. Gardons en tête les noms de ceux nés autour de 1920 : Moacyr Potyguara (1919), Ferdinando de Carvalho (1918), Adyr Fiúza de Castro (1920) et Amerino Raposo (1922). Ils se distingueront également, après le coup d’État, par leurs revendications de participation au processus politique ainsi que de durcissement de son cours.
24Ces hommes, nés dans les années 1910 et 1920, sont issus de familles de classes moyennes et supérieures et sont, plus souvent que la moyenne de leur corps, fils d’officiers36. Si eux-mêmes se situent sans ambiguïté dans l’opposition à la présidence dite getulista de Kubitschek (1956-1961), la thématique est utilisée au-delà d’une unique faction. Dans l’armée brésilienne, l’anticommunisme est alors un discours officiel et largement partagé. Ainsi en 1958, le général Zeno Estillac Leal, chef de l’état-major de l’Armée de terre et figure éminente du nationalisme getulista, accorde un entretien à la presse où il présente la « guerre moderne » comme potentiellement « subversive », « insurrectionnelle » et « social-révolutionnaire37 ».
25Dans les premiers temps, le scénario de la GR n’est d’ailleurs pas adapté au contexte brésilien (les articles français sont traduits sans commentaires ni introduction). Il apparaît comme un élément de compétence professionnelle, distinct des scissions et débats politiques internes. Les textes originaux sont pourtant lourds d’implications politiques : en filigrane des exposés stratégiques se dessine une certaine vision de l’ordre social, des « masses », de la classe politique et du rôle des militaires. Un article du colonel Hogard, alors officier de renseignement en Algérie, traduit dans le Mensário de juillet 1959, met ainsi en avant la nécessité d’une réforme globale de la société et de l’instauration d’un « nouvel ordre » pour lutter contre « la Révolution », notamment parce qu’une « société corrompue » serait fragile face à l’adversaire. L’auteur en déduit l’exigence d’une réorganisation sociale autour d’« hommes indiscutables qu’il nous incombe de sélectionner et, parfois, de former. Beaucoup d’entre eux devront être des “hommes nouveaux”, fréquemment issus du peuple, parce qu’il est beaucoup plus facile pour la Révolution de discréditer et d’isoler de vieux notables38 ». À cette volonté exprimée de refondation sociale et politique est associée un mépris pour les classes populaires et la valorisation d’élites nouvelles, où se distinguent les militaires. « Quand le salut de la Patrie est en jeu et quand il semble qu’eux seuls détiennent les vérités qui pourraient la sauver. La guerre du xxe siècle est une chose trop sérieuse pour que les militaires gardent le silence sur ce qu’ils ont appris, pour qu’ils acceptent qu’on ne la prenne pas en considération39. »
26L’exportation des doctrines de guerre françaises, dans les années 1960 et 1970, a donc contribué à justifier l’irruption sur la scène publique des militaires latino-américains qui les lisaient. Sur de nombreux points – méfiance envers la classe politique civile, supposée dépassée ou corrompue ; conception organiciste du social ; paternalisme et mépris des masses ; conviction d’une mission politique des militaires dans le cadre de la guerre moderne, allant jusqu’à une « refondation » politique et sociale ; etc. – la pensée des auteurs français fait écho à des thématiques historiquement très présentes au sein de la droite militaire brésilienne. Cependant, ces textes sont identifiés comme de l’instruction militaire, éléments de compétence professionnelle, qui plus est inspirés d’une armée européenne : autant de traits qui les légitiment, aux yeux de leurs lecteurs, et les dépolitisent.
27Avant 1961, la diffusion de la théorie de la guerre révolutionnaire au Brésil se limite à certaines revues militaires, ainsi qu’aux enceintes de l’ESG et de l’ECEME. À partir de 1961, qui correspond au bref exercice du pouvoir du conservateur Jânio Quadros, l’état-major de l’Armée de terre prend en main l’endoctrinement à plus grande échelle, émettant notamment une directive qui régit l’instruction à la GR dans les écoles militaires et corps de troupe40. Les cursus et programmes des écoles d’officiers sont modifiés. À l’École de perfectionnement des officiers (Escola de Aperfeiçoamento de Oficiais, EsAO), où se forment essentiellement des capitaines, plusieurs documents et manuels, estampillés du département d’enseignement de l’école en 1961, servent à l’instruction dans les unités au cours des années suivantes41.
28Si la présidence de Jânio Quadros correspond à une diffusion plus ample et systématique de la théorie de la guerre révolutionnaire, la démission de ce dernier en août 1961 semble paradoxalement accélérer la mobilisation militaire autour de l’endoctrinement de la troupe et des officiers. Le retour de la gauche au pouvoir provoque l’organisation, à la fin de l’année 1961, de conférences en cascade sur ce sujet dans les écoles militaires, afin de parfaire l’ensemencement avorté de la lutte contre la révolution communiste42. Parallèlement, les revues voient croître l’espace consacré à ce thème : dès octobre 1961, le Boletim de Informações de l’état-major de l’Armée de terre, jusqu’alors centré sur des études économiques, sociales et diplomatiques peu politisées, change radicalement de structure et de contenu idéologique. Les textes anticommunistes et la GR y apparaissent massivement. Le Mensário de Cultura Militar, pionnier dans ce domaine (son premier numéro spécial sur la GR date de novembre 1960), modifie en mars 1962 les indications quant à sa diffusion : de « circulation restreinte », l’exergue appelle désormais à ce qu’elle soit « la plus ample possible ». Mais l’arme clé est la réalisation de stages intensifs pour former des officiers en dehors du cursus habituel, dont les cours sont ensuite publiés en interne : y participent plusieurs dizaines d’officiers des trois forces, issus des états-majors et des directions générales, ou encore instructeurs d’écoles militaires. Le premier se déroule en avril 1962 et compte parmi ses stagiaires des instructeurs de l’AMAN. Le second a lieu en septembre-octobre 1962 et le numéro du même mois du Mensário de Cultura Militar constitue son support d’instruction. Le troisième et dernier, en décembre 1963, se clôt par une conférence de Castelo Branco, chef de l’état-major de l’Armée de terre, ce qui prouve l’importance institutionnelle accordée à la tenue de ces stages43.
29L’arrivée de João Goulart au pouvoir, en septembre 1961, ne met donc pas un coup d’arrêt à l’endoctrinement à la GR au sein des forces armées : elle retarde la mise en place des stages et modère l’endoctrinement dans les écoles militaires, mais stimule l’activité des revues et la réalisation de conférences. De plus et surtout, elle exacerbe l’anticommunisme militaire et incite à appliquer ces théories nouvelles à la situation brésilienne. Dans le Mensário de Cultura Militar, à partir de 1961, le Brésil est explicitement présenté comme un terrain d’action de la révolution communiste. La fragilité de la démocratie, le désarmement coupable des élites civiles, la crédulité des masses et les opérations ennemies sont des thématiques désormais appliquées à la conjoncture nationale. On peut lire en février 1962 que « les communistes, presque entièrement libres, s’emploient à arriver au pouvoir » : les forces armées doivent se préparer à cette menace, en apprenant à connaître l’ennemi, « sa dialectique, pour rester inaccessible aux effets insidieux et traîtres ; ses méthodes d’action pour le neutraliser ou le réprimer, y compris par la violence ni nécessaire44 ». En outre, à partir de 1962, l’exposé des scénarios de la guerre révolutionnaire s’accompagne d’une réflexion collective sur les modalités de son apprentissage par les officiers brésiliens : la propagande est dès lors pensée, organisée et coordonnée, malgré les réticences de l’exécutif.
30La latitude laissée à la droite militaire dans l’endoctrinement des troupes, sous la présidence de Goulart, s’explique en partie par le positionnement politique des officiers en charge des directions d’enseignement, au commandement des écoles et en poste à l’EME : le nouveau pouvoir ne bouleverse pas immédiatement l’organigramme militaire et, par la suite, voit dans les fonctions administratives et d’enseignement un moyen efficace pour éloigner les opposants du commandement de troupes. Pour le colonel Otávio Costa, favorable au coup, l’erreur de Goulart fut justement « d’exiler dans les écoles les officiers qui ne bénéficiaient pas de sa confiance, présumant que les écoles représentaient peu. Alors, de son propre fait, les écoles devinrent pleines à craquer des meilleurs éléments militaires, comme cela n’était jamais arrivé. Cette erreur a facilité la mobilisation des adversaires, parce qu’elle a concentré l’intelligence militaire à l’ESG et dans les trois écoles d’État-Major45 ».
31Si la diffusion de la théorie de la guerre révolutionnaire à l’EsAO et à l’ECEME est avérée, les archives parcellaires de l’AMAN ne permettent pas de conclure à une évolution similaire en ce qui concerne les cadets, l’académie étant par ailleurs un lieu d’agitation politique bien moins central que les écoles d’officiers plus âgés. Néanmoins, la présence en 1963 et 1964 de Moacyr Barcellos Potyguara à la tête du corps des cadets en charge de l’ensemble de l’instruction et d’Emílio Médici, conspirateur actif et futur général-président sous la dictature, au commandement de l’académie, ont certainement incité à l’intégration de considérations sur la guerre révolutionnaire dans les enseignements. Le colonel Francisco Ruas Santos, auteur du cours de référence sur la GR (utilisé avec systématisme, après le coup d’État, à l’AMAN, mais aussi à l’EsAO et à l’ECEME), y enseigne l’histoire46. La présence d’un cours de guerre révolutionnaire dans l’instruction des cadets n’est avérée que dans le programme de 1964, rédigé en 1963, et le nombre d’heures explicitement attribuées à l’enseignement de la GR demeure réduit (5 h en 2e année et 20 h en 3e année sur un volume horaire d’environ 150 h d’instruction). Néanmoins, il semble qu’une grande latitude ait été laissée aux instructeurs pour introduire ces thématiques dans leurs cours47.
32Dans les casernes du pays, au-delà de la « jeunesse des écoles », l’acculturation à la théorie de la guerre révolutionnaire est plus variable et intimement liée aux convictions et à l’activisme des officiers supérieurs et généraux influents dans la région. Sous le gouvernement Goulart se multiplient en effet des « conférences » informelles portant sur la GR à l’attention des officiers, sergents et soldats, occasions systématiques d’attaques plus ou moins voilées du pouvoir en place. Les archives du général Antônio Carlos Murici montrent par exemple les efforts fournis par cet officier, commandant entre 1961 et 1964 de la VIIe Région militaire (basée à Recife, dans le nord-est du Brésil) pour « instruire » son unité : une sorte de manuel de formation, compilation d’articles de revues et de notes de cours d’écoles militaires, est même éditée artisanalement en 196248. En mai 1963, il réalise une conférence pour les officiers de la garnison de la ville de Natal, ensuite répétée aux notables de la ville, qui fait grand bruit : elle vaut à Murici d’être traité de « gorille » par Leonel Brizola, gouverneur du Rio Grande do Sul, membre de l’aile gauche du Parti travailliste brésilien (PTB) et beau-frère de Goulart49. La conférence montre comment la théorie de la GR sert de validation « scientifique » à la critique du pouvoir en place, désignant les phases précises du processus révolutionnaire (au sens du Français Hogard) dans lesquelles le Brésil serait déjà entré. Notons que le commandant de la IVe armée dont dépend la VIIe Région militaire, le général Castelo Branco, désapprouve qu’une telle conférence soit tenue devant un public civil alors qu’il n’avait rien trouvé à y redire lorsqu’elle avait eu lieu dans l’enceinte d’une caserne : dans un cas, il s’agirait d’instruction militaire, dans l’autre, de politique – or l’armée ne peut en aucun cas se mêler de politique, dit-il50. Il ne punit néanmoins Murici que d’une « répréhension » de peu d’importance.
