La peur au cœur de l’expérience de la violence pendant la guerre civile espagnole
p. 41-52
Texte intégral
« [L]a peur est un sentiment intimement lié au défrichement de l’histoire puisqu’elle est indissociable de l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger1. »
Enzo Traverso.
D’un objet qui se dérobe à l’autre
1Travailler sur un objet qui se dérobe peut conduire à de ponctuels aveuglements qui se dissipent lorsque l’on décentre le regard, ce qui permet de révéler ce qui demeurait caché ou apparaissait en transparence. En réinterrogeant mon objet de recherche à partir d’une émotion, la peur, de nouvelles perspectives analytiques se sont dévoilées pour revisiter l’expérience de la violence de la guerre civile espagnole et de ses lendemains. Au départ, mon travail de recherche consistait à retrouver les gestes de la violence sexuée contre les femmes dites républicaines (telle la pratique de la tonte, celle de la purge à l’huile de ricin et de l’exhibition des corps dégradés ou des viols2), ce qui, concrètement, revenait à défier un objet fuyant et résistant. Fuyant en raison de la nature parcellaire et fragmentée des sources relatives à des violences justement vouées à ne pas laisser de traces ; résistant par le silence partiel des témoins. Dans le cadre de cette recherche, la démarche rétro-historique s’est imposée afin de combler les manques et les angles morts grâce à l’enquête orale. Il s’agissait alors de récupérer la mémoire des faits afin de reconstituer les contours de l’expérience de la violence. Cette quête fixée sur la description des actes de violence a laissé, partiellement, de côté le cadre émotionnel de la délivrance de la parole qui se situait davantage au cœur de la réflexion relative à la pratique de l’histoire orale et au face-à-face complexe et passionnant entre l’historien(ne) et le témoin.
2Or, reconsidérer aujourd’hui ce travail entrepris il y a plusieurs années et repenser la question des violences par le prisme de l’histoire des sensibilités a permis de mettre en lumière un objet qui traversait, en continu mais en arrière-plan, le récit : la peur. Et celui-ci s’incarnait dans la difficulté à parler, à revenir sur ce passé douloureux et hanté. Aussi, ne faut-il pas lui rendre sa place au cœur même de l’analyse de la violence ? La peur ne serait-elle pas un élément fondamental, voire central, de la violence politique née du basculement dans le conflit civil ? Et cette émotion ne constitue-t-elle pas une des traces profondes de l’expérience de la guerre qui a travaillé et qui a marqué, en profondeur durablement et en silences, la société espagnole ?
3Peur(s) et expérience de(s) la violence(s) sont en effet indissociables. Mais il s’avère nécessaire de réinterroger cette apparente évidence, lui donner sens et contenu. L’histoire de ce couple aux déclinaisons plurielles révèle non seulement la nature de l’expérience de la guerre, les « répercussions psychologiques, culturelles et institutionnelles de la violence3 » nées du basculement dans le conflit, mais aussi ses résonances intimes et collectives sur le temps long.
4Aussi, il s’agit ici, au travers d’une réflexion qui se veut programmatique, de soumettre quelques pistes pour l’écriture d’une histoire de la peur du temps de la guerre civile et de ses lendemains à partir du cas précis des violences commises contre les corps des femmes républicaines. Il est donc question de traquer un autre objet qui se dérobe pour l’historien et d’interroger, tant dans sa dimension sociale et collective que dans sa dimension intime4, le lien entre violence, projet politique et peur5.
Violence(s) et peur(s) : traces des formes et des usages des émotions collectives
5La peur, entendue selon Jean Delumeau comme une « émotion-choc » provoquée par la prise de conscience d’un danger présent ou latent, réel ou imaginaire, qui semble menacer sa propre vie6, apparaît d’abord dans les archives au travers de ses usages politiques, d’une part, et de ses représentations collectives, d’autre part. Le déclenchement intentionnel de la peur chez l’ennemi comme arme de guerre ainsi que l’expression perçante de l’angoisse afin de dire la tragédie partagée au sein d’une même communauté constitue deux déclinaisons de la présence manifeste de la peur au cœur de la dynamique du conflit. Circonscrire l’analyse à la violence exemplaire, la violence-spectacle, permet d’analyser ces deux versants du lien entre violence(s) et peur(s). La violence ostentatoire et le spectacle de l’humiliation des corps féminins ont fonctionné comme instrument de paralysie de l’ennemi. Et la prise de connaissance progressive de la pratique de la tonte, de la purge à l’huile de ricin et de la promenade publique des corps dégradés a fortement marqué les esprits des contemporains et nourri les récits de la souffrance subie par la communauté républicaine.
