Mobilisation paysanne et relais politiques : le Comité de Guéret (1953-1974)
p. 213-223
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Index géographique : France
Texte intégral
1Les mouvements sociaux donnent parfois naissance à des comités destinés à fédérer les énergies disponibles et disposées à mener une lutte revendicative. Souvent, ces organismes disparaissent assez rapidement. Or, le Comité d’action du Centre, dit « Comité de Guéret », constitué en 1953, perdure durant une vingtaine d’années, au cours desquelles il « manifeste une vie périodique1 ». Cette organisation, demeurée « sans statut juridique2 », a vu le jour à l’occasion des importantes mobilisations paysannes de l’année 1953 ; elle regroupe 18 fédérations départementales de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles)3. Nous chercherons à expliquer la longévité du comité grâce à la mise en lumière de ses actions et des soutiens dont il a pu bénéficier lors de sa naissance, mais aussi tout au long des années 1960 et 19704. Après avoir décrit les formes de la mobilisation paysanne de l’automne 1953, nous montrerons la place du Comité de Guéret sur la scène politique et syndicale puis nous mettrons en lumière les occasions qui lui permettent de continuer à incarner les combats des paysans du nord-ouest du Massif central.
L’automne 1953 : une mobilisation unanime
2La création du Comité de Guéret intervient après plusieurs mois de manifestations paysannes en divers points du territoire français, provoquées par le problème des prix. Les viticulteurs méridionaux manifestent dès le printemps. Les éleveurs leur emboîtent le pas au début de l’été. Le 5 juillet 1953, 4 000 paysans se réunissent à Moulins5 ; lors de ce rassemblement, sont excusés les deux sénateurs du département et le président du conseil général, tous trois membres de la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière), mais aussi deux autres conseillers généraux (un radical, un indépendant), ainsi que « M. le Baron Durye, président de la Société d’agriculture » et Marcel Edier, président de la Chambre d’agriculture6 ; toutes les tendances politiques du département de l’Allier sont citées ici, depuis les communistes jusqu’à la droite traditionnelle.
3La naissance du Comité d’action du Centre, le 22 septembre 1953, est marquée par la même unanimité politique. Les fédérations départementales de la FNSEA qui fondent cette structure sont majoritairement dominées par la gauche, mais certaines sont aux mains des modérés7. C’est le cas de celle de la Loire, qui envoie « une délégation de 10 membres », « sans aucune arrière-pensée, ni avec la moindre consigne nationale8 ». Le consensus qui entoure la création du Comité de Guéret est l’une des conditions qui assurent le succès de la journée de mobilisation du 12 octobre 1953.
4Cette manifestation paysanne se caractérise d’abord par le rassemblement des agriculteurs, d’ordinaire relativement isolés (le nord-ouest du Massif central est un pays de bocage), au chef-lieu de la commune, du canton, voire, souvent, du département. L’ampleur de la mobilisation permet un quadrillage très serré du territoire, avec des mouvements puissants à l’échelle des communes, où se dressent de multiples barrages. Dans de nombreux cas, ces barrages prennent l’aspect d’une barricade. Les barrages de routes constituent une forme efficace, et non dénuée (alors) de modernité, de l’action paysanne. Le syndicaliste bourbonnais Albert Poncet en prend conscience, et l’exprime en janvier 1954, où il rend hommage aux vignerons méridionaux : « C’est à l’exemple des viticulteurs du Midi les barrages de route du 12 octobre où notre paysannerie a pris conscience de sa force et de ses possibilités d’action9. » C’est pourtant le terme « barricade », chargé d’histoire et d’affectivité, qui est mis à l’honneur par le quotidien socialiste Le Populaire du Centre, édité à Limoges, dans ses articles d’octobre, au moment de la manifestation. Le 12 octobre 1953, il appelle à la « guerre des barricades » « dans les dix-huit départements du Centre et du Centre-Ouest », puis choisit pour sous-titre de son édition du 13 octobre « La journée des barricades » ; l’éditorial de Georges Lamousse (élu SFIO), deux jours plus tard, met lui aussi à l’honneur « La journée des barricades10 ». Ces dernières ne sont pas exemptes des affrontements du passé, car certaines subissent l’assaut des forces de l’ordre : 30 paysans ont été blessés dans le Puy-de-Dôme, et « plus