33L’adhésion à la théorie de la guerre révolutionnaire n’équivaut pas à une implication uniforme dans la conspiration : Castelo Branco, par exemple, se tient longtemps à l’écart des réseaux conspirateurs et s’il adhère intégralement à la théorie de la guerre révolutionnaire, il ne l’envisage pas initialement comme une arme politique ou un outil de propagande extramilitaire. À l’inverse, l’opposition d’une grande partie des officiers au gouvernement Goulart se renforce sans qu’il soit possible d’attribuer ce mécontentement à la seule diffusion de cette nouvelle doctrine de guerre. Beaucoup d’officiers, en service à l’écart des écoles et des missionnaires de la GR, n’en prennent en effet une connaissance nette qu’après le coup d’État, ou par la voix de civils : ainsi le général Agnaldo del Nero, lieutenant promu à capitaine à la fin de l’année 1963 et instructeur à l’École des sergents (Escola de Sargentos das Armas), découvre la théorie de la GR par le biais d’un discours prononcé devant la chambre des députés le 23 janvier 1964 par le président de l’UDN, Bilac Pinto, et retranscrit dans la presse ; il témoigne pourtant d’une claire défiance envers Goulart et d’une hostilité féroce envers Brizola bien avant cette date51. À ce moment, une partie de l’UDN et de l’opinion publique conservatrice est en effet familiarisée avec le vocabulaire de la guerre révolutionnaire : des discours politiques, des débats parlementaires et des polémiques médiatiques de plus en plus virulents témoignent de cette acculturation. La doctrine fait donc tache d’huile au-delà de la frontière symbolique entre civils et militaires, phénomène d’autant plus justifié pour les acteurs de sa diffusion que la lutte contre « l’ennemi intérieur », selon l’École supérieure de guerre, doit passer par la collaboration poussée de nouvelles élites civiles et militaires formées à la guerre totale.
34La transmission de la théorie de la guerre révolutionnaire d’un centre (les états-majors et les écoles militaires) vers une périphérie (le corps des officiers et les catégories aisées de la société civile) n’explique donc pas à elle seule l’opposition croissante au pouvoir en place. La construction de l’image d’une « imminence révolutionnaire » dans le corps des officiers résulte d’une campagne de propagande plus complexe et multiforme dont l’endoctrinement interne, et plus particulièrement l’enseignement de la GR, n’est que l’une des pièces. Une multiplicité de vecteurs contribue à la mobilisation de thèmes et d’images traditionnels de l’anticommunisme militaire brésilien. L’objectif : présenter le coup d’État à venir comme une contre-révolution.
« Informer » et convaincre : la guerre des propagandes
35Plus souvent que l’idée d’une doctrine à transmettre à leurs collègues militaires, revient dans les témoignages d’officiers l’idée d’information, de révélation, de mise en évidence urgente de l’abîme dans lequel le Brésil serait sur le point de sombrer. La conspiration a, de fait, d’abord été une gigantesque opération de propagande dont l’objectif était de nier au gouvernement sa légitimité à exercer le pouvoir. Cette campagne n’est pas clandestine : au contraire, la bipolarisation croissante de la scène politique et le retournement des médias contre Goulart font des attaques violentes et, dans les derniers mois, des appels au coup d’État, des thématiques coutumières dans l’espace public.
36C’est surtout à partir de l’année 1962 que, dans un contexte d’échauffement des esprits après le passage de Cuba à l’Est, le haut degré de mobilisation sociale au Brésil, le projet des « réformes de base » du gouvernement (un ensemble de mesures structurelles concernant la terre, l’éducation, la fiscalité et l’industrie) et sa poursuite d’une politique extérieure indépendante, répandent l’usage des termes d’anarchie, de désordre et de subversion politique et sociale. Des élections législatives à la mi-octobre 1962 conservent une courte majorité parlementaire à la droite et confirment la croissante bipolarisation politique que le plébiscite de janvier 1963, rétablissant le présidentialisme suspendu en 1961, achève de sceller. À partir de cette date, la tolérance méfiante dont le président bénéficiait s’évanouit au profit d’accusations, non plus de faiblesse face aux groupes radicaux qui entreprennent de le doubler par sa gauche, mais d’ambitions putschistes personnelles.
37Le niveau de mobilisation sociale est alors très élevé, en faveur ou en contestation du gouvernement. Les grèves, meetings, manifestations de masse se multiplient et le débat public acquiert une virulence inédite. Le milieu militaire en est le reflet et l’écho : la majorité des officiers n’agit pas différemment des classes moyennes urbaines, dans lesquelles beaucoup se reconnaissent d’ailleurs, même s’il est de bon ton, quand on porte l’uniforme, de se présenter comme extérieur aux classes, groupes et intérêts particuliers. Touchés par l’inflation galopante, ils craignent un déclassement social, d’autant que le statut des sous-officiers (caporaux et sergents) fait alors, au contraire, l’objet d’une certaine revalorisation économique et symbolique : fortement mobilisés, ils bénéficient d’une audience particulière auprès de Goulart dont ils constituent un soutien essentiel. Le rejet d’une paupérisation du corps des officiers qui le rapprocherait de la troupe, parallèle des peurs des classes moyennes urbaines quant à leur propre prolétarisation, ne peut être disjoint du spectre de « subversion de la hiérarchie » que les putschistes agitent comme preuve de l’avancée communiste.
38La lecture assidue de la presse quotidienne joue un rôle déterminant dans l’interprétation de la situation politique comme instable puis insurrectionnelle. Si la scène médiatique porte encore, lors de l’entrée en fonction de João Goulart, les couleurs d’une certaine diversité politique, les grands titres des capitales brésiliennes convergent vers une opposition radicale au cours des années 1962 et 1963. Selon des modalités et des chronologies propres, la plupart des journaux engagent ainsi une guerre ouverte contre le gouvernement sur fond d’anticommunisme. L’absence de couverture complète du territoire par la grande presse est d’ailleurs un sujet de préoccupation pour les détracteurs du pouvoir, qui voient en elle l’outil principal d’un « endoctrinement anticommuniste systématique », selon les termes du général José Pinheiro de Ulhôa Cintra, dans une lettre adressée le 1er janvier 1964 à un notable de São Paulo. Le général y expose le projet d’un journal hebdomadaire qui réunirait les articles les plus « significatifs » de la presse nationale, avec une prédilection pour le très conservateur Estado de São Paulo, et qui viserait à « élargir, défendre et consolider l’esprit démocratique des forces armées ». Il s’inquiète en particulier de la région du sud du pays, où « les militaires en général lisent un seul journal (quand ils en lisent un). Ils se réveillent avant l’aube et sont ensuite entièrement absorbés par les tâches de la caserne, absorbantes et exténuantes ». « Et ils vivent ainsi dans un monde presque à part, sans une claire perception des faits, vulnérables aux distorsions politiques comme l’ont montré les événements vécus en août-septembre 1961. »
« Que faire, alors ?
Endoctriner, éclaircir. Acheminer sous la forme de discours à la radio, de journaux et de revues, des idées saines, bien adaptées au discernement et à l’aptitude intellectuelle des officiers et des sergents. Bref, le travail inverse de celui de Brizola qui, disons-le au passage, bien que bas de plafond parvient à “vomir” un langage propre, accessible aux simplets, créateur d’illusions, d’espérances et d’ambitions52. »
39Notons qu’Ulhôa Cintra est, au sein du généralat, l’un des plus engagés dans une collaboration active avec l’USIS nord-américaine, au point d’être informé des détails de l’opération Brother Sam53.
40À l’arrière-plan de ce front médiatique se trouvent également des hommes d’affaires et de finance, des grands patrons de presse (dont Júlio de Mesquita Filho, propriétaire de l’Estado de São Paulo), des politiciens, des intellectuels et des militaires engagés dans une vaste opération de levée de fonds, de propagande et de déstabilisation politique. Ils se regroupent dans deux organismes : l’Institut de recherches et d’études sociales (Instituto de Pesquisas e Estudos Sociais, IPES) et l’Institut brésilien d’action démocratique (Instituto Brasileiro de Ação Democrática, IBAD), auxquels est étroitement associée l’École supérieure de guerre54. Le discours médiatique dominant se calque alors sur celui de ces institutions et d’organisations anticommunistes qui, avec ou sans impulsion nord-américaine, se multiplient dans le pays. La presse sert également de tribune à la droite et à l’intelligentsia civiles, liées ou non à l’UDN, le parti conservateur, dont la frange la plus extrémiste fait peu de cas du respect de la légalité à l’égard de ses adversaires politiques depuis le milieu des années 1950. L’UDN partage en fait beaucoup avec la droite militaire : une vision de la politique teintée d’hostilité aux partis, une haine des mobilisations populaires, un certain moralisme et un virulent anticommunisme.
41Le mépris dont beaucoup d’officiers témoignent pour la politique civile, systématiquement associée aux malversations, à la défense d’intérêts particuliers et à la faiblesse de caractère, cohabite paradoxalement avec l’admiration envers certains personnages, placés à l’écart au titre de « leader » (líder) plus que d’homme politique. Deux personnages en particulier se distinguent, qui furent les grands espoirs des officiers conservateurs : Jânio Quadros (le président éphémère de 1961) et Carlos Lacerda (politicien de l’UDN, tribun hors pair et gouverneur de l’État de la Guanabara, qui correspond alors à la ville de Rio de Janeiro, de 1960 à 1965). Ils représentent une véritable alternative politique pour une partie de la droite militaire, qui clame pourtant, par ailleurs, son mépris pour le système partisan. Pour le colonel Tarcísio Nunes Ferreira, acteur alors qu’il était capitaine du mouvement d’Aragarças – cette révolte d’officiers de l’aéronautique et de l’armée de terre, qui, en décembre 1959, a tenté d’ébranler le gouvernement de Kubitschek et de faire pression sur Jânio Quadros pour qu’il maintienne sa candidature à la présidence de la République –, « Jânio Quadros voulait faire une révolution par le vote ». Or cet officier fait d’une mystique révolutionnaire la ligne directrice de sa trajectoire de vie, comme en témoigne la lettre qu’il aurait écrite à sa femme au moment de la rébellion de 1959. Il y attend déjà cette révolution.
« Les dernières espérances sont éteintes ; personne plus que moi n’a cru à la possibilité d’une révolution blanche, par le vote. Et personne ne l’a davantage désirée.
