Chapitre II. « The Mind of the South1 » – Le Sud sur la défensive
p. 59-88
Texte intégral
« C’est
[Cuba], selon moi,
non seulement le premier poste commercial
et
politique dans le monde, mais [également] la
la clé de
voute de notre Union.
Aucun homme d’État
américain
ne doit la perdre de vue. Et nous devons endurer
les pires
catastrophes plutôt que de la
laisser tomber dans les mains de
l’Angleterre2. »
1C’est ce qu’affirmait le secrétaire à la Défense de l’administration Monroe, John Caldwell Calhoun, dans une lettre adressée à Andrew Jackson le 23 janvier 1820, soulignant ainsi son attachement à l’Union. C’était bien avant qu’il ne devînt le « héros de la nation sudiste » et ne fût érigé en modèle pour les défenseurs de la sécession. Il est en effet fort à parier que s’il avait écrit cette lettre quelques années plus tard, il aurait remplacé « Union » par « région » et « américain » par « sudiste ». Car à partir de 1820, la méfiance des États et hommes politiques du Sud vis-à-vis de l’Union alla croissant jusqu’à dominer la pensée sudiste au cours des années 1830.
2Ce fut donc une décennie importante dans l’histoire du Sud en particulier et des États-Unis en général, puisqu’elle fut celle d’une division progressive de l’Union, notamment à la suite de la crise de l’Annulation. La région s’identifia de plus en plus à l’esclavage, fondement de son économie, de son mode de vie et, désormais, de son attitude vis-à-vis du Nord. Outre la systématisation du discours pro-esclavagiste, c’est également de cette période que date l’appel des intellectuels sudistes à la création d’une littérature propre à leur région, en réaction à l’hégémonie littéraire de l’Europe mais aussi et surtout à celle du Nord.
3Le régime esclavagiste était aussi à la base de l’économie et du mode de vie cubains, et il occupait les esprits des intellectuels, activistes et politiciens, qu’ils fussent créoles, espagnols ou étrangers. Bien plus que cela, au moment même où le Sud se mit à revendiquer haut et fort les bienfaits de l’esclavage, celui-ci devint un sujet récurrent dans les débats littéraires cubains, où un certain nombre d’intellectuels appelèrent à la création d’une littérature créole qui aurait reflété l’âme cubaine.
4Ainsi, de part et d’autre des Caraïbes, cette décennie fut marquée, chez les politiques comme chez les intellectuels, par un besoin et une volonté simultanés de se redéfinir pour mieux se différencier, voire se détacher, d’un système politique, économique et social auquel ils ne s’identifiaient plus et par lequel ils se sentaient, ou étaient vraiment, opprimés.
Premières brèches dans l’Union, 1819-1827
Le Sud, région minoritaire ? 1819-1821
5Dans un ouvrage sur la pensée politique du Sud déjà assez ancien, l’historien Jesse T. Carpenter affirme l’existence d’une nationalité et d’un nationalisme sudistes bien avant les années 1850. Selon lui, depuis la période coloniale les colonies du Sud étaient conscientes d’appartenir à un même ensemble géographique, économique et social ; mais le sentiment qu’avait le Sud d’être une région unie par une identité commune et différente de celle du Nord, daterait en réalité de 1787 et des débats sur la ratification de la Constitution. Ainsi, dès la naissance de l’Union, le Sud aurait développé une philosophie politique de la minorité, cherchant sa place au sein d’un système de gouvernement – la démocratie – fondé sur le « règne » de la majorité. En d’autres termes, le Sud se serait toujours vu comme une minorité politiquement dominée par le Nord. Que les États du Sud aient décidé de faire sécession en 1860 ne constituerait pas vraiment un tournant dans la pensée sudiste mais plutôt la phase finale d’une pensée politique marquée par quatre phases toutes centrées sur l’idée que la région constituait une minorité au sein de l’Union3.
6 L’idée selon laquelle la guerre de Sécession était en germe bien avant les années 1850 est tout à fait avérée n’était la propension de Carpenter à exagérer la faiblesse politique des États du Sud, du moins la perception qu’ils avaient d’être faibles. Car il faut rappeler que la vie politique de la jeune république fut très largement dominée par ce que Charles S. Sydnor, grand historien du Sud, appelle « la dynastie virginienne », désignant ainsi la série de présidents des États-Unis originaires de Virginie, à commencer par le premier, Georges Washington 4 . De même, parmi les acteurs importants de la politique étrangère expansionniste américaine évoqués précédemment certains, tels que Thomas Jefferson, Andrew Jackson ou J. C. Calhoun, étaient originaires du Sud 5 .
7Par ailleurs, le même Sydnor, comme pour faire allusion à la thèse de Carpenter, réfute l’idée selon laquelle les Sudistes se seraient toujours vus comme une minorité faible au sein de l’Union. Il explique au contraire qu’il y eut une transformation : alors qu’ils constituaient une région politiquement puissante, ces États virent leur pouvoir décroître au niveau fédéral, ce qui produisit leur transformation en minorité consciente (conscious minority), les poussa à stigmatiser le Nord et exacerba leur allégeance à leur région. En effet, d’après Peter Onuf, ils ne parvenaient pas à comprendre que leur région, à leurs yeux la plus prospère de l’Union, eût pu être assujettie à la tyrannie du Nord. C’est cela qui nourrir leut agressivité vis-à-vis du Nord et de l’État fédéral6. Dans le même ordre d’idée, l’historien du Sud John Hope Franklin explique qu’avant les années 1840, les historiens sudistes n’avaient pas vraiment conscience d’appartenir à une entité unie par une culture commune. Mis à part le virginien George Tucker, ils n’écrivirent pas de monographies sur l’histoire des États-Unis mais s’attachèrent plutôt à écrire celle des États individuels7. Ce n’est qu’à la fin des années 1840, en réaction aux récits historiques nordistes montrant les Sudistes sous un mauvais jour, que ces derniers se lancèrent dans l’écriture de l’histoire des États-Unis, s’attachant à démontrer la supériorité de leur région ainsi que son rôle fondamental dans la mise en place des institutions de la nation8. Peter Onuf ne dit pas autre chose lorsqu’il explique que ce sont les nationalistes sudistes qui, au cours de la période précédant la guerre de Sécession, ont inventé ce qu’il appelle la mythologie d’une histoire et d’une identité sudistes distinctes de celles du Nord9.
8 Plus classiquement, on abondera ici plutôt dans le sens de Charles S. Sydnor, et d’autres historiens, pour qui le vrai tournant dans la pensée politique du Sud s’opéra au cours des années 1820, qui débutèrent avec le compromis du Missouri 10 . Déposé en 1819 à la Chambre des représentants, l’amendement Tallmadge visait à admettre le territoire du Missouri dans l’Union s’il s’engageait à interdire l’introduction d’esclaves et à abolir l’esclavage de façon graduelle. Cet amendement n’avait d’autre but que de maintenir l’équilibre des pouvoirs au Sénat entre le Nord libre et le Sud esclavagiste. Car à cette époque, bien que minoritaires à la Chambre des représentants, les États du Sud occupaient au Sénat un nombre de sièges égal à celui des États du Nord. Or l’admission d’un État esclavagiste aurait créé un déséquilibre en faveur du Sud. Pour les représentants et sénateurs sudistes un tel amendement mettait donc clairement en péril l’institution particulière. Aussi se lancèrent-ils dans une défense passionnée de l’institution, arguant principalement que le Congrès n’avait absolument aucun pouvoir de légiférer sur cette question. Un des aspects importants du débat, et qui allait constituer une composante de taille dans le mouvement expansionniste dans le Sud, fut l’apparition de ce que William Sumner Jenkins appelle la théorie de l’extension ( t he spread theory ).
9 Les défenseurs de cette théorie considéraient qu’il était nécessaire d’étendre l’esclavage vers de nouveaux territoires afin « d’alléger le fardeau qui pesait sur les anciennes communautés esclavagistes ». De plus, une telle extension ne signifiait pas nécessairement que le nombre d’esclaves allait augmenter. Il serait au contraire resté stable, mais les esclaves auraient été dispersés sur un territoire plus vaste, parmi une population en majorité blanche, diminuant ainsi les risques de révoltes, donc d’émancipation. Cela garantissait par conséquent la sécurité des Blancs 11 .
10Bien que William Jenkins souligne que la théorie de l’extension était directement liée aux débats sur l’extension de l’esclavage vers l’Ouest, l’expansionnisme sudiste qui allait s’intéresser plus tard aux Caraïbes et à l’Amérique latine participait de ce même raisonnement. Ainsi on peut considérer l’expansionnisme sudiste, qui allait se manifester de façon encore plus marquée à partir des années 1840, non pas comme une simple défense systématique de l’esclavage, mais aussi comme un autre aspect de l’idéologie expansionniste galopante de la jeune nation américaine. Plutôt que d’être en porte-à-faux avec l’idéologie nationale, les Sudistes se la sont pleinement appropriée et l’ont personnalisée afin qu’elle répondît à leur besoin de défense du régime esclavagiste. Cette idée de s’étendre pour mieux se protéger des assauts des voisins hostiles nous renvoie en effet aux arguments avancés par les premiers hommes politiques qui pensaient que les États-Unis devaient s’étendre pour mieux se protéger des possibles assauts de l’Angleterre et de la France.
11L’exception notable à ce mouvement d’opposition pendant les débats sur le Missouri fut John C. Calhoun qui occupait le poste de secrétaire à la Défense et avait alors des ambitions présidentielles. En tant que sudiste et propriétaire d’esclaves, Calhoun était en faveur de l’esclavage et de son maintien dans le Sud. Toutefois, il refusa de se prononcer sur la question du Missouri car une prise de position en faveur du Sud aurait pu nuire à sa carrière et à son rêve de devenir un jour président des États-Unis. Finalement, le compromis qui fut adopté permit d’éviter de « soulever les questions morales et constitutionnelles que pos[ai]ent l’existence d’une nation bâtie sur une contradiction fondamentale », comme l’écrit Gérard Hugues. Mais c’est bien ce qui inquiétait Calhoun, conscient que cette « stratégie d’évitement » n’aurait pu durer très longtemps et persuadé que la question de l’esclavage pouvait tout à fait conduire à l’éclatement de l’Union12. Le compromis permit donc d’apaiser les tensions et d’éviter un conflit civil. Mais il colmatait à peine la brèche entre le Nord et le Sud.
12Outre les débats houleux sur l’admission du Missouri dans l’Union, le 16e Congrès (1819-1821) fut aussi marqué par des débats sur la banque fédérale américaine, la vente des terres publiques, et surtout les tarifs douaniers visant à protéger l’industrie naissante de l’Union. Selon Charles S. Sydnor, les débats au Congrès révélèrent une opposition assez nette entre les États industriels du Nord et de l’Ouest, qui auraient directement bénéficié de ces taxes, et les États agricoles du Sud, exportateurs de coton et de tabac, qui exprimèrent leur désaccord face à ces lois protectionnistes ainsi que leur désir de poursuivre une économie du laisser-faire, à leurs yeux, fondatrice de la nation et de l’identité américaines13. En 1820, la Virginie mise à part, tous les États du Sud s’étaient prononcés contre cette taxe et eurent finalement gain de cause puisqu’elle ne fut pas votée. Mais il ne s’agissait là que d’un sursis car ce projet ne fut pas rayé de la liste des mesures prônées par les représentants du Nord et de l’Ouest mais simplement reporté au Congrès de 1824.
La Caroline du Sud, l’abolitionnisme britannique et l’Union, 1822-1827
13 Mais avant cela, la découverte de la conspiration de l’ancien esclave Denmark Vesey à Charleston en 1822 mit la Caroline du Sud en émoi et en tête de la fronde que le Sud allait mener contre l’État fédéral. En effet, la découverte de cette conspiration provoqua un mouvement visant à séparer les hommes de couleur libres des esclaves et se traduisit par le passage du South Carolina Negro Seamen Act, le 21 décembre 1822. Cette loi interdisait aux marins de couleur libres de débarquer dans les ports de Caroline du Sud et les condamnait à la prison jusqu’à ce que leur navire eût quitté l’État. Selon cette même loi, les capitaines devaient s’engager à payer les frais de détention de leurs marins et à les sortir de Caroline du Sud. S’ils s’y refusaient, ces marins devenaient alors tout simplement des esclaves aux yeux de la loi et pouvaient être vendus sur le marché aux esclaves. Les capitaines de navires nordistes et anglais s’insurgèrent contre cette loi qui suspendait une partie de leurs équipages. Après les plaintes répétées de la Grande-Bretagne, notamment auprès du département d’État, le Negro Seamen Act fut jugé inconstitutionnel d’abord par un juge fédéral de Caroline du Sud, le Juge William Johnson, puis par le ministre de la Justice William Wirt. Cependant, cela n’empêcha pas la Caroline du Sud de continuer à l’appliquer, ni d’autres États sudistes de suivre son exemple en faisant passer à leur tour des lois similaires 14 . Pendant près de vingt ans, le Negro Seamen Act allait devenir une source de tensions continues entre, d’une part, les États sudistes et, d’autre part, l’Union et la Grande-Bretagne. De plus, l’obstination de la Caroline du Sud à le faire appliquer révélait qu’un État en désaccord avec une décision fédérale pouvait faire fi de l’Union. En d’autres termes, comme l’écrit le juriste Jean-Philippe Feldman, cette « victoire » de la Caroline du Sud, qui reflétait son radicalisme profond, minait l’autorité de l’État fédéral, ce qui peut être considéré comme un tournant significatif pour la suite des événements 15 .