de 200 arrestations non maintenues » ont eu lieu11 ; « dans la région de Montluçon, sur la route de Limoges à Quinssaines, dans la matinée, les CRS sont venus démolir la barricade, mais dès leur départ, une autre beaucoup plus forte l’a remplacée ; voitures et matériel accolés réunis par des perches, liés avec des barbelés, l’ensemble également entouré de barbelés, plus encore des blocs de rochers, un tronc d’arbre et même l’enclume du forgeron12 ». La mention du dernier matériau révèle le maintien d’un artisanat rural ancien dans le Massif central des années 1950, mais aussi la participation de cette catégorie sociale au combat des paysans. Le long reportage consacré à la mobilisation par Le Populaire du Centre souligne d’ailleurs son ampleur et l’appui de la population dans son ensemble : « À de rares exceptions près, il y a eu des barrages dans toutes les communes. Le mouvement a été suivi sur l’ensemble du territoire, dès 10 heures 30 », et avance le total de « trois cents barrages », dont certains sont décrits : « À Saint-Léonard, des troncs d’arbres, des poteaux en ciment, des pierres avaient été employés pour la construction des barrages » ; à Châlus, « le matin, le conseil municipal s’est réuni et à l’unanimité il a approuvé les décisions du Comité de Guéret et manifesté son entière solidarité envers les cultivateurs. Tous les cultivateurs de la commune étaient présents » ; en Corrèze, « dans tous ces barrages faits pour la plupart avec des charrettes et autres véhicules agricoles, outre la présence de tous les responsables syndicaux du canton, on notait celle de la plupart des maires ruraux, paysans eux-mêmes ou solidaires de leurs administrés » ; dans la Creuse, à l’intersection des RN 20 et 142, « les paysans se sont rassemblés à 6 heures 30 au son du tocsin et ont établi les barrages à l’aide de tombereaux, charrettes, troncs d’arbre, herses et tas de fumier » ; « des barricades furent dressées dans chaque commune du canton » de Boussac13. L’évocation du tocsin renvoie à des formes anciennes de rassemblement de la communauté villageoise14. Celle-ci est présentée par la presse comme soudée derrière les paysans qui manifestent15, puisque le soutien des élus locaux est mentionné dans chaque département du Limousin. Dans le Puy-de-Dôme, « 80 % des maires du département au moins se sont associés au mouvement de protestation des paysans16 ». Dans l’Allier aussi, « la presque totalité des élus municipaux, maires, conseillers généraux étaient sur les barrages avec les paysans » ; Le Réveil paysan de l’Allier cite Georges Rougeron, président du conseil général (SFIO), et Henri Védrines, député (PCF), et reproduit la résolution adoptée par les cultivateurs de la région de Vallon-en-Sully, signée par Joseph Sanlias (maire de Venas, divers gauche), dont le texte est « vu et approuvé » par « le Conseiller général, Robert Mallet » (SFIO). Dans son rapport annuel sur les activités de la SFIO, le secrétaire fédéral Georges Rougeron confirme que « lors de la manifestation du 12 octobre 1953, un grand nombre de nos Élus départementaux, municipaux et agricoles ont prêté leur concours ou sont allés affirmer la solidarité du Parti avec les revendications des ruraux17 ». L’engagement des édiles dans le mouvement paysan n’empêche pas une certaine répression de la part des forces de l’ordre, à laquelle l’écharpe tricolore ne permet pas d’échapper. C’est ainsi que « notre ami Jean-Baptiste Bidet, maire de Treban, a été arrêté ». La solidarité change alors de camp, puisque ce sont cette fois-ci les syndicalistes agricoles qui soutiennent l’élu retenu par la justice. L’épisode connaît un épilogue rapide, puisque, « après maintes délégations auprès de la Préfecture, dont un télégramme envoyé par le Bureau de la Fédération, Jean-Baptiste Bidet a été libéré, après avoir comparu devant le tribunal correctionnel de flagrant délit18 ». « Notre ami » en question est un élu communiste du canton de Bourbon-l’Archambault, haut lieu du syndicalisme paysan et du communisme rural dans l’Allier. Le compte rendu d’une mobilisation orchestrée par le Comité, le 1er février 1954, évoque encore la constitution de barrages dans de nombreuses communes de l’Allier ; à Saint-Gérand-le-Puy, la manifestation se déroule « sous la présidence de M. Besson, conseiller général » (SFIO). Toutefois, au cours de l’hiver, si la gauche locale ne mesure pas son soutien à l’action du Comité de Guéret, celui du syndicalisme agricole national disparaît.