Il me reste à m’associer aux quelques camarades que j’ai rencontrés, qui au-delà de la honte, ont le courage de jouer leur va-tout. J’ai beaucoup pensé à toi et à [notre fils] ; je ne vous ai pas abandonnés, j’ai surtout cherché pour vous une patrie dont vous n’ayez pas honte. Si nous échouons, ce sera le plus grand héritage que je vous aurai laissé : un nom honorable.
Nous partons, certains que nous pourrons secouer ce “géant endormi” par cet acte que nous ne désirions pas ; pour que les hommes, surtout ceux qui revêtent l’uniforme, se soulèvent d’une ardeur nouvelle et récupèrent leur virilité perdue, abandonnant les commodités et les intérêts particuliers et, unis, recherchent les intérêts supérieurs du Brésil55. »
42Mais même Tarcísio ne crut pas complètement à la révolution de Jânio Quadros, parce qu’à ses yeux le nouvel exécutif ne pourrait s’opposer aux « députés représentants de la classe dominante » lorsqu’ils s’allieraient au pouvoir judiciaire. « Nous avions des illusions avec Jânio », avance-t-il près de cinquante ans après les faits. « Tout le mouvement s’est plus ou moins calmé, plaçant ses espoirs en Jânio Quadros56. » La démission de Quadros constitue une grande déception pour cette droite militaire.
43Carlos Lacerda est l’autre personnage qui soulève l’enthousiasme, non seulement parce qu’il est le champion des diatribes moralistes et envolées anticommunistes, d’autant plus violentes qu’il fut lui-même membre du PC dans sa jeunesse, mais aussi parce que ces groupes militaires voient en lui le chef droit, autoritaire et dynamique capable d’assurer le développement et la grandeur du Brésil, s’il parvenait à la présidence de la République57. Lacerda cultive son aura dans le milieu. Il se pose volontiers comme la cible privilégiée du camp adverse, ce que corroborent deux tentatives d’assassinat à son encontre : la première en août 1954, par la garde rapprochée de Getúlio Vargas, est le moment fondateur de la politisation de nombreux jeunes officiers qui appuieront ensuite le coup d’État. Lacerda n’est que légèrement blessé, mais son garde du corps, le major de l’aéronautique Rubens Vaz, perd la vie : il devient le martyre de toute une génération. Le second attentat (jamais confirmé) aurait eu lieu en octobre 1963 et aurait été, cette fois-ci, fomenté par des membres de la brigade parachutiste de la Vila Militar, immense garnison de la périphérie de Rio de Janeiro. C’est de nouveau un échec : l’opposition du commandant du corps d’obus de la division aéroterrestre, le lieutenant-colonel Francisco Boaventura Cavalcanti Júnior, aurait aux dires de ce dernier empêché le crime. Boaventura, qui fera quelques mois plus tard beaucoup parler de lui dans les rangs des putschistes, fait alors grand bruit de l’affaire. Transféré dans un autre régiment, il écrit au ministre de la Guerre, Jair Dantas Ribeiro. Sa lettre est un événement public : elle est lue dans l’enceinte du Sénat par le député de l’UDN Daniel Krieger le 23 novembre 1963. Boaventura considère qu’il a été puni pour « n’avoir pas adhéré à l’attentat et à la violence, s’être refusé à pousser ses subordonnés à perpétrer un acte criminel, s’être opposé à tacher la dignité de l’armée ».
« Étrange identité que le Ministre de la Guerre établit dans un jugement obsédé par la politique partisane, entre la fidélité à la Constitution et son irrespect ; entre l’obéissance aux lois en vigueur, et leur violation ; entre la préservation de l’exercice du mandat du Gouverneur d’un État et la trahison de ceux qui, par l’emploi irrégulier d’une troupe de l’armée ont tenté de donner un coup mortel au régime démocratique58. »
44Lacerda, si peu respectueux de la légalité républicaine, est ainsi érigé en symbole du putschisme du pouvoir en place, présenté comme irrespectueux de la Constitution et de la démocratie. Les conspirateurs sont présentés, en miroir, comme les parangons de la légalité et de la légitimité républicaines.
45Au début de l’année 1963, sous l’effet de l’aggravation de la crise économique et sociale et de l’accroissement des tensions politiques, le discours sur la « révolution » en cours s’est en effet infléchi. Le pouvoir est directement accusé de fomenter un coup d’État, qui serait prévu pour le 1er mai 1963. Autour de cette menace fantôme s’organise en avril 1963 un mouvement civil-militaire dit de « révolution constitutionnaliste », en référence à la révolte libérale qui portait ce nom et, en 1932, s’est opposé au régime d’exception mis en place par Getúlio Vargas deux ans plus tôt. Le slogan de ce mouvement est « la constitution est intouchable » et sa justification de résister à un coup d’État communiste59. La « révolution communiste » n’est alors plus une théorie militaire, une menace politique, ni même un processus diffus et souterrain, mais un projet concret et identifiable de coup d’État dont les acteurs et la date seraient connus. Dans ce scénario catastrophiste, les traits dont sont affublés les hommes au pouvoir ont une importance particulière, tant ils contribuent à appuyer l’argumentaire du putsch imminent.
46L’ennemi « rouge » se caractérise d’abord par sa déchéance morale : traître, fourbe, menteur au point que l’appellation de « cryptocommuniste » lui sied davantage, égoïste et assoiffé de pouvoir ; il est également décrit comme cruel et sanguinaire, selon les canons internationaux de l’anticommunisme traditionnel. Cette double figure est projetée sur le gouvernement en place, dans les personnes de João Goulart (le faible, le démagogue, le profiteur) et de Leonel Brizola, gouverneur de l’État du Rio Grande do Sul entre 1959 et 1963 (l’enragé). La haine que voue la droite militaire à Brizola, également forgée lors du second gouvernement Vargas (1951-1954), s’est aiguisée lors de sa résistance au coup d’État de septembre 1961. Cette détestation augmente dans les années suivantes, à mesure de son implication croissante dans les syndicats et organisations de gauche. Le coup de grâce est donné par les mots de « gorille » et « putschiste » par lesquels il désigne le général Murici dans le discours de Recife, le 5 mai 1963. Le scandale de cet affront suscite un afflux de témoignages de solidarité au général de la part de civils et d’officiers de tous grades. Antônio Carlos Murici a conservé 420 de ces lettres et télégrammes ; 271 d’entre eux sont le fait de militaires60.
47Le conflit verbal entre Brizola et Murici obtient un écho tel dans l’armée qu’il suscite la revendication de l’appellation de « gorille » par certains officiers anticommunistes dans un bulletin éponyme publié en juin 1963. Gorille y est considéré comme « une distinction qui fait honneur » de qui « lutte pour la liberté, de qui désire plus de bien-être pour le peuple, sans en faire pour autant un esclave ».
« Nous les GORILLES nous sommes la majorité. Nous marcherons épaule contre épaule, au bon moment, pour faire les réformes que la PAIX exige, pour faire le bien du peuple, pour défendre la DISCIPLINE ET LA HIÉRARCHIE, pour maintenir la dignité des foyers, pour liquider les corrompus et les corrupteurs, pour finalement pouvoir, suivant les meilleures traditions de notre panache de soldat brésilien, rendre des comptes à DIEU et à nos COMPATRIOTES, dans un cri véritable et solennel de PATRIOTES AUTHENTIQUES61. »
48La propagande de droite au sein des casernes, des grands médias et des discours d’une partie de la classe politique accréditent donc l’idée d’un coup d’État imminent, appuyé voire organisé par le pouvoir. L’idée d’une « subversion » ou « inversion » de la hiérarchie militaire est un argument central de cette entreprise de propagande : la forte mobilisation des sergents de l’armée de terre, des marins et fusiliers navals sous la présidence de Goulart sert en effet de preuve que la destruction de l’ordre établi est en marche. Il ne s’agit cependant pas d’une pièce parmi d’autres dans l’argumentaire à destination des forces armées, comme peuvent l’être les grèves, les manifestations de masse, la prise d’armes par de rares groupes protestataires, mais d’un élément structurant de la vision du monde des militaires, inscrite dans le temps long et associée à une représentation particulière de l’action et du système politique acceptables.
Défendre la hiérarchie et la discipline
49Les discours des militaires favorables au coup sont extraordinairement stéréotypés quant aux raisons qui les ont poussés à renverser le pouvoir civil. Tous mettent en particulier en avant deux « périls » principaux contre lesquels le coup aurait été l’unique et ultime rempart : celui d’une révolution communiste, souvent en insistant plus ou moins précisément sur la « phase » déjà atteinte par le pays, en reprenant le vocabulaire bien identifié de la « guerre révolutionnaire » ; et celui d’une « rupture de la hiérarchie » des forces armées par les militaires de grade inférieur, fomentée par des « agents subversifs » infiltrés en leur sein. Ces deux dangers auraient été tolérés voire attisés par le président Goulart. Or ces arguments n’apparaissent pas en 1963 ou 1964 : ils font partie du discours de la droite militaire bien avant l’arrivée au pouvoir de Goulart tout en étant, depuis près d’une décennie, attachés à sa personne. C’est déjà ceux qu’utilisent les trois ministres militaires qui, en septembre 1961, tentent d’empêcher par la force l’installation du leader travailliste sur le siège présidentiel : l’essentiel de l’argumentaire en faveur du renversement de João Goulart, que la conspiration développe et diffuse parmi le corps des officiers – le désordre généralisé, le glissement vers le communisme, la destruction des forces armées –, est donc déjà constitué avant même le début de son mandat. Si les événements politiques et militaires de la période 1961-1964 sont déterminants dans la mobilisation putschiste, leur interprétation s’intègre dans un scénario préétabli.
50Les forces armées ne découvrent évidemment pas l’anticommunisme avec la guerre froide, la révolution cubaine ou lorsqu’une partie des officiers se convainc qu’une « guerre révolutionnaire » est en cours sur le sol national. Il s’agit d’une haine cultivée depuis plusieurs décennies, appuyée sur des références, des images, des mots que les conspirateurs les plus actifs mobilisent dans la conjoncture politique des années 1950 et 1960. Ainsi les nouvelles menaces de la guerre froide, les discours pour les décrire et les armes pour les affronter, apparaissent souvent comme le simple réagencement d’éléments présents depuis longtemps dans le répertoire anticommuniste brésilien : la menace intérieure, à laquelle est associée l’image de la traîtrise ; la dénonciation du mouvement social (grèves, manifestations) comme un « désordre » qui « désagrégerait » les institutions, les valeurs et l’unité de la société ; l’arme de la propagande subversive et la nécessité d’une contre-propagande. Il s’agit d’ailleurs de traits d’un anticommunisme conservateur qui dépassent largement les frontières du Brésil.