14En effet, tout au long des années 1820 une série d’événements se succédèrent en Caroline du Sud, et ailleurs, qui firent monter la tension sur la question de l’esclavage et nourrirent sa méfiance à l’égard de Washington. Quelques années après la découverte de cette conspiration, à la veille de la crise de l’Annulation, un événement indirectement lié à l’esclavage et en apparence anodin provoqua l’ire de la Caroline du Sud, participant du mouvement qui la conduisit du nationalisme américain au nationalisme sudiste. En 1827, la Société américaine pour la colonisation des Noirs (American Colonization Society ou ACS) envoya une pétition au Congrès, à Washington, pour demander un financement fédéral dans le but de renvoyer les hommes de couleur libres en Afrique, en avançant l’idée que cela devait servir les intérêts de la nation américaine. Bien que relativement anodine, cette pétition suscita un véritable mouvement de panique parmi les planteurs de la côte en Caroline du Sud qui y virent une manœuvre visant à abolir l’esclavage. Selon eux, si cette pétition venait à être approuvée par le gouvernement fédéral, cela aurait créé un précédent et constitué un argument de poids pouvant être invoqué par le Congrès pour mettre un terme à l’institution particulière. Car l’argument de la Société pouvait de nouveau servir aux défenseurs de l’abolition pour démontrer que l’émancipation de tous les esclaves servait les intérêts de l’Union. Ils pensaient aussi que cette Société était en réalité une tribune pour les abolitionnistes nordistes.
15Par ailleurs, la pétition coïncida avec le développement en Grande-Bretagne du mouvement pour l’abolition de l’esclavage dans ses colonies des Antilles. Les planteurs de Caroline du Sud établirent aussitôt un parallèle avec la montée en puissance du mouvement abolitionniste en Grande-Bretagne depuis les années 1780. Ils exprimèrent alors leurs craintes que la Société ne s’inspirât des techniques modérées de persuasion des abolitionnistes britanniques pour pousser l’Union à abolir l’esclavage. Comme l’explique Freehling, lorsque William Wilberforce avait proposé d’abolir la traite transatlantique vers les colonies anglaises, il avait été très prudent et modéré car il avait pris soin de ne pas mentionner qu’à terme il visait en réalité l’abolition de l’esclavage. Et, une fois la traite abolie, c’est bien à l’esclavage que les abolitionnistes britanniques s’attaquèrent. Selon Freehling, la réaction des propriétaires d’esclaves révélait donc qu’ils craignaient davantage les propositions modérées que les attaques violentes contre le régime esclavagiste, car elles pouvaient plus facilement pousser les propriétaires d’esclaves scrupuleux à affranchir leurs esclaves.
16Ainsi, « leur crainte que leurs institutions ne fussent détruites par des mots » les poussa à censurer toute tentative de discussion sur l’esclavage. Ils s’opposèrent donc à tout débat au Congrès sur la colonisation des hommes de couleur libres pour éviter qu’il ne se transformât en un débat sur le système esclavagiste ; et obtinrent gain de cause puisque la pétition ne passa pas. Elle finit même par se retourner contre la Société. En effet, alors que sous la présidence de John Quincy Adams cette dernière avait réussi à obtenir quelque financement fédéral pour ses activités, cette ultime tentative pour en obtenir davantage suscita une telle opposition de la part des représentants sudistes que l’administration suivante, celle d’Andrew Jackson, allait lui couper les vivres16.
17La conclusion qui peut être tirée de cet épisode c’est que, au-delà des projets et des idées fort peu révolutionnaires de la Société américaine pour la colonisation des Noirs, la peur des planteurs de Caroline du Sud de voir le Congrès mettre un terme à l’institution particulière se fondait davantage sur la crainte de se voir contaminés par un mouvement qui se développait outre-Atlantique et qui n’avait pas encore concrètement touché les Antilles plutôt que sur une menace réelle au sein de l’Union. En effet, au regard de ce qu’écrit Eric Burin, et malgré ce qu’il dit du rôle déstabilisateur de la Société sur l’esclavage, à l’époque dont nous parlons, elle n’était pas une menace pour l’institution particulière, à cause notamment de l’hétérogénéité du groupe, constitué aussi bien de planteurs en faveur du maintien de l’esclavage que de nordistes abolitionnistes. Le groupe suscitait par ailleurs trop d’opposition de la part du Sud pour avoir une véritable incidence sur l’institution. Toutefois la crainte de l’influence des idées abolitionnistes britanniques sur l’avenir de l’esclavage américain n’avait rien de nouveau à l’époque dont nous parlons. Car dès la fin de la guerre de 1812, dans le combat acharné que se livrèrent les deux nations pour gagner le trophée du champion du monde des libertés, les attaques des abolitionnistes britanniques contre l’institution particulière eurent une incidence non négligeable sur le sentiment d’insécurité des planteurs sudistes et sur la mise en place d’un discours pro-esclavagiste17. Il faut donc bien prendre en compte la dimension transatlantique de la crise de l’Annulation à venir et de la radicalisation du Sud, dans le sens où la réaction des planteurs à cette pétition qui portait sur un problème de politique intérieure fut largement déterminée par des débats sur l’abolition de l’esclavage qui avaient lieu outre-Atlantique.
18Mais la conspiration de Denmark Vesey et la pétition de la Société pour la colonisation des Noirs, deux échecs au demeurant, ne furent que les premières pierres lancées contre l’édifice de l’esclavage. Elles furent en effet suivies de nombreux appels à la révolte lancés par les opposants à l’esclavage au moment exact de la crise de l’Annulation. Cette opposition, s’ajoutant aux épisodes précédents, contribua à la transformation de l’attitude des États du Sud sur la question de l’esclavage pour en faire un problème politique majeur dans le débat national à partir des années 1830.
La montée du nationalisme sudiste
19Au risque de perdre le lecteur, il est nécessaire de revenir quelques années en arrière, à l’année 1824, pour s’intéresser à une crise majeure de l’histoire des États-Unis. En 1824, deux ans après le passage du Negro Seamen Act, la question du tarif fut de nouveau à l’ordre du jour18. Cette fois, pour la première fois de l’histoire des États-Unis, le débat ne porta pas que sur les effets économiques d’une telle taxe. En effet, mis à part le Kentucky et le Tennessee, tous les États du Sud en contestèrent la constitutionnalité et votèrent contre. Mais contrairement à 1820, elle reçut cette fois la majorité des votes au Congrès. Et Charles Sydnor de conclure : « De plus en plus, cette taxe vint à être considérée du point de vue de l’intérêt régional plutôt que de celui de la politique nationale19. » Le vote de cette taxe, combiné au faible accroissement de leur population, augmenta la peur des États sudistes de voir leur pouvoir au Congrès – en particulier à la Chambre des représentants – diminuer et les pouvoirs du gouvernement fédéral augmenter au profit des États du Nord. Comme l’écrit Charles Sydnor :
« La prise de conscience croissante au sein des États esclavagistes qu’ils étaient en train d’être lésés par les nouvelles tendances de la politique nationale est très significative car c’est ainsi que la conscience politique propre fut implantée dans le Sud. Le germe de cette conscience du danger résidait dans le petit nombre d’hommes qui insistaient sur le fait que le gouvernement national devait être restreint à d’étroites limites par une stricte adhésion aux termes de la Constitution20. »
20Le changement d’attitude de Calhoun sur cette question du tarif de 1824 est d’ailleurs assez symptomatique du virage pris par le Sud dans son ensemble. Durant la première phase des élections présidentielles houleuses de 1824, se retrouvant loin derrière Andrew Jackson dans la course à l’investiture du parti républicain pour les États du Sud, Calhoun dut se retirer et abandonner ses ambitions présidentielles. Cependant, après les élections, il se retrouva vice-président aux côtés du nouveau président John Quincy Adams21. Au cours de son mandat, il acquit la conviction que le fossé entre le Nord et le Sud était bien trop profond pour être comblé, que le Sud était étouffé par le protectionnisme des Nordistes et que son agriculture était sacrifiée à l’industrie. Ainsi, lui qui avait soutenu le passage des précédents tarifs car ils servaient la cause nationale, puisqu’ils avaient pour but de rembourser la dette contractée à l’occasion de la guerre de 1812 et de servir le programme national d’améliorations internes ; lui qui avait refusé de prendre position pour le Sud au moment des débats sur le Missouri, prit fait et cause pour sa région en 1824. Ce revirement – et d’autres qui le suivirent – fit l’objet de moult controverses parmi ses contemporains ainsi que parmi les historiens car il fut perçu comme une trahison de la part d’un homme qui était jusque-là entièrement dévoué à la nation américaine22. Néanmoins, comme le démontre Gérard Hugues, tout porte à croire qu’en réalité il ne faisait que rendre publique une ancienne et profonde conviction selon laquelle d’après la Constitution, l’Union était un contrat entre États où chacun avait le droit de préserver ses droits et d’en demander le respect le plus strict23.
21C’est donc au cours des années 1820 et de la présidence de John Quincy Adams que les États du Sud commencèrent réellement à se percevoir comme une région unie et victime des discriminations du gouvernement fédéral au bénéfice du Nord. À mesure qu’ils virent leur pouvoir diminuer, ils commencèrent aussi à remettre en question la nature de l’Union. Ce fut le cas en particulier à l’occasion de la crise de l’Annulation24.
La crise de l’Annulation, 1824-1833
22Lorsqu’on évoque l’histoire et l’idéologie du Sud, la crise de l’Annulation et sa figure emblématique, John Caldwell Calhoun, s’imposent d’emblée comme une évidence. L’analyse de cette crise et de la pensée politique de son chef de file est en effet un classique de l’historiographie sur la division de l’Union et nous ne dérogerons pas à la règle car cet épisode constitua un long débat politique sur la nature de l’Union, mené par la Caroline du Sud, l’État qui, trois décennies plus tard, allait être le premier à faire sécession25. Autrement dit, il initia ce que Peter Onuf appelle la « Guerre de Trente Ans » (the Thirty Years’ War), ces trois décennies de bras de fer politique entre le Nord et le Sud où ce dernier ne se reconnaissait plus dans la politique du gouvernement fédéral qu’il accusait d’être devenu un gouvernement étranger26.
23Suite au vote du tarif de 1824, le 15 décembre 1825 la législature de Caroline du Sud vota une résolution qui fut la première condamnation officielle par un corps législatif d’État des lois pour les tarifs protecteurs et pour l’amélioration des infrastructures du pays. Puis, au cours de l’été 1827, la Caroline du Sud durcit ses positions contre le tarif car il était alors question d’augmenter les taxes votées en 1824. En novembre de la même année, la législature de Caroline du Sud adopta de nouvelles résolutions condamnant le tarif, désormais considéré comme un soutien aux industries du Nord, ce qui constituait une violation flagrante de l’esprit de la Constitution. D’autres corps législatifs du Sud adoptèrent ensuite la même position sur le futur tarif27. Celui-ci fut néanmoins voté par le Congrès fédéral en mai 1828. Il s’avéra effectivement bien plus sévère que celui de 1824 puisque les droits de douane sur les produits importés furent augmentés de 30 à 50 pour cent, ce qui lui valut le doux nom de « Tarif des Abominations ». La liberté commerciale de la région était ainsi mise à mal car les planteurs avaient des difficultés à vendre le fruit de leur récolte à l’étranger alors que l’augmentation spectaculaire des taxes sur les produits importés portait un coup dur au budget des États du Sud.
24Au cours de l’été 1828, un membre du corps législatif de Caroline du Sud demanda alors à Calhoun d’écrire un rapport pour la Commission des relations fédérales. Il fut publié anonymement sous le titre de L’Exposition et la protestation en décembre 1828, soit juste après les élections présidentielles qui propulsèrent Andrew Jackson à la tête de l’Union et Calhoun, une fois de plus, à la vice-présidence. Ayant pris la précaution de ne pas se dévoiler afin de ne pas ruiner des ambitions présidentielles toujours vivaces, ce dernier rendait néanmoins publiques ses convictions dans un rapport qui était en fait constitué de deux textes – L’Exposition et La Protestation. Dans l’Exposition, il énumérait les griefs de la Caroline du Sud contre le système des tarifs protecteurs, dénonçait la partialité des États du Nord qui, selon lui, mettaient le Sud en esclavage et il appelait à sauvegarder la Constitution pour protéger les États des abus du pouvoir fédéral. Calhoun en appelait aux principes des Pères Fondateurs qui avaient intégré à la Constitution des garanties pour préserver les droits de la minorité. Il montrait que ce « Tarif des Abominations » était anticonstitutionnel car le Congrès avait outrepassé les droits conférés par la Constitution en donnant la préséance à une région aux dépens d’une autre. Selon Calhoun, le litige qui opposait la Caroline du Sud et l’État fédéral ne pouvait être tranché par les institutions existantes. Il ne pouvait être réglé que par une instance qui émanât directement du peuple. Aussi, sans parler d’annulation « [il] brandit le droit des États de s’interposer […] à une législation qui frappe au cœur de la “nation sudiste”28 ». Les deux textes furent soumis au Congrès de Caroline du Sud le 19 décembre 1828. Le texte de l’Exposition ne fut pas adopté mais fut imprimé à quatre mille exemplaires et distribuée aux frais de l’État. La législature de Caroline du Sud adopta en revanche le texte plus court de la Protestation, qui reprenait les mêmes points que l’Exposition, rappelant son devoir de protester quand la Constitution était violée, en même temps que son attachement à la paix et au maintien de l’Union. Le texte fut présenté au Sénat à Washington, le 10 février 1829. Sans adopter le point de vue de la Protestation, la plupart des États du Sud (excepté la Louisiane) exprimèrent aussi une opposition virulente au tarif, tandis que le Nord manifesta son approbation, soulignant ainsi une nette division régionale qui allait se confirmer dans les mois et les années à venir29.