L’hiver 1953-1954 : un tournant politique
5Le 1er décembre 1953, un éditorialiste du Réveil paysan de l’Allier exprime son dépit à l’égard de la FNSEA : « Encore une fois nos espoirs ont été déçus par la FNSEA qui n’a pas voulu prendre les dispositions qui s’imposaient et qui étaient réclamées par le Comité de Guéret », et ajoute : « Il est regrettable que les dirigeants de la FNSEA prennent une attitude qui donne l’impression de ne vouloir appliquer aucune des mesures ou des moyens d’action qui sont adoptés dans les régions où domine l’exploitation familiale. » La mobilisation ne faiblit pas durant l’hiver 1953-1954, malgré la réserve désormais affichée par la FNSEA. Albert Poncet s’en félicite : « Malgré les communiqués défaitistes de la FNSEA disant qu’elle ne participerait pas à l’action et même la condamnant, les paysans ont répondu massivement à l’appel de leurs organisations syndicales pour leur défense professionnelle » ; le militant associe cette prise de position à celle des hobereaux locaux : « C’est pourquoi M. le baron Durye, au nom de la Société d’agriculture de l’Allier, a fait connaître que cette dernière ne participerait pas aux barricades du 22 décembre, M. le baron représente peut-être quelque chose, mais en tout cas pas la paysannerie bourbonnaise, il peut s’en rendre compte aujourd’hui. » Une différenciation sociale apparaît pour la première fois dans le discours protestataire ; ce n’est plus toute la société rurale, mais seulement la « paysannerie » qui est mise en avant et défendue. La FDSEA de l’Allier, dirigée par les communistes, appuie sans réserves le Comité. Les fédérations fondatrices ne montrent pas toutes la même constance dans leur engagement. Ainsi, la FDSEA de la Loire, dominée par les modérés, « participe à nouveau aux réunions de ce Comité, mais seulement aux plus importantes devant décider d’actions syndicales ou surtout devant donner lieu au renouvellement du bureau. Elle répond en cela aux consignes de la Fédération nationale […]. Le but est de prévenir toutes velléités de scission19 ». Ainsi, la poursuite de la mobilisation par le Comité de Guéret aboutit à un double décrochage, vis-à-vis de la FNSEA sur le plan national, et de l’essentiel de la mouvance modérée, sur le plan local. Pourtant, il ne va pas jusqu’à la scission avec la grande centrale agricole française.
6Le 15 octobre 1953, Philippe Lamour, secrétaire général de la CGA (Confédération générale de l’agriculture), s’était rendu à Limoges pour y rencontrer les acteurs du mouvement. En novembre, Roland Viel, président de la chambre d’agriculture du Puy-de-Dôme depuis 1952 et qui vient d’être élu maire divers gauche d’Aydat, s’associe à lui pour créer une Fédération nationale des petits et moyens paysans. Cette tentative échoue, ce que Viel explique ainsi : « Nous nous sommes rendu compte qu’il était impossible de réunir les fonds nécessaires au fonctionnement même réduit à l’extrême d’un tel groupement. Si amère que soit cette constatation, elle est naturelle si l’on songe que les départements présents sont tous de petites exploitations ruinées. » Il doit toutefois ajouter que « les délégués des départements représentés ont préféré poursuivre leur action à l’intérieur des organisations agricoles existantes20 ». L’attachement à l’unité syndicale perdure dans le monde paysan, ce que regrette Roland Viel, qui demeure partisan « d’une Fédération française de la petite et moyenne exploitation car il reste évident que les agriculteurs de 400 ou 500 hectares dans l’Aisne21 n’ont rien de commun avec le petit paysan de 6 hectares à Nébouzat ou Saint-Anthème ». Marginalisés par leurs options politiques et leurs systèmes de production au sein d’une organisation conservatrice et considérée comme plus favorable aux céréaliers qu’aux éleveurs, les minoritaires de la FNSEA en demeurent pourtant membres. La volonté de disposer d’un