La violence sexuée spectaculaire : insuffler la peur à l’arrière
« [L]a brutalité procède toujours d’une mise en scène de la violence, et souvent d’une mise en scène de la destruction, qui joue son rôle dans cette destruction7. »
Étienne Tassin.
6La violence-spectacle crée la peur. Elle est un des ressorts de la guerre. Eduardo González Calleja, en se basant sur les travaux de Stathis Kalyvas, rappelle que la peur et la vengeance sont les deux grands éléments déclencheurs de la violence dans les conflits civils8. Et de souligner la centralité, dans le répertoire des violences, de l’humiliation publique et de l’exhibition des corps violentés de l’ennemi. Forme d’intimidation qui permet de distiller la peur chez l’ennemi, réel ou imaginé, la mise en scène de la dégradation du corps de l’ennemie participe donc d’une tactique de la peur. À ce titre, les tontes publiques, les défilés des femmes rasées et purgées à l’huile de ricin sont symptomatiques de la « violence spectaculaire et effrayante » que charrie la guerre9.
7La « terreur par l’exemple10 » est une stratégie politique visant à soumettre l’ennemi par la peur. Pour l’historien Eduardo González Calleja, la diffusion de la peur à travers la violence – ici sexuée – permet de construire des espaces de pouvoir politique fondés sur la terreur et sur la paralysie des individus. Le conflit se joue aussi dans la construction politique de la peur, de la crainte et de l’effroi. Dès lors, l’usage politique des rumeurs de la violence, comme par exemple les rumeurs entourant les viols des femmes républicaines par les troupes nationalistes, se situe au cœur de la fabrique de la peur11. Les rumeurs réactivent ainsi des imaginaires partagés qui puisent dans le passé violent et conflictuel, réel ou fantasmé. C’est ainsi que resurgissent les souvenirs de la guerre coloniale au Maroc et que se cristallise la peur autour de la présence des troupes maures. De même, le réveil de la mémoire des faits violents et de l’offensive révolutionnaire (et contre-révolutionnaire) d’octobre 1934 est significatif car il marque un temps important dans l’établissement du lien entre la sexualité, l’activisme partisan et la violence politique. Ainsi, le continuum des préjugés culturels envers les « rouges » fut renforcé en 1936 et il justifia la politique d’anéantissement de l’ennemi(e). Comme le rappelle Eduardo González Calleja, la peur puise ses racines dans le passé, elle construit des traditions et elle jette les fondations de comportements comme de mythes qui s’héritent de génération en génération12. Il faut alors considérer le fait que les rumeurs portent en elles la « force des émotions » collectives et des peurs13. Et que ces émotions sont sciemment manipulées par les autorités nationalistes qui mettent en place une terreur systématique et constante. Cette terreur s’appuie donc sur la visibilité de la violence pour neutraliser toute résistance des adversaires.
8Dans l’ouvrage de Tomasa Cuevas, Testimonios de mujeres en las cárceles franquistas, raconte comment les femmes emprisonnées dans les geôles franquistes racontent ce dont elles ont été témoins dans les villages espagnols. Un passage traduit parfaitement ce lien entre exhibition des corps dégradés et imposition de la peur et du silence chez l’ennemi.