25Car si la crise de l’Annulation vit le jour en Caroline du Sud en 1828, elle fit ensuite son entrée sur la scène politique nationale en janvier 1830, à l’occasion d’un célèbre débat qui opposa le sénateur de Caroline de Sud, Robert H. Hayne, au sénateur du Massachusetts, Daniel Webster sur la question de la politique fédérale concernant les terres publiques. Le 29 décembre 1829, le sénateur du Connecticut Samuel A. Foot avait proposé de limiter la vente des terres publiques. Mais le 18 janvier 1830, le sénateur du Missouri, Thomas Hart Benton, s’y opposa violemment, accusant la Nouvelle-Angleterre et tous les États du Nord de vouloir ainsi empêcher la colonisation de l’Ouest dans le but de garder une main-d’œuvre bon marché pour ses industries. Cette proposition était, selon Benton, hostile au Sud et à l’Ouest. Très habilement, il lia alors la question du tarif à celle de la vente des terres publiques dans le but de créer une alliance Sud-Ouest30. Lorsque vint le tour de Hayne de répondre à cette question, entrevoyant lui aussi une alliance entre le Sud et l’Ouest, il soutint la position de Benton mais fit rapidement glisser le débat vers une autre question, celle du tarif et de la nature de l’Union. Calhoun, qui présidait alors le Sénat, ne pouvait intervenir directement dans le débat. Aussi chargea-t-il discrètement le sénateur Hayne d’exprimer ses propres opinions, ce que fit ce dernier en défendant l’idée selon laquelle lorsque le Congrès dépassait les limites des pouvoirs qui lui étaient conférés par la Constitution, les États se devaient d’annuler ces lois. Ainsi, le débat qui devait initialement porter sur la politique fédérale des terres publiques finit par se tourner très clairement vers la question de la nature de l’Union31.
26Quelques mois plus tard, le 13 avril 1830, au cours du dîner organisé par les démocrates pour célébrer l’anniversaire de la naissance de Thomas Jefferson et sceller l’alliance entre le Sud et l’Ouest, Calhoun fit enfin tomber le masque au moment du toast en choisissant officiellement le camp des Annulateurs. En réponse au toast de Jackson qui clama : « À l’Union ! Elle doit être préservée ! », Calhoun, furieux, répondit : « À l’Union ! Ce que nous avons de plus cher après notre liberté ! », soulignant ainsi l’importance qu’il accordait à la préséance des droits des États sur ceux de l’Union. Ce duel verbal mit également un terme à la relation tendue qui s’était nouée entre le président et son vice-président depuis 1818 lorsque, au moment de l’incursion de Jackson en Floride pour combattre les Indiens Séminoles, Calhoun l’avait désavoué et avait menacé de le traduire devant une cour martiale32.
27Après cet épisode, Calhoun rentra en Caroline du Sud et rédigea un document où il se prononçait publiquement en faveur de l’annulation sans toutefois agiter le spectre de la sécession. Publié en juillet 1831, ce texte intitulé Adresse à Fort Hill exposait sa théorie de « la majorité concurrente » et proposait une nouvelle analyse du pacte fédéral, en rupture avec l’analyse de Madison et Hamilton. En effet, dans son analyse de la souveraineté, Calhoun jugeait que la légitimité du gouvernement fédéral « dériv[ait] de la volonté des peuples des États, […] constitués en tant qu’entités souveraines et indépendantes33 » et non du peuple américain dans son ensemble. Néanmoins, il ne se posait pas en annulateur extrémiste cherchant au contraire à trouver une solution pacifique et prônant des mesures conciliatrices. Il s’imposa alors aux yeux de tous comme le théoricien de l’Annulation, qu’il éleva « à la dignité d’un droit constitutionnel34 ».
28Gérard Hugues et Jean Phillipe Feldman s’accordent à dire que Calhoun dut sortir de son mutisme sur la question de l’Annulation pour apaiser les tensions nourries par la montée en puissance du mouvement annulateur en Caroline du Sud. Car, en 1831, les radicaux dominaient la législature de cet État et, plutôt que de se contenter d’une simple protestation verbale, ils menaient une campagne intensive pour faire annuler le tarif. C’est donc pour cette raison que Calhoun aurait écrit l’Adresse à Fort Hill après quoi il démissionna de son poste de vice-président et retrouva son siège de sénateur à Washington, d’où il reprit la lutte contre le président Jackson. Ce dernier, alarmé par la perspective d’une révolte en Caroline du Sud, tenta de l’isoler et allait se préparer à l’usage de la force35.
29Le 24 novembre 1832, une Convention se réunit en Caroline du Sud, à la fin de laquelle une ordonnance d’Annulation fut rédigée. Les lois sur les tarifs de 1828 et 1832 furent déclarées nulles et on décida que le corps législatif de Caroline du Sud empêcherait leur application à partir du 1er février 1833. Affirmant la souveraineté de la Caroline du Sud, l’ordonnance proclamait le droit d’Annulation et de ce fait le droit de sécession. La seule échappatoire était le délai de deux mois, qui laissait la porte ouverte à un compromis avec les autorités fédérales. Le 10 décembre 1832, Jackson répondit à cette ordonnance par une longue proclamation au ton menaçant où il démontrait l’absurdité des doctrines d’annulation et de sécession, leur inexistence juridique et constitutionnelle et affirmait que la sécession ne se ferait pas pacifiquement.
30Cette proclamation fut suivie, le 16 janvier 1833, d’un autre message qu’on appela à l’époque « la Proposition sur la Force » (« the Force Bill ») où Jackson demandait au Congrès d’accorder à l’État fédéral des pouvoirs accrus si un État refusait de payer des impôts au Trésor. Son but était alors d’empêcher les Annulateurs de mettre leur plan à exécution mais beaucoup considérèrent à l’époque que Jackson demandait en fait le pouvoir d’écraser la Caroline du Sud. Cette proposition donna lieu à de nombreux débats au Congrès dont le plus célèbre fut celui qui opposa Calhoun à Daniel Webster en février 1833. Le 15 et 16 février 1833, Calhoun fit en effet « le discours le plus brillant de sa carrière d’orateur », celui qui consacra son triomphe parlementaire et où il mettait en garde son auditoire sur les risques d’une « tyrannie jacksonienne analogue à celle des despotes romains ». Mais à ce moment-là le Sénat avait déjà accordé à Jackson le droit d’user de la force et de faire appel à l’armée fédérale. Par ailleurs, des débats se déroulaient au Congrès pour trouver une solution de conciliation au problème du tarif. Aussi ce discours semble surtout avoir été une façon de gagner du temps pour que les Annulateurs puissent sortir honorablement de la crise36.
31Ainsi les menaces de Jackson, l’absence de soutien de la part des autres États sudistes et les efforts de certains au Congrès pour résorber la crise poussèrent les Annulateurs à mettre de l’eau dans leur vin et à reporter la date d’entrée en vigueur de l’ordonnance d’Annulation qui fut donc suspendue le 21 janvier 1833. Cette concession faite par les Annulateurs était, semble-t-il une « retraite stratégique plus qu’une reddition finale », mais elle ouvrait la voie à un compromis sur le tarif. Et au début du mois de février 1833, tous les éléments d’un règlement pacifique de la crise étaient assemblés. Aussi, le 12 février 1833, après des pourparlers secrets avec Calhoun, Henry Clay présenta une proposition sur le tarif de compromis au Sénat. Pour satisfaire les Annulateurs, il proposait une réduction progressive des tarifs jusqu’à 1842 où ils atteindraient un niveau de 20 pour cent, soit le même taux que le tarif voté en 1816. Et même s’il renonçait au principe de protection, il tentait quand même de protéger les industriels pendant près d’une décennie. Le compromis eut l’heur de convenir à Calhoun qui vota en sa faveur. La plupart des parlementaires pensaient aussi qu’il était la seule solution à une situation explosive. Le 1er mars 1833, la « proposition sur la force » et la proposition de compromis de Clay furent adoptées à une large majorité au Congrès. Puis Calhoun rentra en Caroline du Sud afin de convaincre la législature de choisir la modération et d’abandonner l’ordonnance d’Annulation. Il fut écouté puisque le 15 mars 1833 la Convention du peuple de Caroline du Sud adopta une ordonnance qui annulait l’ordonnance d’Annulation votée le 24 novembre précédent. Ce texte mettait ainsi fin à une crise longue de cinq années37.
32Néanmoins, pour Calhoun le conflit Nord-Sud était loin d’être réglé. Cette crise contribua en effet à accroître sa conviction que le Nord et le Sud avaient des intérêts radicalement divergents. Par ailleurs, quand la cause du tarif se fut évanouie dans les États du Sud et qu’elle fut remplacée par celle de l’esclavage, les Annulateurs furent au premier rang de ceux qui utilisèrent la doctrine de l’Annulation pour défendre et protéger l’esclavage dans les États du Sud. Elle marqua donc un tournant dans l’élaboration d’une idéologie nationaliste sudiste, en grande partie fondée sur la défense systématique de l’esclavage38. Pour Jean-Phillipe Feldman : « Le résultat fut l’émergence d’un intérêt pro-esclavagiste puissant et déterminé, si bien que la crise d’Annulation créa les concepts et quelques-unes des conditions politiques qui menèrent à la Guerre de Sécession. » William Freehling va encore plus loin que Feldman puisqu’il explique que, même si la campagne pour l’abolition de l’esclavage n’en était alors qu’à ses débuts dans le Nord, la défense de l’institution particulière fut tout de même un élément central de cette crise, qui révélait la grande sensibilité de la Caroline du Sud aux premières attaques abolitionnistes39.
Vers la « positive good theory », 1829-1837
33En septembre 1829, alors que la Caroline du Sud engageait l’Union dans une crise institutionnelle majeure, un noir libre de Caroline du Nord installé à Boston, David Walker, publia un violent pamphlet intitulé David Walker’s Appeal. Il y exaltait la grandeur des Africains, et appelait tous les Noirs – libres et esclaves – à se rebeller contre les Blancs et à les détruire pour retrouver leur liberté, à l’image de ce que firent les Noirs à Saint-Domingue40. Le pamphlet traversa les frontières du Massachusetts pour se retrouver entre les mains d’un groupe de Noirs à Savannah, en Géorgie. On en trouva aussi des exemplaires en Virginie, en Caroline du Nord et du Sud ainsi qu’en Louisiane. La découverte de ce texte provoqua un tel tollé que la Géorgie et la Caroline du Nord adoptèrent à leur tour des Negro Seamen Acts. On fit aussi passer des lois pour interdire l’apprentissage de la lecture et de l’écriture aux esclaves, et on renforça des lois déjà existantes ainsi que les codes noirs41.
34À cette même époque, en août 1830, les journaux rapportaient le déroulement des débats qui avaient repris au début des années 1820 au Parlement britannique autour de l’abolition de l’esclavage dans les colonies. Le récit de ce qui se passait outre Atlantique mit en émoi la classe des planteurs sudistes qui craignaient toute discussion publique sur un mouvement d’abolition de l’esclavage en Grande-Bretagne et tout débat sur le système esclavagiste en général. Ces nouvelles influencèrent également le jeune William Lloyd Garrison, alors assistant de l’abolitionniste quaker Benjamin Lundy qu’il aidait à publier Genius of Universal Emancipation, dont l’immédiatisme était d’ailleurs inspiré par le mouvement britannique. Quelques mois plus tard, le 1er janvier 1831, Garrison publiait le premier numéro de son virulent Liberator42. Puis, en août 1831, quelque temps après la publication dans le Liberator d’un chant qui appelait les esclaves à se rebeller, la révolte de Nat Turner, éclatait à Southampton, en Virginie, donnant lieu au massacre d’une soixantaine de Blancs, hommes, femmes et enfants confondus43. On peut facilement imaginer la panique qu’une telle révolte provoqua dans le Sud, d’autant que Turner savait lire et écrire, et qu’il aurait donc pu être influencé par l’appel de David Walker et par les idées abolitionnistes de Garrison.
35D’ailleurs, comme l’explique Herbert Aptheker, bien qu’il n’y ait jamais eu de preuves concrètes quant à l’influence des écrits abolitionnistes sur Turner, à l’époque – et même plus tard – on attribua la révolte à la propagande abolitionniste nordiste. Par conséquent, on chercha à faire barrage à l’entrée de ces écrits incendiaires et à se débarrasser de ceux qui avaient déjà fait leur chemin dans la région. Autrement dit, la révolte conduisit à la mise en place d’une implacable censure44. Dans le cas de la Caroline du Sud, l’événement souleva un tel vent de panique parmi les propriétaires d’esclaves que la législature vota la mise en place à Charleston d’une cavalerie de cent hommes, The Charleston Horse Guard, destinée à patrouiller dans la ville et à protéger ses habitants45. L’ensemble des États du Sud voulurent aussi se débarrasser de la population de couleur libre, qu’ils essayèrent de chasser de leur territoire46.
