Introduction
p. 11-24
Texte intégral
1Quand on évoque la question des relations américano-cubaines au xixe siècle on pense le plus souvent à la guerre hispano-américaine de 1898 qui aboutit au passage de l’amendement Platt en 1901 et à son intégration dans la constitution cubaine de 1902, mettant ainsi l’île sous la tutelle américaine pour de nombreuses années. Mais en réalité l’intérêt américain pour la petite île des Caraïbes remonte à l’époque où les États-Unis étaient encore des colonies britanniques. Affirmer cela crée souvent la surprise, y compris auprès d’un public averti, car c’est un pan de l’histoire américaine que l’on ignore souvent.
2Parmi les historiens américains spécialistes de cette question, certains se sont intéressés aux périodes antérieures à 1898. Mais la lecture de leurs ouvrages sur l’intérêt de leur pays pour Cuba, révèle que l’historiographie est essentiellement concentrée sur une période qui s’étend de la moitié des années 1840 à la moitié des années 1850, dite de la « Destinée Manifeste », soit la plus ouvertement expansionniste. C’était aussi, en toute logique, la plus expansionniste vis-à-vis de Cuba. Pour être encore plus précis, ceux qui à l’époque s’étaient le plus intéressés à la Perle des Antilles, étaient les Sudistes. Les ouvrages les plus connus et les plus souvent cités sont ceux de Basil Rauch, Lester D. Langley, Philip Foner, Hugh Thomas et plus récemment ceux de l’historien d’origine cubaine Louis A. Perez Jr1. L’expansionnisme des Sudistes en particulier n’a pas intéressé beaucoup d’historiens, mis à part Robert E. May qui a publié en 1973 un ouvrage important sur la question intitulé The Southern Dream of a Caribbean Empire2, où il décrit de façon magistrale comment les hommes politiques, hommes d’État et média sudistes ou acquis à la cause de l’esclavage ont tenté d’étendre les frontières de l’Union et de l’esclavage américain vers les tropiques, et notamment vers Cuba. Quelques historiens firent paraître des articles d’histoire locale, mais tous furent publiés durant la période qui s’étend de la fin des années 1930 aux années 19603. Outre qu’il s’agit là d’une production historiographique qui date un peu, il faut ajouter que les historiens de ce mouvement se sont surtout attachés à l’histoire diplomatique et à l’étude du point de vue étasunien.
3Mais si la période qui précéda immédiatement celle de la Destinée Manifeste, qui s’étend des années 1830 au début des années 1840, est rarement traitée, cela ne signifie pas pour autant qu’il ne se passait rien entre les États-Unis et Cuba ni que les Américains s’étaient totalement désintéressés de l’île. Certes il n’y eut pas de tentative d’achat ou de conquête de la part des États-Unis. Toutefois, nous montrerons que les Américains, et les Sudistes en particulier, firent bien démonstration de leur intérêt pour l’île, bien que ce fût de manière indirecte et moins spectaculaire que les fameuses expéditions de flibustiers qui marquèrent la fin des années 1840 et le début des années 1850.
4L’objet de cet ouvrage est donc d’écrire une histoire de l’expansionnisme américain vers Cuba durant la période qui s’étend de 1836 à 1860, tout en accordant une place particulière aux Sudistes dans cette histoire. Il s’agira donc d’examiner l’évolution de cet expansionnisme, de s’intéresser aux périodes d’activité annexionniste intense mais également aux périodes qui suscitèrent moins d’intérêt de la part des historiens car elles étaient en apparence plutôt calmes. Il s’agira aussi de donner une dimension internationale à cette histoire en abordant des aspects importants de l’histoire cubaine, tels que des révoltes d’esclaves ou des tentatives d’insurrections créoles, qui furent largement déterminés par le mouvement abolitionniste international initié par la Grande-Bretagne à la fin du xviiie siècle.
5Parmi les grandes questions internationales de l’époque celles de l’esclavage et de la traite négrière eurent une importance fondamentale dans la politique intérieure et extérieure des États-Unis. Si toute sorte d’arguments étaient invoqués pour justifier l’annexion de l’île, il n’en reste pas moins que son économie florissante fondée sur l’esclavage de plantation et sur une traite transatlantique dynamique, bien que totalement illégale, est un élément clé pour comprendre la situation politique de l’île ainsi que la politique étrangère des puissances coloniales et des États-Unis vis-à-vis de celle que l’on appelait souvent alors la Perle des Antilles.
6En effet, dans la mesure où l’esclavage était aussi la base de l’économie et de l’identité sudiste, dans la mesure où c’était l’élément autour duquel les Sudistes construisirent leur nationalisme, cela ne fit qu’accroître leur intérêt pour la Perle des Antilles et les poussa à ardemment rechercher son annexion à leur territoire. Et le fait que les gouvernements qui se succédèrent à l’époque étaient souvent tenus par de grandes figures politiques sudistes – tels que des J. C. Calhoun, Abel Upshur ou James K. Polk – accentua le phénomène en lui donnant une véritable assise dans les plus hautes sphères du pouvoir.
7Ainsi, en ajoutant l’idéologie pro-esclavagiste, avec une forte insistance sur Cuba, au discours national de la Destinée Manifeste on peut affirmer que le Sud n’était pas uniquement une entité isolée du reste de l’Union. Les Sudistes n’essayaient pas seulement de trouver un moyen de contrer le Nord et ses abolitionnistes mais ils tentaient aussi de contrer l’abolitionnisme britannique et une vision britannique de la civilisation fondée sur le travail libre. Le désir de se protéger des attaques intérieures et extérieures conduisit certes les Sudistes à s’isoler du reste de l’Union mais aussi à ajouter au discours « classique » de la Destinée Manifeste un élément fort, celui de l’esclavage en tant qu’institution civilisatrice. L’esclavage leur permit donc de se forger leur propre vision de ce que devait être un empire, qui s’opposait à la conception qu’en avait la Grande-Bretagne, comme le montrent notamment leurs appréhensions concernant la politique abolitionniste britannique au Texas, avant que celui-ci ne fût annexé à l’Union en 1845. En ce sens l’esclavage faisait plus que définir le Sud par contraste avec le « non-Sud » (« the un-South »), selon l’expression de Peter Kolchin4, puisque les Sudistes s’en servirent aussi pour bâtir un discours qu’ils tentèrent de convertir en une réalité politique en faisant pression sur le gouvernement pour qu’il annexât Cuba et leur permît de construire ce fameux rêve d’un empire caribéen ainsi que le qualifie Robert E. May.