« [E]lles racontaient les choses qu’elles avaient vues dans leurs village comment ils purgeaient [les femmes républicaines] à l’huile de ricin, leur coupaient les cheveux, les promenaient dans le village moquées par tous. Ceux de gauche se taisaient par peur14. »
9Outre les informations sur les faits de violence, cette discussion retranscrite atteste de la conscience de l’impact de cette violence-spectacle sur la communauté agressée : une paralysie provoquée par la peur pour soi et les siens. Par ailleurs, l’organisation de l’acte même de tondre potentialise cette terreur par l’invention du bourreau. Parfois, un homme « de sensibilité républicaine » est contraint de raser le crâne des femmes de sa communauté d’appartenance. Une communauté politique mais souvent émotionnelle en raison des liens familiers qui unissent les victimes à ce tondeur inventé. Pour cet homme, l’angoisse est double. Elle est liée tant à la peur de la mort en cas de refus qu’à l’effroi suscité par la violence donnée. La voix de ces individus contraints à effectuer ce geste est rare. Dans un recueil de témoignages sur la répression dans la localité de Vallehermoso (Canaries), un barbier raconte son expérience en ces termes :
« [Q]uand j’ai tondu les femmes, vous pouvez imaginer l’état dans lequel cela me mettait de tondre des femmes sans défense, je pleurais ; ce qui m’a fait mal parfois, c’est quand je devais régler la machine de manière à leur mettre la boule à zéro, à leur blanchir le crâne tout en pleurant, j’avais de la morve un peu partout. Les pauvres, elles avaient l’air si naturel ! Et moi qui pleurais mais je n’avais pas le choix : “Faites-le !” Ici personne n’a refusé de s’exécuter. Dieu nous en préserve, car celui qui refusait ne sortait pas de là et se prenait une bonne raclée. En ne refusant pas, il se prenait tout de même une raclée, mais s’il refusait, alors là15… »
10Ces paroles, outre le fait qu’elles expriment la douleur ressentie dans ce corps à corps forcé et humiliant par les larmes versées et la perte de contrôle, montre combien l’imposition de la peur comme stratégie de soumission des territoires a condamné des hommes ordinaires à faire l’expérience de la violence corporelle.
11Ces quelques considérations invitent donc à entreprendre une relecture de l’enchevêtrement entre violence(s) et peur pour repenser la nature de l’expérience de la guerre et de ses lendemains. Il en est de même pour le corpus relatif à la mise en mots et en images des atrocités de guerre16.
Figer la peur par l’image : des angles morts
12Qu’en est-il de l’imagerie de la peur ? Un ouvrage collectif consacré aux rhétoriques de la peur propose de réévaluer la mise en images de cette émotion durant la guerre civile espagnole17. En introduction de sa contribution sur les « noticieros », Pierre Sorlin considère que « saisir la peur pour revisiter cette période historique constitue une entreprise audacieuse, nécessaire et difficile18 ». Difficile, en effet, car il s’agit de tenter de capter une émotion qui se situe souvent dans le champ des représentations collectives. En ce sens, il est question ici de s’interroger sur la façon dont les productions iconographiques républicaines figent la peur pour dire l’expérience de la guerre. Outre le motif de la souffrance, du martyre et de la douleur, ces documents mobilisent également celui de la peur. Cette émotion partagée fonde aussi la communauté en guerre.
13Alejandro Gómez Maganda, consul général du Mexique à Barcelone durant la guerre, édite en 1938 un ouvrage intitulé ¡ España sangra19 ! Que retient alors cet observateur étranger du destin du peuple républicain espagnol ? Il insiste sur les bombardements. Un dessin – rouge et noir – fige les visages de la peur qui regardent, en courant, la menace de l’attaque. Ces visages représentent les différents âges de la vie : l’enfance, la jeunesse masculine et féminine et la vieillesse. Ils portent tous les stigmates de l’effroi. La scène communique au lecteur cet instant de panique qui résume alors la détresse d’un peuple. Ce sont en effet les scènes de bombardements qui permettent d’atteindre, par l’image, les formes de la peur du temps de la guerre.
14Mais est-il possible de trouver des représentations iconographiques qui capturent la peur de la violence sexuelle ? L’entreprise est complexe, car ce qui apparaît dans la majorité des documents c’est le temps de l’après coup, lorsque la violence a été commise. Ce choix de montrer les corps meurtris, défigurés, dénudés des femmes tondues, purgées et violées masque l’expérience intime et sa dimension émotionnelle. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit dans la majorité des représentations de se réapproprier, symboliquement, les corps souillés des femmes républicaines pour construire le « soi collectif » douloureux20. La vue de ces femmes violentées doit provoquer l’effroi chez le lecteur qui plonge dans les horreurs de la guerre. Provoquer cette émotion s’inscrit dans la logique de la construction des atrocités de guerre et de leur diffusion volontaire21.
15Demeure alors un angle mort que l’historien a du mal à atteindre. En effet, qu’en est-il de l’émotion vécue, individuellement, au moment où elle surgit ? Qu’en est-il de l’expérience intime et solitaire de la peur ? Et qu’en est-il des temporalités de cette émotion ? Quelle(s) trace(s) nous laisse-t-elle ?