51Une thématique occupe une place particulière : la peur d’une infiltration massive d’agents communistes dans l’armée et de la trahison de camarades d’armes. Elle a son mythe des origines : une révolte de militaires communistes en 1935, appelée péjorativement Intentona (la tentative), dont les martyrs et l’écrasement héroïques sont depuis lors célébrés avec dévotion62. L’événement constitue plus qu’une preuve de l’ancienneté du péril rouge dans le cœur battant du Brésil : il fonde un « récit national » manichéen où le Brésil et son armée sont définis par opposition à la menace constante de leur désagrégation par l’armée elle-même. La comparaison avec le climat des années 1930 est particulièrement obsédante dans les années 1960, et dans leur mémoire. Aux yeux de beaucoup, en 1964, une nouvelle « Intentona » était sur le point d’éclore. Le référentiel est national : alors que la révolution cubaine est dans tous les esprits et que son avènement, pour la droite latino-américaine, resignifie tous les mouvements progressistes et travaillistes du sous-continent comme des insurrections communistes en puissance, c’est à 1935 et à l’histoire particulière du Brésil que les militaires font constamment référence. Le général Sérgio de Avelar Coutinho dit ainsi, quarante ans après les faits, que la mobilisation politique de militaires subalternes en 1963-1964 a puissamment réactivé le souvenir de 1935 : « Il y avait la mémoire de 35. […] La révolte des sergents à Brasilia et la révolte des marins à Rio n’ont laissé de doutes à personne : il y avait une conspiration communiste dans le pays63. » Contre cette menace communiste aux stratégies et aux visages changeants, un seul rempart, éternel : la fière institution armée. La guerre révolutionnaire apparaît alors comme une forme modernisée de la stratégie séculaire de conquête du pouvoir par le communisme international, dont « l’Intentona » aurait constitué le premier coup d’éclat en territoire brésilien.
52Dès 1960, ce parallèle est omniprésent dans les discours militaires. Le 27 novembre de cette année, 25e anniversaire de la révolte, le ministre de la Guerre Odílio Denys divulgue un Ordre du jour dans lequel il décrit un mouvement communiste immuable dans ses objectifs et changeant dans ses méthodes, présentant toujours « une nouvelle apparence et des formules insidieuses, afin de séduire de nouvelles générations ».
« Le mot d’ordre venu de l’extérieur a aussi évolué : la force et la violence devront être réservées à la dernière étape […]. Les actions préliminaires se développent, maintenant, dans le domaine psychologique, et la conquête de l’esprit humain est sa première préoccupation64. »
53La mémoire officielle de 1935 identifie donc le principal ennemi comme doublement intérieur, à la nation et à l’armée. Il est le contraire de soi, c’est-à-dire du militaire idéal. Ce manichéisme acquiert une acuité particulière au sein de l’armée elle-même et contribue à expliquer la violence des conflits intra-militaires entre 1961 et 1964, ainsi que la profondeur de l’épuration interne aux forces armées après le coup d’État.
54Ce que les militaires putschistes pourchassent porte un nom, qu’ils répètent à l’envi : la « subversion de la hiérarchie ». Le mot de « subversion » a ici un double sens : le renversement de l’ordre interne à l’institution militaire, et la déstabilisation ou la destruction de l’ordre politique et social. Cette ambiguïté reflète l’imbrication de l’imaginaire militaire hiérarchique, qui exige l’obéissance et l’absence de mobilisation politique des subalternes, et la hantise d’une mobilisation des classes populaires, forcement « subversive », dans l’ensemble de la société.
55Les années 1950 sont déjà marquées par de fortes tensions politiques au sein du corps des officiers : au Club militaire, les campagnes sont âprement et violemment disputées et, lorsque les meetings prennent fin, les différentes factions poursuivent souvent les débats à coups de poings65. L’arrivée de João Goulart au pouvoir signe l’entrée d’un nouvel acteur dans cet espace politique très conflictuel : les sous-officiers et les soldats. Il ne s’agit pas des premières manifestations politiques de militaires de ce grade, présentes dès l’avènement de la République et s’égrenant dans le premier tiers du xxe siècle. Ainsi en 1910, des marins, en majorité noirs, se révoltent contre les humiliations et mauvais traitements quotidiennement subis : c’est la « Révolte du fouet » (Revolta da Chibata)66. Dans les années 1920 et 1930, les sergents prennent une part active au mouvement du tenentismo67. Après la chape de plomb que l’Estado Novo (1937-1945) a jetée sur la vie politique intra-militaire, les sergents réapparaissent timidement sur le devant de la scène, d’abord comme soutiens de mouvements d’officiers gétulistes puis de manière plus autonome. La crise de septembre 1961 inaugure un véritable « mouvement politique » des sergents, qui s’écartent de revendications strictement corporatistes pour revendiquer davantage de droits et prendre position sur la politique nationale. Le combat central est celui pour l’éligibilité dans des assemblées locales et nationales, sous la bannière « Le Sergent c’est aussi le Peuple ! » (« Sargento também é povo ! ») ; il a pour cadre d’action principal les « associations de classe » (Club des sous-officiers, sous-lieutenants et sergents des forces armées et auxiliaires, dont l’homologue dans la marine est l’Association des marins et des fusiliers navals du Brésil), autorisées au Brésil à la différence de la plupart des pays voisins68.
56Ces mobilisations montent en puissance en 1963 : dans un contexte de radicalisation politique après le plébiscite de janvier, éclôt l’affaire de « l’inéligibilité » de sergents vainqueurs d’élections législatives en octobre 1962. La Constitution de 1946 est confuse sur leur droit à être investis : elle suscite des polémiques qui lancent le thème d’une tentative de subversion, par les sergents, de la hiérarchie militaire. Le ministre de la Guerre, le général Amaury Kruel, édite à cette occasion une « Recommandation quant aux manifestations politiques », où il réitère à l’attention des militaires de l’armée de terre trois interdits : se présenter en uniforme dans des assemblées législatives, parler de politique « partisane » dans l’enceinte de la caserne et prendre part à des réunions politiques, où « ils pourraient être impliqués et utilisés au profit de tiers, plus expérimentés et intéressés69 ». Kruel, considéré comme légaliste par le pouvoir, est en effet également un grand détracteur du « sergentisme » qu’il interprète comme une atteinte inadmissible au Règlement disciplinaire de l’armée. Il ne se prive pas, d’ailleurs, de faire usage de la punition disciplinaire à l’encontre des activistes. Une Enquête policière-militaire (Inquérito Policial Militar ou IPM : enquête de police qui, du fait de son objet, est réalisée par des membres des forces armées) est ainsi instaurée à la fin mai, qui conclut que « jour après jour, l’action des agitateurs augmente d’intensité, par des réunions, des meetings, des rassemblements, des pamphlets et l’utilisation de la presse parlée et écrite », contribuant à « mettre à bas la discipline et la hiérarchie, principes de base de notre institution70 ». L’IPM concerne la cérémonie organisée le 11 mai 1963 dans un lieu civil par des sergents et sous-lieutenants en l’honneur du général Osvino Ferreira Alves, commandant de la Ire armée. En effet, plus encore que l’activisme politique de sous-officiers, c’est la proximité voire la fraternisation avec un général qui constitue un sacrilège, car elle rompt l’échelle hiérarchique. Le crime revient d’abord aux officiers qui se compromettent dans cette promiscuité, les « généraux du peuple » comme ils se font appeler. Souvent fortement marqués à gauche, ils intègrent à cette époque la liste noire de la droite militaire.
57Le pouvoir exécutif, João Goulart au premier plan, est également soupçonné d’attiser cette « inversion hiérarchique ». L’attention que Goulart porte aux associations de sergents et de sous-officiers ainsi qu’à leurs revendications est vue par nombre d’officiers comme un privilège indu, une manifestation de clientélisme, et une intromission de fidélités partisanes dans les forces armées ; mais aussi comme une amélioration du statut social et symbolique des échelons militaires inférieurs qui sont, pour les officiers subalternes, leurs subordonnés immédiats, ce qui dégrade relativement leur propre position. L’échelle hiérarchique « subvertie » est donc, aux yeux des officiers mécontents, tout à la fois disciplinaire, politique, économique et symbolique.
58L’hommage rendu par les sergents de Rio au général Osvino, peu après le début du conflit des « gorilles » entre Brizola et Murici, achève de mettre le feu aux poudres, notamment dans la capitale historique où les rixes entre factions militaires et les manifestations sont récurrentes entre mai et juillet 1963 – le Club militaire retrouve alors l’effervescence d’antan. Le 12 septembre a lieu une rébellion de sergents, de caporaux et de sous-officiers à Brasília, en raison de la confirmation par le Suprême tribunal fédéral de leur inéligibilité aux élections législatives. Elle marque profondément les esprits des officiers et a ensuite été présentée comme l’événement fondateur d’une série noire d’indisciplines et d’inversions hiérarchiques, dont l’apogée est le mois de mars 1964. Le 13 de ce mois, Goulart tient un meeting monstre devant la gare centrale de Rio (Central do Brasil), pour présenter et défendre son programme de « réformes de base ». Y comparaissent travailleurs, militants, et des centaines de soldats en uniforme. Ce « meeting des réformes » pétrifie le camp conservateur. Dix jours plus tard, le 25 mars, se déroule ce que la droite baptise le « Kronstadt tupiniquim71 » : un soulèvement de marins à Rio, qui s’oppose à la fermeture par la force de leur association corporatiste, considérée comme illégale. Le 30 mars, des sergents et sous-lieutenants tiennent meeting à l’Automóvel Clube de Rio de Janeiro. Invité, le président Goulart lui-même y comparaît.
59Il existe en effet une séquence presque « officielle » des événements déclencheurs du coup d’État dans les témoignages des militaires conservateurs : le sergentisme poussé jusqu’à la révolte, le leadership militaire des « généraux du peuple » et la tolérance bienveillante du pouvoir ont sans nul doute contribué à rallier de nombreux officiers à l’hypothèse d’une subversion de l’ordre en place. Quelques figures de la haute hiérarchie militaire, qui s’étaient jusqu’alors tenues à l’écart des détracteurs du gouvernement, manifestent d’ailleurs leur hostilité à ce qui leur apparaît comme un dangereux désordre interne. Parmi eux le général Kruel, précédemment mentionné, qui réprime les mobilisations de subalternes depuis le ministère, jusqu’en juin 1963 ; mais aussi le général Peri Bevilacqua, pourtant identifié au nationalisme légaliste du fait de sa prise de position en faveur de l’investiture de Goulart en 1961, et qui réagit au soulèvement des sergents de Brasilia par une violente note d’instruction, très largement diffusée dans les casernes72. L’inquiétude face à la rupture hiérarchie transcende les factions militaires, convainc nombre de légalistes qu’une limite a été franchie et construit une unanimité nouvelle contre le gouvernement.