8Par conséquent, on peut dire que le Sud faisait partie intégrante des interactions politiques internationales de l’époque, et qu’il était parfaitement en phase avec son temps. Car, ainsi que le souligne Peter Onuf, le fameux discours pro-esclavagiste raciste qui forgea l’identité sudiste à partir des années 1830 était en phase avec les théories raciales du xixe siècle et les discours des empires coloniaux de l’époque qui disaient avoir pour mission d’apporter la civilisation aux peuples tropicaux sous-développés5. De fait, la version sudiste de la Destinée Manifeste, avec cet intérêt très fort pour Cuba, était un « phénomène » transatlantique dans le sens où elle se forma et se développa dans le cadre de la réalité internationale de l’époque.
9Ainsi, d’une part l’esclavage et la traite négrière à Cuba, et d’autre part l’étude d’écrits qui furent le fruit de voyages à travers et autour de l’Atlantique inscrivent la thèse de cet ouvrage dans la problématique « Atlantique ». Car comme l’écrit Bernard Bailyn : « L’histoire atlantique est l’histoire d’un monde en mouvement6 », mouvement(s) de personnes, mais aussi mouvement d’idées, de cultures et d’idéologies. Et le voyageur est une parfaite illustration de ce monde en mouvement. En effet, à travers ses récits, ses opinions sur un certain type de mouvement de personnes, en l’occurrence celui des Africains vers l’Amérique, mais aussi à travers ses opinions sur le mouvement de tout un système, de toute une nation, en l’occurrence l’expansionnisme de la nation américaine, voire de la « nation » sudiste, il donne à voir un monde où les systèmes, les institutions, et les identités nationales, régionales, raciales sont en interaction permanente.
10L’intérêt d’inscrire ce projet dans le paradigme atlantique réside dans la flexibilité du concept même d’histoire atlantique, dans une certaine liberté de traiter de questions importantes en dehors des catégories historiques classiques, des frontières géographiques et chronologiques établies. L’intérêt d’un tel concept est donc de sortir des cadres traditionnels pour pouvoir écrire une histoire qui, selon l’historien allemand de l’Atlantique Horst Pietschmann, soit « un élément de connexion entre l’histoire européenne, nord-américaine, caribbéenne, latino-américaine et ouest-africaine7 ». En somme, l’histoire d’une « communauté hémisphérique », ainsi que l’écrit David Eltis,
« Où les événements d’une aire géographique restreinte étaient susceptibles de provoquer une réaction – pas nécessairement uniquement économique – des milliers de kilomètres plus loin. Le résultat était si ce n’est une société atlantique unique du moins une série de sociétés fondamentalement différentes de ce qu’elles auraient été sans leur participation au nouveau réseau transatlantique8. »
11C’est en ce sens que cet ouvrage s’inscrit dans la problématique de l’histoire atlantique puisqu’il s’intéresse à un monde aux frontières poreuses, caractérisé par les interactions et les échanges de gens et d’idées9. Nous tenterons aussi de reconstruire et de mettre en lumière certains réseaux qui s’étaient créés entre Américains, Britanniques et Créoles de part et d’autre de l’Atlantique, car ces réseaux, ces amitiés, ou inimitiés d’ailleurs, étaient vecteurs d’idées, et d’idéologies, telles que l’abolitionnisme, l’expansionnisme, le racisme. Elles influencèrent le cours de l’histoire des États-Unis même si ce fut de façon « discrète », au point de ne pas susciter beaucoup d’intérêt chez les historiens. Et c’est dans cette optique que le Sud peut être conçu, certes comme une région de l’Union qui était opposée au Nord, mais également comme partie intégrante de ce monde atlantique en mouvement. Car l’intérêt des Sudistes pour la Perle des Antilles ne fait complètement sens que si l’on sort de la dichotomie Nord-Sud pour se tourner vers un axe Ouest-Est, qui prendrait en compte l’océan Atlantique, l’empire britannique avec son idéologie abolitionniste, et l’empire espagnol en déclin qui s’accrochait à l’esclavage cubain pour éviter de péricliter complètement10.
12Pour écrire cette histoire aux dimensions transatlantiques, nous avons étudié des sources primaires variées dont les principales sont les récits de voyageurs européens et américains qui se rendirent à Cuba durant cette période. Ainsi, l’utilisation de ces sources inscrit également ce travail dans les « travel writing studies » dont la tendance est désormais à l’ouverture à d’autres disciplines des sciences humaines tels que l’histoire, l’anthropologie, la linguistique. L’objectif de cette nouvelle interdisciplinarité est d’enrichir un domaine qui a longtemps été confiné aux études littéraires alors qu’il s’agit en réalité d’un genre hybride qui, comme l’écrit Philip Dodd, a des points communs avec d’autres formes de récits comme l’autobiographie, la biographie ou encore l’histoire11. Outre ces documents, il sera aussi fait usage des dépêches de consuls britanniques en poste dans les États du Sud et de sources créoles.
13Au départ, la décision d’étudier des sources primaires européennes et cubaines, avait pour but d’examiner les réactions que le mouvement expansionniste américain avait pu susciter hors des frontières américaines. Puis, la lecture de ces documents a permis de voir se dessiner un ensemble complexe d’interactions entre Américains – du Nord et du Sud –, Britanniques, et Créoles résidant sur l’île et/ou installés à l’étranger, notamment aux États-Unis et en Europe12. Ces interactions faisaient entièrement partie de l’histoire de l’expansionnisme américain vers Cuba. Ce sont elles qui nous permettront de démontrer que si l’intérêt américain pour l’île était bien enraciné dans l’idéologie américaine de la Destinée Manifeste, s’il était intimement lié à la politique intérieure du pays, il était aussi largement dépendant de ce qui se passait hors des frontières de l’Union.