relais national, même si son soutien est incertain, et la relative autonomie dont ils peuvent disposer à l’échelle locale se combinent sans doute pour expliquer cette fi délité. Dans ce cadre, la formule souple du Comité d’action, limité au « Centre » de la France, offre une solution qui sauve les apparences, puisque c’est en son nom que sont adoptés appels à manifester et prises de position politiques. Le premier président du Comité, un agriculteur creusois, avait appartenu à la Corporation paysanne et militait au Parti paysan, ce qui fait écrire à Jean-Louis Marie que « la création du Comité de Guéret n’est pas réductible à l’expression d’une fracture entre grands agrariens et petite paysannerie22 ». Or, ce leader est très vite remplacé par Roland Viel, qui entretient des rapports complexes avec la SFIO, dont il est membre par intermittence. Maire d’Aydat en 1953, il est considéré comme « DVG23 », mais siège au conseil général sous l’étiquette socialiste de 1964 à 1970. Le secrétaire du Comité, Albert Poncet, est un militant communiste de longue date, maire de Domérat à partir de 1959. Leur collaboration est représentative puisque les parlementaires et conseillers généraux socialistes et communistes font preuve d’une même solidarité vis-à-vis des actions du Comité. Si l’unanimisme politique a pu régner lors de sa création, ce dernier apparaît désormais clairement comme l’expression régionale d’un syndicalisme de gauche. C’est fort de ce soutien de la gauche du nord-ouest du Massif central que le Comité de Guéret a mené tous ses combats postérieurs à 1953.
Une mobilisation permanente ?
7L’indexation des prix agricoles sur les prix industriels en 1957 avait pu donner satisfaction au Comité de Guéret. Sa suppression par le gouvernement Debré entraîne à nouveau un fort mécontentement. L’activité du Comité se fait dès lors presque annuelle et s’inscrit dans la vague des manifestations paysannes des années 196024. Le 7 janvier 1960 voit « 8 000 paysans du Centre » manifester à Guéret. Après le défilé, un meeting est organisé, « auquel participaient les parlementaires du département et les membres du conseil général25 ». L’appui du conseil général de la Creuse au Comité d’action du Centre apparaît constant durant toute la période étudiée. Lors de son discours inaugural du 17 juin 1961, le doyen d’âge relaie l’appel du Comité de Guéret, qui « vient de décider que les barrages de la circulation automobile auraient lieu le 27 juin ». L’année 1961 connaît une mobilisation presque permanente, puisque le Comité se réunit à nouveau le 18 septembre et le 4 décembre, et organise des rassemblements en octobre et une nouvelle manifestation le 11 décembre. Le 12 octobre, le meeting de Moulins, ville préfecture de l’Allier, réunit les principaux élus socialistes du département : les sénateurs Fernand Auberger et Georges Rougeron (également président du conseil général), mais aussi les conseillers généraux Roger Besson et Pierre Boulois (qui préside depuis 1958 la chambre d’agriculture de l’Allier) ; à leurs côtés, siège le conseiller général communiste Yvan Déternes26. De nombreux défilés de protestation contre les politiques agricoles sont organisés durant les années suivantes, malgré l’adoption de la loi complémentaire de 1962. Le Comité de Guéret n’hésite plus à prendre position lors des consultations électorales. Ainsi, en 1962, il invite à voter « non » au référendum27. En 1967, un journaliste du Monde peut à bon droit définir les positions du MODEF et du Comité de Guéret : « Le premier représente une opposition de gauche “externe” à la FNSEA, le second, qui coordonne l’action de plusieurs fédérations de syndicats de gauche du Massif central, représente l’opposition de gauche “interne” à la FNSEA28. » L’imbrication entre les actions syndicales et les sympathies politiques du Comité est de nouveau mise en évidence par l’année 1968.