36En Virginie, touchée dans sa chair par la révolte de Nat Turner, la population blanche ressentait les mêmes peurs et était le théâtre de la même agitation que celle des États voisins. Toutefois, contrairement au courant dominant dans le Sud qui consistait à refuser toute discussion publique sur le régime esclavagiste de peur qu’un tel débat n’arrivât aux oreilles des esclaves et ne provoquât une insurrection, la législature de Virginie s’interrogea d’abord sur l’efficacité de mesures visant à chasser la population de couleur libre et sur l’efficacité de lois plus répressives. On se demanda si le danger ne résidait pas tout simplement dans l’existence même de l’esclavage, en particulier là où la population noire était plus importante que la population blanche. Prévoyant une augmentation plus rapide de sa population noire que de sa population blanche, la législature de Virginie se lança alors, entre décembre 1831 et janvier 1832, dans un débat public considéré comme le plus important et le plus profond qui eût jamais lieu dans le Sud sur le maintien ou non de l’esclavage, et au cours duquel l’institution fut violemment attaquée par les Sudistes eux-mêmes. Les débats se concentrèrent en particulier sur les mesures de colonisation comme principal plan d’action pour se débarrasser de la population noire libre et des esclaves en excédent, considérés comme les plus dangereux. Néanmoins, pour qui aurait souhaité la fin de l’esclavage, la conclusion de ce débat fut décevante car les planteurs eurent le dernier mot et plutôt que de mettre fin à l’esclavage le système fut au contraire renforcé. De même, alors qu’il fut décidé de renvoyer la population libre de couleur en Afrique et d’attendre de plus amples développements dans l’opinion publique virginienne pour prendre une décision concernant l’abolition de l’institution particulière, il n’y eut en réalité aucune mesure concrète de colonisation. Et au final, l’opinion publique ne se prononça pas contre l’esclavage. Bien au contraire, le débat de la législature fut suivi par la publication de quelques pamphlets qui défendaient avec virulence les bienfaits et le maintien de l’esclavage. Ce fut notamment le cas de The Letter to Appomatox de Benjamin Watkins Leigh ou encore Review of the Debate in the Virginia Legislature of 1831 and 1832 de Thomas Roderick Dew47.
37Ainsi la révolte de Nat Turner et le désormais célèbre débat de Virginie qui la suivit, coïncidant avec les premières publications du Liberator, furent un tournant majeur dans la radicalisation du Sud vis-à-vis de l’esclavage. Ils constituèrent aussi le premier pas vers ce qu’on appellera la « théorie du bien positif » (positive good theory) qui a exalté l’esclavage comme la preuve de la supériorité de la civilisation et de la culture sudistes48. Ainsi que l’explique Charles Grier Sellers c’est à ce moment que les États du Sud mirent des limites à la liberté d’expression, rendirent l’émancipation de leurs esclaves encore plus difficile et multiplièrent les mesures liberticides sur la population de couleur libre49.
38Pour expliquer la radicalisation du Sud, à ces deux événements Edward Rugemer en ajoute un troisième qui eut lieu hors des frontières de l’Union. Rugemer explique que la Emancipation Bill qui décrétait l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques en 1833 eut des conséquences importantes sur la pensée sudiste, et sur la Caroline du Sud en particulier. Celle-ci avait en effet des liens historiques avec les Antilles britanniques car elle fut originellement peuplée par des planteurs Anglais de la Barbade. Par ailleurs, lors du passage de la Emancipation Bill, sa situation démographique était assez similaire à celle des Antilles britanniques avec une population en majorité noire. Se penchant sur une série d’articles publiés dans le Charleston Mercury au cours de l’année 1833, Rugemer démontre que les auteurs des différents articles se servirent des révoltes d’esclaves qui frappèrent la Jamaïque pendant les débats au Parlement, puis de la Emancipation Bill pour prévenir leurs lecteurs contre les dangers d’un tel événement. Ils considéraient que la crise de l’Annulation devait leur servir de leçon pour se mobiliser contre « le pouvoir tyrannique du gouvernement fédéral » car l’abolition britannique allait sans le moindre doute être suivie de près par un fort courant abolitionniste au sein de l’Union50. L’argument de Rugemer est bien peu exploré par les historiens du Sud ce qui le rend très intéressant d’autant qu’il replace la région dans un mouvement international qui eut plus de résonance sur le cours de l’histoire américaine qu’on ne le dit en général et montre que les Sudistes étaient tout à fait conscients de la portée internationale de l’abolitionnisme britannique. C’est pourquoi ils étaient très inquiets de ses conséquences dans les Antilles, y compris à Cuba.
39Il serait toutefois erroné d’affirmer que le discours et les arguments en faveur du maintien de l’esclavage n’auraient émergé qu’au cours des années 1830. À partir de la décennie du New Deal et surtout pendant les années 1960 et 1970, nombre d’historiens spécialistes du Sud et de l’idéologie esclavagiste, à commencer par William Sumner Jenkins, ont récusé l’idée longtemps admise selon laquelle la propagande esclavagiste sudiste aurait émergé après 1831, en réaction à l’abolitionnisme virulent de William Lloyd Garrison51. Dès 1935, William S. Jenkins démontrait en effet que si l’argumentation devint plus systématique et plus virulente après le débat de Virginie, en réalité le fond de l’argument esclavagiste existait depuis la période coloniale et la systématisation du régime esclavagiste52.
40 Ainsi, de la période coloniale jusqu’aux années 1820, l’argument pro-esclavagiste existait à l’état latent. L’opinion publique des États du Sud était en général favorable à l’esclavage mais ne le défendait pas aussi violemment qu’elle allait le faire par la suite. Les propriétaires d’esclaves et politiciens sudistes avaient au contraire une attitude apathique et contrite vis-à-vis de l’institution particulière car lorsque la question était débattue ils mettaient en avant l’argument selon lequel l’esclavage était un mal politique et non une institution moralement répréhensible. D’ailleurs, cette institution qu’ils avaient héritée de l’Angleterre en faisait davantage des victimes de la colonisation anglaise que les responsables de l’existence de l’esclavage dans leur pays. Mais ils parvenaient à en justifier la pérennité en invoquant l’idée d’un mal nécessaire à la société et à l’économie. Selon Jenkins, il s’agissait avant tout d’une stratégie politique qui leur permit d’éviter les débats au Congrès où il était question de mettre un terme à l’institution 53 . En revanche, pour d’autres historiens tels que Charles Sydnor, William Freehling ou Charles Grier Sellers, cette attitude contrite était la conséquence du sentiment de culpabilité qu’éprouvaient les propriétaires d’esclaves : ils se sentaient coupables de maintenir en servitude des millions d’êtres humains et sentaient qu’ils avaient trahi les idéaux de la Révolution, sans oublier le poids de la religion qui contribuait à accroître leur sentiment de culpabilité 54 .
41 Qu’elles que fussent les raisons qui les poussèrent à adopter cette attitude contrite, il est avéré qu’avec la crise de l’Annulation, la révolte de Nat Turner et le débat de Virginie, les Sudistes se sentirent profondément menacés car ils voyaient leur pouvoir au sein de l’Union diminuer au profit du Nord et craignaient de futures révoltes d’esclaves similaires à celle de Turner. De ce fait, ils radicalisèrent leur discours sur l’institution particulière jusqu’à en arriver à ce qu’on appelle la « théorie du bien positif ». Selon cette théorie, l’esclavage n’est pas un mal nécessaire mais au contraire une institution fondamentalement positive pour l’esclave et pour la société, une institution qui devrait être développée et pérennisée 55 . Cette nouvelle attitude vis-à-vis de l’esclavage coïncida avec la systématisation d’une pensée racialiste pseudo-scientifique soulignant l’infériorité des populations de couleur, un processus que Reginald Horsman décrit avec brio et dont il dit qu’il vint à point nommé pour donner une caution scientifique à des pratiques et des opinions racistes déjà bien ancrées dans le pays 56 .
42 Il faut mentionner et souligner une fois de plus la contribution de John C. Calhoun car c’est à lui que le Sud semble devoir l’expression « un bien positif » ( a positive good ), apparue dans un débat qui eut lieu au Congrès le 6 février 1837, à l’occasion de la réception d’un grand nombre de pétitions demandant l’abolition de l’esclavage, en particulier dans le District de Columbia. À cette occasion Calhoun proclama :
« Je maintiens que dans l’état actuel de la civilisation, où deux races d’origines différentes, qui se distinguent l’une de l’autre par la couleur de peau et autres différences physiques et intellectuelles – quand deux telles races sont mises en présence l’une de l’autre, la relation qui existe en ce moment entre les deux dans les États esclavagistes est non pas un mal, mais un bien, un bien positif même. »
43 Calhoun défendit aussi l’idée selon laquelle la question de l’esclavage était le domaine réservé des États individuels et en aucun cas l’apanage de l’État fédéral. En outre, ces pétitions étaient, à ses yeux, de plus en plus hostiles à l’identité même du Sud. C’est donc dans ce contexte qu’il articula l’idée que le système esclavagiste était une institution positive pour le Sud, soulignant au passage le sentiment d’insécurité face aux abolitionnistes nordistes 57 .
44Après la crise de l’Annulation, entre 1836 et 1840, Calhoun vit ses chances d’accéder à la présidence des États-Unis anéanties et sa carrière fédérale connut un passage à vide. Il portait désormais un regard amer sur les institutions américaines qui s’étaient dégradées sous l’effet de la corruption et de l’esprit de parti. Cependant, si sa carrière fédérale fut mise à mal, en se plaçant en tête des défenseurs de l’esclavage comme il le fit dans cet important discours, il s’imposa de plus en plus comme le héros de la « nation sudiste » qu’il appela à s’unir en un seul bloc politique pour protéger ses droits. À l’instar de sa région, son discours se radicalisa, ce qui fait dire à Gérard Hugues que, en dépit de son brillant esprit, Calhoun n’était pas un penseur original car il n’avait fait qu’incarner ce fameux esprit sudiste58.
Littérature, esclavage et identités nationales
L’appel à la création d’une littérature spécifiquement sudiste
45En même temps que les hommes politiques du Sud remettaient en question la nature de l’Union et commençaient à revendiquer l’esclavage comme le meilleur système économique, politique et social, le discours identitaire sudiste se construisait aussi par le biais de la littérature. Il est toutefois important de préciser que cette construction « littéraire-identitaire » n’était pas spécifique aux États du Sud mais s’inscrivait dans un mouvement général qui concernait toute la nation américaine. En effet, la fin de la guerre de 1812, qui avait opposé les États-Unis à la Grande-Bretagne, conduisit à l’émergence d’un très fort nationalisme aux États-Unis. Celui-ci se traduisit notamment par un mouvement intellectuel qui appelait à créer une littérature américaine indépendante des modèles européens, et en particulier du modèle britannique à cause, notamment, des fortes tensions anglo-américaines59. Les écrivains du Nord, comme ceux du Sud et de l’Ouest, répondirent à l’appel en le « complexifiant », expliquant que, pour créer une littérature nationale, il fallait que chaque région développât une littérature qui lui fût propre. Ils pensaient donc que des littératures régionales étaient nécessaires à l’élaboration d’une littérature nationale. À cette époque, et jusqu’aux années 1830, littérature nationale et littérature régionale n’étaient donc pas incompatibles puisqu’au contraire elles se complétaient60.
46Mais à mesure que les années passèrent, Boston, New York et Philadelphie devinrent les véritables centres de la vie littéraire américaine et les écrivains nordistes s’imposèrent comme les vrais représentants de la littérature américaine, offensant au passage les intellectuels sudistes par les discours moralisateurs contre l’institution esclavagiste que certains, tels que John Greenleaf Whittier61 ou Charles Sumner62 tenaient dans leurs écrits. Cela coïncida avec la domination économique et politique croissante des États du Nord. Aussi dès le début des années 1830, en réaction à ces attaques, un certain nombre d’intellectuels sudistes appelèrent leurs concitoyens à créer une littérature spécifique au Sud, une littérature qui leur parlât de leur région, qui prît le Sud comme décor et rendît compte de thèmes sudistes pour se différencier clairement du Nord63. Le terme « littérature » couvre ici un champ assez vaste, allant de la fiction à l’écriture journalistique en passant par l’histoire. Pour prendre l’exemple de l’écriture historique, selon John Hope Franklin les historiens sudistes participèrent très largement à ce mouvement identitaire. À mesure que les historiens nordistes, tels que Lorenzo Sabine, diabolisaient le Sud, insistant sur son immoralité, liée au maintien de l’esclavage, et son rôle minime dans la construction de la nation américaine, les historiens sudistes initièrent un mouvement qui avait pour but de (ré-)écrire l’histoire des États-Unis de leur point de vue et de démontrer que leur rôle dans la construction de la république fut bien réel. Selon John Hope Franklin, c’est de ce moment que date le développement d’un culte de l’histoire dans le Sud comme forme d’allégeance à la région64.
47De façon plus générale, les intellectuels du Sud appelèrent leurs concitoyens à se démarquer du Nord et de l’Europe en se focalisant notamment sur la défense de l’esclavage et de la plantation ; ce qui se traduisit en particulier par la création de nombreuses revues littéraires sudistes destinées à un lectorat exclusivement régional, dont certaines eurent une grande influence sur la vie littéraire et intellectuelle de la région. Il faut mentionner par exemple le lancement à Charleston de la Southern Review en 1828, et du Southern Literary Journal en 1835 mais aussi la création en 1834 à Richmond, en Virginie, du Southern Literary Messenger, considéré par Rolin Osterweis comme « le périodique le plus distingué de ce genre à circuler dans le Sud avant la guerre de Sécession65 » ou encore comme le « joyau » des périodiques sudistes par John McCardell66. Le fait qu’Edgar Allan Poe en fut le rédacteur en chef entre 1835 et 1837 n’était pas pour rien dans le prestige littéraire que la revue acquit dès ses débuts au niveau régional aussi bien que national puisqu’elle était considérée à l’époque comme la meilleure revue littéraire sudiste. La Nouvelle-Orléans n’était pas en reste puisqu’elle vit fleurir en son sein la Southern Quarterly Review, en 1842, et la fameuse De Bow’s Review en 1845.