Retrouver les traces de la peur : relire les interstices des archives
16Rechercher la trace écrite des émotions au cœur des archives de la violence sexuée appelle à retrouver l’expérience individuelle et intime qui se loge dans les narrations sur la violence de la guerre et de la dictature. De plus, cette relecture laisse entrevoir de nouveaux territoires d’exploration pour saisir le lien entre peur et violence du temps de la guerre civile espagnole. En ce sens, n’est-il pas essentiel de réévaluer un cadre singulier de la violence, la nuit, qui apparaît comme un espace-temps privilégié de la perpétration de violences extra-légales ?
La peur : une émotion qui traverse les témoignages
« [L]e village se dessine aux premières lueurs du jour. C’est bien Pelegrina, je reconnais son église. Nous découvrons un talus couvert de mûres que nous avalons par poignées. […] Qui va aller s’assurer que la voie est sûre ? Luisa serait la mieux indiquée, mais elle a tellement peur d’être arrêtée, tondue, violée, tuée, que nous la renvoyons aux mûres22. »
17Ce passage des mémoires de Mika Etchebéhere, Ma guerre d’Espagne à moi, illustre combien la perception de la menace de la violence corporelle et de la mort insuffle la peur chez les combattants et paralyse leur action. La peur ici rapportée par un membre du groupe signale celle qui traverse chaque individu confronté à la possibilité de la mort. L’expression même de la peur permet de dessiner les contours de deux attitudes face à la réalité du combat : la peur versus la bravoure. L’intérêt de cet extrait est qu’il propose une traduction de l’instant de la perception émotionnelle de cette menace. Aussi, il agit comme une invitation à resituer l’individu au cœur de l’expérience de la guerre et à reconsidérer l’instant. Cet instant de la peur éprouvée peut se répéter dans des situations ressenties comme périlleuses. Lors d’un entretien oral relatif à son expérience de la guerre dans un village de Galice, une vieille femme se souvient, à la fin de son récit, de la « peur terrible » qui surgissait lorsqu’elle était contrainte de se déplacer à proximité de la caserne de la garde civile de Barreiros où des femmes subissaient des violences corporelles.
« Question : Tu as connu le lieutenant de la Garde Civile, celui qu’on appelait “L’enragé” ?
Réponse : Oui. Il était très méchant. Il a tué beaucoup de monde […]. Et ensuite, dans les casernes de la Garde Civile de Barreiro, à l’époque donc, eh bien, ils attrapaient également les filles, celles qui étaient de gauche, puis ils leur rasaient la tête et les sourcils. Parfois les deux sourcils, parfois juste un seul. Voilà ce qu’ils faisaient. C’est pour ça que nous avions peur, nous autres, lorsque nous passions par là. Nous avions une peur terrible des gardes civils23. »
18Cette femme sollicitée plusieurs années après les événements se souvient des émotions liées à la conscience de la présence de la violence. La terreur distille la peur au sein des communautés au moyen de la publicité des actes de répression ainsi que par la dilution des frontières entre le temps ordinaire du quotidien et le temps extrême des actes de torture des corps. La peur définit donc l’expérience de la guerre en ce sens que c’est ce qui reste, durablement.
19Mais l’instant peut aussi être celui de la violence réellement reçue. Au-delà des grandes lacunes du corps documentaire qui rend cette entreprise fragile et périlleuse, il faut tenter d’identifier la peur qui se loge au cœur du fait violent. En 1937, le service d’information de l’armée républicaine rapporte, dans un bulletin daté du 4 avril, le cas d’une tonte dans la ville de Guipúzcoa. Le récit insiste sur l’état émotionnel de la jeune femme provoqué par la coupe des cheveux et la menace de la purge à l’huile de ricin.
« [I]ls coupèrent les cheveux de la fille du gérant de la Banque de Guipúzcoa, mais elle n’avala pas la dose d’huile de ricin qu’ils lui administrèrent car elle s’était déjà évanouie, apeurée24. »
20Manque la parole de la victime, inaccessible du fait du silence qui les entoure. Ce sont en effet presque toujours les témoins qui ont tenté de décrire les émotions provoquées par la violence. Un homme, fils de socialiste, se souvient de l’épisode de la tonte de sa mère à laquelle il a assisté alors qu’il était un enfant.