14Les récits de voyage sont une source assez classique pour les historiens. Et pour qui se propose d’étudier l’histoire de l’expansionnisme américain vers Cuba, les récits de voyage sur les États-Unis peuvent constituer un corpus intéressant et riche d’enseignement sur la façon dont le monde extérieur percevait ce mouvement. L’utilisation de récits de voyage à Cuba pour explorer l’histoire américaine est en revanche moins classique, et sans doute moins évidente à saisir. En effet, ces écrits ont le plus souvent été exploités par les historiens comme une source de documentation sur la vie cubaine au dix-neuvième siècle. Mais dans le cas présent, il s’agira plutôt de les utiliser comme une façon détournée d’explorer les relations américano-cubaines pendant la période qui a précédé la guerre de Sécession. En effet dans la plupart de ces récits une section, un chapitre ou quelques pages sont consacrés aux relations entre l’Union et la Perle des Antilles. Aussi ce qui nous intéresse c’est avant tout leur perception des relations entre les États-Unis et Cuba et ce qui a déterminé leur perception. Ces points de vue étrangers, permettent ainsi d’appréhender l’intérêt américain pour la Perle des Antilles et les relations américano-cubaines sous un angle différent de celui du discours classique de la Destinée Manifeste.
15Les écrits de ces voyageurs permettent donc de présenter une histoire de l’expansionnisme américain quelque peu différente de celle des traités et des manœuvres diplomatiques, et parfois loin des sphères du pouvoir. Sans chercher à nous inscrire en faux contre l’histoire diplomatique, qui est une histoire nécessaire et fondamentale, mais qui a aussi été très bien documentée, il s’agit simplement d’essayer de compléter le tableau par le biais de voyageurs qui faisaient partie intégrante de ce monde atlantique en mouvement constant.
16Les motifs des voyageurs qui se rendaient à Cuba étaient divers. Certains s’y rendaient pour des raisons scientifiques. Tel fut le cas notamment d’un des plus célèbres voyageurs de l’époque, le géographe allemand Alexander Von Humboldt dont l’une des étapes de son grand voyage en Amérique hispanique fut La Havane, où il ne demeura pourtant pas très longtemps13. D’autres s’y rendirent pour des raisons de santé en raison du climat bénéfique de l’île, d’autres encore, tels que l’américain Joseph Dimock, pour affaires ou pour des raisons plus sentimentales comme ce fut le cas de la comtesse de Merlin qui, nostalgique de son enfance passée à Cuba, voulait renouer avec son île natale plusieurs décennies après l’avoir quittée14.
17Dans le cas des voyageurs britanniques, il pouvait s’agir de personnes en transit sur l’île pour quelques jours, ou de personnes qui y séjournèrent un certain temps, de quelques semaines à quelques mois, parfois même quelques années. Notre définition du terme voyageur est donc assez large dans la mesure où certains des récits étudiés ne furent pas publiés par des voyageurs au sens strict du terme, soit des personnes qui se rendirent sur l’île pour des motifs « touristiques », mais aussi par des hommes qui s’y trouvaient pour des raisons professionnelles et occupèrent des fonctions officielles sur l’île. Ce fut le cas de deux hommes, deux fervents abolitionnistes, Richard Robert Madden et David Turnbull qui sont au centre des chapitres iii et iv de cet ouvrage15.
18Ces visiteurs produisirent donc un type particulier de littérature, les récits de voyage, qui leur permettaient de partager leurs connaissances, impressions et opinions sur les paysages et le système politique de l’île, la culture, et les coutumes des Cubains. Le terme « opinion » est important car, au-delà de la dimension descriptive et informative de ces ouvrages, ces récits ne se caractérisaient pas par leur neutralité. En effet, ils furent souvent écrits pour soutenir une cause – abolitionniste quand leurs auteurs étaient britanniques, expansionnistes quand ils étaient américains. Ainsi, sur les cinquante récits de voyage à Cuba publiés durant la période qui nous concerne, vingt-cinq furent écrits par des Américains et dix par des Britanniques, portant ainsi à plus de deux tiers les récits écrits en anglais. Ce qui confirme la popularité des récits de voyage dans le monde anglophone16. Pour de nombreux auteurs-voyageurs, la visite cubaine était une étape dans le cadre plus large d’un voyage sur le continent nord-américain, ce qui semble révéler le lien quasiment organique dans l’esprit de ces voyageurs, puis de leurs lecteurs, entre Cuba et les États-Unis.
19Dans la forme et dans les thèmes qu’ils abordent, les récits sont assez semblables, quelle que fût la nationalité de leurs auteurs. En effet, ils furent tous écrits dans un souci d’information, pour servir de guide aux futurs visiteurs de l’île, ou tout simplement pour informer un public curieux de ses lointaines contrées. Ce sont des ouvrages très « calibrés », dans le sens où leurs auteurs abordent à peu près tous les mêmes sujets, ont visité les mêmes lieux et présentent souvent au lecteur les mêmes informations souvent puisées à des ouvrages du même type. Ils sont également bien structurés, organisés sous forme de chapitres ou de lettres adressées à leurs amis et à des membres de leurs familles. La plupart du temps, les chapitres suivent l’itinéraire du voyageur lors de son séjour. Dans d’autres cas, chaque chapitre ou lettre, est focalisé sur un thème – description des paysages naturels, du gouvernement colonial, de la société cubaine, de l’esclavage, de la traite, ou de la Commission mixte pour l’abolition de la traite.
20Tous ces voyageurs participèrent donc à la formation d’un corpus de savoir commun au monde occidental sur la Perle des Antilles à des moments très précis de l’histoire et ont permis de constituer un corpus très riche pour quiconque s’intéresse à l’étude historique de Cuba au xixe siècle. Les chercheurs cubains et cubains américains n’ont d’ailleurs pas manqué de le souligner. Otto Olivera, spécialiste cubain de littérature hispano-américaine et auteur d’un ouvrage présentant la production de trente voyageurs à Cuba durant la première moitié du xixe siècle, estime en effet que ce qui rend leurs témoignages si importants aujourd’hui est le fait que ces voyageurs écrivirent inconsciemment une certaine histoire de l’île permettant ainsi aux historiens de reconstituer une image et une histoire du Cuba de l’époque :
« Après avoir reconnu les omissions, les préjugés et même les inexactitudes fréquentes dans les œuvres étudiées il faut admettre qu’elles offrent dans l’ensemble un tableau appréciable de l’île pendant la première moitié du xixe siècle. C’est-à-dire qu’elles constituent une histoire de Cuba écrite par des étrangers, qui n’avaient pas conscience qu’ils écrivaient l’histoire, et où certains des faits principaux surgissent de façon désordonnée, ou incomplète, comme il faut s’y attendre étant donné la multiplicité des auteurs17. »
21Bien évidemment les historiens ne se sont pas privés d’utiliser ces sources. Néanmoins, elles ont le plus souvent servi aux historiens de l’esclavage cubain parce qu’une large part de ces récits est consacrée à la description détaillée du régime esclavagiste cubain et de son fonctionnement.
