Les déplacements de capitales dans l’Ouest américain du xixe siècle
p. 215-230
Texte intégral
1Les États-Unis du xixe siècle constituent un champ a priori fertile pour qui veut étudier le phénomène des déplacements de capitales : si l’on considère les terres acquises une fois le pays devenu indépendant, ce sont jusqu’en 1912, entre les Appalaches et l’océan Pacifique, 32 Territoires et États qu’il a fallu doter ou qui se sont dotés de capitales, et dans de très nombreux cas cette création fut en fait multiple puisque la capitale a connu jusqu’à quatre localisations. De ce fait, les transferts effectifs de capitales ont abondé, auxquels il faut ajouter les projets avortés de déplacement. Pourtant il y a là un non-sujet dans l’historiographie. Il faut se tourner vers des travaux d’érudition locale, histoires locales du xixe siècle ou revues des sociétés historiques d’État aujourd’hui, pour trouver une faible trace d’un intérêt pour le sujet, sans qu’aucune vue d’ensemble ne soit dégagée, aucune problématique développée. L’étude des transferts de capitales ressort en l’état actuel des choses uniquement du registre de l’anecdote, du pittoresque érudit.
2Pourtant, pris dans leur globalité, ces transferts sont riches d’enseignements car ils sont le fruit d’un certain nombre de logiques propres à la conquête des terres neuves et à la création des structures administratives de la colonisation de peuplement dans l’Ouest américain du xixe siècle1. D’abord parce qu’ils ont lieu de manière privilégiée lors de changements de statuts, à savoir la création de Territoires et d’États, selon les règles établies par l’ordonnance du Nord-Ouest et respectées dans leur esprit mais avec maints aménagements conjoncturels, jusqu’à la création des États d’Arizona et du Nouveau-Mexique en 1912. Déplacer la capitale c’est alors de la part des élites manifester un désir d’avenir, comme rebâtir à chaque fois sur une terre vierge, rejouer sans cesse un acte fondateur. De ce fait il existe une politique des symboles : faut-il nécessairement déplacer une vieille capitale vers une ville nouvelle ? Le choix de la localisation de la capitale est fondamental, il repose sur des enjeux territoriaux qui ont à avoir autant avec la géographie qu’avec les réalités politiques, mais aussi sur des enjeux économiques ou culturels dans un contexte de grande incertitude. Choisir tient souvent du pari : comment en effet être sûr de la qualité du site, de l’avenir des lignes de chemin de fer ou des gisements miniers, de la « qualité » des flux migratoires ? Cette incertitude induit évidemment les transferts, qui dépendent de la vision qu’ont les élites qui s’affrontent – et la compétition est rude entre villes – autour du choix de la meilleure localisation, et donc de l’avenir de leur État. Pénétrer les logiques des transferts de capitales, c’est ainsi scruter les projets qu’ont les Anglo-Américains au pouvoir pour les terres qu’ils ont conquises, c’est comprendre comment les colons ont voulu rendre réel leur Ouest imaginé.
L’Illinois : de l’héritage français à la ville de Lincoln
3L’Illinois est créé comme Territoire en 1809, et devient un État en 1818, entre le Mississippi et le lac Michigan. Mais depuis 1800 la région était incluse dans le nouveau Territoire de l’Indiana et de ce fait possédait une capitale : Vincennes, sur la Wabash. Il s’agissait d’un ancien poste français caractéristique de ce que Jay Gitlin a récemment nommé le « corridor créole », ce vaste espace entre Grands Lacs, vallées du Mississippi et du Missouri, et golfe du Mexique, que la France avait conquis puis perdu en 1763 (et 1803) mais qui est demeuré une terre d’expansion de la francophonie et la sphère d’influence des marchands français durant le premier tiers du xixe siècle au moins (Gitlin, 2009). Vincennes était ainsi un pôle de faible importance par rapport à Détroit ou Saint-Louis, mais n’en comptait pas moins autour de 1800 quelques centaines d’habitants, en très grande majorité d’origine française, venus de la vallée du Saint-Laurent, de la Louisiane ou de France. Cette communauté de fermiers, d’artisans et de marchands, se trouvait depuis les années 1770 aux prises avec des flux migratoires anglo-américains constants, de Virginie notamment, mais demeurait lorsque Vincennes devint capitale – choix aisé, du fait de la centralité de la localité et de sa taille exceptionnelle dans le nouveau Territoire – un pôle de catholicisme (le père Jean-François Rivet, réfractaire émigré, est en place dans la paroisse entre 1795 et 1804) et de francophonie2.