48Bien que lancée à la Nouvelle-Orléans, la Southern Quarterly Review n’y demeura pourtant pas longtemps puisque l’année suivant sa création son fondateur, Daniel Kimball Whitaker, un natif du Massachusetts diplômé d’Harvard, la transféra à Charleston. Le déménagement s’avéra fatal pour la revue puisqu’elle cessa d’exister en 1857. Bien que Rolin Osterweis la définisse comme « la revue trimestrielle la plus importante du Sud, et l’une des meilleures des États-Unis, avant que n’éclate la Guerre de sécession67 », en réalité la revue connut des fortunes diverses. Elle eut un moment de gloire lorsque le célèbre William Gilmore Simms en fut le rédacteur en chef, de 1849 à 1855, suivi d’une longue agonie après sa vente au nordiste Charles Mortimer en 1854 et la démission de Simms68. Par ailleurs, certains de ces journaux sudistes furent fondés et/ou rachetés par des nordistes de même que certains, tels que le Messenger, acceptaient volontiers les contributions venant du Nord, alors même qu’il s’agissait de périodiques à la gloire du Sud, ce qui montre qu’en dépit d’une hostilité croissante les lignes de démarcation entre les deux régions n’étaient pas encore tout à fait claires et qu’une certaine porosité continuait malgré tout d’exister.
49Pour en revenir à la littérature, c’est dans le premier numéro du Southern Literary Messenger qu’on peut lire un de ces appels à une littérature typiquement sudiste. Le fondateur de la revue, Thomas W. White, y annonçait en effet clairement le but et la ligne éditoriale, à savoir sortir le Sud de sa torpeur et en exalter la fierté69. À mesure que les années passèrent, les rédacteurs de la revue n’eurent de cesse de réaffirmer cette intention originelle. Ainsi en 1856, soit près de vingt ans après sa création, le rédacteur en chef de l’époque, John Reuben Thompson70 publia un article intitulé « The Duty of Southern Authors » où il expliquait que la littérature sudiste se devait de défendre l’esclavage et de contrer toutes les critiques des ennemis du Sud. Dans une analyse du premier numéro du Messenger, Osterweis mentionne aussi un article de James K. Paulding71, un nordiste qui appelait le Sud à oublier l’Europe, à cesser de suivre l’exemple des grands auteurs romantiques européens tels que Lord Byron ou Walter Scott pour au contraire traiter de thèmes spécifiquement sudistes. Dans ce même numéro, comme pour marteler le message aux lecteurs, l’article qui suit celui de Paulding et intitulé « Southern Literature », réaffirme sous forme de question rhétorique la nécessité pour le Sud de se rebeller, non pas contre l’Europe mais bien contre le Nord : « Sommes-nous voués à être les vassaux de nos voisins nordistes pour l’éternité ? Notre subsistance littéraire est-elle soumise à la production de nos frères, dont nous ne sommes guère enclins à admettre la supériorité de caractère, ni leur supériorité en matière de courage, d’éloquence ou de patriotisme ? » On remarque ici la revendication de l’égalité par rapport au Nord et la référence à une forme de servitude à laquelle le Sud aurait été sujet, image récurrente dans cette partie de l’Union et qui fut déjà invoquée au moment de la crise de l’Annulation lorsque Calhoun, entre autres, affirmait que le tarif n’avait d’autre but que d’asservir le Sud au Nord. Ce désir d’indépendance intellectuelle revendiqué par le Messenger se traduisit aussi par une démarche originale dans la publication de critiques littéraires. Alors que la plupart des revues américaines reproduisaient les critiques déjà publiées par d’autres magazines américains, anglais ou écossais, le Messenger explicita dès le début son désir de se démarquer des autres revues en publiant ses propres critiques littéraires, avec toujours ce souci constant d’indépendance d’opinion. C’est d’ailleurs ce qui contribua largement à sa notoriété, en particulier les critiques littéraires d’Edgar Poe, consacrées notamment aux écrivains sudistes. Ainsi, l’analyse du premier numéro du Southern Literary Messenger reflète une demande forte de la part des sudistes lettrés d’une littérature sudiste de qualité qui s’adressât à eux, qui leur parlât d’eux et qui fût indépendante de l’Europe et du Nord72.
50Il y a toutefois quelque chose d’assez ironique dans ce mouvement. En effet, tout en cherchant à se démarquer du Nord et de l’Europe, le Sud ne faisait que suivre un mouvement qui s’était aussi amorcé dans le Nord, lui-même largement influencé par l’émergence du romantisme européen, qui cultivait les particularismes et le nationalisme73. Paulding, le Nordiste, appelant le Sud à créer sa propre littérature ne faisait qu’exprimer une idée qui se développait dans sa propre région. Ainsi trois ans plus tard, en 1837, Emerson prononça le célèbre discours « Phi Bêta Kappa » d’Harvard intitulé The American Scholar où il conseillait à ses concitoyens de cesser d’imiter l’Europe et de suivre leur propre voie, leurs propres idées. Cette entreprise de différentiation s’est faite dans le cadre des courants littéraires de l’époque. Pour dire les choses autrement, le Sud n’a pas rompu avec le Romantisme pour créer un mouvement littéraire qui lui fût propre mais s’est au contraire coulé dans le moule du Romantisme pour revendiquer sa différence, ce qui souligne à quel point la région était en phase avec son époque. De même que toutes les théories raciales et les discours pseudo-scientifiques qui avaient commencé à émerger aux États-Unis vers 1815 et se développèrent tout au long du xixe siècle, nourrissant largement le discours pro-esclavagiste dans des revues telles que le Southern Literary Journal, n’avaient absolument rien d’aberrant pour l’époque. C’était même la norme dans la pensée occidentale74.
51L’analyse du Messenger et de l’ensemble de la littérature produite dans le Sud à partir des années 1830 révèle donc l’influence des grands auteurs romantiques européens et nordistes de l’époque tels que Walter Scott, Lord Byron, Goethe, Schiller, Lamartine ou Alexandre Dumas père, mais aussi Washington Irving, et James Fenimore Cooper. Toutefois, il serait erroné d’affirmer que le Romantisme influença toutes les régions des États-Unis de la même manière75. Dans le cas du Sud, l’influence du Romantisme se manifesta par l’émergence d’un genre littéraire typiquement sudiste : le roman de plantation. Comme son nom l’indique, l’action de ce type de roman se déroule sur une plantation, au sein d’une famille de planteurs et souvent dans un passé antérieur à celui où écrivait l’auteur. Dans ce passé, la plantation était le lieu d’une société idéale pour les esclaves et leurs maîtres, dignes représentants de valeurs chevaleresques. Ces romans très sentimentaux participèrent à la création du mythe de la plantation et renforcèrent l’opposition entre le stéréotype du Yankee et la figure mythique du preux chevalier sudiste.
52 Le premier roman à faire de la plantation un élément important fut The Valley of the Shenandoah, or, Memoirs of the Graysons écrit en 1824 par le virginien George Tucker 76 . Toutefois l’engouement des lecteurs et auteurs américains pour ce genre littéraire se manifesta surtout au début des années 1830 avec la publication en 1832 de Swallow Barn, or a Sojour in the Old Dominion par John Pendleton Kennedy. Le roman met en scène la vie dans une plantation de tabac en Virginie et fait une claire analogie entre la plantation et le monde féodal européen. Les références constantes de Kennedy au monde médiéval sont la preuve incontestable, selon Rolin Osterweis, de l’énorme influence des romans de Walter Scott. Tout en conservant un point de vue satirique sur son époque, Pendleton révèle une vision nostalgique de la Virginie de l’époque coloniale où l’aristocratie virginienne était caractérisée par des manières nobles héritées de l’aristocratie anglaise. Le roman connut un succès phénoménal en raison de cette vision nostalgique, du parallèle avec les romans anglais que les Américains admiraient beaucoup mais aussi, selon Taylor, à cause du besoin grandissant des Sudistes de sentimentaliser le monde rural considéré de plus en plus comme un monde idéal protégé des vicissitudes du progrès et de la vie urbaine 77 .
53Car ces romans, dont la popularité coïncida avec la montée de l’activisme abolitionniste et féministe, reflétaient une peur profonde parmi les Sudistes du déclin économique et social de leur monde. Ainsi, l’agitation parmi la population esclave, les attaques croissantes et de plus en plus radicales des abolitionnistes nordistes et la crise de l’Annulation leur faisaient craindre la dissolution de leur monde. La plupart de ces romans furent d’ailleurs écrits par des Virginiens et des Caroliniens, citoyens d’États où la population noire était très importante, voire, dans le cas de la Caroline du Sud, plus importante que la population blanche. Ces États avaient connu des difficultés d’ordre politique et économique ainsi qu’un exode important de leur population vers l’Ouest78.
54Dans le cas de la Caroline du Sud, parmi les écrivains importants qui appelèrent à la création d’une littérature sudiste, écrivirent des romans de plantation et devinrent de fervents défenseurs de la nation sudiste, il faut mentionner William Gimore Simms. Originaire de Charleston, Simms défendit vigoureusement sa ville, son État ainsi que l’institution particulière, et mit beaucoup d’énergie dans la création d’une littérature sudiste. Il écrivit beaucoup pour les revues sudistes les plus prestigieuses, notamment pour le Southern Literary Messenger et la Southern Quarterly Review, dont il fut pendant un temps le rédacteur en chef. Lui aussi fut très influencé par le Romantisme de l’époque et devint célèbre à son tour pour ses romans tels que Atalantis (1832), Martin Feber (1833), Guy Rivers (1834), The Partisan et Yemassee tous deux publiés en 1835. Un des aspects importants de ce militantisme réside dans les positions non seulement racistes mais aussi expansionnistes très marquées que lui et d’autres, tels que William A. Caruthers, exprimèrent dans leurs écrits à partir des années 1840, ce qui souligne le lien profond entre « Race and Manifest Destiny » pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Reginald Horsman79.
55Finalement, c’est le même sentiment d’insécurité, la même peur de voir leur monde disparaître et la même volonté d’en affirmer les valeurs spécifiques qui mena à la radicalisation du discours esclavagiste au cours des années 1830 et à la popularité du roman de plantation. Ainsi, Taylor donne à voir un Sud démoralisé, désespéré par sa position déclinante dans l’Union, un Sud qui avait besoin de se tourner vers la plantation comme le dernier lieu de l’idéal aristocratique et vers le passé pour recréer un monde idéal caractérisé par des valeurs médiévales nobles80.
Malaise cubain et émergence d’une littérature créole
56Les années 1830 furent aussi une décennie importante dans l’histoire cubaine, car au moment même où le Sud construisait un discours nationaliste pro-esclavagiste et réactionnaire, du côté des Caraïbes un groupe d’intellectuels cubains lançait lui aussi un appel à la production d’une littérature qui affirmât vigoureusement leur « cubanité81 ». Néanmoins, à la différence de leurs homologues sudistes, ces écrivains créoles produisirent une littérature réformiste pour l’époque et très critique d’un régime colonial réactionnaire incarné par la traite transatlantique et son corollaire le régime esclavagiste. Ce mouvement littéraire, le « costumbrismo82 », avait d’abord pour mission de brosser un tableau aussi fidèle que possible de la société cubaine, d’en décrire scrupuleusement les us et coutumes, ainsi que les institutions pour en corriger les turpitudes83. Il s’agissait donc de porter un regard réaliste et critique sur la société cubaine. Mais pourquoi ce genre a-t-il pris son essor justement pendant les années 1830 ? Et en quoi cette littérature, somme toute assez descriptive, était-elle subversive aux yeux de l’Espagne ?
57L’écrivain et essayiste cubain Antonio Benítez Rojo affirme que l’émergence d’une conscience cubaine et d’une littérature qui revendiquait cette identité était liée à deux réalités coloniales fondamentales : le monde de la plantation et, de fait, le système esclavagiste. Le boom économique provoqué par l’augmentation exponentielle de la production sucrière après 1800 avait entraîné un véritable boom démographique au sein de la population servile, principalement grâce au maintien illégal de la traite transatlantique. De sorte qu’en 1827, les esclaves constituaient 40,7 pour cent de la population totale contre 44,2 pour cent de Blancs et 15,1 pour cent de Noirs libres. La population esclave représentait ainsi près de la moitié de la population totale de l’île, mais si l’on prend également en compte la population de couleur libre, alors les Noirs étaient clairement majoritaires84.
58Le maintien illégal d’un flux constant d’esclaves était en fait un moyen très efficace pour l’Espagne de maintenir son joug sur l’île. Une importante population d’esclaves devait en effet empêcher toute tentative d’indépendance de la part des Créoles. Ces derniers, conscients des desseins de la métropole, tentèrent de se libérer du joug colonial en œuvrant à l’abolition effective de la traite, notamment par le truchement du père Varela au début des années 1820. Cependant, toutes ces tentatives avaient échoué, et la prospérité économique de l’île excluait désormais tout mouvement indépendantiste. La plupart des Créoles qui rêvaient d’autonomie et de démocratie (pour la plupart issus de familles de planteurs) étaient en effet convaincus que sans l’aide de la population esclave le combat pour l’indépendance était perdu d’avance. Or, un tel soutien de la part des esclaves impliquait en contrepartie une concession de taille : leur émancipation immédiate. Toutefois, le souvenir encore intense de la révolte de Saint-Domingue et ses conséquences désastreuses sur l’économie de l’île faisaient craindre à cette classe dominante de Créoles une telle éventualité. Aussi, pour préserver leurs intérêts et se protéger d’une population noire en constante augmentation, à l’abolition immédiate de l’esclavage ils préférèrent un programme réformiste dont l’initiative majeure était de mettre définitivement un terme à la traite illégale, et de mettre en place des mesures pour abolir progressivement le système esclavagiste85.