22Cependant, la condition des esclaves n’est qu’un des nombreux sujets abordés par ces récits18. En effet, beaucoup d’entre eux mentionnent aussi l’implication américaine illégale dans la traite négrière transatlantique, les mouvements expansionnistes américains vis-à-vis de l’île, ainsi que les frictions internationales qui résultèrent de l’implication américaine. Pourtant cet aspect de la littérature de voyage à Cuba a rarement été étudié par les historiens des relations américano-cubaines qui traitent essentiellement d’histoire diplomatique et font usage de sources diplomatiques classiques telles que dépêches, correspondance diplomatique, et papiers d’hommes politiques, laissant de côté ces récits19.
23La raison pour laquelle ces derniers ne furent pas vraiment pris en compte par les historiens des relations américano-cubaines réside peut-être dans le fait qu’ils sont le plus souvent considérés comme un genre littéraire plutôt que comme une source valable pour l’écriture d’une histoire plus « politique ». D’ailleurs jusqu’à présent, parmi les chercheurs qui ont le plus travaillé sur les récits de voyage, ceux dont les travaux ont eu le plus de résonance, tels qu’Edward Saïd, Mary Louise Pratt, ou Tim Youngs pour n’en citer que quelques-uns, sont des spécialistes de littérature et non des historiens20.
24Dans le cas des récits de voyage à Cuba, les deux seuls ouvrages consacrés aux voyageurs à Cuba au xixe siècle ont été écrits par deux spécialistes de littérature espagnole et hispano-américaine – en France, Michèle Guicharnaud-Tollis, et aux États-Unis, Otto Olivera21. Outre sa très riche bibliographie, l’ouvrage de Michèle Guicharnaud-Tollis contient aussi un glossaire très pratique de termes espagnols qui correspondent à des réalités cubaines évoquées par l’auteur ou les voyageurs. De même, la présence en annexe de notices biographiques des voyageurs les plus renommés s’avère très utile puisque cela permet d’en savoir davantage sur ces voyageurs et de mieux comprendre certaines de leurs opinions. Pour ce qui est du fond de l’ouvrage, il s’agit d’une étude tout à la fois synthétique et exhaustive des thèmes abordés par ces récits, chaque chapitre étant consacré à un aspect spécifique de la réalité cubaine du dix-neuvième, tel que les paysages, la population, ou encore les institutions. C’est donc un ouvrage extrêmement utile et novateur pour qui désire avoir une vue d’ensemble sur ces récits et sur la façon dont les Européens percevaient l’île.
25L’ouvrage de Michèle Guicharnaud-Tollis fut suivi en 1997 par la publication de celui d’Otto Olivera Viajeros en Cuba (1800-1850) qui présente, dans un ordre chronologique, trente récits écrits par trente voyageurs de sexe et de nationalités différentes. L’ouvrage est donc composé de trente sections consacrées chacune à un auteur et son récit. Chaque chapitre commence par une biographie succincte de l’auteur immédiatement suivie d’une présentation du récit dont Otto Olivera livre les thèmes principaux. En somme, Viajeros en Cuba est composé de 30 fiches de lecture de longueur variable selon l’importance accordée au voyageur étudié. Cet ouvrage informatif utile plutôt destiné à un public de non spécialistes curieux de savoir ce qui a pu être dit de l’île au xixe siècle, peut également constituer le point de départ d’une étude plus approfondie de ces écrits.
26Il est intéressant de noter que s’ils ont été en majeure partie écrits en anglais, paradoxalement, ces récits ont été étudiés en profondeur par deux spécialistes de littérature hispanique qui, plutôt que d’insister sur leur dimension littéraire, se sont au contraire attachés à en démontrer la valeur comme documents historiques22.
27La dimension littéraire de ces ouvrages est indéniable. Leurs auteurs attachaient en effet beaucoup d’importance à la qualité littéraire de leur prose, certains alliant ainsi prose et vers, la plupart décrivant les paysages exotiques de l’île avec beaucoup de lyrisme. L’intertextualité y est également très importante et souvent reconnue : les auteurs se réfèrent les uns aux autres, font régulièrement référence à d’autres récits qu’ils discutent, critiquent ou dont ils font l’éloge. La lecture du récit de l’avocat new yorkais Richard B. Kimball23, par exemple, fait penser qu’il s’est beaucoup servi des informations contenues dans l’ouvrage du Britannique David Turnbull24. Quant à l’anglais John Glanville Taylor, il consacre une partie du chapitre viii de son ouvrage à critiquer avec virulence les récits de voyage de ses prédécesseurs qu’il accuse de n’être que des voyageurs mondains ayant fait des séjours agréables au sein de la société très raffinée et policée de La Havane et ne donnant aux lecteurs qu’une image bien superficielle du régime esclavagiste cubain. Alors que lui, Taylor, parce qu’il a séjourné dans la partie orientale (El Oriente), la moins visitée de l’île, et parce qu’il a vécu humblement au contact des esclaves, a davantage de légitimité en la matière et peut donc donner une image authentique de la Perle des Antilles25. Enfin, l’américain Demoticus Philateles, dans l’introduction de son ouvrage Yankee Travels Through the Island of Cuba26, critique sévèrement ses prédécesseurs pour leur manie d’emprunter les informations à d’autres ouvrages27.
