Le 11 septembre « émotionnel ». Ses commémorations à quarante ans du coup d’État chilien et le regard d’une nouvelle génération
p. 155-166
Note de l’auteur
Texte rédigé dans le cadre du projet de recherche Fondecyt n° 3130649 : La construcción de la imagen del dictador latinoamericano a través de las caricaturas de prensa sobre Augusto Pinochet en la prensa europea y estadounidense : 1973-2006.
Texte intégral
1L’instauration d’un nouveau régime d’historicité par rapport au temps présent latino-américain a ses propres particularités selon les différentes modalités de transition démocratique de chaque société. Dans le cas chilien, il s’agit d’un retournement interprétatif du passé récent déclenché par l’irruption d’une jeune génération dans la vie politique du pays et la manifestation d’une nouvelle sensibilité vis-à-vis de la violence des dix-sept ans de la dictature militaire1. Le développement d’un regard émotionnel sur la période dépasse la lecture modernisatrice du régime autoritaire ainsi que la vision consensuelle dont les origines remontent aux pactes politiques de la sortie de dictature. Il ne s’agit pas d’un changement d’échelle par rapport aux origines temporelles du nouveau régime d’historicité, mais de son interprétation et de ses conséquences pour le présent. Le seul consensus qui demeure est la confirmation du fait que la société chilienne a été complètement transformée depuis 1973 dans la mesure où, in fine, il s’agit de notre dernière catastrophe2.
2L’irruption de l’émotion comme déclencheur d’une réinterprétation historique du passé récent remonte à l’arrestation du général Pinochet à Londres (1998). Mais le processus s’est diffusé seulement une fois que les grands médias (TV, cinéma) ont découvert le « potentiel » du sujet pour les nouvelles générations. À cet égard, la commémoration du quarantième anniversaire du coup d’État en 2013 a été un moment de paroxysme. Elle fut marquée par des manifestations et des débats jusque-là inédits dans la société chilienne. Cet article voudrait expliquer les conditions de possibilité de ce déplacement du regard historique par la force du registre émotionnel de l’image.
3Il y a dix ans en 2003, la commémoration du trentième anniversaire de la mort de Salvador Allende et du coup d’État du 11 septembre avait déjà constitué un événement d’importance. Pour la première fois, une partie de la droite politique chilienne reconnaissait, au moins en partie, ses responsabilités dans la répression politique dont a souffert le pays tout au long des années 1970 et 1980. Or, ce sont les militaires qui, sous l’effet de la pression de la classe politique et suite à la détention du général Pinochet en Angleterre, ont finalement accepté la mise en place d’une commission nationale d’enquête sur la torture et la prison politique3, même si le prix à payer pour les associations de droits de l’homme fut la protection légale de l’identité des officiers tortionnaires4.
4Pour la majorité de la population chilienne, il s’agissait aussi d’une opportunité inédite de lire et de regarder à travers différents médias, notamment à la télévision, des documentaires et des reportages sur le coup d’État et la chute de l’Unité populaire. Le ton adopté dans la plupart de ces émissions resta toutefois assez consensuel et « tiède » quant à l’égard de l’historiographie contemporaine chilienne. Cela peut être résumé de la façon suivante : le coup d’Etat et la dictature auraient été une tragédie inévitable, qui s’expliquerait par les conditions chaotiques et violentes qui caractérisaient le gouvernement marxiste de Salvador Allende et le contexte international de la guerre froide. Il s’agissait, en quelque sorte, d’une variante de la fameuse « théorie des deux démons », diffusée en Argentine pour justifier la violence de la dictature (1976-1983).
5La même année (2003), l’opinion publique découvre l’existence des comptes bancaires clandestins du général Augusto Pinochet placés dans différents établissements financiers nord-américains et européens. Le dernier mythe des partisans de la dictature s’effondrait : Pinochet n’était plus le seul dictateur intègre du xxe siècle. La mort du général Pinochet en 2006 et la fin du cycle politique de la coalition de centre-gauche, la Concertación, qui avait gouverné le pays pendant toute la période suivant la dictature (1990-2010), laissaient alors penser que le Chili avait clos le chapitre le plus sanglant de son histoire récente. L’horizon du quarantième anniversaire, en 2013, semblait désormais moins conflictuel et plus éloigné des querelles politiques, car le débat devait être principalement animé par les historiens et les commentateurs politiques.