60L’association entre le désordre interne aux forces armées et l’infiltration communiste devient permanente après le soulèvement des sergents de septembre 1963, que le général Bevilacqua appelle significativement « l’Intentona de Brasilia ». Nommé le lendemain chef de l’état-major de l’Armée de terre, le général Castelo Branco prononce un discours d’entrée en fonction sur le thème de la transformation de l’institution militaire en une « armée populaire ». Quelques semaines plus tard, il adresse une note au ministre de la Guerre qui présente une analyse tortueuse de l’« indiscipline militaire » : résultat d’une stratégie assumée de forces subversives plus ou moins affiliées au communisme international, elle s’alimenterait également du comportement intéressé de « politiciens » et d’une « collusion de civils » divisant l’armée. Cette note indique avec clarté l’intrication de deux phénomènes considérés comme néfastes par Castelo Branco : l’infiltration communiste dans l’armée, mais également sa politisation, dont les civils sont rendus responsables. Cette double condamnation devient le leitmotiv des discours du futur général-président à destination des plus jeunes officiers. Dans les premiers mois de l’année 1964, Castelo Branco multiplie les déclarations dans les écoles et unités militaires autour d’un seul thème : la politisation de l’institution. « L’officier doit demeurer au-dessus des conflits partisans, surtout de leurs injonctions et compromis73 » déclare-t-il à des élèves officiers de l’EsAO en janvier 1964. « Nous ne sommes pas obligés de prendre parti, ni dans le camp du Gouvernement, ni dans celui de l’opposition. » La préservation de la légalité et la lutte contre l’ennemi communiste doivent se faire, selon Castelo Branco, sans engagement partisan mais par la participation au combat idéologique, l’information, et la claire conscience du fait que « les communistes veulent la fin de la cohésion des forces armées et la subversion de l’organisation militaire du pays ». Voilà donc un curieux discours légaliste qui utilise le même répertoire politique que les putschistes militants, en condamnant la déstabilisation « de gauche » de la hiérarchie militaire.
61La division du corps militaire en raison de l’intromission civile, partisane ou communiste, corollaire de l’indiscipline et de l’inversion hiérarchiques, a en fait pour Castelo Branco une valeur négative propre, distincte de l’anticommunisme. La menace qui pèse sur l’institution et à laquelle le coup d’État viendrait porter un coup d’arrêt est certes, pour beaucoup d’officiers, son envahissement par des agents communistes, mais aussi par la « politique partisane ». Le même processus est à l’œuvre dans l’armée argentine du milieu des années 1960 : l’adhésion au coup d’État de 1966 des officiers considérés comme « légalistes » est motivée par le rejet – paradoxal s’il en est – d’une « politisation » de leur corps dont des civils (pas forcément communistes) seraient responsables.
62Il existe de fait, au sein de la gauche militaire des années 1960 (plus particulièrement ses secteurs subalternes) une acceptation apparemment plus importante de l’immixtion de militaires dans les enjeux politiques et de la collaboration avec des groupes civils, dans le but d’une lutte collective contre la « réaction ». Ce discours peut s’appuyer sur l’idée que l’élite militaire est au service de la bourgeoisie et tente de réduire au silence les soldats et sergents, qui expriment leurs revendications de dominés. Par contre, pour les défenseurs de la « pyramide hiérarchique », les classes sont une invention soit de la subversion, afin de diviser la société et l’armée, soit de politiciens professionnels qui y dissimulent leurs intérêts particuliers : la participation et la mobilisation politiques de militaires ne sont donc pas des alternatives de fonctionnement interne, mais une perturbation extérieure amenée par des éléments étrangers et minoritaires dans un corps par définition uni et soudé.
63Ces deux conceptions de la hiérarchie et de la participation politique des militaires ne sont cependant pas pour autant assumées explicitement par les factions en conflit : d’abord, parce que le strict respect du règlement et de la chaîne de commandement est présenté comme un devoir par l’écrasante majorité des acteurs, malgré des pratiques parfois contradictoires. Les deux camps s’accusent réciproquement de conspirateurs et de factieux, tout en considérant que les atteintes à la légalité et au professionnalisme militaire sont l’apanage de l’adversaire. Par ailleurs, même parmi les officiers conservateurs, les exigences d’apolitisme et de discipline sont inégalement sacralisées : tous les considèrent absolues lorsqu’elles s’appliquent aux sergents et aux « généraux du peuple », mais à propos d’eux-mêmes et de leurs pairs, les propos des officiers divergent davantage, bien que la reconnaissance et la valorisation de l’indiscipline personnelle soient des faits rares.
Illustration 2. – Rébellion des marins à Rio de Janeiro, mars 1964. Geraldo Tonel/Archives O Globo.

64Les parts respectives de craintes, largement imbriquées, d’une révolution communiste et d’une désagrégation de leur propre institution dans l’adhésion des officiers à la conspiration, puis au coup d’État, sont difficiles à évaluer. Le point commun de l’utilisation de ces deux thématiques dans la propagande intra-militaire est de cibler les sentiments conservateurs des officiers : non seulement contre les politiques du gouvernement travailliste et les revendications des classes populaires brésiliennes (civiles et militaires), mais également en défense de valeurs comme la hiérarchie et la discipline, ainsi que l’étanchéité de la frontière qui sépare les militaires des civils. Ce discours construit donc l’adhésion collective à une révolution conservatrice, qui rétablirait le Brésil dans son état essentiel de pays « démocratique » (c’est-à-dire exempt de toute mobilisation sociale inspirée du communisme « totalitaire »), chrétien, étranger aux idéologies « exotiques » comme le marxisme, ordonné et soumis à une autorité forte et éclairée. Il s’agit de la base de l’argumentation pour légitimer le coup d’État, qui ne la résume néanmoins pas. L’offensive médiatique finale des conspirateurs met également en avant l’idée d’une légalité et d’une constitutionnalité du putsch – un argument évidemment fallacieux d’un point de vue juridique, mais qui permet de comprendre le ralliement de la quasi-totalité des officiers, dont la corporation était historiquement considérée comme « légaliste ».
L’argument de la légalité
65Le martèlement des stéréotypes, de la haine et de la peur anticommunistes, l’instillation de l’idée que l’histoire se répéterait et que la hiérarchie militaire serait sur le point de s’effondrer, l’intégration à l’éventail des « compétences militaires » d’une doctrine incitant à considérer les mouvements sociaux comme des indices d’insurrection : archives et témoignages convergent pour identifier ces phénomènes comme générateurs d’un rejet radical du gouvernement en place. Demeure l’interrogation sur le passage à l’acte et, tout particulièrement, l’acceptation collective de l’enfreinte à la légalité. Les causes spécifiques de ce renoncement au légalisme des forces armées brésiliennes et, au sein du cône sud, d’institutions militaires historiquement soumises au pouvoir civil ont précocement étonné les chercheurs, notamment au États-Unis – ce qui, vue la forte incitation apportée par ce pays à la réalisation de coups d’État, comporte une certaine dose d’ironie. Ce comportement allait en effet à l’encontre de la thèse développée quelques années plus tôt par Samuel Huntington, pour qui la professionnalisation des forces armées protégerait contre l’interventionnisme politique (The Soldier and the State, 1957). Les travaux postérieurs à 1964 et, surtout, aux coups d’État au Chili et en Uruguay (nations dotées d’armées globalement respectueuses des pouvoirs constitués depuis les indépendances), continuent de placer la « professionnalisation » au centre des analyses, en inversant ses conséquences : celle-ci aurait au contraire, dans les années 1950-1960, isolé les institutions militaires des sociétés civiles, tout en y renforçant le sentiment de supériorité et le mépris pour le règlement démocratique des conflits politiques et sociaux74. Aurait émergé un « nouveau professionnalisme », producteur non pas de caudillos désireux de profiter de leur uniforme et de troupes à leur botte pour bâtir un pouvoir personnel, mais de corporations collectivement convaincue de leur capacité, et légitimité, à se substituer aux élites civiles en situation de crise politique. L’exacerbation des tensions de la guerre froide auraient provoqué le passage à l’acte : l’affirmation des militaires non plus comme de simples puissances de l’ombre ou intervenants ponctuels du jeu politique, mais des prétendants à la conquête et à l’exercice direct et durable du pouvoir.
66Dans les semaines qui précèdent le coup d’État, cependant, nulle trace de cette nouvelle identité militaire dans les documents qui circulent à l’intérieur de l’institution. Si les plus impliqués des conspirateurs ont alors l’ambition de gouverner durablement le pays, ce qui n’est pas le cas de tous, personne n’en fait étalage. Ce n’est pas non plus le discours adressé à la masse des officiers. Au contraire, l’imminence du coup d’État fait apparaître une nouvelle forme d’argumentation, destinée aux officiers encore indécis : la prose juridique sur l’emploi de la force. L’objectif est de capitaliser les convictions « légalistes » de la jeunesse militaire, en démontrant que le respect de la Constitution, de l’ordre et de la République exige d’appuyer le coup d’État. L’illégalité, le putschisme, les ambitions « révolutionnaires » n’appartiendraient qu’au camp d’en face. Qui est légaliste a le devoir de se retourner contre Goulart.
67Le but est de justifier le projet du coup d’État, sans renoncer au discours antérieur sur la protection de l’ordre légal et de la Constitution. Castelo Branco, chef de l’état-major de l’Armée de terre (EME) depuis juin 1963, est le champion de ces arguties. En mars 1964, ses discours sont ainsi marqués par une obsession de l’analyse constitutionnelle, à l’appui de moins en moins implicite d’une intervention militaire. La plus célèbre est la « circulaire réservée » que Castelo Branco envoie à tous les généraux en commandement de troupe, le 20 mars 1964, et qui est considérée comme le signal de son passage dans le camp des insurgés. Son argumentation est fondée sur la nécessité d’un « contre-coup » pour faire obstacle au projet de convocation d’une Constituante par le pouvoir (que rien n’atteste), qui serait un « objectif révolutionnaire » illégitime et illégal. Pour Castelo Branco, les forces armées « se destinent à garantir les pouvoirs constitutionnels » et doivent demeurer « à l’intérieur des limites de la loi75 ».
68Au même moment circule un pamphlet intitulé « Loyauté à l’armée » (Lealdade ao Exército), ou LEEX, probablement au moins partiellement rédigé par le général Ulhôa Cintra76. Le texte défend non seulement la constitutionnalité d’une intervention armée, puisque « le texte de la Constitution lui-même comprend les mesures à mettre en œuvre en de telles circonstances77 », mais affirme également que « notre but n’est pas de tramer la destitution du gouvernement actuel, ni de le remplacer par un régime de force extraconstitutionnel » : l’objectif est que « les dirigeants actuels parviennent au terme de leur mandat sans souiller le régime démocratico-représentatif ». « Nous nous battons, comme c’est notre Devoir, pour le respect du libre exercice des Pouvoirs Constitutionnels qui sont la structure même du régime, sans rompre avec les attributions, les devoirs et les prérogatives qui lui sont inhérents » – un passage dont il convient a posteriori de goûter l’amère ironie78.
69Le jour même où Castelo Branco diffuse la note secrète par laquelle il communique à ses pairs son acquiescement à un coup d’État qu’il n’a jusqu’alors qu’indirectement contribué à préparer, le général Augusto César Moniz de Aragão entame dans le journal carioca O Globo une série de chroniques intitulée « Message aux jeunes militaires ». Sept d’entre elles sont publiées jusqu’au mois de mai 1964. Moniz de Aragão est le populaire commandant de la prestigieuse brigade parachutiste à la Vila Militar (à Rio) ; il brigue également la présidence du Club Militaire dont le renouvellement est prévu pour la fin mai. La justification juridique du coup d’État est l’objet d’une chronique parue dix jours après l’éclosion de celui-ci :
« La violation de la loi, la perturbation de l’harmonie sociale et l’exercice de l’arbitraire éliminent le devoir d’obéir.