28Certains de ces récits sont également devenus de véritables classiques. Parmi eux, le plus célèbre est sans doute celui d’Alexander Von Humboldt, Essai politique sur l’île de Cuba, qui fut publié à Paris en 1826. Cet Essai politique qui faisait partie d’une série d’ouvrages publiés à la suite de son voyage en Amérique latine, fut traduit dans plusieurs langues et devint une référence en la matière. De même, les trois volumes sur La Havane publiés en français en 1844 par la comtesse de Merlin, une Créole mariée à un comte français, n’eurent de cesse d’être discutés dans les cercles littéraires cubains, américains et français de l’époque. Ces classiques de la littérature de voyage à Cuba furent souvent utilisés par les générations suivantes de voyageurs comme des ouvrages de référence pour l’écriture de leurs propres récits de voyage, car les informations qu’ils contenaient étaient alors jugées les plus fiables28. D’autres auteurs devinrent des spécialistes du genre. Des voyageurs tels Charles Augustus Murray, James Philippo, ou encore Robert Madden, publièrent des récits de leurs voyages dans d’autres pays et d’autres régions du monde. Certains, comme Richard Madden ou la comtesse de Merlin, écrivirent et publièrent aussi des romans et des études littéraires29. D’autres encore étaient des écrivains et poètes de renom. C’était le cas de l’américain William Cullen Bryant30, et des Britanniques Charles Augustus Murray ou Anthony Trollope31. Il apparaît alors que le récit de voyage était finalement un genre littéraire parmi d’autres auxquels certains s’adonnèrent, en alternance avec d’autres formes de littérature peut-être considérées par le plus grand nombre comme plus nobles. C’est d’ailleurs une constatation que fait Tim Youngs à propos des écrivains voyageurs contemporains qui refusent de n’être vus que comme des écrivains voyageurs : « Ce qui semble tout à fait certain c’est que les écrivains qui produisent des récits de voyage aiment à ce qu’on sache qu’ils n’écrivent pas que des récits de voyage. Ils écrivent des romans, des nouvelles, ou de la poésie. Ou alors ils veulent que l’on reconnaisse que leurs récits de voyage ne sont pas que des récits de voyage, qu’ils sont également, ou plutôt, des mémoires, de la fiction, du reportage, ou de l’ethnographie32. » Ce n’était probablement pas aussi consciemment pensé par nos voyageurs du xixe siècle, mais il semble clair que beaucoup d’entre eux avaient une stature littéraire importante. Et c’est sans doute pour cette raison que ce genre a tendance à être assimilé à la littérature plutôt qu’au document historique.
29Mais on sent bien que les frontières sont poreuses. Otto Olivera, spécialiste de littérature hispano-américaine, insiste sur la valeur historique de ces documents. Toutefois utiliser ces ouvrages dans une perspective purement historique, dans l’idée de reconstruire aussi fidèlement que possible ce à quoi ressemblait l’île au xixe siècle est risqué. Dans son ouvrage Blacks in Colonial Cuba, Kenneth Kipple démontre en effet que les recensements de la population cubaine au xixe siècle souvent publiés dans ces ouvrages sont assez peu fiables. Pourtant la plupart des historiens de l’esclavage cubain ont utilisé les chiffres avancés par les voyageurs occidentaux sur l’île pour brosser un tableau de la population de couleur, sans se préoccuper des opinions politique(s) de ces auteurs. Or, étant donné que la plupart des recensements non officiels utilisés par ces historiens avaient été publiés dans des récits écrits par des abolitionnistes britanniques, les chiffres avancés ont sans doute été manipulés. Les abolitionnistes anglais avaient en effet intérêt à gonfler les chiffres de la population esclave pour maintenir éveillée l’attention du Parlement et de l’opinion publique anglaise afin de mettre un terme à l’important trafic illégal d’esclaves africains qui se poursuivait sur l’île33. Ces récits sont donc à manier avec précaution par les historiens. En effet, comme l’a démontré Edward Saïd pour les récits de voyage vers l’Orient, ces derniers faisaient partie de formes culturelles qui ont participé à forger une certaine image de l’Orient et ont contribué au processus de domination et d’exploitation de la région. Depuis, la thèse de Saïd a fait des émules puisqu’on considère désormais que les journaux de voyage participèrent au processus de colonisation et d’impérialisme, renforçant les idéologies racistes, impérialistes, voire néo-colonialistes34. Barbara Korte confirme cette subjectivité lorsqu’elle écrit : « Les récits de voyage ne sont jamais objectifs. Ils révèlent immanquablement la culture spécifique et les schémas de perception et de savoir individuels que chaque voyageur amène au monde dans lequel il voyage35. »
30Cette « difficulté » est néanmoins ce qui nous a poussé à adopter une démarche quelque peu différente et à étudier ces récits comme le reflet d’une idéologie particulière, en l’occurrence comme le reflet de l’opinion des Britanniques et des Américains sur la relation entre les États-Unis et Cuba au cours de la première moitié du xixe siècle. Dans cette perspective, ce sont des sources que l’on ne peut pas ignorer, car c’est leur subjectivité qui permet l’écriture d’une histoire autre que diplomatique et de découvrir des pans quelque peu oubliés de cette même histoire diplomatique.
31Car au-delà des informations présentées par les auteurs, ce qui est fascinant dans ces ouvrages, c’est la vie et le parcours de leurs auteurs, les raisons qui les ont poussés à écrire ces ouvrages, la façon dont ils ont obtenu les informations qu’ils présentent et qui, lorsqu’on s’y attarde, ouvrent les portes d’un monde quelque peu méconnu où circulent des personnages que l’on rencontre rarement, où se sont tissés des liens peu connus des historiens, et où se posent des problématiques qui apparaissent rarement dans l’historiographie classique consacrée à ces questions internationales. La plupart des auteurs de ces récits n’étaient en effet pas des personnages politiques aussi connus ou puissants qu’un John Caldwell Calhoun. D’autres se sont davantage illustrés dans le monde des lettres que dans celui la politique comme le poète William Cullen Bryant. D’autres encore publièrent leurs écrits dans la période qui précéda celle de la Destinée Manifeste mais jouèrent toutefois un rôle dans cette histoire et dans les relations internationales de l’époque. En se plongeant d’abord dans leurs ouvrages puis en étendant la recherche à leur biographie et aux circonstances qui ont conduit à la publication de ces ouvrages, on parvient à reconstruire un véritable réseau transatlantique d’acteurs et d’événements qui eurent une influence sur l’attitude américaine vis-à-vis de la Perle des Antilles.
32Si cette étude inclut peu de sources primaires diplomatiques américaines, les écrits diplomatiques n’en sont pourtant pas absents. Toutefois au lieu d’explorer des sources étasuniennes, c’est vers des sources britanniques que nous avons choisi de nous tourner. En effet, pour bien comprendre la façon dont l’expansionnisme américain vers une terre régie par le système esclavagiste était perçu par tous ceux qui réfléchirent à l’abolition de l’esclavage il est fondamental de se pencher sur l’attitude des Britanniques qui furent les principaux acteurs de cette course à l’abolition, mais aussi de fermes opposants à l’expansion des États-Unis vers Cuba. Les dépêches des consuls britanniques en poste dans le Sud des États-Unis sont une source fort peu utilisée, en particulier dans cette perspective. Pourtant, elles constituaient le moyen principal d’informer Londres de l’actualité sudiste et elles en disent long sur l’idéologie britannique de l’époque.