4Vincennes reçu alors les attributs d’une capitale anglo-américaine : le gouverneur William Harrison y fit bâtir sa demeure, un bâtiment accueille la modeste assemblée, une bibliothèque y fut créée en 1806, une « université » également. Mais Vincennes demeurait décevante en tant que capitale. Jean Badollet, devenu John dans sa patrie d’adoption, était un Genevois émigré aux États-Unis dans les années 1780. Citoyen américain, il devint grâce à son ami proche Albert Gallatin, autre Genevois mais surtout secrétaire au Trésor de Thomas Jefferson, directeur du bureau des Terres de Vincennes. En 1806, il décrivait ainsi sa ville, où il décéda grand notable en 1837 :
« The population of this town is comprised of ancient French inhabitants and of Americans. The first is an ignorant, harmless & indolent race exhibiting to the eyes of an observer an uncouth combination of french and indian manners. Their attachment to their old habits is such that the idea of living in the woods that is to say on a farm excites in them as such abhorrence as if they were dropped here from the middle of Paris. Their former opulence having disappear with the Indian trade by which they subsisted, they live cooped up in this village (the only place in America to which that name applies with the meaning it has in Europe) with a few exception, in a great state of poverty, hauling their firewood from a distance of three to four miles, raising a little corn in the neighbourhood of Vincennes & following boating for employment. Nothing illustrates better their want of forethought, than the precipitancy with which they have parted with their lands for a few trifles, hardly one in hundred being found at this day in possession of the lands granted them by the United States.
You find amongst the Americans more understanding & and more enlarged views, but a want of activity, en ennui is discoverable in every face amongst them, which has begot a spirit of gambling, but too prevalent here. To the same cause may be attributed, an unceasing attention to domestic anecdotes, a turn for gossiping & detraction, which for a well disposed mind, renders conversation uninteresting or disgusting & and by imposing a necessary restraint, effectually destroys any pleasures of sociability. You find yourself solitary in the largest company3. »
5Une population française misérable, au sujet de laquelle Badollet utilise tous les topoi qui circulent déjà sur son incapacité à développer le continent, et des Américains guère reluisants. Le portrait de Vincennes n’est pas flatteur, et il faut reconnaître que la ville ne connu effectivement qu’un développement très médiocre, la seule preuve de sa centralité étant son érection tardive en siège épiscopal catholique en 1833, ce qui ne fait finalement que marquer son ancrage français et non son dynamisme américain. C’est assez logiquement que l’Indiana déplaça sa capitale – à Corydon – quand il devint un État puis créa une ville pour faire fonction, Indianapolis, en 1825.
6Entre-temps, la région entre Wabash et Mississippi s’était suffisamment peuplée pour prétendre voler de ses propres ailes, et le Territoire de l’Illinois était apparu. Mais sa capitale présentait des traits identiques à ceux de Vincennes. Kaskaskia, en effet, qui devint capitale en 1809, était comme Vincennes un vieil établissement français. Et comme pour Vincennes, le choix était évident même s’il semble a posteriori peu satisfaisant : l’Illinois était alors peuplé – hors nations indiennes – surtout dans son extrême sud et sur les berges du Mississippi, tous lieux encore largement français et dans l’orbite de Saint-Louis4. Un des problèmes qui se posait à Kaskaskia dans la première décennie du xixe siècle était ainsi celui de l’imposition par l’évêque de Baltimore Mgr Carroll d’un retour à l’ordre catholique pour la population française. Comme à Vincennes, des réfractaires étaient arrivés : les frères Jean et Donatien Ollivier, fils d’une famille de petits hobereaux bretons, respectivement recteur et vicaire de la paroisse de Sautron (diocèse de Nantes) jusque 1791, étaient passés par l’Espagne pour finir dans l’Illinois5 et constater par ailleurs que les habitants de Kaskaskia avaient pris l’habitude d’inhumer des non-catholiques dans leur cimetière et rechignaient à payer la dîme6. Signe de changement dans le village ? En fait les Anglo-Américains, comme à Vincennes, sont largement présents dans la région, mais peu à Kaskaskia même. Désigner le site comme capitale de l’Illinois semblait dès lors relever du pari : postuler que le petit village français, issu d’un projet missionnaire jésuite et encore marqué par son héritage catholique, se transformerait en capitale d’un État dont chacun voulait faire la vitrine de la colonisation de peuplement anglo-américaine.