8Certains responsables agricoles choisissent en effet d’accompagner le mouvement social. Une première manifestation des éleveurs du Centre-Ouest avait eu lieu à Limoges, le 24 avril 1968, pour protester contre les taxes sur les jeunes bovins, à l’appel des fédérations FNSEA de la Charente, de la Creuse et de la Haute-Vienne, « auxquels s’étaient joints des responsables des FDSEA de nombreux départements membres du Comité de Guéret, ce dernier ayant apporté son soutien29 ». Le mois de mai fait souffler un vent de contestation à la portée sans commune mesure, que décident de rejoindre les syndicalistes bourbonnais : « Les paysans durement touchés ont manifesté leur solidarité sous différentes formes et, le 24 mai dernier, à l’appel de leur Fédération, ils se sont retrouvés des milliers, presque spontanément, sur les barrages de routes30. » Le Comité de Guéret prend acte de cette mobilisation et saisit l’occasion d’élections anticipées pour réaffirmer ses exigences ; réunis le samedi 1er juin à la Maison de l’agriculture de la Creuse, ses dirigeants font publier le communiqué suivant :
« [Le Comité de Guéret] Constate que la dégradation d’une politique économique et sociale qui, depuis dix ans, a sacrifié les intérêts et les droits des agriculteurs, a conduit la France au bord de l’abîme et au chaos. Le fait de vouloir accréditer l’idée que les accords de Bruxelles règleront les difficultés du monde paysan est une duperie que confirme l’évidence d’une remise en cause complète et fondamentale des structures de la société et des rapports entre les différentes catégories socioprofessionnelles. Le ballon d’oxygène, sans portée pratique, donné en cadeau par les pays membres de la Commission européenne à la France pour aider au sauvetage d’une politique condamnée, ne trompe personne. Le Comité de Guéret, très fermement attaché au rajustement des prix agricoles et à leur indexation, à une organisation solide des marchés par des offices interprofessionnels de manière à garantir l’écoulement des productions et à prévenir les spéculations, n’abandonnera, sur ces points essentiels, aucune de ses revendications. Le Comité affirme que, par la volonté du gouvernement, les problèmes économiques et sociaux sont dorénavant transposés sur le plan politique. Le Comité de Guéret, organisme professionnel, soumettra en conséquence à toutes les formations politiques et à tous les candidats un programme agricole net et précis, auquel les destinataires devront répondre par engagement écrit dès le début de la campagne électorale31. »
9La citation souligne l’articulation du discours du Comité, qui lie politique nationale et européenne, syndicalisme et compétition électorale.
10La lutte des éleveurs du Massif central pour une politique de prix agricoles plus soutenus se poursuit en 1969. Le Comité de Guéret mène toujours le combat : réuni à Limoges, le 10 octobre 1969, il lance un appel à manifester pour le 29 octobre suivant ; il « demande aux Caisses de Crédit agricole, aux Caisses de Mutualité sociale agricole, aux municipalités de s’associer à son action en décidant deux journées de grève les 28 et 29 octobre. Le Comité de Guéret demande également aux Conseils généraux de tenir une session extraordinaire afin d’apporter leur soutien à ces revendications32 ». La FDSEA de l’Allier soutient naturellement le Comité de Guéret qui « jouit d’une grande autorité », et rappelle que, « créé en 1953, il a toujours été à l’avant-garde des luttes paysannes et s’est comporté en véritable défenseur de la masse des exploitants, de l’exploitation familiale, sans aucune compromission33 ». Le 29 octobre 1969, « environ 3 000 paysans » répondent à l’appel du comité en manifestant à Moulins. Albert Poncet argue de cette réussite34 pour écrire que « le Comité de Guéret n’est pas ressuscité comme ils disent car il n’a jamais été mort ». Le secrétaire du comité en retrace l’historique, à son avantage. Selon lui, le mouvement de 1953
« […] a par son action obtenu du ministère Gaillard l’indexation des prix agricoles sur les prix industriels. Cette indexation fut supprimée par les ordonnances de 1958, ce qui a fait l’objet de vives protestations du Comité de Guéret. Ce dernier a multiplié les réunions et à chaque période où la situation s’aggravait, le Comité de Guéret s’est toujours affirmé, et, par de multiples actions, il s’est battu pour obtenir une véritable politique agricole faisant la démonstration que l’action de masse est payante et qu’en tout cas, c’est la seule façon de faire plier le gouvernement qui reste sourd à nos revendications35 ».