33Ces archives ont d’abord été explorées par David Brown et David Waller, respectivement de l’université de Sheffield et l’université de Northampton. Le résultat de leur recherche fut publié sous la forme d’un article intitulé « British perception of Southern exceptionalism on the Eve of the American Civil War » présenté en juillet 2003 au 51e Congrès international des américanistes à Santiago du Chili. Brown et Waller font partie d’une nouvelle génération d’historiens qui remettent en cause l’idée selon laquelle les Britanniques étaient en faveur des confédérés au cours de la guerre de Sécession. Ils se sont plus particulièrement intéressés aux années 1858-1860 pour confirmer les nouvelles interprétations, à savoir que l’opinion publique britannique de façon générale, et celle des consuls en poste dans le Sud en particulier, n’était pas favorable aux Sudistes, notamment en raison de leur système esclavagiste, rédhibitoire aux yeux d’une nation qui, depuis 1807 au moins avec l’abolition de la traite dans ses propres colonies des Antilles, menait un combat acharné contre la traite transatlantique et les régimes esclavagistes.
34Mais alors que Brown et Waller commencent leur étude à l’aube de la guerre de Sécession, nous sommes remontés jusqu’à l’année 1836 pour avant tout identifier le genre d’informations que les consuls envoyaient à Londres concernant les actions expansionnistes sudistes vers la Perle des Antilles entre 1836 et 1860. Ensuite il s’agissait d’étudier la perception qu’ils avaient de ces actions et de l’implication américaine dans la traite négrière qui se poursuivait de manière illégale à Cuba et constituait un contentieux de taille dans les relations entre les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Espagne.
35Leur lecture a montré que dans leur majorité ces consuls n’étaient pas particulièrement intéressés par l’actualité politique de leur juridiction. À leur décharge, cela ne faisait pas vraiment partie de leurs fonctions puisqu’ils étaient avant tout tenus de rendre compte, plusieurs fois par an, de l’état du commerce britannique dans leur juridiction. Ils faisaient aussi état du prix des matières premières, telles que le maïs, le blé, le coton, et de produits tels que la farine.
36Entre les années 1836 et 1850, mis à part ces nouvelles commerciales, les relations entre les États-Unis et Cuba étaient rarement mentionnées. Et il n’est pas surprenant que la première moitié des années 1850 eut été la période où l’expansionnisme vers Cuba était mentionné le plus souvent puisqu’il s’agissait de la période la plus active de ce mouvement. C’est donc une source qui sera surtout utilisée dans la seconde partie de l’ouvrage.
37Pour finir, la troisième source importante de ce travail est la correspondance de Domingo Del Monte, figure majeure de la littérature cubaine du xixe siècle et activiste politique de premier plan. Sa correspondance avec ses amis intellectuels cubains mais aussi avec des figures politiques et littéraires britanniques et américaines telles que Richard Robert Madden ou Alexander Hill Everett en fait un personnage extrêmement intéressant à étudier.
38Écrite en majeure partie en espagnol, la correspondance comprend sept volumes, et a été intégralement publiée dans la première moitié du vingtième siècle36. Toutefois, il est important de préciser qu’il s’agit là uniquement des lettres que Domingo Del Monte a reçues tout au long de sa vie, et qu’il avait lui-même pris soin de classer et de conserver. Ces lettres constituent une source d’une grande richesse car elles permettent d’entrer de plain-pied dans le monde intellectuel et politique cubain de l’époque. Cette correspondance s’est donc avérée être un outil de choix dans la reconstitution des réseaux transatlantiques mentionnés plus haut.
39En effet, lire les lettres de ces Créoles permet d’avoir une perspective nouvelle et différente car ils examinent les événements sous un autre angle, celui du colonisé qui cherche à se défaire de l’oppression de la métropole. Les historiens cubains en particulier se sont bien souvent penchés sur l’intérêt américain pour leur île et sur des événements ou des personnages très souvent négligés par les historiens américains, qui se focalisent essentiellement sur ce qui se passe de leur côté, à moins qu’ils ne soient spécialistes de Cuba. Mais, à quelques exceptions près37, lorsqu’ils étudient les relations américano-cubaines, leur recherche reste limitée aux écrits et aux personnages historiques américains les plus éminents. Ainsi, les lettres de ces intellectuels Créoles permettent d’avoir une idée bien plus riche, plus précise et plus complexe de l’époque et de combler un manque qu’il faudra toutefois continuer de combler par la suite car Del Monte n’est évidemment pas le seul personnage intéressant de cette histoire et d’autres, aussi célèbres que lui, comme José Antonio Saco, jouèrent un rôle important.
40Mais avant de raconter plus en détail l’histoire qui fait l’objet de cet ouvrage, nous remonterons aux origines de l’intérêt américain pour l’île et retracerons brièvement l’histoire des relations entre les États-Unis et Cuba des années 1760 aux années 1830. Nous comprendrons ainsi plus aisément comment les premiers soubresauts de l’expansionnisme américain rencontrèrent l’opposition croissante des Créoles au régime colonial espagnol et leurs premières tentatives de libération dans le contexte des révolutions indépendantistes du continent latino-américain. Mais nous verrons également que cette première phase des relations américano-cubaines était caractérisée par le désir des États-Unis de maintenir le statu quo sur l’île.
41Toutefois, malgré l’apparence de relations apaisées et en dépit de la volonté des gouvernants américains de maintenir le régime colonial espagnol à Cuba, la conjoncture historique était en train de changer et contenait déjà les germes de la Destinée Manifeste. Ainsi, la radicalisation croissante du Sud et la montée du nationalisme sudiste s’est notamment articulée autour de l’appel à la formation d’une littérature spécifiquement sudiste comme reflet de l’identité régionale. Or le même phénomène se produisit de façon simultanée au sein de la communauté intellectuelle cubaine, de plus en plus hostile au régime colonial espagnol. Ce parallèle est une des clés qui permettent de mieux comprendre le rapprochement entre Américains et Cubains au cours des années 1830.
42Mais le nationalisme sudiste autour de l’argument pro-esclavagiste coïncida également avec l’abolition de l’esclavage dans les Antilles anglaises et la mise en place d’une politique abolitionniste internationale très agressive de la part de la Grande-Bretagne dont l’objectif était alors de mettre un terme à la poursuite de la traite négrière transatlantique. Les Britanniques concentrèrent donc leurs efforts sur la Perle des Antilles, au grand dam des États du Sud et du gouvernement américain.