L’irruption d’une nouvelle génération
6Pourtant, depuis 2006, le pays était secoué par les manifestations de mouvements étudiants exigeant une réforme intégrale du système éducatif chilien. Cependant, personne ne s’attendait à l’énorme vague de mobilisation de 2011 qui frôla presque le spectre de la grève générale5. Tout cela était alors amplifié par le fait que pour la première fois depuis la dictature de Pinochet, le Chili était gouverné par une coalition de droite, dont le discours technocratique et libéral exaspérait encore davantage une partie considérable de la population et plus particulièrement les jeunes issus des classes moyennes. S’il est vrai que les mobilisations commencèrent tout d’abord par des exigences assez basiques de la part des dirigeants étudiants du secondaire et des universités, telle que la baisse du coût du transport public, elles prirent bientôt l’ampleur d’une contestation nationale dénonçant la privatisation du système éducatif dans son ensemble, ainsi que le modèle économique hérité de la dictature militaire. C’est dans ce contexte de remise en question généralisée du passé récent et du débat public sur le modèle de société, que la quarantième commémoration du 11 septembre a eu lieu. Les enjeux du présent faisaient alors émerger les vestiges d’un passé récent, que les élites politiques présentaient comme achevé depuis le rétablissement de la démocratie en 1990.
7La réponse à ce changement radical du contexte historique, et du seuil de sensibilité vis-à-vis du passé récent, n’est pas déterminée par le regard des historiens ou des acteurs politiques traditionnels, mais bien par une nouvelle génération6 née après la fin de la dictature militaire et qui entre tout juste dans l’âge adulte7. Ces dirigeants étudiants issus de mouvements sociaux réclament depuis 2011 une nouvelle interprétation de l’histoire de la dictature et de ses conséquences politiques, économiques et sociales. Ils veulent rétablir un pacte social selon de nouveaux principes démocratiques.
8Il s’agit d’une génération qui n’a pas connu la répression militaire et qui a grandi dans un pays marqué par une croissance économique presque ininterrompue depuis 1987. Dans son imaginaire politique, la peur atavique des « uniformes » reste tout juste un souvenir hérité de leurs parents, dont l’icône principale, Augusto Pinochet, a péniblement été substituée par la triste image d’un malade – se disant – sénile, en fauteuil roulant. Nous sommes loin du souvenir du général vociférant des consignes chaque semaine à la télévision pendant près de deux décennies.
9Ma propre génération, encore connue au Chili comme celle des enfants de Pinochet8, fut tellement conditionnée par la dictature qu’il nous était presque impossible d’envisager un véritable affranchissement des accords économiques et constitutionnels négociés en 1989 avec la droite pinochetiste. En revanche, cette jeunesse post-dictature se pose de nouvelles questions sur le passé, défie le pouvoir et refuse la naturalisation du néolibéralisme comme étant le résultat indéniable de la « modernisation » autoritaire. S’il est vrai que nombre de ces jeunes suivirent leur scolarité dans un contexte marqué par un consumérisme galopant et un individualisme acritique, une bonne partie de cette génération revendique paradoxalement un passé où l’éducation et la santé constituaient des droits sociaux à part entière. Cette époque de « l’État de compromis » (1939-1973), ils ne la connaissent que par référence, et l’ont, peut-être dans une certaine mesure, idéalisée. Pourtant, un puissant slogan au caractère quelque peu nostalgique est né des journées de protestation d’août 2011 : « Éducation gratuite, de qualité et pour tous ! » dont la matérialisation sur le plan juridique correspondait à l’interdiction du profit dans tous les services sociaux et la promulgation d’une toute nouvelle Constitution de la République à l’issue de la tenue d’une assemblée constituante. La phrase se terminait par un : « Rien de plus et rien de moins. »
10L’ensemble des revendications formulées par le mouvement étudiant ne pouvait que défier frontalement le cadre institutionnel de la transition démocratique chilienne soigneusement élaboré et mis en place par les élites politiques entre 1988 et 1998. Le succès de ce processus du point de vue de la dite « gouvernabilité politique » et de la croissance économique est indéniable. Il n’en reste pas moins que le prix à payer fut considérable : le manque de transparence, la démobilisation sociale, la consolidation d’une élite politique hermétique, le renoncement à la lutte contre les inégalités économiques et sociales ; et finalement, l’impunité juridique pour les bourreaux de la dictature9. Face à ce bilan présenté par les élites jusqu’en 2010 comme une réussite du « peuple chilien », le mouvement étudiant se révolta radicalement en 2011. Il fallait alors déconstruire le récit historique consensuel et se réapproprier le caractère conflictuel du temps présent chilien. Le quarantième anniversaire du coup d’État en 2013 allait se présenter comme le moment propice pour un tel changement.