59En 1831, la Comisión de Literatura de la Sociedad Patriótica, une branche de la très conservatrice Sociedad Patriótica, contrôlée par l’aristocratie sucrière de Cuba, fonda une revue littéraire – Revista Bimestre Cubana. L’année suivante, un groupe d’intellectuels réformistes créoles, parmi lesquels José Antonio Saco, José de la Luz y Caballero et Domingo Del Monte, prit en charge l’édition et la publication de la revue. L’année même où il en prit la direction, Saco y publia une critique littéraire86 qui eut des conséquences importantes sur le débat politique de l’époque car il y faisait une critique acerbe de la traite, des marchands d’esclaves – pour la plupart espagnols « de souche » – et des créanciers espagnols. Sa critique de la traite, essentiellement fondée sur la peur du péril noir, faisait partie du programme de réformes destiné à créer une société cubaine libre dotée d’une économie industrielle moderne fondée sur le travail d’hommes libres mais blancs. Autrement dit, un des objectifs de ces réformes était de se débarrasser de la population noire de l’île pour en faire une nation exclusivement blanche87. Selon Benítez Rojo, ce texte est particulièrement important car, en tant qu’écrivain, Saco s’attribue le rôle de bonne conscience du peuple cubain et démontre que lui et ses compagnons étaient bien conscients que la littérature, au sens large, allait être leur principale arme puisqu’elle était une puissante source de pouvoir sur la société et sur le monde politique. Et Benítez Rojo de conclure : « Cette maturité intellectuelle a poussé ce groupe à fonder sa stratégie non pas sur l’action politique, économique ou sociale, mais sur ce que j’appelle, faute d’un terme plus approprié, la conspiration du texte88. » Le texte eut l’effet escompté : il créa un véritable débat public autour la question de l’abolition de la traite. Mais il valut aussi à Saco la réputation peu enviable d’abolitionniste et d’écrivain subversif, donc dangereux pour la couronne espagnole.
60Le petit groupe qui dirigeait La Revista Bimestre n’avait donc pas les mains libres et pouvait difficilement échapper à la vigilance de la Sociedad Patriótica pour faire avancer sa cause. Pour trouver du prestige littéraire en dehors de la « vieille » société et pouvoir lancer leur campagne littéraire contre la traite et l’esclavage, il leur fallait créer leur propre groupe. Aussi en 1833, année de la mort de Ferdinand VII, ils écrivirent à la régente Marie-Christine89, lui demandant de bien vouloir consentir à la formation d’un groupe indépendant de la Sociedad Patriótica : la Academia de Literatura Cubana. La régente répondit à leur requête et, en mars 1834, la nouvelle Academia fut créée et commença à opérer. On peut aisément imaginer le mécontentement des membres de la Sociedad Patriótica qui se lancèrent dans une violente campagne contre leurs rivaux à laquelle Saco répondit par un autre texte90 publié au moment même de l’arrivée du nouveau capitaine général de l’île, le général Miguel Tacón, et qui lui valut une condamnation à quitter l’île en septembre 1834. Outre l’exil de José Antonio Saco, la toute nouvelle Academia de Literatura fut dissoute et la publication de la Revista fut suspendue. C’est donc de cette époque, estime Antonio Benítez Rojo, que date l’émergence d’une identité cubaine et d’un discours sur la cubanité fondés sur la résistance à la traite, l’opposition aux marchands d’esclaves et à la « saccharocratie91 ».
61L’exil de José Antonio Saco ainsi que le conflit de ses amis écrivains avec la frange conservatrice de la société créole et le gouvernement colonial ne marque pourtant pas la fin de ce mouvement littéraire naissant. Le costumbrismo connut au contraire une vigoureuse impulsion qui conduisit à un véritable boom littéraire à la fin des années 1830. L’impulsion fut donnée par Domingo Del Monte à partir de 1835. Mais avant d’aller plus avant, quelques mots s’imposent sur cet illustre intellectuel qui occupe une place toute particulière dans le panthéon littéraire et politique de Cuba et que William Luis considère comme « sans doute le critique le plus important et le plus influent de son temps92 ».
62Bien qu’il se sentît toujours cubain, Del Monte (1804-1853) était né au Venezuela, qu’il quitta à l’âge de 6 ans en raison d’une promotion que reçut son père pour occuper le poste de juge à Cuba. Il fit ses études secondaires au collège de San Juan de La Havane où il fut l’élève d’un des premiers dissidents de l’histoire cubaine : le père Félix Varela. Il s’engagea ensuite dans des études de droit à l’université de La Havane, obtint son diplôme en 1821 et suivit le cours normal des choses en adoptant la carrière d’avocat. Mais le jeune homme avait plus d’une corde à son arc et se lança également dans l’écriture. Grâce à son mariage avec la fille d’une des familles les plus riches et les plus influentes de l’île, les Aldama, Del Monte fit son entrée dans le cercle fermé des grands propriétaires de plantations et d’esclaves. Cela ne mit pourtant pas un frein à ses idées « progressistes » : il était un membre actif de la Sociedad Económica de Amigos del País de La Havane, une des nombreuses sociétés économiques qui avaient vu le jour pendant le siècle des Lumières, constituant un lieu de dialogue et de débat important pour les planteurs progressistes. Il y dirigea la section éducation et écrivit des articles importants sur l’éducation à Cuba, dont certains furent par la suite publiés aux États-Unis. On l’a vu, il fit aussi partie des membres fondateurs de la Revista Bimestre Cubana et de la très controversée Academia de Literatura. Après la dissolution de cette dernière, Del Monte commença à organiser dans sa maison de Matanzas, puis de La Havane, des réunions littéraires désormais célèbres : les tertulias93, qui n’étaient autres que des réunions littéraires informelles, où il réunissait la fine fleur des écrivains et intellectuels créoles, qu’il invitait à produire des œuvres littéraires typiquement cubaines, suivant les règles du costumbrismo.
63Tout comme leurs homologues sudistes, les membres de ce cercle d’initiés se lancèrent dans la publication de nouvelles revues littéraires telles que El Aguinaldo Habanero (1837), El Album (1838), ou encore El Plantel (1838). Ils écrivirent aussi à cette époque les premières œuvres romanesques cubaines, désormais considérées comme des œuvres fondatrices du roman cubain. L’un des aspects les plus importants et les plus originaux de ces œuvres romanesques, et du costumbrismo, fut l’introduction inédite de personnages noirs, aussi bien libres qu’esclaves. La lecture de la correspondance privée de Del Monte révèle d’intenses discussions autour de la figure de l’esclave considéré comme une source d’inspiration primordiale pour la littérature et la poésie cubaine. Les lettres de ses amis écrivains sont extrêmement passionnées quand il est question d’esclavage et de traite négrière et il est on ne peut plus clair que ces romans n’avaient d’autre but que de dénoncer les horreurs de la traite et les méfaits du régime esclavagiste sur la société blanche, corrompue par la présence des Noirs. C’est notamment la position de Félix Tanco y Bosmeniel. Comme le montre sa correspondance, Del Monte joua un rôle extrêmement important dans l’écriture et la publication de trois œuvres anti-esclavagistes célèbres : la nouvelle de Félix Tanco y Bosmeniel Petrona y Rosalía (1838), le roman de Cirillo Villaverde Cecilia Valdés (1839) et celui d’Anselmo Suarez y Romero Francisco (1839). Toutes ces œuvres romanesques anti-esclavagistes furent écrites par des intellectuels créoles blancs et non par des Noirs. La seule exception à cette règle fut une courte autobiographie écrite par un esclave affranchi du nom de Juan Francisco Manzano et publiée pour la première fois à Londres en 184094. Bien qu’elles fussent le produit du mouvement esclavagiste, ces œuvres romanesques n’étaient cependant pas ouvertement subversives : elles n’attaquaient pas directement la couronne espagnole ou le régime esclavagiste à cause de la censure généralisée imposée par le régime colonial particulièrement sévère du capitaine général Miguel Tacón (1834-1838)95.
64Aussi, outre le rôle central de ces romans dans la quête et l’affirmation d’une identité cubaine, il est important de ne pas perdre de vue les textes ouvertement critiques de la traite, de l’esclavage donc du régime espagnol, pour la plupart écrits et publiés en exil. Dans les échanges privés, il était aussi souvent question de faire publier aux États-Unis pour ensuite les faire circuler en Espagne, des textes produits à Cuba mais trop subversifs pour y être publiés96. Pour en revenir à José Antonio Saco, figure majeure de cette littérature pamphlétaire, son exil ne l’empêcha pas de poursuivre son œuvre ni de maintenir ses positions contre la traite. Ainsi, dès 1837 il publia deux textes dénonçant la poursuite de la traite : Mi primera pregunta : ¿ La abolición del comercio de esclavos arruinará o atrasará la agricultura ? et Paralelo entre la isla de Cuba y algunas colonias inglesas97.
65Cette littérature de l’exil, en grande partie écrite et publiée aux États-Unis, souligne une fois de plus le lien très spécial qui s’était tissé entre l’Union et la Perle des Antilles, à tel point que Rodrigo Lazo, dans son analyse des filibustero newspapers publiés pendant la période de la Destinée Manifeste par la communauté cubaine en exil aux États-Unis, estime que ces journaux ne devraient pas uniquement faire partie de la littérature cubaine mais être inclus dans la littérature américaine car ils doivent leur existence à un pays et un système politique qui permettait, voire encourageait, la production et la publication d’une telle littérature98. Mais avant d’en arriver là, on peut déjà dire que le cercle d’écrivains présidé par Del Monte, se montrait très curieux – et parfois très critique – de tout ce qui avait trait à la culture américaine : ils lisaient et discutaient les écrits de Benjamin Franklin, Thomas Paine et Thomas Jefferson, mais s’intéressaient aussi à Tocqueville et à tout ouvrage traitant des États-Unis sous quelque forme que ce fût99. Ainsi on peut dire des relations américano-cubaines qu’elles dépassaient le cadre des échanges purement économiques et politiques étant donné que les États-Unis allaient devenir au fil des ans un lieu privilégié pour le développement d’une littérature et d’une identité cubaine, visant à se libérer de la présence espagnole.
66En résumé, dans les États du Sud comme dans la Perle des Antilles, les années 1830 furent une décennie charnière pour la formation d’un discours nationaliste résultant d’une vision racialiste du monde et bien ancré dans la réalité du système esclavagiste. Car bien que les esclaves fussent défendus dans les correspondances privées et les œuvres littéraires créoles, il n’en reste pas moins que même à Cuba la peur d’une guerre raciale était toujours bien présente et qu’il était hors de question de se lancer dans une campagne pour l’abolition immédiate du système esclavagiste. Outre la compassion qu’ils pouvaient exprimer pour le sort des esclaves, leur combat était surtout inspiré par la peur de voir les Noirs devenir leurs égaux, la peur de subir le même sort que Saint-Domingue et par le désir de développer une économie industrielle moderne. Néanmoins, bien que leur « discours » littéraire fût aussi une conséquence du régime esclavagiste, à la différence de leurs homologues sudistes, les écrivains et intellectuels cubains ne développèrent pas de système idéologique pro-esclavagiste aussi élaboré qu’aux États-Unis parce que, selon Robert Paquette, une théorie de « l’esclavage comme bien positif » pouvait se retourner contre eux et être utilisée par l’Espagne pour justifier son emprise sur la colonie100. De même, alors que les Sudistes ne concevaient leur salut que dans le maintien de l’institution particulière, les Cubains virent dans la fin de la traite et, à terme, de l’esclavage des étapes essentielles du chemin qui devait les mener à la liberté.
67Ainsi, alors qu’ils étaient partis d’une réalité similaire, le système esclavagiste, et qu’ils auraient pu parvenir à des discours nationalistes proches, Sudistes et Cubains prirent des routes différentes. Cela n’allait pas les empêcher pas de se rejoindre et de s’allier aux moments opportuns. Mais pour l’instant il est important de noter que, pour sauver leur patrie, les intellectuels créoles mirent un point d’honneur à combattre un régime et des institutions qu’ils jugeaient réactionnaires, alors que les Sudistes considéraient que seule la pérennité de l’institution particulière pouvait sauver l’honneur de leur région.
Notes de bas de page
1 Titre emprunté au désormais classique The Mind of the South de W. J. Cash publié en 1941.
2 Cité par Weeks W. E., John Quincy Adams and American Global Empire, Lexington, University Press of Kentucky, 1992, p. 89 ; Johnson J. J., op. cit., p. 156. Nous avons ajouté les italiques.
3 Carpenter J. T., The South as a Conscious Minority, 1789-1861. A Study in Political Thought, New York, New York University Press, 1930, p. 3-33. Voir aussi Fry J. A., Dixie Looks Abroad. The South and US Foreign Relations, 1789-1973, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2002, p. 1-39.
4 Il s’agit là du titre d’un chapitre de son ouvrage. Sydnor C. S., The Development of Southern Sectionalism, 1819-1948, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1948, p. 157. On peut ajouter que jusqu’à l’élection de Lincoln, la grande majorité des présidents des États-Unis étaient originaires du Sud ou du Sud-Ouest.
5 Voir aussi l’ouvrage de Fry J. F., Dixie Looks Abroad. Et ajoutons que ce sera aussi le cas au plus fort de la période de la Destinée Manifeste.
6 Sydnor C. S., op. cit., p. ix ; Onuf P. et N., Nations, Markets, and War: Modern History and the American Civil War, Charlottesville, University of Virginia Press, 2006, p. 318.
7 George Tucker, (1775-1861) History of the United States, 4 vol., 1856-1858. Toutefois, on peut remarquer qu’il écrivit cet ouvrage pendant les années 1850, soit bien après la période que Franklin mentionne, ce qui rend la thèse de ce dernier obsolète.
8 Franklin J. H., « As of our history… », C. G. Sellers (dir.), The Southerner as American, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1960, p. 3-17. Pour l’histoire de la famille Tucker, voir Hamilton P., The Making and Unmaking of a Revolutionary Family, Charlottesville, University of Virginia Press, 2003.