Les Forces Armées puisent dans la tradition et la Constitution les sources de leur légitimité. De ce fait, elles ne doivent pas la subordination aux agents du pouvoir public qui ont des initiatives nocives aux intérêts de la Patrie et qui vont à l’encontre de la loi, incitent au désordre et veulent la subversion. Il s’impose aux Forces Armées non seulement la désobéissance mais, plus encore, le pronunciamiento explicite ou le coup d’État79. »
70Non content de faire de la « légalité » le motif d’un coup d’État, le général Aragão défend en outre une forme de respect hiérarchique dans l’insurrection militaire : dans ses textes des 20 et 26 mars, il insiste ainsi sur la nécessité de laisser l’initiative du putsch aux plus gradés afin d’éviter qu’il ne porte atteinte à l’institution elle-même. Moniz de Aragão et Castelo Branco réalisent donc le tour de force rhétorique et intellectuel d’utiliser les piliers identitaires de l’armée (« professionnelle et apolitique ») pour justifier l’instauration d’un régime militaire. Le plus étonnant est peut-être qu’il ne s’agit pas d’un discours utilitaire et passager : il persiste après 1964 et nourrit la politique du premier gouvernement militaire, où les proches de Castelo Branco se trouvent en position de force. Sans surprise, le thème de « l’intervention constitutionnelle » envahit la propagande putschiste au moment même où des généraux que le pouvoir estimait loyaux se rallient au coup d’État. Cette ultime stratégie discursive permet par ailleurs d’espérer convaincre un corps des officiers que tout le monde suppose fondamentalement « légaliste », donc sensible à cette argumentation.
Une conspiration hiérarchique et « en archipel »
71Il existe une infinité de degrés d’adhésion au coup d’État : de l’officier sensibilisé par le discours catastrophiste ambiant mais peu impliqué en politique, qui bascule au dernier moment dans le camp putschiste, plus ou moins sincèrement convaincu de défendre « la Constitution et l’ordre » ; au conspirateur actif, depuis plusieurs années en campagne auprès de ses pairs, travaillant à l’établissement de connexions civiles et d’appuis internationaux : l’éventail est large, et les frontières entre les groupes difficiles à définir. Le noyau des conspirateurs plus actifs a été successivement présenté, dans l’historiographie et par les observateurs, de deux manières opposées. Dans un premier temps, la conjuration a été décrite comme bicéphale : une première faction serait composée d’officiers intellectuels, en contact avec les milieux politiques civils et fédérée autour du général Castelo Branco. À ce pôle « castelista », aussi appelé la « Sorbonne » militaire, se serait opposée la conspiration des casernes, de la jeunesse radicale, admirative du général Artur da Costa e Silva. La rivalité entre les deux hommes est en réalité de la dernière heure : une fois le putsch déclenché, tous deux prétendent à la présidence. Castelo Branco, né en 1897, a comme atouts sa position de chef de l’état-major de l’Armée de terre (EME), c’est-à-dire le plus haut poste hiérarchique dans la force terrestre hors gouvernement ; ses qualités intellectuelles, ses contacts avec les milieux militaires et diplomatiques américains, son prestige de théoricien à l’École supérieure de guerre ; et sa réputation de modération auprès des élites civiles. Face à lui, Artur da Costa e Silva, né en 1899, est le chef du Département de production et de travaux (Departamento de Produção e Obras, DPO), une importante fonction logistique. À son crédit, son implication de longue date dans la conspiration contre Goulart et sa grande popularité dans le corps des officiers. Le rapport de force entre les deux généraux, dans les premiers jours d’avril, est marqué du sceau de l’imaginaire hiérarchique : alors que les partisans de Castelo Branco n’ont de cesse de souligner sa fonction de chef de l’EME, Costa e Silva justifie de deux manières le leadership qu’il revendique. Premièrement, il a devancé Castelo Branco dans le classement de sortie de l’École militaire, plus de quarante ans auparavant. Deuxièmement il est, à Rio de Janeiro, le général le plus anciennement en poste au Haut Commandement de l’armée de terre (Alto Comando do Exército, ou ACE : concile des généraux quatre étoiles, le grade le plus élevé de la force terrestre, en poste de commandement ou de direction). Aucun texte, ni même aucune coutume ne déduit de ces qualités une quelconque prééminence hiérarchique en cas de rupture de la légalité : Costa e Silva, comme beaucoup de ses camarades le feront dans les deux décennies à venir, improvise. Il s’autoproclame le 2 avril « Commandant Suprême de la Révolution » et, jusqu’à l’élection à la présidence de Castelo Branco le 11 avril, c’est lui qui gouverne. Costa e Silva obtient ensuite la charge de ministre de la Guerre et entretient à l’égard de son rival, tout au long de ce premier mandat « révolutionnaire », une sourde contestation.
72Si l’opposition entre les deux hommes marque les lendemains du putsch, ainsi que le premier gouvernement militaire, la conspiration n’est nullement structurée autour de deux factions clairement identifiées. Il s’agirait plutôt – c’est ce que les témoignages de nombreux militaires nous enseignent – d’une mobilisation clandestine en « archipel », aux îles constituées de généraux « révolutionnaires », mal connectées entre elles. Dès 1965, le lieutenant-colonel de l’aéronautique João Paulo Moreira Burnier indique ainsi que :
« Il n’y a eu aucun commandement général. Jusqu’à la fin. Il n’y avait pas de réunions conjointes pour résoudre ceci ou cela sur le renversement du gouvernement. Qui dit le contraire ment. Il n’y a pas eu de réunions des trois armes pour approuver ceci ou cela. Il y a eu, au maximum, des rencontres toujours bilatérales : des gens de l’armée avec des gens de l’aéronautique, des éléments de l’aéronautique et avec d’autres de la marine. Et d’autres fois avec des gens de l’armée. Jusqu’à la fin80. »
Illustration 3. – Carlos Lacerda (lunettes, au centre), gouverneur de l’État de la Guanabara et héros de la droite militaire, se prépare aux lendemains du coup d’État à une réaction des troupes légalistes qui ne viendra pas, 1er avril 1964. Archives O Globo.

73Dans cette nébuleuse conspiratrice éclatée, les officiers de rang supérieur, lieutenants-colonels et colonels, tiennent une place particulière. Si les officiers subalternes s’agitent, certains de leurs aînés s’organisent : un Mouvement de rénovation nationale (Movimento Renovador Nacional), probablement relativement informel puisqu’il n’est cité que par un témoin, aurait même été créé par des membres de cette génération intermédiaire81. Les colonels, à la position de commandant des unités déjà importantes que sont les régiments, disposent d’une certaine latitude pour organiser et préparer localement les troupes à l’éventualité d’un coup. Néanmoins, le passage à l’acte et l’instauration d’un nouveau gouvernement ne sont pas envisagés sans l’adoubement et même le commandement d’un général galonné et prestigieux. Selon les propos du général Leonidas Pires Gonçalves, lieutenant-colonel en 1964 :
« La Révolution de 64 a été fomentée pendant très longtemps par des lieutenants-colonels, des colonels, parmi lesquels moi-même. Mais nous – mais c’est une opinion personnelle – étions à la recherche d’un leader. Parce que l’Armée a des réticences envers le tenentismo, qui est une subversion de la hiérarchie. La discipline et la hiérarchie sont des pierres angulaires de notre institution. Pourquoi Castelo n’a-t-il pris le train qu’à la fin ? Pourquoi nous attendions qu’un Castelo Branco dirige les choses ? Parce que si nous brisions la hiérarchie nous avions la certitude que la révolution ne serait pas structurée, ni institutionnalisée, et qu’il surgirait encore moins un idéal qui la justifie82. »
74Malgré la radicalisation droitière de la jeunesse militaire brésilienne au début des années 1960, la « révolution » de 1964 n’est donc pas un nouveau tenentismo, que ni les lieutenants ou capitaines, ni leurs chefs immédiats ou lointains ne souhaitent alors voir advenir. Le coup d’État fut en fait paradoxalement organisé selon le principe hiérarchique et poussé par une jeunesse militaire ardente et impatiente. Lorsqu’ils conspirent, les jeunes officiers disent s’efforcer de respecter certaines des règles hiérarchiques. Cyro Guedes Etchegoyen, jeune major en scolarité à l’ECEME en mars 1964, explique :
« – Vous étiez en relation avec des personnes de votre grade, ou seulement de grades plus élevés ?
– Au niveau où on était, de capitaine, on accomplissant beaucoup de missions. “Fais-ci, écoute untel, parle à untel, porte ça à un autre.” Mais normalement, quand tu conspires, tu travailles à ton niveau. Malgré les soucis, même en conspirant, la hiérarchie est respectée dans l’Armée. Je ne vais pas “gagner” un major ou un colonel en étant capitaine. Je peux tout au plus le sonder. Mais je ne vais pas arriver et endoctriner le gars, “gagner” le gars pour être avec nous. Maintenant, de capitaine vers le bas, on travaillait83. »
75L’opposition à João Goulart, poussée à l’extrême par son renversement, est donc un phénomène transgénérationnel dans le corps des officiers brésiliens. Or derrière l’imposition des généraux et, plus particulièrement, de Castelo Branco et de son entourage, une grande diversité d’acteurs se considère en partie responsables du « mouvement civil-militaire » du 31 mars. Et ils sont armés de projets politiques fort différents. Comme le souligne le général Adyr Fiúza de Castro, un lieutenant-colonel de 1964 par la suite fortement impliqué dans les activités de répression de la dictature, au-delà de la « contre-révolution » à laquelle tous adhèrent, débute une « révolution » très peu explicite que chacun investit de significations. Pourquoi « révolution », d’ailleurs ? La campagne en faveur du putsch ne projetait-elle pas un mouvement « contre » : contre la subversion communiste, contre l’inversion hiérarchique84 ? Bien sûr, il fallait bien un mot et celui-ci faisait partie du vocabulaire politique, pour désigner et légitimer le renversement d’un pouvoir légal, depuis le début du siècle. Mais le préambule du premier Acte institutionnel (AI-1) du 9 avril 1964 va plus loin :
« [Le] mouvement civil et militaire […] a été, et continuera d’être, non seulement dans l’esprit et dans le comportement des classes armées, mais aussi dans l’opinion publique nationale, une authentique révolution.
La révolution se distingue d’autres mouvements armés par le fait qu’elle traduit, non seulement l’intérêt et la volonté d’un groupe, mais l’intérêt et la volonté de la Nation.
La révolution victorieuse s’investit du Pouvoir Constituant. Celui-ci se manifeste par l’élection populaire ou par la révolution.