« [N]ous étions chez une tante à Almogia, dans les Mora, et un barbier a débarqué en compagnie de deux civils. Ils ont tondu ma mère et une autre femme du coin. Moi, je pleurais. Je ne savais pas quoi faire à part pleurer. Ils ont dit : “Approchez, Madame.” Ils l’ont assise et tondue. De peur et d’effroi, elle en est venue aux larmes25. »
21Ce qui est exprimé est le souvenir de la peur, sa propre peur qu’il semble partager avec sa mère. Cette projection émotionnelle ne traduit nullement l’émotion ressentie par cette femme tondue.
22La parole de la femme violentée, quasiment absente des récits produits pendant les événements, peut resurgir des années après et rendre compte des résonances émotionnelles et identitaires de l’événement violent. C’est le cas d’une femme qui raconte la tonte qu’elle a subie avec sa mère puis le prolongement de la violence par la « promenade publique » dans le village. Elle termine son témoignage avec ces mots : « Ce fut une grande humiliation. Depuis ce jour, nous vivons avec la peur dans le corps26. » On comprend ainsi qu’une histoire de la peur doit passer par une histoire de ces corps porteurs de la mémoire de la violence.
La nuit : temps de l’incertitude et de la mort
23Ce corps féminin entre, du temps de la guerre, dans une singulière vulnérabilité la nuit. La nuit est, dès 1936, le temps de la violence extra-légale qui inclut, pour les femmes considérées comme républicaines, le viol, cette violence de l’ombre. La nuit mêle violence et peur, loin des regards. C’est un angle mort de l’écriture de l’histoire de la guerre civile espagnole.
24Un rapport publié le 16 janvier 1938 par le service d’information de l’état-major central de l’armée de la République décrit la peur qui règne dans la ville de Bilbao une fois la nuit tombée27. La nuit apparaît comme un moment culminant de la peur, un temps de l’incertitude et de la mort. Les bulletins d’information consignés par le ministère de la Propagande de la République décrivent de façon répétée les actes de violence effectués de nuit par l’ennemi. Ces documents situent ainsi l’acmé de la terreur durant la nuit qui absorbe les victimes. Par ailleurs, nombreux sont les témoignages qui relatent des faits de violence inscrits dans le silence et l’obscurité de la nuit. La nuit est le temps en suspens, celui durant lequel peut surgir l’arrestation, l’interrogatoire et la possible disparition qui ne laissent nulle trace. Aujourd’hui, l’exhumation des fosses communes peut s’apparenter à un retour sur ces nombreuses nuits d’exécutions sommaires qui se sont achevées par l’enfouissement invisible des corps. Certains évoquent d’ailleurs, au sujet de l’ouverture de la terre, une « archéologie du silence28 ».
25Antonio Ruiz Vilaplana, dans son témoignage publié en 1937 et intitulé Sous la foi du serment. Une année en Espagne nationaliste, offre un éclairage saisissant sur cet angle mort de l’histoire de la guerre. L’auteur se situe aux premières loges de l’action violente en sa qualité de greffier du juge d’instruction du tribunal de Burgos. À ce titre, il entre dans les coulisses de la violence aux marges de la légalité et volontairement occultée. Son témoignage dévoile ainsi des crimes voués à l’oubli. Sortir de la confidentialité, et donc de la complicité, équivaut à révéler ces secrets de guerre.
« [L]a comparaison entre les cas sans nombre que j’ai vus sur tout le territoire de la province m’a appris que la forme de l’exécution était toujours la même : à n’importe quelle heure mais de préférence la nuit, quelques individus faisaient irruption dans un domicile quelconque ; ils enlevaient de force la victime, sans se laisser impressionner par les cris et les larmes de la famille – souvent même la terreur était telle que l’enlèvement s’opérait sans que la famille osât réagir – ; la victime, emmenée vers “une destination inconnue”, était retrouvée dès le lendemain ; il appartenait au juge de procéder à la levée du corps et de répéter indéfiniment les mêmes formalités29. »
26La nuit est ce temps extrême de l’impunité rendue sciemment invisible. Et, au cœur des expéditions punitives nocturnes, les viols et autres violences sexuelles tiennent une place centrale. Elles sont parfois dévoilées grâce au témoignage de ceux qui ont assisté et survécu aux actes répressifs perpétrés de nuit.
27Larraga, Navarre, août 1936 : une jeune fille est violée et tuée. Larraga, Navarre, 1978 : sa sœur raconte, plus de quarante ans après, une violence commise dans l’ombre d’une nuit. En revenant sur le lieu qui renferme la sépulture invisible de sa sœur, elle délivre son récit.
