Conclusion. Quand la mobilité éclaire la nature des villes capitales
p. 273-276
Texte intégral
1Des exemples et cas d’études présentés ici, au moins trois constats peuvent être dressés, qui éclairent d’une lumière différente la nature des villes capitales dans les Amériques.
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2Le premier constat est d’ordre chronologique : à la différence de l’Europe où la stabilité des capitales va croissant à partir du xviie siècle, il est difficile de repérer, dans les Amériques, la chronologie d’un phénomène de stabilisation des sièges de capitales.
3La mobilité des capitales est constatée dès la période coloniale, où leur localisation est sensible à la variation des stratégies coloniales. C’est d’ailleurs ce qui fait la spécificité d’une capitale coloniale – « épouse dont les noces unissent de façon mystique l’espace de la conquête à la monarchie apostolique du Portugal » (Torrão Filho, voir p. 64 de cet ouvrage). Et cette épouse est à ce point fidèle, qu’elle accompagne toutes les évolutions de l’un ou l’autre de ses pôles magnétiques. Que l’espace de la conquête ou que la monarchie fasse l’objet de redéfinitions, et c’est la localisation de la capitale qui doit évoluer. Du point de vue géoéconomique, un changement de produit-roi peut ainsi conduire à un changement de localisation de la capitale, pour être plus en adéquation avec l’espace économiquement utile et les nécessités du transport et de la commercialisation. Quant à l’évolution de la stratégie géopolitique de la métropole, qu’elle soit marquée par un désir d’extension des frontières et donc une redéfinition des contours de la colonie, elle justifie également bien souvent des changements de siège de capitale. Le cas du Brésil est de ce point de vue, révélateur, avec le choix de São Paulo comme siège de capitainerie (au lieu de São Vicente, en 1709), et de Rio de Janeiro, à la place de Salvador, comme capitale coloniale en 1763. Mais tous les projets n’aboutissent pas : certains restent parfois au stade d’ambition, de rêve (c’est le cas de Québec ou de Saint-Louis du Maragnan, dont la capitalité est rêvée, du moins sur le papier, dès leur fondation).
4Le phénomène s’amplifie à l’heure des indépendances (xixe et xxe siècles). Les États qui émergent disposent parfois de nouveaux tracés frontaliers, mais surtout font face au défi de valoriser l’ensemble du territoire, et non plus de simples portions, comme pendant la période coloniale, d’où une redéfinition de la géoéconomie et plus largement de la géopolitique. Les débats entre centralité géographique et centralité géopolitique ou géoéconomique sont alors au cœur des discussions sur la localisation de la capitale de la nation indépendante. Au lendemain de l’Indépendance des États-Unis (1776), et de la signature de l’Acte d’Union du Canada (1840), les débats autour des choix de Washington et Ottawa, marqués par l’expérience de capitales mobiles, nous en fournissent de beaux exemples. Toutefois, à l’inverse de Rousseau, qui propose dans le Contrat Social de « faire siéger le gouvernement alternativement dans chaque ville1 », en raison de l’incompatibilité entre la souveraineté du peuple et l’existence d’une capitale (incarnation de la centralisation gouvernementale et donc d’un décentrement de la souveraineté du peuple), la mobilité des capitales constatée dans les mondes américains n’a pas pour vertu de lutter contre une possible hypertrophie de l’État, mais au contraire de manifester la quête d’un équilibre des influences dans un Etat fédéral, quand ce n’est pas de s’adapter à l’évolution de la géopolitique des États. Les cas de Brasília (1960) et Belmopan (Belize, 1970), tournant le dos à la mer en une quête intérieure et identitaire, illustrent cette dernière hypothèse.
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5Le deuxième constat est d’ordre psychologique. Les temps de crise ouverts par les déplacements de capitale indiquent combien le lien entre ville et capitale est aussi spirituel, et donc plus difficile à localiser (et surtout à délocaliser lors d’une mobilité).
6Ce lien psychologique, peu présent en situation coloniale (en dernier ressort, la capitale est bien la métropole européenne), prend toute son ampleur après les indépendances. En effet, lors de l’indépendance d’une nation, il revient à la capitale la tâche d’incarner (dans son tracé, ses bâtiments mais aussi son état d’esprit) les valeurs nouvelles autour desquelles la nation indépendante prétend se structurer. Cette dimension est d’autant plus sensible lorsqu’elle prend la forme d’un projet de ville nouvelle – les autres villes se trouvant entachées de la faute originelle d’être d’essence coloniale. La ville nouvelle, pensée pour abriter la capitale, se pare alors d’une valeur symbolique, en incarnant et donnant forme à un projet de société (qui prend bien souvent la forme de la modernité). Voilà qui dépasse, et de loin, la tâche accordée aux villes sièges d’articuler les fonctions administrative et politique de l’État : elles doivent aussi personnifier des valeurs immatérielles, tâche d’autant plus ardue que ces valeurs sont sensibles à de multiples variations.