L’avalanche d’images
11L’année 2013 commence déjà marquée par le quarantième anniversaire du coup d’État au mois de septembre et aussi par la future élection présidentielle du mois de novembre. La droite, au pouvoir depuis 2010, avait été durement contestée par une grande partie de la population au cours des mobilisations de l’hiver et du printemps 2011, et peinait à faire augmenter sa maigre cote de popularité. Ni les bons chiffres économiques ni le sauvetage surmédiatisé des mineurs dans le Nord du pays ne parvinrent à sauver l’image du président Sebastián Piñera. Sa gestion technocratique du pouvoir sombrait dans l’indifférence et le mépris généralisé.
12La crispation sociale régnait tandis que la popularité de l’ancienne présidente Michelle Bachelet explosait littéralement dans tous les sondages. Ce phénomène se produit surtout pendant sa longue absence du pays se gardant bien de se prononcer sur la situation politique interne. Tandis que la stratégie du silence portait ses fruits et favorisait la future candidate (finalement élue), les attentes des mouvements sociaux ne cessaient de s’accroître. Les thèmes de la réforme de l’éducation et de la nouvelle constitution monopolisaient la campagne présidentielle de 2013. Simultanément, la droite était déchirée par des querelles internes et par la décision – presque suicidaire – de trois de ses candidats de se retirer de l’élection présidentielle. Dans ce contexte, le mois de septembre représentait une épreuve majeure pour la classe politique et pour la droite en particulier. La construction institutionnelle forgée pendant la dictature pouvait-elle résister aux questionnements historiques relatifs à la responsabilité en matière de violations des droits de l’homme ?
13La commémoration du 11 septembre 1973 suscita une pléthore d’événements : lancements de livres, colloques, débats, reportages, interviews avec des acteurs de l’époque, documentaires, émissions de radio, etc. En tant qu’historien du temps présent, je peux témoigner de l’énorme succès du grand colloque d’histoire du « 11 septembre 1973 » qui a eu lieu au Centre culturel Gabriela Mistral (GAM) début septembre 2013. Des centaines de spectateurs attendaient à l’extérieur du bâtiment pour assister aux diverses conférences. Du jamais vu dans le milieu historiographique chilien au public assez austère10.
14C’était la première fois depuis la récupération de la démocratie qu’une toute nouvelle génération adulte posait des questions gênantes à ses parents, y compris dans les milieux de droite. Comment justifier alors la torture, la disparition de personnes, la prison politique et l’exil au nom de l’essor économique du pays ? La peur des militaires n’était plus une excuse valable pour cautionner le silence, ou pour justifier le passé sous le prétexte de ne pas avoir vécu ces événements tragiques. L’argument de la « guerre contre le marxisme » semblait encore moins crédible étant donné le sacrifice solitaire du président Allende dans le palais de La Moneda et l’inexistence d’une réponse militaire et armée de la gauche au coup d’État. Enfin et surtout, cette jeunesse chilienne ne croyait plus aux « monstres » et aux fantômes de la guerre froide.