43La fin des années 1830 et les toutes premières années de la décennie suivante annonçaient les prémisses de la Destinée Manifeste que nous examinerons à travers l’amitié qui lia une des figures majeures de cette nouvelle littérature cubaine, Domingo Del Monte, à l’homme de lettres et diplomate américain Alexander Hill Everett. Cette amitié donna en effet de la matière à ce dernier pour plaider la cause cubaine auprès de ses concitoyens. De plus, la découverte d’une conspiration aux dimensions internationales à Cuba en 1843-1844 poussa Everett à s’activer auprès de l’administration américaine afin de contrecarrer les plans abolitionnistes britanniques qui risquaient de mettre sérieusement en danger les États du Sud et par conséquent l’ensemble de l’Union. Ces événements cubains qui coïncidèrent avec l’annexion du Texas contribuèrent à nourrir la déferlante expansionniste de la seconde moitié des années 1840.
44Cette période agressive pendant laquelle l’Union se lança dans une guerre contre le Mexique lui permit certes d’arracher d’immenses territoires à son adversaire mais contribua aussi à semer la discorde entre le Nord et le Sud sur l’inévitable question de l’extension de l’esclavage. C’est à ce moment que la politique du statu quo prit fin aux États-Unis. Créoles et Américains s’allièrent alors pour faire de l’île un territoire américain et se débarrasser de l’adversaire britannique. Des offres d’achat faites à l’Espagne en passant par les expéditions de flibustiers qui enflammèrent l’opinion publique américaines, expansionnistes américains et annexionnistes cubains travaillèrent de concert et ne ménagèrent pas leurs efforts pour parvenir à leur but.
45Mais, alors que la rhétorique expansionniste battait son plein et que l’Union ne cessait de s’agrandir, les tensions régionales étaient de plus en plus exacerbées et les appels à faire sécession de plus en plus forts dans les États du Sud. Au mécontentement vis-à-vis du Nord s’ajoutaient des tensions accrues entre les États esclavagistes et la Grande-Bretagne autour d’une question qui, pour le Sud, était directement liée à l’esclavage : celle de l’emprisonnement des sujets britanniques libres de couleur. Ces tensions, à la fois internes et internationales, détournèrent l’attention des États-Unis de Cuba, car il n’était désormais plus question que de sécession.
Notes de bas de page
1 Rauch B., American Interest in Cuba, 1848-1855, New York, Columbia University Press, 1948 ; Langley L. D., The Cuba Policy of The United States: a Brief History, New York, Wiley, 1968 ; Langley L. D., Struggle For the American Mediterranean: United States-European Rivalry in the Gulf-Caribbean, 1776-1904, Athens, University of Georgia Press, 1976 ; Foner P. S., A History of Cuba and its Relation with the United States, 2 vol., New York, International Publishers, 1962-1963 ; Thomas H., Cuba: Or the Pursuit of Freedom, London, Eyre & Spottiswoode, 1971 ; Pérez L. A., Cuba and the United States: Ties of Singular Intimacy, Athens, University of Georgia Press, 1990.
2 May R. E., The Southern Dream of a Caribbean Empire, 1854-1861, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1973.
3 Henderson G. B., « Southern Designs on Cuba, 1854-1857 and some European Opinions », Journal of Southern History, vol. 5, n° 3, août 1939 ; Urban S. C., « New Orleans and the Cuban Question During the Lopez Expeditions of 1849-1851. A Local Study of Manifest Destiny », Louisiana Historical Quarterly, vol. 22, 1939 ; Urban S. C., « The Ideology of Southern Imperialism: New Orleans and the Caribbean, 1845-1860 », Louisiana Historical Quarterly, vol. 39, 1956 ; Gibson G. H., « Opinion in North Carolina Regarding the Acquisition of Texas and Cuba, 1835-1855 », North Carolina Historical Review, vol. 37, 1960 ; Long D., « Alabama Opinion and the Whig Cuban Policy, 1849-1851 », Alabama Historical Quarterly, vol. 25, 1963 ; Langley L. D., « The Whigs and the López Expeditions to Cuba, 1849-1851: A Chapter in Frustrating Diplomacy », Revista de Historia de América, vol. 71, 1971 ; May R. E., « A “Southern Strategy” for the 1850s: Northern Democrats, The Tropics, and The Expansion of the National Domain », Louisiana Studies 14 (1975) ; May R. E., « Epilogue to The Missouri Compromise: The South, The Balance of Power and The Tropics in the 1850s », Plantation Society in the Americas, vol. 1, 1979 ; Tansey R., « Southern Expansionism: Urban Interests in the Cuban Filibusters », Plantation Society in the Americas, vol. 1, 1979.
4 Kolchin P., A Sphinx on the American Land: The Nineteenth-Century South in Comparative Perspective, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2003.
5 Onuf N. et P., Nations, Markets, and War: Modern History and the American Civil War, Charlottesville, University of Virginia Press, 2006.
6 Bailyn B., Atlantic History: Concept and Contours, Cambridge, Harvard University Press, 2005, p. 61.
7 Pietschmann H., « Introduction: Atlantic History – History between European History and Global History », H. Pietschmann (dir.), Atlantic History: History of the Atlantic System 1580-1830, Göttingen, 2002.
8 Eltis D., « Atlantic History in Global Perspective », Itinerario, vol. 23, n° 2, 1999, p. 141.
9 Armitage D. et Braddick M. J. (dir.), The British Atlantic World, 1500-1800, New York, Palgrave Macmillan, 2002, p. 3-4.
10 Armitage D., « Three Concepts of Atlantic History », D. Armitage et M. J. Braddick (dir.), The British Atlantic World, p. 21.
11 Dodd P. (dir.), The Art of Travel Writing, London, Frank Cass, 1982, p. vii. Pour une analyse du récit de voyage comme littérature de fiction avoir l’article de Jenny Mezciems, « “Tis not to deceive the reader”: Moral and Literary Determinants in Early Travel Narratives », P. Dodd (dir.), The Art of Travel Writing, p. 3-18.
12 Précisons que le terme créole désigne ici les natifs de Cuba d’origine espagnole, autrement dit la population blanche de l’île.
13 Pour un récit de ses voyages et une analyse de l’impact de ses récits sur la vision que le monde occidental a de l’Amérique latine, voir Pratt M. L., Imperial Eyes: Travel Writing and Transculturation, London, Routledge, 1992.