C’est la forme la plus expressive et la plus radicale du Pouvoir Constituant. Ainsi, la révolution victorieuse, comme Pouvoir Constituant, se légitime par elle-même. […] Elle contient en elle la force normative, inhérente au Pouvoir Constituant. Elle promulgue des normes juridiques sans qu’en cela elle soit limitée par la normativité antérieure à sa victoire. Les Chefs de la révolution victorieuse, grâce à l’action des Forces Armées et à l’appui sans équivoque de la Nation, représentent le Peuple et en son nom exercent le Pouvoir Constituant, dont le Peuple est l’unique titulaire. »
76L’AI confirme ici la parenté entre la « révolution du 31 mars » et les pronunciamientos du xixe siècle hispano-américain : il s’agit, dans la bouche de leurs auteurs, d’une reprise de la souveraineté originaire du peuple, de légitimité égale aux élections, qui peut survenir lorsqu’un gouvernement se montre manifestement inique ou néfaste au bien commun. Il n’est alors nulle question d’un passé duquel faire table rase, de rupture radicale avec l’ordre ancien, d’homme nouveau, mais simplement de la bannière brandie de la souveraineté populaire. Pourtant le mot de révolution est traversé d’autres significations, héritées des révolutions russe et mexicaine, du tenentismo et de Vargas. Enfin, l’AI-1 n’est pas très loquace sur l’attribution de titre de « Chefs de la révolution victorieuse ». Quel passé, quelle situation pour y prétendre ? Une position hiérarchique, un prestige politique et intellectuel, un crédit « révolutionnaire » ? Autant d’éléments d’un équilibre instable qui ouvre largement le champ des acteurs politiques, civils et militaires, aptes à revendiquer le pouvoir – ce qu’ils font d’ailleurs sans plus attendre.
Notes de bas de page
1 Citation non datée, archives du colonel Manuel Soriano, dossier 6 (Política Nacional)/Centre de documentation de l’armée de terre (CDOC).
2 « Os meios militares e a recuperação moral do País », conférence prononcée le 19 septembre 1955 à l’École supérieure de guerre. Archives Castelo Branco, dossier n° 10, Escola de Comando e Estado Maior do Exército (ECEME).
3 Franco Marina et Levín Florencia, Historia reciente. Perspectivas y desafios para un campo en construcción, Buenos Aires/Barcelone/Mexico, Paídos, 2008, p. 15-16.
4 Citation de juin 1950 retrouvée par Mendonça Marina Gusmão (de), O Demolidor de Presidentes : 1930-1968, São Paulo, Codex, 2002, p. 115.
5 L’abondance de témoignages d’officiers est une particularité brésilienne : on ne l’observe pas, ou beaucoup plus tardivement, dans les pays voisins. Elle s’explique notamment par la promulgation d’une loi d’amnistie en août 1979, qui concerne à la fois les opposants au régime et les agents de l’État impliqués dans des assassinats politiques et de graves atteintes aux droits de l’homme sous la dictature. Protégés contre d’éventuelles poursuites judiciaires ultérieures, de nombreux officiers furent plus enclins à parler. En 2016, malgré les recours nombreux, les injonctions internationales et la tenue d’une Commission nationale de la vérité, la loi d’amnistie n’a toujours pas été remise en question.
6 Castro Celso, « A origem social dos militares », in Eduardo Raposo, 1964 : 30 anos depois, Rio de Janeiro, Agir, 1994, p. 199.
7 Il s’agit de la trilogie A memória militar publiée par les chercheurs du CPDOC Araujo Maria Celina (d’), Soares Gláucio Ary Dillon et Castro Celso, Visões do golpe : a memória militar sobre 1964, Os anos de chumbo : a memória militar sobre a repressão et A volta aos quartéis : a memória militar sobre a abertura, Rio de Janeiro, Relume-Dumará, 1994-1995. Le premier volume Visões do golpe traite, en sus du coup d’État lui-même, de la conspiration.
8 Fico Carlos, « Versões e controvérsias sobre 1964 e a ditadura militar », Revista Brasileira de História, São Paulo, vol. 24, n° 47, 2004, p. 29-60.
9 Martins Filho João Roberto, « A guerra da memória : a ditadura militar nos depoimentos de militantes e militares », Varia História n° 28, 2002/12, p. 178-201.
10 Décompte effectué à partir des données transmises par Cláudio Beserra Vasconcelos. Sur les punitions de militaires après le coup d’État, voir de cet auteur A política repressiva aplicada a militares após o golpe de 1964, thèse de doctorat en histoire, Rio de Janeiro, UFRJ, 2010.
11 Cunha Paulo Ribeiro (da), Militares e militância, São Paulo, UNESP, 2014.
12 Zimmermann Lausimar José, Sargentos de 1964. Como a disciplina superou a política, mémoire de master en « Histoire, politique et biens culturels », Rio de Janeiro, CPDOC, 2013.
13 Camargo Aspásia et Góes Walder (de), Meio século de combate. Diálogo com Cordeiro de Farias, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1981, p. 566.
14 Voir les descriptions de réunions du Club militaire en 1963 dans les archives de Ulhôa Cintra (UCi g 1963.04.09/CPDOC).
15 Alves Maria Moreira, Estado e oposição no Brasil, 1964-1984, Petrópolis, Vozes, 1987, p. 33-52 ; Comblin Joseph, A ideología da segurança nacional. O poder militar na América Latina, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1978.
16 Aderaldo Vanda Peres Costa, A Escola Superior de Guerra : um estudo de currículos, dissertation de master en sciences politiques, Rio de Janeiro, IUPERJ, 1978 ; Arruda Antônio (de), A Escola Superior de Guerra. História de sua doutrina, São Paulo, GRD/Brasília, INL, 1983 ; et Ferraz Francisco César Alves, A sombra dos carvalhos. Escola Superior de Guerra e Política no Brasil : 1948-1955, Londrina, Ed. UEL, 1997.
17 Miguel Luis Felipe, « Segurança e desenvolvimento : peculiaridades da Ideologia de Segurança Nacional no Brasil », Diálogos latinoamericanos n° 5, Universidade de Aarhus (Danemark), 2002, p. 40-56.
18 Sur ces connexions, lire le classique et toujours d’actualité Dreifuss René Armand, 1964 : a Conquista do Estado. Ação Política, Poder e Golpe de Classe, Petrópolis, Vozes, 1981.
19 Ferraz, Francisco C. A., A guerra que não acabou : a reintegração social dos veteranos da Força Expedicionária Brasileira (1945-2000), Londrina, Editora da Universidade Estadual de Londrina, 2012.
20 Araujo Rodrigo Nabuco (de), Conquête des esprits et commerce des armes. La diplomatie française au Brésil (1947-1974), thèse de doctorat d’histoire, université Toulouse II – Le Mirail, 2011, p. 12.
21 Sur les relations américano-brésiliennes à l’heure de la guerre froide, voir Davis Sonny, A Brotherhood of Arms. Brazil-United States Military Relations, 1945-1977, Niwot, 1996.
22 Calandra Benedetta et Franco Marina (dir.), La guerra fría cultural en América Latina, Buenos Aires, Biblos, 2013.
23 Les ouvrages mentionnés sont : Parker Phyllis R., 1964 : o papel dos Estados Unidos no golpe de Estado de 31 de março, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1977 ; et Fico Carlos, O Grande Irmão. Da Operação Brother Sam aos Anos de Chumbo, Rio de Janeiro, Record, 2008. Les considérations suivantes sont inspirées de ce dernier ouvrage, p. 67-111.
24 Motta Rodrigo Patto Sá, Em guarda contra o « perigo vermelho » : o anticomunismo no Brasil (1917-1964), São Paulo, Perspectiva, 2002, p. 231. La nature précise des relations entre ces mouvements et leurs homologues états-uniens est encore largement inexplorée.
25 Cordeiro Janaina, Direitas em movimento : a Campanha da Mulher pela democracia e a ditadura no Brasil, Rio de Janeiro, FGV Editora, 2009.
26 « Internal Defense Plan for Brazil/Brazil – Country Internal Defense Plan », 20 mars 1964, RG59, 1964-1966, p. 24, caisse 42. Cité par Fico Carlos, O Grande Irmão, op. cit., p. 81.
27 João Roberto Martins Filho est le premier a avoir montré cette appropriation par l’armée brésilienne de la théorie française de la guerre révolutionnaire. Martins Filho João Roberto, « A educação dos golpistas : cultura militar, influência francesa e golpe de 1964 », communication présentée au Congrès « The Cultures of Dictatorship », University of Maryland, 2004 et disponible à l’adresse : [www2.ufscar.br/uploads/forumgolpistas.doc] (dernière consultation : décembre 2015 ; erreur en 2017).
28 Araujo Maria Celina (d’), Soares Gláucio Ary Dillon et Castro Celso, Visões do golpe., op. cit., p. 77-78, coupes reprises à Martins Filho João Roberto, « Os Estados Unidos, a revolução cubana e a contra-insurreção », Revista de Sociologia e Política, n° 12, juin 1999, p. 77.
29 Araujo Rodrigo Nabuco (de), Conquête des esprits et commerce des armes, op. cit., p. 9.
30 Apud, p. 22.
31 Ce constat contraire aux convictions fermement ancrées quant à l’écrasante responsabilité idéologique des États-Unis dans le déclenchement du putsch de 1964 se traduit par l’évolution des interprétations de João Roberto Martins Filho, historien et politiste brésilien qui s’est progressivement spécialisé sur la question des influences étrangères sur l’armée brésilienne des années 1950 à 1970. Alors qu’en 1999 il présupposait, sans pouvoir le démontrer, l’importance de la révolution cubaine et de l’offensive idéologique américaine dans l’accentuation de l’obsession anticommuniste des officiers brésiliens (« Os Estados Unidos, a revolução cubana e a contra-insurreção », art. cit., p. 67-82), il fait le constat quelques années plus tard du caractère dominant de l’importation doctrinaire française (« A educação dos golpistas », art. cit., 2004).
32 Panorama issu de la liste des anciens stagiaires brésiliens à la US School of the Americas divulguée par l’ancien opposant Aluizio Palmar et mise à disposition à l’adresse : [http://www.documentosrevelados.com.br/].
33 Robin Marie-Monique, Les Escadrons de la mort : l’école française, Paris, La Découverte, 2004.
34 « A guerra revolucionária », Mensário de Cultura Militar n° 110-111, septembre-octobre 1957, p. 287-296. Traduit de « La guerre révolutionnaire » écrit par Ximenés dans la Revue Militaire d’Informations, n° 281 de février-mars 1957.
35 Il s’agit du général Moacyr Araújo Lopes, des colonels Ferdinando de Carvalho, Amerino Raposo Filho, Raimundo Teles Pinheiro, Ednardo d’Ávila Melo, du lieutenant-colonel Meira Mattos (considéré par la suite comme l’un des principaux penseurs de l’adaptation au Brésil de la théorie de la GR et de la DSN) et du major Adyr Fiúza de Castro. Cette liste se réfère aux articles parus dans le Mensário de Cultura Militar de 1957 à 1961 ; à partir de 1962, le succès de l’endoctrinement à la GR élargit le cercle des officiers impliqués.
36 Stepan Alfred, Os militares na política, op. cit., p. 27-40.
37 Entretien publié sous le titre « Inquérito sôbre a guerra moderna » dans le Mensário de Cultura Militar n° 122-123, année XI, septembre-octobre 1958, p. 241-243.