7Car l’Illinois était bien un rêve. Moses Austin en donnait dès 1796 la matière :
« The Illinois country is perhaps one of the most beautiful and fertile in America and has the peculiar advantage of being interspersed with large plains and prairies or wood lands where a crop can be made the first year without the trouble and expense of falling a timber which in every other part of America exhaust the strength and purse of a new settler7. »
8Si l’on ajoute à cela les mines et le réseau fluvial, l’Illinois s’annonce comme un pays de cocagne pour les nouveaux colons. C’est ce discours que les élites locales entretenaient sans cesse, qui circulait dans les guides pour migrants et qui contribuait largement à la montée effective du peuplement anglo-américain. Outre-Atlantique l’Illinois devint célèbre dans les années 1810 grâce à la prose de l’Anglais Morris Birkbek, à son éloge sans faille des prairies du Territoire. Kaskaskia était donc une capitale, mais sans éclat et sans que la greffe anglo-américaine n’ait pris. Aussi lorsque s’y réunit la convention destinée à créer l’État de l’Illinois dans l’hiver 1818-1819, la décision fut prise de créer une nouvelle capitale. En mars les élus offrirent quatre sections de terres et chargèrent une commission de remonter la rivière Kaskaskia pour y définir le meilleur site, l’objectif étant explicitement de rompre avec l’histoire impériale ancienne telle qu’elle s’exprimait à Kaskaskia pour fonder une ville neuve porteuse d’une vision d’un monde nouveau.
9C’est au milieu des bois, sur les berges de la rivière, que les commissaires choisirent l’emplacement de cette capitale, dont le nom fut Vandalia. Nom improbable s’il en est, issu d’un mythe local : une tribu indienne disparue se serait nommée « Vandales ». Le choix n’était pas anodin pour Thomas Ford, présent à la convention de Kaskaskia : « the name of their new city […] would better illustrate the character of the modern than the ancient inhabitants of the country » (Ford, 1854, p. 35). Il s’agissait donc paradoxalement en quittant une capitale française pour une autre qui devait son nom à un peuple disparu de rompre avec le passé. En fait il fallait troquer une référence européenne pour un enracinement continental par captation d’identité.
10Vandalia suscitait au moment de sa création les plus beaux espoirs. Ferdinand Ernst, un jeune migrant allemand, en fut le meilleur témoin dès septembre 1819, au moment où les lots étaient vendus sur le nouveau site :
« On the 5th of September I arrived at Vandalia. This place, in accordance to the Constitution of the State of Illinois is to become the seat of the government of the new State. It is 50 miles from Edwardsville and about 60 miles from the Wabash; so that it is located about the middle of the State. Is situation is well chosen, upon a bank of the Kaskaskia, 50 feet high, and richly provided with wood for building, and with good spring water, as well with a vicinage of excellent land. The river, which is navigable to this point, here describes a sharp curve which amounts very nearly to a right-angle, coming from the east and going to the South.
The plan of the town is a square divided into 64 squares, and the space of two of these squares in the middle is intended to public use. Every square, having eight building lots, contain 320 square rods; each building lot is 80 feet wide 152 feet deep. Each square is cut from south to north by a 16-foot alley; and the large, regular and straight streets, 80 feet wide, intersect each other at right-angles.