9 Onuf P., op. cit., p. 173-177.
10 Jenkins W. S., Pro-Slavery Thought in the Old South, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1935 ; réédition, Gloucester, Peter Smith, 1960, p. 65-81 ; Freehling W. W., Prelude to Civil War; the Nullification Controversy in South Carolina, 1816-1836, New York, Harper and Row, 1966 ; Taylor W. R., Cavalier and Yankee. The Old South and American National Character, Garden City, Anchor, 1963, p. 13-119 ; Mc Cardell J., The Idea of a Southern Nation: Southern Nationalists and Southern Nationalism 1830-1860, New York, Norton, 1979, p. 22-23 ; Fry J., op. cit.
11 Jenkins W. S., op. cit., p. 70.
12 Hugues G., Une Théorie de l’État esclavagiste. John Caldwell Calhoun, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2004, p. 20-21 ; Willingham W. F., « Missouri Compromise », R. M. Miller & J. D. Smith (dir.) Dictionary of Afro-American Slavery, New York, Greenwood Press, 1988, p. 503-504.
13 Sydnor C. S., op. cit., p. 141-143.
14 Ce fut le cas de la Georgie (1829), de la Caroline du Nord (1830-1831), de la Floride (1832), de l’Alabama (1839), et de la Louisiane (1842).
15 Sydnor C. S., op. cit., p. 151-152 ; Freehling W., op. cit., p. 111-115 ; Hamer P. M., « Great Britain, the United States, and the Negro Seamen Acts, 1822-1848 », Journal of Southern History, vol. 1, 1935, p. 3-28 ; Feldman J.-P., La Bataille américaine du fédéralisme. John C. Calhoun et l’annulation, 1828-1833, Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 19-22.
16 Freehling W. W., op. cit., p. 122-127. Pour ce qui est de l’hostilité croissante des planteurs sudistes vis-à-vis de la Société qu’ils avaient largement contribué à créer, voir Jenkins W. S., op. cit., p. 74-75, et surtout l’excellent ouvrage de Burin Eric, Slavery and the Peculiar Solution. A History of the American Colonization Society, Gainesville, University of Florida Press, 2005, p. 15-18.
17 Mason M. E., « The Battle of the Slaveholding Liberators: Great Britain, the United States, and Slavery in the Early Nineteenth Century », The William and Mary Quarterly, vol. 59, n° 3, 2002, p. 691-696.
18 Parmi les taxes proposées, la taxe sur la laine était des plus controversées dans le Sud car la laine servait à fabriquer les vêtements des esclaves.
19 Sydnor C. S., op. cit., p. 141-148.
20 Ibid., p. 155.
21 Hugues G., op. cit., p. 24 ; Sydnor C. S., op. cit., p. 160-176.
22 Pour avoir une idée du débat historiographique et des différentes interprétations concernant le personnage Calhoun, voir Wiltse C. M., John C. Calhoun, 3 vol., Indianapolis, The Bobbs-Merill Company, 1944-1951 ; Capers G. M., John C. Calhoun – Opportunist: A Reappraisal, Gainesville, University of Florida Press, 1960 ; Freehling W. W., « Spoilsmen and Interests in the Thought and Career of John C. Calhoun », Journal of American History, vol. 52, 1965, p. 25-42 ; Niven J., John C. Calhoun and the Price of Union, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1988 ; Bartlett I. H., John C. Calhoun: A Biography, New York, Norton, 1994. Voir aussi les récents ouvrages de Gérard Hugues et Jean-Philippe Feldman, mentionnés plus haut.
23 Hugues G., op. cit., p. 24-26.
24 Sydnor C. S., op. cit., p. 177-202.
25 Outre le fait que la plupart des ouvrages historiques qui traitent du Sud d’avant la guerre de Sécession consacrent au moins quelques pages à cet épisode, on ne compte plus les articles et ouvrages entièrement consacrés à la crise et au rôle de Calhoun. En plus des biographies mentionnées ci-dessus, à titre indicatif on peut aussi mentionner Freehling W. W., Prelude to Civil War ; Ellis R. E., The Union at Risk: Jacksonian Democracy, State’s Rights, and the Nullification Crisis, Oxford, Oxford University Press, 1987.
26 Onuf P., op. cit., p. 312-324.
27 Feldman J.-P., op. cit., p. 22-23.
28 Hugues G., op. cit., p. 34. Nous avons ajouté les italiques.
29 Feldman J.-P., op. cit., p. 29-36, 40-42 ; Hugues G., op. cit., p. 26-34.
30 Feldman J.-P., op. cit., p. 45-46.
31 Ibid., p. 45-60.
32 Ibid., p. 61-65 ; Hugues G., op. cit., p. 34-36 ; Sydnor C. S., op. cit., p. 185-202. Pour un récit détaillé de l’épisode de la guerre contre les Séminoles et de la réaction du cabinet Monroe, voir aussi Weeks W. E., John Quincy Adams, p. 105-126. Weeks explique que l’attitude de Calhoun vis-à-vis de Jackson était très paradoxale car lui aussi désirait se débarrasser des Séminoles. Et s’il avait cherché à se débarrasser de Jackson c’était sans doute parce qu’il voyait en lui un potentiel adversaire politique – à juste titre d’ailleurs.
33 Hugues G., op. cit., p. 37.
34 Feldman J.-P., op. cit., p. 73.
35 Hugues G., op. cit., p. 36-40 ; Feldman J.-P., op. cit., p. 65-77.
36 Hugues G., op. cit., p. 40-43 ; Feldman J.-P., op. cit., p. 117-130.
37 Hugues G., op. cit., p. 40-45 ; Feldman J.-P., op. cit., p. 131-159.
38 McCardell J., op. cit., p. 4-7, 44-47.
39 Freehling W. W., Prelude to Civil War, p. xi-xiii.
40 David Walker’s Appeal, in Four Articles, Together with a Preamble to the Coloured Citizens of the World, But in Particular and Very Expressly, to Those of the United States, Boston, 1829 ; Hinks P. (dir.), David Walker’s Appeal to the Coloured Citizens of the World, University Park, Pennsylvania State University Press, 2000. Le texte est aussi disponible en fac-similé sur le site Internet de la University of North Carolina, à l’adresse suivante : [http://docsouth.unc.edu/nc/walker/menu.html], mis en ligne en 2001, référence du 29 août 2013.
41 Freehling W. W., op. cit., p. 63-64, p. 123 ; Mazur L. P., « Nat Turner and Sectional Crisis », K. S. Greenberg (dir.) Nat Turner: A Slave Rebellion in History and Memory, New York, Oxford University Press, 2004, p. 151.
42 Mayer H., All on Fire. William Lloyd Garrison and the Abolition of Slavery, New York, Griffin, 1999.
43 Freehling W. W., op. cit., p. 63-64, 123.
44 Aptheker H., « The Event » ; Mazur L. P., « Nat Turner and Sectional Crisis », K. S. Greenberg (dir.), Nat Turner, p. 49 ; Sheppard Wolf E., Race and Liberty in the New Nation. Emancipation in Virginia from the Revolution to Nat Turner’s Rebellion, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2006, p. 206-207.
45 Freehling W. W., op. cit., p. 63.
46 Berlin I., Slaves without Masters. The Free Negro in the Antebellum South, New York, Vintage Books, 1976 ; Burin E., op. cit. ; Sheppard Wolf E., op. cit., p. 198-206.
47 Selon Charles Sydnor, il y eut plusieurs raisons pour lesquelles la Virginie ne fit rien pour mettre fin à l’esclavage. D’une part, le vent de panique soulevé par la révolte de Nat Turner était retombé. D’autre part, la traite interne vers les États du Sud profond était florissante et permettait aux Virginiens de vendre beaucoup d’esclaves aux États producteurs de coton, ce qui constituait une véritable manne financière. Enfin, ils furent en partie distraits semble-t-il par le débat sur le tarif qui avait lieu à ce même moment. Sydnor C. S., op. cit., p. 223-228 ; Sellers C. G., « The Travail of Slavery », Sellers C. G., The Southerner as American, p. 49-51 ; Freeling W. W., op. cit., p. 60-61 ; Jenkins W. S., op. cit., p. 81-90 ; Burin E., op. cit., p. 19-20 ; Mazur L. P., op. cit., p. 154-160. Pour le détail des débats qui animèrent les représentants de la Législature de Virginie, voir Sheppard Wolf E., op. cit., p. 207-234.
48 Onuf P., op. cit., p. 333-338.
49 Sellers C. G., op. cit., p. 51.
50 Rugemer E., « The Southern Response to British Abolitionism: The Maturation of Proslavery Apologetics », Journal of Southern History, vol. 70, mai 2004, p. 221-248.
51 Jenkins W. S., op. cit. ; Hesseltine W. B., « Some New Aspects of the Pro-Slavery Argument », Journal of Negro History, vol. 21, 1936, p. 1-15 ; Lloyd A. Y., The Slavery Controversy, 1831-1860, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1939 ; Morrow R. E., « The Proslavery Argument Revisited », Mississippi Valley Historical Review, vol. 48, 1961, p. 79-94 ; Donald D., « The Proslavery Argument Reconsidered », Journal of Southern History, vol. 37, 1971 ; Fredrickson G. M., The Black Image in the White Mind: The Debate on Afro-American Character and Destiny, 1817-1914, New York, Harper & Row, 1971, p. 43-46 ; Morrison L., « The Proslavery Argument in the Early Republic, 1790-1830 », Ph. D. Dissertation, University of Virginia, 1975 ; Teute Schimdt F. et Ripel Wilhelm B., « Early Proslavery Petition in Virginia », William and Mary Quarterly, vol. 30, n° 3, 1973 ; McCardell J., op. cit., p. 367 ; Gilpin Faust D., « The Proslavery Argument in History », D. Gilpin Faust (ed.), The Ideology Of Slavery, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1981 ; Horsman R., op. cit., p. 122-123.
52 Jenkins W. S., op. cit. , p. 3-47.
53 Jenkins W. S., op. cit. , p. 48-58 ; Gilpin Faust D. , op. cit. , p. 4.
54 Sydnor C. S., op. cit., p. 242-248 ; Freehling W. W., op. cit., p. 66-82 ; Sellers C. G., op. cit., p. 47-48.
55 Jenkins W. S., op. cit. , p. 81 ; Sheppard Wolf E., op. cit. , p. 219-224.
56 Horsman R., op. cit., p. 122-125, 140-142.
57 Hugues G., op. cit., p. 80-81 ; Calhoun J. C., « Speech on the Reception of the Abolition Petitions », R. M. Lence (ed.), Union and Liberty: The Political Philosophy of John C. Calhoun, Indianapolis, Liberty Fund, 1992, p. 463-476.
58 Feldman J.-P., op. cit., p. 157-158 ; Hugues G., op. cit., p. 43-45.
59 Il faut tout de même souligner l’ambivalence de la position américaine vis-à-vis de la Grande-Bretagne. En effet, tout en voulant se distinguer de l’ancienne métropole, Reginald Horsman montre qu’ils faisaient aussi largement l’éloge de la « race » anglo-saxonne et nourrissaient une véritable passion pour la littérature britannique de l’époque. Horsman R., op. cit., p. 158-160.
60 Voir Dessens N., « Le Sud des États-Unis de 1830 à 1860 : littérature et idéologie », thèse de doctorat en études nord-américaines, université de Toulouse, 1991.
61 John Greenleaf Whittier (1807-1892), natif du Massachusetts, était un poète très célèbre à son époque, de même qu’un abolitionniste infatigable. Le jeune Whittier était le protégé de l’abolitionniste William Lloyd Garrison, qui fut l’un des premiers à publier ses poèmes et eut une très grande influence sur la conversion du jeune poète à la cause abolitionniste dès 1832. Whittier fut aussi l’un des premiers à proposer la fondation d’un parti républicain et a toujours maintenu qu’il en était un des membres fondateurs. Il fut aussi un des fondateurs de la revue Atlantic Monthly. Ami intime de Charles Sumner, son influence fut grande dans l’élection de ce dernier au Sénat en 1851. Dictionary of American Biography, 9, p. 173-176.
62 Charles Sumner (1811-1874), lui aussi originaire du Massachusetts, était un grand défenseur de l’émancipation des esclaves ainsi qu’un pacifiste notoire, célèbre pour ses dons d’orateurs qui lui valurent d’entrer dans la vie politique américaine. Il fut l’ami intime de William Ellery Channing (1780-1842), célèbre homme d’Église et chef du mouvement unitarien en Nouvelle-Angleterre, et de John Greenleaf Whittier. À son entrée au Sénat en 1851, il fit un discours resté célèbre contre la Fugitive Slave Law. Puis, en 1854 il en fit un autre, resté également célèbre, contre le Kansas-Nebraska Act. De même que Whittier, il eut un rôle important dans la fondation du parti républicain. Dictionary of American Biography, 10, p. 208-214.
63 McCardell J., op. cit., p. 141-176 ; Mott F. L., History of American Magazines, 5 vol., Cambridge, Harvard University Press, 1930-1968, vol. 1, p. 390-397.
64 Franklin J. H., op. cit., p. 3-17. Sur l’histoire comme forme d’écriture, voir Pomian K., Sur L’histoire, Paris, Gallimard, 1999.
65 Osterweis R. G., Romanticism and Nationalism in the Old South, New Haven, Yale University Press, 1949, p. 65.
66 Southern Review (Charleston, S.C., 1828-1832) ; Southern Literary Journal (Charleston, S.C., 1835-1838) ; Southern Literary Messenger (Richmond, Va., 1834-1864).