« [L]e 15 août, à environ deux heures du matin, deux types du village et un garde sont montés chez moi. Nous avions une chambre avec deux lits. Mes parents dormaient dans l’une, ma sœur et moi dans l’autre. Et donc, ils sont montés. […] Quand ils ont dit à mon père de se lever, ma sœur, qui était avec moi dans le lit, leur a demandé où ils l’emmenaient. “On l’emmène à la Mairie pour lui poser quelques questions.” Et puisque ma sœur avait déjà quatorze ans, qu’elle savait un peu plus de choses que moi et n’ignorait pas qu’on emmenait les hommes pour les tuer, elle leur a dit : “Je veux savoir ce que vous ferez à mon père.” “Eh bien, viens si tu veux.”
Maravillas s’est levée, s’est habillée et elle est partie avec eux. Ils ont mis mon père en prison, au rez-de-chaussée de la Mairie, et elle, ils l’ont fait monter. Et c’est là que tous l’ont violée et ont fait d’elle ce qu’ils voulaient. […] Quand ils ont eu fini de la tourmenter, ils ne pouvaient pas la laisser dans cet état, avec ces vêtements déchirés, après toutes les choses barbares qu’ils avaient fait avec elle, ils avaient peur qu’elle raconte tout. C’est pour ça qu’ils l’ont tuée30. »
28Au silence de la nuit doit répondre le silence de la victime. Et ce silence, en Espagne, s’est singularisé par sa durée du fait même de la prolongation de la guerre par une dictature qui a imposé le silence aux vaincus31.
Une histoire de(s) silence(s) : ce qui demeure de la peur
« [A]ujourd’hui encore, quand on parle de la voisine qui a été “rasée comme une ampoule”, on le fait à voix basse32. »
« [L]’indicible s’exprime d’abord par le silence qui n’est que le silence de la voix33. »
Astrid Von Busekist.
29La trace que laisse l’expérience de la peur du temps de la guerre et de la dictature franquiste est sans nul doute le silence. La question du silence doit absolument être réinterrogée. Parce que le long silence qui a profondément imprégné la société espagnole comme la résistance à parler illustrent l’extrême efficacité d’un système politique fondé sur la peur. La culture de la peur est faite de silence, elle est donc intimement liée à l’expérience de la dictature franquiste. Derrière ceux qui réussissent à délivrer leur témoignage, et qui s’engagent dans le travail de « Récupération de la Mémoire Historique », se cachent ceux qui continuent de se taire par peur latente. Ces vies anonymes et silencieuses ne doivent pas rester à la marge d’une réflexion sur les résonances mémorielles de l’expérience de la violence. En ce sens, le recours au témoignage oral, dans le temps de son oralité, permet d’atteindre cet objet fugitif. Ce temps fragile, suspendu, parfois éphémère, dit beaucoup de l’expérience sensible du passé, ne serait-ce parce qu’il s’agit d’un acte de rupture du silence.
30Vincent Duclerc considère que le « témoignage oral est une mémoire triplement vivante pour ce qu’elle restitue du passé, ce qu’elle révèle du présent et ce qu’elle crée dans l’instant34 ». Ce qui nous intéresse ici est ce que le dialogue avec ces mémoires longtemps demeurées solitaires peut révéler de l’expérience de la peur. À ce titre, il est question de suivre l’invitation formulée par Enzo Traverso – inspirée des travaux de Joanna Bourke35 – d’écrire l’histoire des réactions corporelles et émotionnelles pour sonder la culture des sociétés d’après-guerre36.
Les temps de la peur : une histoire à écrire
31Au début des années 2000, j’ai eu l’occasion de rencontrer une femme âgée qui n’avait jamais parlé ni de la guerre, ni de la dictature franquiste. À personne. Nullement engagée politiquement, elle n’avait aucun récit de témoignage préalablement construit et s’étonnait même que son histoire puisse contenir quelque intérêt historique. Ce fut un moment troublant tant le retour vers ce passé s’est avéré complexe. Le cadre émotionnel et corporel de la difficile délivrance des mots sont apparus comme des traces du réveil d’une peur cachée, secrète. Regards vers la fenêtre, chuchotements, lumières éteintes : l’entretien a pris des allures de clandestinité. Son identité ne devait pas sortir de la maison. La peur d’être entendue était palpable, l’anxiété s’exprimait par le corps tendu. Résistances, doutes : le témoin hésitait à parler. Elle évoquait la peur des représailles. Ainsi, l’émotion a ressurgi, c’est alors que le temps de la guerre s’est superposé au temps présent. Ce temps du passé ramenait alors, au cœur de la délivrance des mots, la terreur, la suspicion mais aussi le silence comme stratégie de (sur)vie. Au-delà de ce constat, ces quelques heures suspendues soulignaient combien la peur héritée de la guerre et de la dictature constitue une souffrance intime et solitaire ; ce que l’historienne Susanna Tavera nomme l’exil intérieur37.