15Au sein de plusieurs familles conservatrices, le débat suscita de durs affrontements. Le fait d’avoir profité du régime et de ne pas avoir dénoncé les faits de violence est alors considéré comme une faute morale. Il ne faut pas négliger « l’effet Internet » pour des jeunes qui peuvent désormais accéder à toutes les informations historiques mises en ligne sur le web. En conséquence, il est devenu impossible de défendre une dictature condamnée partout dans le monde. Une idée s’est installée avec force : le général Augusto Pinochet était finalement devenu l’un des « méchants » de l’histoire contemporaine et tous ses collaborateurs (civils et militaires) devraient tôt ou tard partager le même jugement historique. Il aura fallu seulement un mois et demi pour faire voler en éclats un discours historique national soigneusement bâti depuis quarante ans. Le pire des scénarios politiques se présentait pour la « droite pinochetiste » juste au milieu de la campagne présidentielle : le spectre de la dictature était plus présent que jamais. Elle ne sera jamais parvenue à s’en débarrasser.
La chaîne Chilevisión et les « complices passifs » de la dictature
16Il était évident que l’année 2013 allait être marquée par les commémorations du 11 septembre. Toutefois, presque personne ne s’attendait aux débats qui surgirent surtout à la suite de deux émissions de télévision diffusées sur la chaîne privée Chilevisión, dont le président de la République (centre droit), Sebastián Piñera, avait été actionnaire majoritaire jusqu’à quelques mois précédant son élection. Cela n’est pas une coïncidence. Nous nous référons plus particulièrement à la série documentaire Chile : las Imágenes Prohibidas (Chili : les images interdites) et à la série de docu-fictions Ecos del Desierto (les échos du désert). Les deux programmes furent diffusés par Chilevisión pendant le mois de septembre, au moment précis où la sensibilité vis-à-vis de la violence de la dictature devient une véritable arme politique.
17Le bombardement de la Moneda, la persécution des partisans de l’UP, les autodafés de livres jugés « marxistes », les arrestations et les exécutions au Stade national, les conditions de la mort et les funérailles de Pablo Neruda en plein couvre-feu et certains cas de prisonniers disparus constituèrent les faits les plus émouvants du premier volet de Chile : las Imágenes Prohibidas11. La série fut conçue comme une sorte de registre chronologique de la violence politique au Chili à partir des événements les plus marquants de la période. La mise en scène avait été méticuleusement conçue d’un point de vue éditorial et esthétique.
18La production choisit le célèbre et jeune comédien Benjamin Vicuña comme le présentateur in situ de chaque chapitre. Habillé en jeune de la classe moyenne adoptant une attitude bienveillante à l’égard des victimes et défiante face à l’autorité, Vicuña adressait au public un message clair : le temps était venu de parler ouvertement de la violence et de la répression de la dictature, qu’il n’était dès lors plus possible de justifier. Ajoutons que le comédien avait déjà été le protagoniste d’une autre série de télévision traitant de la dictature diffusée en 2011 : « Les archives du Cardinal12 », dont les images saisissantes sur la torture et la disparition de militants de gauche avaient généré une vive réaction de la droite politique quant au rôle de la chaîne publique TVN dans le traitement de l’histoire récente. Benjamín Vicuña, issu paradoxalement d’un milieu bourgeois, était devenu l’icône de l’émergence d’une nouvelle sensibilité à l’égard de la violence politique au Chili, tout du moins dans le cadre de la production audiovisuelle dirigée à un grand public. Pour le président du parti de droite Renovación Nacional, Carlos Larraín, la série ne faisait que victimiser les militants de gauche en occultant « l’autre côté de l’histoire ». Pour lui, le pire était que la production avait été financée avec des fonds publics13.
Illustration 1. – Source : LUN. Séance de torture, « Los Archivos del Cardenal », 2011.
Illustration 2. – Source : Chilevisión. L’Affiche officielle de « Las Imágenes prohibidas » avec Benjamín Vicuña, 2013.
Illustration 3. – Source : Chilevisión. L’Affiche officiel de « Ecos del Desierto » avec Aline Kuppenheim, 2013.
Illustration 4. – Source : TVN. L’affiche officielle de « Los Archivos del Cardenal », 2011.