67 Osterweis, op. cit., p. 117.
68 Carpenter J. T., The South as a Conscious Minority, 1789-1861. A Study in Political Thought, New York, New York University Press, 1930, p. 20 ; McCardell J., op. cit., p. 169-173 ; Mott F. L., op. cit., p. 380-384, 573-576, 629-657, 664-665, 721-727.
69 Southern Literary Messenger, vol. 1, août 1834, Osterweis R. G., op. cit., p. 66 ; Mott F. L., op. cit., p. 380.
70 John Reuben Thompson (1823-1873), natif de Virginie devint le rédacteur en chef de la revue en 1847, s’entourant des meilleurs talents littéraires du Sud, notamment Edgar Allan Poe et William Gilmore Simms. Il donna aussi beaucoup de conférences dans le Nord, contribua à des magazines nordistes, et travailla en collaboration avec John Greenleaf Whittier et William Cullen Bryant. Il abandonna son poste au Messenger en 1860 pour devenir rédacteur en chef du Southern Field and Fireside pendant un an avant de se dévouer entièrement à la cause des confédérés. Après la guerre, Bryant lui offrit le poste de rédacteur en chef de la section littéraire du New York Evening Post qu’il occupa jusqu’à la fin de sa vie. Il fut un des rares écrivains américains de l’époque à avoir beaucoup travaillé avec des écrivains nordistes et britanniques, notamment Carlyle. Eidson J. O., « John Reuben Thompson », R. Bain et al., Southern Writers: A Bibliographical Dictionary, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1979, p. 450-451. Voir aussi Mott F. L., op. cit., p. 647-652.
71 James Kirke Paulding (1778-1860), figure littéraire et politique importante de son époque, naquit dans l’état de New York. Très tôt il fut en contact direct avec l’écrivain Washington Irving avec qui il entretint une profonde amitié. En 1807-1808, lui et Irving collaborèrent à un périodique comique, Salgamundi, qui eut beaucoup de succès, ce qui poussa Paulding à publier davantage d’ouvrages comiques. En 1815, sa défense des États-Unis face à l’Angleterre, dans The United States and England, lui valut une nomination en tant que secrétaire du nouveau Board of Navy Commissioners, un poste qu’il occupa jusqu’en 1823. Paulding fut de ceux qui participèrent à la guerre littéraire qui opposa les Américains aux Anglais à la fin de la seconde guerre d’Indépendance, publiant cinq ouvrages sur le sujet. En 1824, le président James Monroe le nomma agent de la Navy pour New York, ce qui lui permit de se consacrer à l’écriture de romans réalistes qui lui valurent les éloges d’Edgar Allan Poe ainsi qu’un diplôme de l’université de Columbia. Paulding était, entre autres, un fervent défenseur d’une littérature américaine qui cessât d’imiter la littérature étrangère, en particulier Lord Byron et Walter Scott qu’il avait largement brocardés à ses débuts. Dictionary of American Biography, 7, p. 321-332.
72 Osterweis R. G., op. cit., p. 66-71 ; Mott F. L., op. cit., p. 380, 635-637.
73 Horsman R., op. cit., p. 158-186.
74 Ibid., p. 122-125, 140-157.
75 Ibid., p. 163-164.
76 George Tucker, au départ historien, espérait devenir romancier professionnel, d’où la publication de son premier roman The Valley of Shenandoah en 1824. L’ouvrage n’eut pas le succès escompté, ce qui le poussa à accepter la chaire de philosophie morale à l’université de Virginie en 1825 où il resta en poste pendant vingt ans. Très intéressé par la politique et l’économie, il publia une biographie en deux volumes de Thomas Jefferson. Il fut un fervent défenseur de l’esclavage, voulant protéger la propriété privée et promouvoir l’économie du Sud. McL ean R. C., op. cit. , p. 462-464.
77 Osterweis R. G., op. cit., p. 61 ; Taylor W. R, op. cit., p. 123-128, 156-177 ; Dessens N., Myths of the Plantation Society: Slavery in the American South and the West Indies, Gainesville, University of Florida Press, 2003, p. 156-160.
78 Taylor W. R., op. cit. , p. 123-128, 132-133 ; Sydnor C. S., op. cit. , p. 157-176 ; Freehling W. W., Prelude to Civil War, op. cit., p. 117-118 ; McCardell J., op. cit., p. 21-27. Il faut ajouter que la plupart de ces écrivains n’étaient pas nés dans des familles de planteurs mais avaient intégré la classe des planteurs sur le tard soit par le biais du mariage ou par leur travail acharné.
79 Osterweis R. G., op. cit., p. 113-115 ; Mott F. L., op. cit., p. 382, 629-657 ; Horsman R., op. cit., p. 165-169.
80 Voir aussi Eaton C., « The Role of Honor in Southern Society », Southern Humanities Review, vol. 10, 1976, p. 48-49, 52-53.
81 Il s’agit là d’une tentative de traduction du terme anglais « Cubanness » lui-même créé par le traducteur de l’article d’Antonio Benítez Rojo qui utilise l’expression espagnole « lo cubano », pour désigner ce qui a trait à l’identité cubaine. Benítez Rojo A., « Power/Sugar/Literature: Toward a Reinterpretation of “Cubanness” », Cuban Studies, n° 16, 1986, p 9-31.
82 Dérivé du mot espagnol « costumbres » qui signifie habitudes, coutumes.
83 Paquette R., « The Everett – Del Monte Connection: A Study in the International Politics of Slavery », Diplomatic History, n° 11, 1987, p. 7 ; Bueno S. (dir.), Costumbristas Cubanos del Siglo XIX, Caracas, Fundacion Biblioteca Ayacucho, 1985, p. x, xiii-xiv ; Lazo R., op. cit., p. 10. Voir aussi Diego Tanco a Domingo Del Monte, 8 de Octubre 1839, Figarola-Caneda D. (dir.), Centón epistolario de Domingo del Monte, 7 vol., La Habana, Imprenta El Siglo XX, 1923-1957, vol. 4, p. 96. Félix Tanco y Bosmeniel a Del Monte, 6 de Julio 1837 ; Tanco a Del Monte, 20 de Agosto 1838, Centón, n° 7, p. 88-89, p. 112-113.
84 Quelque 14 ans plus tard, en 1841, la tendance fut même inversée puisque la population esclave constituait 43,3 pour cent contre 41,5 pour cent de Blancs et 15,2 pour cent de Noirs libres.
85 Luis W., « The Antislavery Novel and the Concept of Modernity », Cuban Studies, vol. 11, n° 1, 1981, p. 35-38 ; Benítez Rojo A., op. cit., p. 9-31 ; Paquette R. L., Sugar is Made with Blood: The Conspiracy of La Escalera and the Conflict Between Empires over Slavery in Cuba, Middletown, Wesleyan University Press, 1988, p. 30, 47, 82, 85, 93-95.
86 « Análisis por Don José Antonio Saco de una obra sobre el Brasil, intitulada, Notices of Brazil in 1828 and 1829, by Rev. R. Walsh, Author of a Journey from Constantinople, etc. ».
87 Là-dessus voir aussi Anastasio de Orozco a Domingo Del Monte, 7 de Agosto 1839, Figarola-Caneda D. (dir.), Centón epistolario, op. cit., vol. 4, p. 79-80. Noter aussi les lettres de l’écrivain Félix Tanco qui craint l’influence africaine négative et corruptrice sur la société blanche et la considère comme la punition infligée à Cuba pour son implication dans la traite et le maintien de l’esclavage : Félix Tanco y Bosmeniel a Del Monte, 13 de Mayo 1838 ; Tanco a Del Monte, 1837 ; Tanco a Del Monte, 5 de Noviembre 1838, Figarola-Caneda D. (dir.), Centón epistolario, op. cit., vol. 7, p. 59-60, 86-87, 120. Paquette, Sugar is Made with Blood, op. cit., p. 101-103.
88 Benítez Rojo A., op. cit., p. 22.
89 Marie-Christine de Bourbon Sicile (1806-1878) était la fille de François I roi des Deux Siciles. En 1829, elle épousa le roi d’Espagne Ferdinand VII et réussit à obtenir qu’il révoquât la loi de 1714 pour laisser le trône à leur fille Isabelle au détriment du frère de Ferdinand, Don Carlos. À la mort de Ferdinand VII, cela conduisit à l’insurrection carliste de 1833 à 1839. L’insurrection n’empêcha pourtant pas la reine Marie-Christine d’être régente pour sa fille Isabelle II, mais elle dut gouverner avec les Libéraux qui lui imposèrent une constitution en 1836. Le Petit Robert. Dictionnaire universel des noms propres, Paris, Le Robert, 1991, p. 1152.
90 Saco J. A., Justa defensa de la Academia de Literatura contra los violentos ataques que se la han dado en el Diario de la Habana, desde el 12 hasta el 23 de abril del presente.
91 Ce terme n’existe dans aucun dictionnaire français, il s’agit d’une traduction personnelle du terme employé par Bénítez Rojo, « saccharocracy ». Plutôt que de le traduire par « pouvoir sucrier », nous avons préféré une traduction qui colle davantage au terme original, car il nous semble bien plus expressif et plus efficace qu’une simple adaptation.
92 Luis W., op. cit., p. 35.
93 « Tertulia » signifie réunion plutôt informelle en espagnol.
94 Sur le rôle de mentor de Del Monte dans la production littéraire cubaine, voir J. Jacinto Milanes a Domingo Del Monte, 16 de Julio 1836 ; Juan Padrines a Del Monte, 23 de Julio 1836 ; José Luis Alfonso a Del Monte, 5 de Mayo 1837 ; Milanes a Del Monte, 4 de Julio 1836 ; Anselmo Suárez y Romero a Del Monte, 10 de Mayo de 1839 ; Jayme Badia a Del Monte, 14 de Julio 1838, Figarola-Caneda D. (dir.), Centón epistolario, op. cit., vol. 3, p. 35-36, 37-39, 75-78, 85-86, 154-58, 174-75. Voir aussi Suárez y Romero a Del Monte, 15 de Marzo 1839 ; Suárez y Romero a Del Monte, 11 de Abril 1839 ; Suárez y Romero a Del Monte, 7 de Julio 1839 ; José Antonio Saco a Del Monte, 6 de Agosto 1839 ; Richard Robert Madden a Del Monte, Figarola-Caneda D. (dir.), Centón epistolario, op. cit., vol. 4, p. 38-39, 44, 70-71, 78-79, 83-84. Voir aussi Félix Tanco y Bosmeniel a Del Monte, 1836 ; Tanco a Del Monte, 25 de Junio 1836 ; Tanco a Del Monte, 6 de Julio 1837 ; Tanco a Del Monte, 20 de Agosto 1838, Tanco a Del Monte, 5 de Noviembre 1838, Figarola-Caneda D. (dir.), Centón epistolario, op. cit., vol. 7, p. 61-62, 64-67, 88-89, 112-113, 120. Paquette R., Sugar is Made with Blood, op. cit., p. 100-103. Concernant l’œuvre de Manzano, voir Manzano J. F., Mullen E. J. (dir.), The Life and Poem of a Cuban Slave, Hamden, Archon Books, 1981, p. 3, 10-11.
95 Paquette R., Sugar is Made with Blood, op. cit., p. 7 ; Benítez Rojo A., op. cit., p. 17, 23-26 ; Andrés de Arango a Del Monte, 25 de Mayo 1837 ; Milanes a Del Monte, 6 de Junio 1937, Centón, 3 : 79-80, 83-84 ; Félix Tanco y Bosmeniel a Del Monte, 10 de Marzo 1836 ; Tanco a Del Monte, 11 de Mayo 1838 ; Tanco a Del Monte, 11 de Agosto 1836 ; Tanco a Del Monte, 1837, Figarola-Caneda D. (dir.), Centón epistolario, op. cit., vol. 7, p. 53-54, 58, 71-72, 86-87. On voit cependant à travers cette correspondance que si la censure les empêchait de s’exprimer publiquement, dans leurs échanges privés ils exprimaient leurs griefs contre le régime esclavagiste, la traite, les autorités coloniales et l’Espagne sans la moindre retenue.
96 Concernant la littérature de l’exil voir, entre autres, Laureano Angulo a Del Monte, 19 de Septiembre 1836 ; Suarez y Romero a Del Monte, Figarola-Caneda D. (dir.), Centón epistolario, op. cit., vol. 3, p. 49, 154-158. Voir aussi Tanco a Del Monte, 23 de Febrero 1839 ; Tanco a Del Monte, 18 de Junio 1839 ; Tanco a Del Monte, 23 de Julio 1839 ; Tanco a Del Monte, 12 de Septiembre 1839, Figarola-Caneda D. (dir.), Centón epistolario, op. cit., vol. 7, p. 122-123, 128, 130-131, 133-134.
97 Que l’on peut traduire respectivement par Ma Première question : l’abolition du commerce d’esclaves détruira-t-elle ou mettra-t-elle l’agriculture en retard ? et Parallèle entre l’île de Cuba et certaines colonies anglaises.
98 Lazo R., op. cit., p. 1.
99 Gaspart Betancourt Cisneros a Del Monte, 14 de Agosto 1836 ; A. de Arango a Del Monte ; Padrines a Del Monte, 14 de Febrero 1838 ; Richard Robert Madden to Del Monte, February 15, 1838, Centón, 3, p. 41-43, 73-75, 126, 127. Gaspar Betancourt Cisneros a Del Monte, 2 de Mayo 1840, Figarola-Caneda D. (dir.), Centón epistolario, op. cit., vol. 4, p. 145. Félix Tanco y Bosmeniel a Domingo Del Monte, 9 de Agosto 1836, Figarola-Caneda D. (dir.), Centón epistolario, op. cit., vol. 7, p. 71-72.
100 Paquette R., Sugar is Made with Blood, op. cit., p. 91.
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