32Ainsi, l’archive orale, si elle permet de reconstituer les faits de violence et de palier les angles morts produits par les sources écrites, parle aussi, et peut-être surtout, de la peur comme expérience de la solitude et du silence, comme relation à ce passé violent.
33Une histoire de la peur à écrire n’est-elle pas aussi une histoire du silence à écrire ? Est-ce qu’aux côtés des différentes expressions de la peur et de l’effroi (souvent par des voix qui veulent « porter »), aux côtés des différentes modalités de l’usage politique de la peur en temps de guerre et de dictature, les silences n’éclairent pas tout autant l’histoire de cette émotion ?
34La peur, « forme passée et présente de la violence, du conflit et de la terreur38 » est un objet qui se situe à la croisée de l’histoire de la violence, des émotions et de la mémoire des corps. Et qui se loge dans les interstices des archives, disponibles ou à inventer.
Notes de bas de page
1 Traverso E., « La peur dans l’imaginaire européen après la Grande Guerre », in N. Berthier et V. Sánchez-Biosca, Retóricas del miedo. Imágenes de la guerra civil española, Madrid, Casa de Velázquez, 2012, p. 49.
2 Joly M., Le corps de l’ennemie. Histoire et représentations des violences contre les républicaines. Espagne (1936-1963), thèse de doctorat inédite soutenue au Centre d’histoire de Sciences-Po Paris, novembre 2011 ; Joly M., « De la corporéité de la guerre : corps de femmes et violence-spectacle dans la Guerre Civile espagnole », dans S. Milquet et M. Frédéric (coord.), Femmes en guerres/Revue Sextant, Bruxelles, Éditions de l’ULB, 2011, p. 27-38.
3 Koonings K., Kruijt D. (ed.), Las sociedades del miedo. El legado de la guerra civil, la violencia y el terror en América Latina, Salamanca, Ediciones Universidad de Salamanca, 2001, p. 37.
4 Berthier N. et Sánchez-Biosca V., « Introducción », in N. Berthier et V. Sánchez-Biosca, op. cit., p. 1-10.
5 González Calleja E., « El poder del miedo. El temor y la intimidación como instrumento de acción política », in N. Berthier et V. Sánchez-Biosca, ibid., p. 13-28.
6 Delumeau J., La peur en Occident, xive-xviiie siècles. Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978 ; González Calleja E., ibid.
7 Tassin E., « La brutalité : quel(le) geste ? », dans A. C. Ambroise-Rendu, F. D’Almeida et N. Edelman (dir.), Des gestes en histoire. Formes et significations des gestualités médicale, guerrière et politique, Paris, Seli Arslan, 2006, p. 152.
8 González Calleja E., Las guerras civiles. Perspectiva de análisis desde las ciencias sociales, Madrid, Catarata, 2013, p. 126 ; Kalyvas S., « The Logic of Violence in Civil War: Theory and Preliminary Results », Working paper, 2000/151, Madrid, Center of Advanced Study in the Social Sciences, Fundación Juan March.
9 Traverso E., À feu et à sang. De la guerre civile européenne, 1914-1945, Paris, Stock, 207, p. 111.
10 Pavone C., Une guerre civile. Essai historique sur l’éthique de la Résistance italienne, Paris, Le Seuil, 2005, p. 513 ; Thompson E. P., « Folklore, Anthropology and Social History », The Indian Historical Review, III, 2, 1978.
11 Joly M., « Pratiques de guerre, terreur et imaginaires : troupes maures et viols durant la guerre d’Espagne », dans R. Branche et F. Virgili (dir.), Viols en temps de guerre, Paris, Payot, 2011, p. 107-118.