11Le 12 octobre 1969, l’association départementale des élus républicains municipaux et cantonaux, qui regroupe des élus de gauche, « s’associe à l’appel du Comité de Guéret et invite les municipalités à lui exprimer leur solidarité en se joignant à son action par l’observation d’une journée de grève le 29 octobre 196936 ». Le Comité reçoit aussi le soutien du conseil général de l’Allier où, le 28 octobre 1969, « était adoptée une déclaration à l’égard de la politique “anti-agricole” des Gouvernements aboutissant à la liquidation systématique de la paysannerie et en particulier à la disparition des petites et moyennes exploitations et se solidarisant avec le Comité de Guéret37 ». Jean Nègre, maire socialiste de Montluçon, manifeste son approbation par une lettre rédigée avant la manifestation prévue par le Comité pour le 29 octobre 1969, afin de « faire connaître [sa] position et user, si vous l’estimez souhaitable, de [ses] nom et qualité à cet effet38 ». Le soutien d’un maire de commune urbaine au mouvement traduit la volonté du Comité de Guéret de faire connaître et partager ses revendications. C’est pourquoi, en février 1974, « deux mille éleveurs environ » se rendent à Renault-Billancourt ; Roland Viel y prononce un discours, avant de laisser la parole aux secrétaires des syndicats CGT (Confédération générale du travail) et CFDT (Confédération française démocratique du travail) Renault, mais aussi à Marcel Rigout, député PCF de Haute-Vienne, et Pierre Joxe, député PS de Saône-et-Loire, qui s’expriment au nom de leurs partis respectifs39. Cet épisode, plus de vingt ans après la création du Comité de Guéret, illustre tout à la fois la persistance de son action mobilisatrice et le lien indéfectible qui associe la structure aux partis de gauche. Il s’inscrit alors dans un dialogue plus large, puisque la manifestation à Billancourt suit de deux ans la création d’un Groupe Ouvrier et Paysan à Poissy (le 18 juin 1972), avec pour membre fondateur Bernard Lambert, animateur des luttes paysannes de l’Ouest et militant PSU (Parti socialiste unifié).
En guise de conclusion : le Comité de Guéret, prolongements et mise en perspective
12Mêlant archaïsme et modernité dans sa forme, la mobilisation du 12 octobre 1953, par son ampleur, conforte ses organisateurs dans leur engagement pour l’amélioration des conditions de vie des paysans du Centre. Le Comité de Guéret perdure grâce à l’écho suscité par son combat, mais aussi en raison de liens solides avec la gauche locale, qui lui fournit ses dirigeants et relaie ses prises de position. La marginalisation au sein de la FNSEA est compensée par une légitimation régionale : le Comité incarne tout à la fois la défense des petits exploitants, leitmotiv des campagnes électorales en terre de gauche, et celle des éleveurs, volontiers amers à l’égard d’un syndicalisme agricole qu’ils estiment plus dévoué aux céréaliers40. Au cours des années 1960 et 1970, l’activité du Comité d’action du Centre est donc presque annuelle, mais mobilise surtout des paysans de gauche, et associe désormais plus difficilement d’autres catégories sociales à son combat, jusqu’à la tentative d’union entre ouvriers et paysans. Le nombre des agriculteurs qui manifestent va d’ailleurs se réduisant, ce qui est à relier, aussi, à leur déclin numérique. L’examen attentif des formes de mobilisation et des soutiens politiques du Comité de Guéret ne dispense pas d’un regard sur la réussite de cette organisation dans son combat.