38 « A tática e a stratégia na Guerra Revolucionária », op. cit., p. 232-233.
39 « Da guerra subversiva à “guerra” », publié sous le pseudonyme TAM dans la Revue Militaire Générale en juin 1960 et traduit pour le Mensário de Cultura Militar n° 150, avril 1961, p. 210-217.
40 Directives d’instruction de l’EME du 14 juin 1961, ayant donné lieu à la note d’instruction n° 1 de la Diretoria Geral do Ensino n° 1 datée du 6 novembre 1961, pour application en 1962.
41 Voir plusieurs documents d’instruction dans les archives de Antônio Carlos Murici – ACM pm1961.08.16.
42 Trois de ces conférences sont retranscrites dans ce numéro du Mensário : celle de Castelo Branco à l’ECEME, prononcée quelques jours auparavant à l’EsAO (15 décembre 1961) ; celles du général Aurélio de Lira Tavares à l’AMAN (29 novembre 1961) et du général Vasconcellos au Centre de perfectionnement et de spécialisation pour sergents de Realengo (à la fin novembre), qui l’avait également prononcée devant des élèves de l’AMAN et de l’École de sergents des armes (Escola de Sargentos das Armas) (27 novembre 1961) et devant des élèves et instructeurs de l’EsAO (28 novembre 1961).
43 João Roberto Martins Filho en effectue une présentation détaillée et indique que ce stage était prévu par la directive de l’EME de l’année précédente (« A educação… », op. cit., p. 1-2). La conférence de Castelo Branco (« Ação educativa contra Guerra Revolucionária ») et l’intégralité des cours du 3e stage ont été publiés par l’EME en 1965.
44 Introduction du numéro spécial Devoir militaire du Mensário de Cultura Militar, février 1962, XIVe année, p. 3-5.
45 Entretien accordé aux chercheurs du CPDOC publié dans Visões do golpe, op. cit, 2e éd., p. 93.
46 A Guerra Revolucionária Comunista, Academia Militar das Agulhas Negras/Ensino Fundamental/Seção de Ensino a Cadeira de História, n.d. Archives AMAN.
47 Voir le témoignage du général Geisel Ferrari, instructeur à l’AMAN en 1964 in Aricildes de Moraes Motta (dir.), História oral do Exército. 1964. 31 de março, Rio de Janeiro, Bibliotéca do Exército Editora, 2003, 14 vol., t. 1, p. 193 et 203.
48 « Instrução Teórica de Oficiais sôbre Guerra Insurrecional ». ACM pm 1961.08.16/CPDOC.
49 ACM pm 1963.05.01/CPDOC.
50 Lettre de Castelo Branco à Antônio Carlos Murici, 3 juin 1963, ACM pm 1963.05.01/CPDOC.
51 Entretien accordé à l’auteure, Brasília, mars 2008.
52 Archives Ulhôa Cintra, UCi g 1963.04.09/CPDOC.
53 Fico Carlos, O Grande Irmão, op. cit., p. 101.
54 Dreifuss René Armand, 1964 : a Conquista do Estado, op. cit.
55 Jornal do Brasil, 15 mars 1978. L’aspect romantique de l’« ardeur révolutionnaire » que doit représenter cette lettre pour le colonel est confirmé par le fait qu’il l’exhibe facilement : en 1978, alors lorsqu’il est soumis à des sanctions disciplinaires du fait de son activisme politique, il la fait lire à la Chambre des députés pour s’assurer qu’elle soit inscrite dans les Annales du Congrès, ce qui fut le cas.
56 Entretien accordé à l’auteure, Rio de Janeiro, octobre 2006.
57 Sur la trajectoire de Carlos Lacerda, voir Dulles John W. Foster, Carlos Lacerda: Brazilian Cruzader, vol. 1: 1914-1960, vol. 2 : 1960-1977, Austin (Texas), University of Texas Press, 1991 ; et Mendonça Marina Gusmão (de), O Demolidor de Presidentes. A trajetória política de Carlos Lacerda : 1930-1968, São Paulo, Codex, 2002, 2e éd. Signalons que, paradoxalement, Carlos Lacerda participe peu aux négociations et contacts clandestins de préparation du coup d’État, du fait principalement de la méfiance qu’inspire à de nombreux chefs militaires sa capacité à trahir ses alliés et à se réconcilier avec d’anciens adversaires, afin d’assouvir ses ambitions politiques.
58 Discours de Daniel Krieger au Sénat au sujet de la lettre envoyée par le colonel Francisco Boaventura Cavalcanti au ministre de la Guerre Jair Dantas Ribeiro, qui lui a valu 30 jours de prison. Diário do Congresso Nacional, 2e section, 23 novembre 1963, p. 5.
59 Informe anonyme daté du 2 mai 1963. Archives Cordeiro de Farias, Cfa tv 1963.05.02/CPDOC.
60 Archives Antônio Carlos Murici – ACM pm 1963.05.01/CPDOC. Hélio Silva et Maria Cecila Ribas Carneiro parlent par ailleurs d’une pétition de 500 noms en soutien au général (1964 – golpe ou contragolpe ?, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1975, p. 270).
61 Bulletin distribué au sein des forces armées, juin 1963. Archives Odílio Denys (OD vm 1961-12-13/CPDOC).
62 De nombreux travaux portent sur la mémoire de l’Intentona, notamment sa commémoration, le 27 novembre, depuis 1936. Ferreira Roberto Martins, Organização e poder. Análise do discurso anticomunista do Exército Brasileiro, São Paulo, Editora Annablume, 2004 ; Motta Rodrigo Patto Sá, Em guarda contra o « perigo vermelho », op. cit. ; du même auteur, « A “Intentona Comunista” ou a construção de uma legenda negra », Tempo, vol. 7, n° 13, Rio de Janeiro, UFF, juillet 2002, p. 189-209 ; Castro Celso, A invenção do Exército brasileiro, Rio de Janeiro, Jorge Zahar, 2002, p. 49-67.
63 Entretien accordé à l’auteure, Rio de Janeiro, octobre 2006.
64 Boletim do Exército n° 51, 17 décembre 1960, p. 16-18.
65 Smallman Shawn, Fear and Memory in the Brazilian Army and Society, 1889-1954, Chapell Hill, Presses de l’université de Caroline du Nord, 2002.
66 Almeida Silvia Capanema P., Couleur et châtiment : la modernisation de la Marine brésilienne et la révolte des matelots de 1910 contre l’usage du fouet, Paris, Armand Colin, 2014.
67 Carvalho José Murilo (de), « Forças Armadas e Política, 1930-1945 », Rio de Janeiro, Jorge Zahar, 2005, p. 63 ; Parucker Paulo Eduardo, Praças em pé de guerra : o movimento político dos subalternos militares no Brasil, 1961-1964, São Paulo, Expressão Popular, 2009.
68 On peut par exemple comparer avec la situation des soldats et marins chiliens grâce à l’ouvrage de Airola Jorge Magasich, Los que dijeron No. Historia del movimiento de los marinos antigolpistas de 1973, Santiago, Lom Ediciones, 2008.
69 Aviso n.GR 32 D1, 5 février 1963. Noticiário do Exército, 6 février 1963, p. 1. On notera la parution dans ce journal (qui émane du ministère) avant même celle dans le journal officiel (Diário Oficial), réalisée le 11 février, ce qui indique une claire volonté de diffusion rapide de la recommandation.
70 Boletim do Exército n° 23, 7 juin 1963.
71 L’adjectif tupiniquim, emprunté aux premiers indiens rencontrés par les conquistadores portugais en 1500, est devenu synonyme de « typiquement brésilien ». La référence à la révolte des marins de Kronstadt n’est pas absente de l’esprit des révoltés, qui projettent Le cuirassé Potemkine d’Eisenstein à l’assemblée enthousiaste. Chagas Carlos, A guerra das estrelas (1964/1984) : os bastidores das successões presidenciais, Porto Alegre, L&PM, 1985, p. 23.
72 Lemos Renato, Justiça fardada : o General Peri Bevilacqua no Superior Tribunal Militar (1965-1969), Rio de Janeiro, Bom Texto, 2004, p. 18.
73 Discours intitulé prononcé à l’EsAO lors de la commémoration de la victoire des fébiens à Monte Castelo, publié dans le Mensário de Cultura Militar n° 183-184, janvier-février 1964, p. 5-12.
74 Finer Samuel, The man on horseback. The role of the Military in Politics, Londres, Penguin Books, 1976 (1re ed. : 1962) ; et Perlmutter Amos, The Military and Politics in Modern Time, New Haven, Yale UP, 1977, p. 4-5. Au sujet du Brésil, c’est Alfred Stepan qui impose l’idée d’un lien entre intervention politique et professionnalisme militaire. Il parle d’un « nouveau professionnalisme », né dans les années 1960 d’un contexte de crise sociale, politique et morale dans Os militares na política. As mudanças de padrões na vida brasileira, Rio de Janeiro, Artenova, 1975 et « The New Professionalism of Internal Warfare and Military Role Expansion », in Alfred Stepan (dir.), Authoritarian Brazil. Origins, Policies, and Future, New Haven/Londres, Yale University Press, 1973, p. 47-65.
75 Circulaire réservée du chef de l’état-major de l’Armée de terre, datée du 20 mars 1964.
76 Archives Ulhôa Cintra, UCi g 1963.04.09/CPDOC. Texte reproduit dans l’ouvrage de mémoires du général Cordeiro de Farias (Camargo Aspásia et Góes Walder [de], Meio século de combate. Diálogo com Cordeiro de Farias, op. cit.). Voir l’analyse qu’en fait Mendonça Daniel (de) dans « O discurso militar da ordem : uma análise dos pronunciamentos militares durante o governo Goulart (1961-1964) », Teoria e pesquisa vol. XIV, n° 1, janvier-juin 2007, p. 167-198.
77 L’article 177 de la Constitution de 1946 dit : « Les forces armées se destinent à défendre la Patrie et à garantir les pouvoirs constitutionnels, la loi et l’ordre. »
78 UCi g 1963.04.09/CPDOC.
79 « Message aux Jeunes Militaires. 3. Défendre la Patrie, malgré tout et tous », O Globo, 10 avril 1964.
80 Stacchini Junior José, Março 64 : Mobilização da Audácia, São Paulo, Companhia Editora Nacional, 1965, p. 37.
81 Selon Etchegoyen Cyro, « 1964 começou com coronéis », Folha de São Paulo, 20 mars 1994.
82 Visões do golpe…, op. cit., p. 127.
83 Visões do golpe…, op. cit., p. 175.
84 Pour une réflexion plus approfondie sur l’emploi de ce terme, voir Chirio Maud, « Le pouvoir en un mot : les militaires brésiliens et la “révolution” du 31 mars 1964 », Actes du colloque La notion de révolution en Amérique Latine. 19e-20e siècle. Université Paris I, 26-27 janvier 2007, Nuevo mundo – mundos nuevos n° 8, Paris, EHESS.
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