19S’il ne fait aucun doute que Chilevisión s’attendait à un succès relatif en termes de téléspectateurs, les quatre émissions de Chile : las Imágenes Prohibidas battirent en réalité tous les records de l’audimat dans le domaine de la programmation culturelle14. Chaque chapitre suscita d’innombrables débats au sein des réseaux sociaux tandis que le silence et la gêne envahissaient les esprits de ceux qui défendaient encore le legs de la dictature. Ils étaient maintenant sur la défensive après quarante ans d’hégémonie discursive dans les grands médias appartenant aux groupes économiques les plus puissants du pays. Seules quelques personnalités de la droite manifestèrent leur désarroi, dénonçant un certain laxisme de la part du gouvernement et l’accusant de subventionner des documentaires montrant une « vision déformée » de l’histoire récente du pays. Leur indignation sombra dans l’indifférence générale car même au sein de leur propre famille politique, des voix s’élevaient pour critiquer sans euphémismes la répression de la dictature.
20Par la suite, la série montrait les premières et timides manifestations contre la dictature d’Augusto Pinochet au début des années 1980, qui se transformèrent plus tard en mouvements massifs dirigés par les travailleurs du cuivre, les étudiants et l’opposition politique. Les images de cette période 1980 furent les plus marquantes, car totalement inconnues de la majorité des Chiliens. Elles avaient été principalement filmées à l’époque par le journal semi-clandestin Teleanálisis15 et par les propres chaînes de télévision, mais censurées et conservées dans les archives audiovisuelles privées.
21Dans le même registre, la série Échos du désert nous fit partager le destin de l’avocate Carmen Hertz, qui s’était battue pendant trente ans contre l’impunité afin de connaître le sort du corps de son mari fusillé par l’armée quelque part dans le désert chilien. Son parcours désespéré entre les différents régiments du nord du pays nous montre la tragédie de milliers de familles des victimes de la dictature. Les militaires n’apparaissent plus dès lors comme les sauveurs de la patrie ou les victimes de la polarisation politique, mais simplement comme les bourreaux d’un peuple terrorisé. Cette fois, il ne s’agit pas d’une réalisation tournée à l’étranger dans le contexte de la lutte internationale contre la dictature chilienne propre à la guerre froide. Au contraire, il s’agit d’une production chilienne disposant d’un budget considérable et d’une qualité technique remarquable. Sauf l’effet « beau visage » de certains comédiens choisis pour leur popularité, le scénario, les dialogues et surtout le contexte historique rendent compte d’une superproduction à l’échelle nationale.
22La plupart des journalistes et des historiens chiliens connaissaient ces histoires depuis longtemps. Mais le fait de les regarder à la télévision publique pendant quatre semaines déclencha un jugement négatif généralisé vis-à-vis de la dictature et de tous ceux qui l’avaient soutenue. Une nouvelle sensibilité était en train d’émerger par rapport au coup d’État et aux événements postérieurs. Il fallait condamner publiquement les années de plomb et le président Piñera profita de l’occasion pour se présenter comme un vrai démocrate sans aucun lien avec ce passé autoritaire, bien que sa fortune personnelle ait été bâtie pendant les années les plus noires du régime militaire.
23Pour une bonne partie de la droite héritière de Pinochet, il s’agissait de la « dernière trahison » de Piñera, et le coup de grâce fut porté à la campagne présidentielle de Evelyn Matthei (candidate de la droite pour les élections de 2013 et ancienne ministre du travail du gouvernement Piñera). Il fallait ajouter à tout cela le choc émotionnel d’une grande partie de la population, surtout les jeunes générations, qui pour la première fois découvraient les images de la dictature et de la répression à la télévision16. Il était devenu presque impossible de défendre l’héritage du régime militaire face à la brutalité exposée visuellement. Aucune modernisation économique ne pouvait être justifiée à l’aune d’une telle violence aveugle.