14 Olivera O., Viajeros en Cuba, 1800-1850, Miami, Ediciones Universal, 1997, p. 18.
15 Turnbull D., Travel in the West. Cuba, with notices of Porto Rico, and Slave Trade, London, Longman, 1840 ; Madden R. R., The Island of Cuba: its resources, progress and prospects, considered in relation especially to the influence of its prosperity on the interests of the British West India Colonies, London, Partridge & Oakey, 1853. Ils ne se limitèrent pas à un récit de leur séjour à Cuba d’ailleurs puisqu’ils en publièrent aussi sur leurs voyages dans d’autres parties du monde.
16 Selon Barbara Korte, le monde anglophone était en effet une terre fertile pour les récits de voyage car depuis le xviiie siècle la popularité du genre ne s’est jamais démentie en Grande-Bretagne. Ainsi écrit-elle : « Quelle que fût la réputation littéraire de leurs auteurs, les récits de voyage ont toujours été populaires auprès des lecteurs. Entre le xviiie et le xxe siècle, les récits de voyage furent parmi les textes les plus lus et, en dépit de tous les chants de cygne de certains critiques contemporains, le récit de voyage n’est en aucun cas un genre littéraire “mort” aujourd’hui », Korte B., English Travel Writing from Pilgrimage to Post-Colonial Exploration, London, Macmillan, 2000, p. 2.
17 Olivera O., op. cit, p. 36.
18 Pour un compte rendu détaillé et exhaustif de tous les sujets abordés par ces récits, voir l’ouvrage de Guicharnaud-Tollis Michèle, Regards sur Cuba au dix-neuvième siècle : témoignages européens, Paris, L’Harmattan, 1996, et dans une moindre mesure celui d’Olivera Otto, Viajeros en Cuba (1800-1850).
19 Rauch B., American Interest in Cuba, 1848-1855, New York, Columbia University Press, 1948 ; Langley L. D., The Cuba Policy of The United States: a Brief History, New York, Wiley, 1968 ; Langley L. D., Struggle For the American Mediterranean : United States-European Rivalry in the Gulf-Caribbean, 1776-1904, Athens, University of Georgia Press, 1976 ; Thomas H., Cuba: Or the Pursuit of Freedom, London, Harper & Row, 1971.
20 Saïd E., Orientalism, New York, Vintage Books, 1978 ; Pratt M. L., op. cit. ; Youngs T., « The Importance of Travel Writing », The European English M’essanger, vol. 13, n° 2, automne 2004, p. 57-59.
21 Guicharnaud-Tollis M., op. cit. ; Olivera O., op. cit.
22 Il faut cependant ajouter qu’en 2005, Hélène Galipienzo-Ichon a soutenu une thèse sur « L’île de Cuba vue par les voyageurs français de 1800 à 1914 » au département d’Études hispaniques d’Aix-Marseille. Dans cette thèse les récits de ces voyageurs sont étudiés comme source historique, et non pas littéraire.
23 Kimball R. B., Cuba and the Cubans, New York, S. Hueston, 1850.
24 Turnbull D., Travel in the West. Cuba, with notices of Porto Rico, and Slave Trade, London, Longman, Orne, Brown, Green and Longmans, 1840.
25 Mais il affirme ensuite n’avoir lu en tout que trois de ces récits, dont deux figurent parmi les écrits les plus violemment critiques à l’égard du système politique et économique cubain, à savoir le récit de Von Humboldt Alexander, Essai politique sur l’île de Cuba ; avec une carte et un supplément qui renferme des considérations sur la population, la richesse territoriale et le commerce de l’archipel des Antilles et de Colombia, Paris, Gide fils, 1826, et celui de Madden Richard Robert, The Island of Cuba: Its ressources, Progress, and Prospects, Considered in Relation Especially to the Influence and Prosperity of the Interests of the British West India Colonies, London, Charles Gilpin, 1849. Taylor J. G., The United States and Cuba: Eight Years of Change and Travel (1842-1850), London, R. Bentley, 1851.
26 Philalethes D., Yankee Travels Through the Island of Cuba, or the Men and Government, the Laws and Customs of Cuba as Seen by American Eyes, New York, D. Appleton, 1856.
27 Kipple K., Blacks in Colonial Cuba, 1774-1899, Gainesville, University of Florida Press, 1976, p. 13.
28 Ibid.
29 Santa Cruz y Montalvo (comtesse de Merlin), Mes douze premières années, Paris, Gauthier-Laguionie, 1831 ; Histoire de la sœur Inès, Paris, P. et Laguiome, 1832 ; Les loisirs d’une femme du monde, Paris, Ladvocat et Comp., 1838 ; Madame Malibran, Bruxelles, Société typographique belge, 1838 ; Madden R. R., The Lives and Times of United Irishmen, 7 vol., Dublin, J. Madden & Co. 1842-1860 ; Madden R. R., The lives and Times of Robert Emmet, Esquire, Dublin, J. Duffy, 1846 ; Literary Remains of the United Irishmen of 1798: and Selection from Other Popular Lyrics of their Times, with an Essay on the authorship of « The Exile of Erin », Dublin, J. Duffy, 1887.
30 Bryant W. C., The Embargo, or, sketches of the Times: a Satire; by a Youth of Thirteen, Boston, Purchasers, 1808 ; « Thanatopsis » North American Review (1817) ; The Fountain, and Other Poems, New York, Wiley & Putnam, 1842.
31 Parmi les œuvres les plus connues du prolifique Anthony Trollope, on peut mentionner la série des Chronicles of Barsetshire, publiées entre 1855 et 1867, ainsi que les Pallisers Novels, publiées entre 1864 et 1879, et The Way We Live Now, London, Chapman & Hall, 1875.
32 Youngs T., « The Importance of Travel Writing », The European English M’essanger, vol. 13, n° 2, 2004, p. 56.
33 Kipple K., op. cit., p. 3-12.
34 Saïd E., op. cit. ; Pratt, op. cit. ; Youngs T., op. cit., p. 57-59.
35 Korte B., op. cit., p. 6.
36 Figarola-Caneda D. (dir.), Centón epistolario de Domingo del Monte, 7 vol., La Habana, Imprenta El Siglo XX, 1923-1957.
37 C’est le cas notamment de Robert L. Paquette avec son livre Sugar is Made with Blood: the Conspiracy of La Escalera and the Conflict Between Empires over Slavery in Cuba, Middletown, Wesleyan University Press, 1988. Philip Foner est aussi de ceux qui traitent du point de vue créole, bien qu’il se serve surtout de sources secondaires.
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