13Jean Vercherand relève, sceptique, que « cette crise passée, jamais la défense de l’exploitation familiale ne fut autant à l’honneur dans les discours syndicaux. Une commission nationale, présidée par Eugène Forget, fut spécialement créée sur ce sujet41… » Dès 1964, Georges Dupeux portait sur le mouvement une appréciation sévère : selon lui, si « la “journée des barricades” fut un succès », « ce succès n’était en réalité qu’un échec. Le syndicalisme paysan s’était engagé dans un mouvement étroitement corporatiste, sans ouverture sur une conception d’ensemble des problèmes économiques et sociaux, se bornant à faire du problème des prix le seul objet des revendications42 ». Un demi-siècle plus tard, la question des prix est toujours régulièrement mise en avant par les syndicalistes agricoles, et d’autres difficultés sont venues s’ajouter à celles des paysans désirant, pour reprendre leur slogan, vivre de prix et non de primes. Quant à la défense de la petite exploitation, autre raison d’être du Comité d’action du Centre, elle a été vaine, puisque le nombre d’exploitations agricoles est passé de 2 300 000 en 1955 à 663 807 en 2000. Les raisons de ces échecs sont sans doute multiples, et ne se réduisent pas à l’explication brutale avancée par Jean-Marie Denquin : « Barrer les routes n’est rentable que si l’on a des routes à barrer. Une manifestation d’agriculteurs dans le canton de Bugeat ne perturbe guère l’économie nationale, ni le sommeil des technocrates parisiens. Le comité de Guéret présente le grand inconvénient d’être, justement, de Guéret43… »
14La petite ville creusoise a exprimé à nouveau, le 5 mars 2005, le malaise d’une société et d’une région en crise. Ce jour-là, le combat des manifestants était celui de la défense des services publics en milieu rural. Le parallèle avec 1953 est saisissant : comme il y a cinquante ans, la première phase du mouvement, en l’occurrence la démission de 263 élus creusois à la fi n de l’année 2004, a fait l’objet d’une relative unanimité politique ; et, comme en 1953, c’est la gauche qui s’est très rapidement identifiée au mouvement. Le 5 mars 2005, les seuls leaders politiques nationaux présents à Guéret appartenaient à ses rangs ; pourtant, une différence s’est introduite, puisque cette gauche, réunie derrière la volonté de maintenir en l’état les infrastructures des services publics dans les campagnes, n’a pas fait preuve d’une totale cohésion lors du défilé. En effet, si Olivier Besancenot (LCR), Marie-George Buffet (PCF) et Yann Wehrling (Verts) n’ont pas été chahutés par les manifestants, François Hollande (PS) a été la cible d’une fraction plus radicale de la gauche44. Un point commun, enfin, rejoint le propos de Georges Dupeux : en 2005 comme en 1953, le programme des manifestants se résume à un discours de défense, et accuse un manque de propositions. Le Comité de Guéret n’a pas laissé de réalisations économiques, mais un souvenir teinté de nostalgie45. Le collectif creusois pour la défense et le développement des services publics, organisateur de la manifestation du 5 mars 2005, connaîtra-t-il un autre destin ?
Notes de bas de page
1 Clavel-Lévêque Monique, Lemarchand Guy et Lorcin Marie-Thérèse, Comprendre les campagnes françaises. Précis d’histoire rurale, Paris, Messidor-Éditions sociales, 1983, p. 297.
2 Le Réveil paysan de l’Allier, 15 novembre 1969, et La Montagne, 5 novembre 1970.
3 Gilles Luneau en dénombre 17 dans La Forteresse agricole. Une histoire de la FNSEA, Paris, Fayard, 2004 ; il omet la Loire.
4 Bernard Mosnier a consacré un mémoire de DEA à L’Unité syndicale à l’épreuve : le comité d’action du Centre dit « Comité de Guéret » de 1953 à nos jours, sous la direction d’André Gueslin, université Clermont-Ferrand II, année universitaire 1994-1995. Ce travail, qui n’a pas été poursuivi, réserve l’essentiel de ses développements à l’évaluation du vote paysan de gauche dans le département du Puy-de-Dôme.
5 Les chiffres cités dans ce travail sont ceux avancés par la presse, le plus souvent syndicale ; il est donc probable qu’ils soient exagérés. L’évolution qui se dessine, en revanche, semble juste.
6 Le Réveil paysan de l’Allier, 15 juillet 1953.
7 Allier, Cantal, Charente, Charente-Maritime, Cher, Corrèze, Creuse, Dordogne, Indre, Loire, Haute-Loire, Nièvre, Puy-de-Dôme, Saône-et-Loire, Deux-Sèvres, Vendée, Vienne et Haute-Vienne.
8 Vercherand Jean, Un siècle de syndicalisme agricole. La vie locale et nationale à travers le cas du département de la Loire, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 1994, p. 129.