7Aussi ne faut-il pas s’étonner que les villes destituées du titre de capitale vivent souvent le moment flou du transfert comme celui d’un abandon. Or cet abandon n’est pas tant ressenti à l’heure du départ des services administratifs et politiques (qui sont rarement transférés d’un bloc) qu’au moment du constat d’une provincialisation de la vie urbaine, comme si la capitalité, traduite en un état d’esprit partagé par les habitants, était désormais sans objet. Le départ des services étatiques renvoie la ville à son inactualité, à une forme de désuétude. Dès lors, les habitants sont confrontés à plusieurs scenarii : soit un discours qui transforme la ville en une relique du passé, au mieux un élément d’une mémoire à valoriser, à muséifier par des politiques patrimoniales (c’est le cas à Ouro Preto et Goiás, au Brésil, mais aussi d’une certaine manière à Colonial Williamsburg et à Québec au Canada), soit la quête d’un projet dérivatif, servant d’exutoire, à l’exemple de Rio de Janeiro se découvrant des vertus touristiques au lendemain du transfert de la capitale à Brasília.
8Lorsqu’une société s’empare d’un projet de nouvelle capitale, une temporalité nouvelle s’ouvre pour accueillir ce temps du rêve. La capitale existante doit alors cohabiter avec ce nouveau temps, porteur de valeurs qui viennent lui contester sa légitimité à représenter un temps moderne. Le conflit de ces temporalités se manifeste surtout dans les discours, chroniques et récits – parfois même dans la poésie qui accompagne souvent ces moments de rêve. La saisie des régimes d’historicité dont une capitale en exercice et une capitale rêvée sont porteuses, est essentielle pour entendre le sens attribué à une ville capitale par un pays en un contexte donné.
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9Mais l’observation de la mobilité des capitales nous invite également à reprendre nos analyses sur le rapport entre ville et pouvoir – et ce sera notre troisième constat.
10Lorsqu’une ville traditionnelle se rêve un destin de capitale, c’est sous les traits d’une « ville-soleil » (Braudel), régnant sur un empire territorial à sa mesure, qu’elle se présente ou se représente. Elle se donne ainsi à lire comme une sorte de capitale naturelle, que le statut de capitale politique viendrait reconnaître (c’est le cas de Campos ou São Paulo, au Brésil, mais aussi de Québec ou New York, sans parler des nombreuses capitales d’État dans l’Ouest américain). La ville déborde ses frontières physiques naturelles pour revendiquer une légitimité territoriale plus vaste.
11Mais allons plus loin dans l’analyse des rapports entre ville et pouvoir : à l’occasion d’une inauguration ou destitution, la ville sert de scène et de décor à une théâtralisation du pouvoir. Or ce que l’étude des rêves de capitale nous indique, c’est qu’avant même la fondation de la ville, l’espace qui va accueillir la future capitale est sacralisé par des gestes et des mots, transformé en territoire qui va accueillir un projet. Ce moment, distinct de l’inauguration, est fondamental : il vise à l’intégration du corps éternel du pouvoir dans le territoire désigné. Le pouvoir ne se met pas en scène dans une ville sans une préalable insertion dans le territoire. Le moment de l’inauguration de la ville instaure, pour sa part, avec l’installation des pouvoirs d’État dans l’espace urbain, le calendrier liturgique. Il permet de faire la démonstration publique de la réalité de ces pouvoirs, qui se mettent en scène en entrant dans les palais et autres immeubles pour administrer la preuve de leur importance et efficacité. Ces monuments et bâtiments représentant le pouvoir créent l’illusion d’une maîtrise totale du pouvoir, non seulement sur l’espace, mais aussi sur le temps. Leur vision suscite la sensation d’un pouvoir qui s’insère dans un temps immémorial. Mais pour la ville abandonnée ces marqueurs visibles du pouvoir posent un défi d’un autre ordre, puisqu’elle se trouve face à des bâtiments vides et des monuments qui ont soudain perdu leur sens.
12Ces mises en scène nous aident à comprendre qu’entre le pouvoir et la ville, un troisième acteur prend place : le peuple. La ville est le lieu par excellence de concentration du peuple, où il peut facilement être invité (convoqué) pour témoigner de l’entrée ou de la sortie du pouvoir. Sa présence est d’autant plus nécessaire qu’elle permet de valider et de transmettre la spécificité de ce moment. Et cette démarche passe par le contrôle des émotions collectives. En effet, les mises en scène suscitent des émotions collectives qui visent à l’élévation symbolique du peuple à la catégorie de corps de la nation. Et toutes les ressources possibles sont utilisées pour manifester la présence d’un temps extraordinaire : sonorisation, illumination… Les mises en scène de sortie servent, lorsqu’elles existent (comme à Rio de Janeiro en 1960), à un encadrement des émotions.
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13Au terme de ces constats, une remarque méthodologique s’impose : étudier les capitales sous l’angle de leur mobilité invite à articuler une démarche morphologique (sensible aux formes, structures et dimensions matérielles de la ville siège) et une démarche historique (sensible à l’évolution et à la variation, dans le temps, des dimensions matérielles et immatérielles accordées au statut de capitale). C’est de la tension née du croisement de ces deux démarches qu’une connaissance plus fine de l’essence des villes capitales est possible.
14Rêvées ou abandonnées, mais en tout état de cause mobiles, les capitales américaines ont encore beaucoup de leçons à nous offrir pour déchiffrer la nature complexe des villes capitales.
Notes de bas de page
1 Rousseau Émile, Du Contrat Social, livre III, chap. xiii, in Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de La Pléiade, vol. III, 1969, p. 427.
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