12 González Calleja E., « El poder del miedo. El temor y la intimidación como instrumento de acción política », op. cit.
13 Flem L., « Bouche bavarde et oreille curieuse », Le genre humain, n° 5, 1982, p. 11.
14 Cuevas T., Testimonios de mujeres en las cárceles franquistas, Huesca, Instituto de Estudios Altoaragoneses, 2004, p. 549.
15 García Luis R., Torres Vera J. M., Vallehermoso « El fogueo ». Toma de conciencia popular, resistencia y represión (1930-1942), Tegueste, Baile del sol, 2000, p. 246.
16 Joly M., « Souffrances des corps, souffrances des territoires : la République en guerre se raconte », Mélanges de la Casa de Velázquez, Nouvelle Série, t. XLII (2), 2012, p. 73-90.
17 Berthier N. et Sánchez-Biosca V., op. cit.
18 Sorlin P., « Los noticiarios, testigos del miedo cotidiano », in N. Berthier et V. Sánchez-Biosca, op. cit., p. 89.
19 Gómez Maganda A., ¡ España sangra !, Barcelona, Editado por el Comisariat de Propaganda de la Generalitat de Catalunya, 1938.
20 Joly M., ibid.
21 Horne J., Kramer A., 1914. Les atrocités allemandes, Paris, Éditions Tallandier, 2005.
22 Etchebéhere M., Ma guerre d’Espagne à moi, Paris, Babel, 1998, p. 138.
23 HISTORGA, Entrevista n° 369. Bedmar A., Los puños y las pistolas. La represión en Montilla (1936-1944), Lucena, Librería Juan de Mairena, 2001, p. 140.
24 « El país vasco bajo el terror fascista. Diez y nueve mujeres y veintidós niños, fugitivos del campo faccioso llegan a nuestras líneas bajo la lluvia con que los rebeldes los persiguen. Nada hay sagrado para los requetes y falangistas, que desahogan su instinto sagaz y sanguinario saqueando edificios y fusilando gran número de personas inocentes. Fieles y sacerdotes católicos vascos en la picota de la clericalla fascista », AGMAV, Zona Republicana, 4a Sección, Libro VII, Ministerio de Propaganda, Boletines de Información, Caja 21, Armario 45, Legajo 15, Carpeta 6, Documento 1/9-12, 6-4-1937.
25 Barranquero Texeira E., « Mujeres malagueñas en la represión franquista a través de las fuentes escritas y orales », Historia Actual Online, n° 12, 2007, p. 88.
26 Vinyes R., Armengou M., Belis R., Los niños perdidos del franquismo, Barcelona, Debolsillo, 2003, p. 90-91.
27 « Boletín n° 18, 16 de enero de 1938 », AGGCE, Sección Información, 2ª del Estado Mayor Central del Ejército de la República, Informes sobre frentes (S.I.G.F : Servicio de Información General de Frentes), Caja 37, Boletines de Información, Sección de Información del Ejército de Tierra, Carpeta 37, Carpeta 2.
28 Gassiot Ballbé E., « Arqueología de un silencio. Arqueología forense de la Guerra Civil y del Franquismo », Complutum, n° 2, vol. 19, 2008, p. 119-130.
29 Ruiz Vilaplana A., Sous la foi du serment. Une année en Espagne nationaliste, Paris, Éditions Jean Flory, 1938, p. 38.
30 Jimeno Jurío J. M., La Guerra Civil en Navarra (1936-1939), Pamplona, Pamiela, 2006, p. 88-89.
31 Richards M., Un tiempo de silencio La guerra civil y la cultura de la represión en la España de Franco, 1936-1945, Barcelona, Crítica, 1999.
32 Barranquero Texeira E., ibid., p. 88.
33 Von Busekist A., « L’indicible », Raisons politiques, n° 2, 2001/2, p. 96-97.
34 Duclerc V., « Archives orales et recherche contemporaine. Une histoire en cours », Sociétés & Représentations, n° 13, 2002/1, p. 69-86.
35 Bourke J., « Fear and Anxiety: Writing about Emotion in Modern History », History Workshop Journal, 55, 2003, p. 111-131 ; Bourke J., Fear. A Cultural History, Londres, Virago, 2005.
36 Traverso E., art. cit., p. 33.
37 Tavera S., « La memoria de las vencidas : política, género y exilio en la experiencia republicana », Ayer, 60/2005 (4), p. 198.
38 Koonings K., Kruijt D. (ed.), op. cit., p. 23.
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