9 Le Réveil paysan de l’Allier, 15 janvier 1954.
10 Le Populaire du Centre, 15 octobre 1953.
11 Le Paysan d’Auvergne, 16-31 octobre 1953.
12 Le Réveil paysan de l’Allier, 15 octobre 1953.
13 Le Populaire du Centre, 13 octobre 1953.
14 La sonnerie des cloches retentit ici dans un département connu pour l’extrême faiblesse de sa pratique religieuse.
15 La présence de femmes n’est pas mentionnée par la presse, et elles n’apparaissent pas sur les photographies illustrant les reportages. Jean-Louis Marie signale toutefois leur présence sur les barrages en Creuse le 12 octobre, d’après une note du sous-préfet d’Aubusson (dans Luttes paysannes et déclin des sociétés rurales. Les paysans de la Creuse, Pedone, 1986, p. 163).
16 Le Paysan d’Auvergne, 16-31 octobre 1953.
17 OURS, E8 87 MM, rapports fédéraux 1953.
18 Le Réveil paysan de l’Allier, 15 octobre 1953.
19 Vercherand Jean, Un siècle de syndicalisme agricole…, op. cit., p. 129.
20 Le Paysan d’Auvergne, janvier 1954.
21 L’allusion à René Blondelle, leader de la tendance conservatrice de la FNSEA, et exploitant agricole dans l’Aisne, est transparente.
22 Marie Jean-Louis, Luttes paysannes…, op. cit., p. 182-183.
23 Note retrouvée dans les archives de la fédération SFIO du Puy-de-Dôme (AD Puy-de-Dôme, Fonds SFIO, 55 J 321). Sur Roland Viel, ainsi que sur les rapports entre le Comité de Guéret et le syndicalisme agricole à partir des années 1960, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse en cours sur « La gauche non communiste dans les campagnes françaises, de la Libération aux années 1970 ».
24 Nous renvoyons, entre autres travaux, à Pinol Marc, « Dix ans de manifestations paysannes sous la Cinquième République (1962-1971) », Revue de géographie de Lyon, vol. 50, n° 2, 1975, p. 111-126, et Duclos Nathalie, Les Violences paysannes sous la Ve République, Paris, Economica, 1998.
25 Le Paysan bourbonnais, 18 janvier 1960.
26 Le Réveil paysan de l’Allier, 15 octobre 1961.
27 Le Réveil paysan de l’Allier, 1er novembre 1962.
28 Le Monde, 10 octobre 1967.
29 Le Réveil paysan de l’Allier, 4 mai 1968.
30 Le Réveil paysan de l’Allier, 8 juin 1968.
31 Le Réveil paysan de l’Allier, 8 juin 1968.
32 Le Réveil paysan de l’Allier, 18 octobre 1969.
33 Le Réveil paysan de l’Allier, 25 octobre 1969.
34 Le nombre d’agriculteurs mobilisés est pourtant moindre que lors des premières manifestations du Comité.
35 Le Réveil paysan de l’Allier, 8 novembre 1969.
36 Le Réveil paysan de l’Allier, 18 octobre 1969.
37 Rougeron Georges, Le Conseil général, t. IV : 1958-1970, Montluçon, Typocentre, 1978, p. 91.
38 Arch. munic. de Montluçon, « Extraits de la correspondance de Jean Nègre », 1969.
39 La Montagne, 8 février 1974.
40 Un rapprochement tactique s’opère toutefois entre Roland Viel et René Blondelle face à Michel Debatisse à la fin des années 1960 : les colonnes du Paysan d’Auvergne sont alors ouvertes aux articles de Blondelle, à qui Viel rend un hommage appuyé après son décès (Le Paysan d’Auvergne, 27 février 1971).
41 Vercherand Jean, Un siècle de syndicalisme agricole…, op. cit., p. 130.
42 Dupeux Georges, La Société française 1789-1960, Paris, Armand Colin, 1964, p. 241.
43 Denquin Jean-Marie, Le Renversement de la majorité électorale dans le département de la Corrèze, 1958-1973, préface de Georges Burdeau, Paris, PUF, 1976, p. 74.
44 La Montagne, 6 mars 2005. Le premier secrétaire du PS a reçu des œufs et des boules de neige.
45 L’hebdomadaire syndical Le Paysan d’Auvergne a choisi, pour illustrer la nécrologie de Roland Viel, une photographie de celui-ci prise lors d’un meeting du Comité de Guéret, à Moulins, le 5 mai 1971 (Le Paysan d’Auvergne, 13 septembre 2002).
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