24Comment explique-t-on l’attaque du président Piñera vis-à-vis de son propre camp politique en jugeant les civils ayant collaboré avec la dictature comme des « complices passifs17 ». Jamais, en vingt ans de gouvernement, la coalition de centre-gauche (La Concertación) n’avait osé émettre un pareil jugement à l’égard de ses adversaires. Ce qui est apparu comme une action politique suicidaire du chef de l’État s’est révélé finalement comme une stratégie de positionnement pour son avenir politique. Il peut toujours revendiquer le fait d’avoir voté « Non » au référendum de 1988 et de n’avoir aucun lien direct avec le gouvernement Pinochet et ses actes criminels. Sa petite victoire personnelle en matière de popularité a été construite sur les décombres de sa propre coalition. Le jugement éthique de Piñera sur le passé autoritaire de beaucoup de ses collaborateurs tomba comme un coup de tonnerre sur les partis politiques de la droite. Pour Piñera, homme d’affaires, les « titres » de la dictature étaient en chute libre. Il fallait alors s’en défaire et vite. Tout le récit historique de la droite était alors en train d’être « liquidé » par le haut.
Le crépuscule des bourreaux
25Il restait cependant encore une dernière action inattendue du président lorsqu’à la fin du mois de septembre 2013, il donna l’ordre de fermer la prison militaire Cordillera où les principaux chefs militaires jugés pour violations des droits de l’homme purgeaient leur peine dans des conditions proches du grand standing. Certaines rumeurs fondées évoquaient même le fait que certains sortaient pour faire leurs courses de fin d’année. Les « prisonniers » devaient être finalement transférés dans une autre prison militaire moins luxueuse, Punta Peuco. Évidemment, la plupart des détenus rejetèrent la circulaire du ministère de la Justice en invoquant les « devoirs patriotiques » qu’ils auraient ainsi rendus pendant « la guerre contre le communisme » et le respect de leur grade militaire. La situation touche à son paroxysme lorsque l’un des prisonniers, le général Odlanier Mena18, se suicida lors de sa sortie dominicale, manifestant ainsi son refus de l’ordre de transfert19.
26L’un de pactes non écrits de la transition démocratique chilienne prévoyait que les militaires, en cas de condamnation, purgeraient leurs peines au sein d’installations militaires, et bénéficieraient de conditions privilégiées aux frais de l’État. Pour les hauts gradés, il était même permis de s’interroger sur la nature de ce type d’établissements pénitenciers, que seule l’interdiction de sortir du périmètre militaire permettait de qualifier de prisons. Cette situation contrastait toujours avec le traitement réservé aux militants de gauche qui avaient combattu la dictature par les armes et qui restaient dans la prison de haute sécurité de Santiago, ainsi que dans d’autres établissements pénitentiaires du pays, en étant condamnés pour délits « terroristes ».
27En dépit des pressions politiques considérables, le président Piñera ne changea pas d’avis et les prisonniers militaires furent transférés à Punta Peuco dans les délais annoncés. Aucun autre gouvernement depuis 1990 n’avait défié les privilèges des hauts gradés jugés pour crimes contre l’humanité. Le président Piñera joua habilement sur le registre émotionnel pour signer l’acte de naissance d’une nouvelle droite dite « libérale » et libérée du fardeau militaire. De son côté, l’aile pinochetiste de l’autre grand parti de la droite (l’UDI) n’a pas supporté ce dernier coup symbolique. Pour la première fois depuis 1990, les héritiers de la dictature restaient silencieux, complètement effrayés par un « septembre noir », émotionnel ; la commémoration des quarante ans du coup d’État en 2013 avait viré au cauchemar. Leur « saga libératrice de 1973 » s’était convertie en l’acte politique criminel le plus rejeté du xxe siècle chilien.
L’effondrement du « pinochetisme »
28Il est toujours frappant pour les observateurs étrangers de constater sur le terrain l’écart existant entre l’image négative du général Pinochet hors du Chili et son image à l’intérieur du pays. Il faut pourtant rappeler qu’en 1988 Pinochet avait perdu le référendum (plebiscito) avec tout de même pas moins de 44 % des voix. Cela signifie qu’après dix-sept ans de dictature, 3 000 morts et disparus, 200 000 exilés et l’anéantissement de l’État « Providence », près de la moitié de la population chilienne jugeait encore acceptable le maintien de Pinochet au pouvoir pour un nouveau mandat de huit ans. Cette persistance du « pinochetisme culturel » ne commença à se dissoudre qu’à la suite des révélations sur l’affaire des comptes bancaires que la famille Pinochet possédait à la banque Riggs de Washington. Le mythe du général libérateur et austère s’est alors effondré. Toutefois au sein de certains cercles intellectuels l’image de l’homme visionnaire et modernisateur qui, comme l’on disait à l’époque, avait été « le premier à vaincre le communisme par la force des idées et du fusil » perdure20.
29En réalité, une bonne partie de l’élite économique nationale reste fidèle à son héritage, même s’il s’avère impossible de défendre son image à l’étranger. De même, cette défense du pinochetisme va se montrer impuissante au Chili face au développement d’une nouvelle sensibilité générationnelle qui n’éprouve ni peur, ni respect pour Pinochet, car la représentation mondiale du dictateur sanglant traverse les frontières et s’installe aussi au Chili.
30L’isolement du récit historique « consensuel » se confirme face à la pléiade des regards critiques internes et externes portés sur la dictature chilienne. L’impossibilité de continuer à justifier la modernisation économique par le silence ou l’omission de la répression a ouvert un nouveau cycle politique au Chili où la peur a cessé d’être le moteur de l’action politique. Pour les héritiers de Pinochet et les libéraux de la Concertación, le pire des cauchemars serait justement la remise en question de l’ordre économique qu’ils tentent d’extirper de son berceau originel : la dictature militaire. Pour eux, l’année 2013 a porté malheur.
31Un régime émotionnel de l’histoire récente vient de s’installer au Chili par la voie de la création artistique destinée au grand public. Les milliers de pages écrites par les élites sur l’exemplarité de la transition politique chilienne se sont effondrés à la suite des questionnements d’une jeunesse étudiante critique du modèle économique et grâce à la force des images diffusées à la télévision. Le régime d’historicité reste pourtant attaché à la temporalité et aux horizons de la dictature, mais la lecture et l’orientation de la période sont en train de changer radicalement.
Notes de bas de page
1 Cf. Langue F., « L’histoire des sensibilités. Non-dit, mal dire ou envers de l’histoire ? Regards croisés France-Amérique latine », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [en ligne], colloques, mis en ligne le 17 mars 2006, [http://nuevomundo.revues.org/2031] ; Wickberg D., « What Is the History of Sensibilities? On Cultural Histories, Old and New », The American Historical Review, n° 112, 2007, p. 661-684.
2 Je reprends ici l’expression d’Henry Rousso. Cf. Rousso H., La dernière catastrophe : l’histoire, le présent, le contemporain, Paris, Gallimard, 2012.
3 Sur le sujet de la torture au Chili pendant la dictature, cf. Gárate M., « “Mon honneur vaut bien ton silence.” Deux universitaires et le souvenir de la torture au Chili (1973-2001) », dans L. Capdevila et F. Langue, Entre mémoire collective et histoire officielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 53-67.
4 Le rapport intégral de la commission peut être téléchargé directement sur le site web de la bibliothèque du Congrès national chilien : [www.bcn.cl/bibliodigital/dhisto/lfs/Informe.pdf].
5 Il est difficile de ne pas faire de rapprochement avec les mouvements des indignés espagnols et les protestations du printemps arabe du début de la même année.
6 Cf. Cornejo M., Reyes M. J., Cruz M. A., Villarroel N., Vivanco A., Cáceres E., Rocha C., « Historias de la Dictadura Militar Chilena Desde Voces Generacionales », Psykhe, vol. 22, n° 2, 2013, p. 49-65.
7 Selon les dernières données de l’INJUV (Institut national de la jeunesse), presque 25 % de la population chilienne avait moins de 30 ans en 2010. Cf. Varios autores, « Sexta Encuesta Nacional de la Juventud », INJUV, Gobierno de Chile, 2010, 431 p.
8 Il s’agit des cohortes nées entre 1960 et 1980.
9 Il faut rappeler que ceux qui insistent sur le « haut degré » de justice opérée au Chili depuis 1998 en matière de droits de l’homme oublient souvent que cela a été plutôt le résultat de la pression internationale après l’arrestation de Pinochet à Londres et non pas de la volonté des autorités chiliennes de l’époque pour rendre justice aux victimes de la répression militaire.
10 Il s’agit du séminaire international : « A cuarenta años del golpe de Estado en Chile : Usos y abusos en la historia », Santiago de Chile, GAM, 2-4 septembre 2013. Voir le site web : [http://acuarentaanosdelgolpe.wordpress.com/].
11 La page internet de la série peut encore être consultée directement sur le site de la chaîne de télévision Chilevisión à l’adresse suivante : [http://www.chilevision.cl/chile_las_imagenes_prohibidas/site/edic/base/port/inicio.html]. Les 4 chapitres ont été massivement regardés aussi à l’étranger sur « You Tube » et d’autres sites web : [http://lanuevatvchilena.blogspot.com/p/chile.html] (erreur en 2017).
12 La série « Los archivos del Cardenal » peut être toujours regardée sur You Tube : [http://www.youtube.com/watch?v=orLMrVhmBV0].
13 Site web de Radio Cooperativa (23 juillet 2011) : « Carlos Larraín y “Los archivos del cardenal” : La serie se va a matar solita ». Cf. [http://www.cooperativa.cl/carlos-larrain-y-los-archivos-del-cardenal-la-serie-se-va-a-matar-solita/prontus_nots/2011-07-23/102840.html].
14 Cf. El Mercurio online, Espectáculos, « Vicuña : “No me esperaba el éxito de ‘Chile, Imágenes Prohibidas’” », 21 août 2013, [http://www.emol.com/noticias/magazine/2013/08/21/615658/benjamin-vicuna.html].
15 Cf. le microsite historique de Memoria Chilena sur « Teleanálisis » : [http://www.memoriachilena.cl/602/w3-article-96764.html].
16 Sur le problème des émotions dans les études historiques voir : Burke P., « Is There a Cultural History of the Emotions? », in P. Gouk et H. Hills (ed.), Representing Emotions: New Connections in the Histories of Art, Music and Medicine, Aldershot, Ashgate, 2005, p. 35-48 ; Bourke J., « Fear and Anxiety: Writing About Emotions in Modern History », History Workshop Journal, n° 55, 2003, p. 113-116 ; Tausiet M. et Amelang J. S., « Introducción : Las emociones en la historia », in M. Tausiet, J. S. Amelang (ed.), Accidentes del alma. Las emociones en la edad moderna, Madrid, Abada editores, 2009 ; Zaragoza Bernal J. M., « Historia de las emociones : una corriente historiográfica en expansión », Asclepio, n° 65, 2013 ; Joly M., « Guerre civile, violences et mémoire : retour des victimes et des émotions collectives dans la société espagnole contemporaine », dans L. Capdevila et F. Langue, Entre mémoire collective et histoire officielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 113-125 et Matt S. J., « Current Emotion Research in History: Or, Doing History from the Inside Out », Emotion Review, n° 3, 2011, p. 117-124.
17 L'expression originale employée par Piñera fut : les « cómplices pasivos » de la dictature. Cf. [http://www.cooperativa.cl/noticias/pais/dd-hh/presidente-pinera-muchos-fueron-complices-pasivos-de-la-dictadura/2013-08-31/082931.html].
18 Comme curiosité on peut dire que cet étrange prénom a été choisi par son père qui voulait le nommer Reinaldo, mais mettant les lettres à envers : « Odlanier ».
19 Le général Mena a été le premier directeur de la Centrale nationale des renseignements (CNI) entre 1977 et 1980. La CNI est la police secrète qui a remplacé la tristement célèbre DINA du colonel Manuel Contreras.
20 Cette idée a été développée dans mon dernier livre : La Revolución Capitalista de Chile, Santiago de Chile, Ediciones Universidad Alberto Hurtado, 2012.
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