Only four weeks ago the Commissioners advertised of the sale of these lots (it will take place tomorrow), and there is already considerable activity manifested. Charles Reavise and I were the first who began to build. How difficult it was at that time to penetrate the dense forest which embraced the entire circuit of the future city. At present there are several passable roads leading hither. Now the most active preparations are being made for the construction of houses, and we are daily visited by travelers. But how it will have changed in 10 or 20 years! All these huge forests will have disappeared and a flourishing city with fine buildings will stand in their place. A free people will then from this place rule itself through its representatives and watch over their freedom and well-being » (Ernst, 1904, p. 163).
11On est là face à une histoire américaine classique, celle qui pendant longtemps a été diffusée dans les manuels : une ville neuve, un milieu difficile mais des perspectives brillantes car le courage et la foi en l’avenir des colons rendront tous les rêves possibles. Mais l’histoire de l’avancée vers l’Ouest est aussi faite d’échecs individuels et collectifs, et Vandalia en fut un. La ville était réputée insalubre et chère, était mal reliée au reste de l’État, et au reste du pays aussi, au demeurant, au point que la route nationale prévue par Albert Gallatin dans la première décennie du siècle parviendra à Vandalia quand celle-ci ne sera plus capitale. Au milieu des années 1830, Vandalia avait tous les attributs d’une capitale, avec son capitole, ses deux journaux, ses institutions religieuses et scolaires. Mais le constat est clair, la ville était un échec économique et démographique : Peoria, Jacksonville, Decatur, Alton, Springfield, Quincy émergent comme de vrais pôles et font de l’ombre à Vandalia (Stroble, 1992). Ce qui en soit aurait pu ne pas être un problème : la ville aurait pu demeurer petite et limitée à sa fonction administrative, comme tant de capitales d’États américaines. Mais les enjeux de pouvoir locaux en ont décidé autrement.
12L’Illinois des années 1830 était en effet fragmenté, culturellement et politiquement. L’État était un témoin idéal de la transposition vers l’Ouest du problème fondamental non résolu lors de la Révolution : l’esclavage. Les colons apportaient avec eux leurs convictions et leurs systèmes économiques, sociaux, raciaux, et l’Illinois, où l’esclavage est en théorie prohibé, se trouve rapidement divisé entre sa partie sud, qui vit au rythme des États voisins, les esclavagistes Missouri et Kentucky, et sa partie nord, qui tient davantage de l’extension de la Nouvelle-Angleterre, de New York ou de la Pennsylvanie et qui sans militer dans le camp abolitionniste et sans renier un racisme patent, refuse l’esclavage parce qu’il concurrence le travail libre et mène à une présence noire méprisée8. Or Vandalia avait obtenu le titre de capitale pour vingt ans seulement, et le moment approchait de trancher de nouveau. Aux oppositions naturelles entre villes émergentes, dont les élites locales portent chacune des rêves de grandeur, s’ajoutent donc des conflits forts sur ce que devait être l’Illinois : allait-on choisir une capitale sudiste, une capitale nordiste, ou inventer encore une fois une ville nouvelle en forme de compromis ?
13Le débat a été lancé en 1833, et un référendum organisé conjointement à l’élection des représentants de l’État en 1834. Alton, qui misait sur son réseau fluvial et escomptait concurrencer Saint-Louis, l’emporta sur Vandalia, qui se présentait au nom de la continuité, et sur Springfield, dont les promoteurs mettaient en avant la centralité géographique. Mais la victoire était trop étriquée : 7 511 voix contre 7 148 et 7 044. Comme le bail de Vandalia n’était pas achevé et qu’aucune solution ne s’imposait, la décision fut reportée. Aux élections suivantes, le comté de Sangamon, celui de Springfield, envoya neuf représentants unanimement whigs, dont le jeune Abraham Lincoln. Le 25 février 1837, la Chambre des Représentants vota une loi sur le transfert de la capitale, stipulant que la ville gagnante s’engageait à débourser 50 000 $ de frais, en plus de la somme équivalente dépensée par l’État pour aménager le site en fonction des nouvelles exigences. Le 28 février, Springfield l’emporta au quatrième tour par 73 voix sur 123, grâce à la récente domination whig, marquée par la composante nordiste de l’État. L’affaire n’était pas close pour autant, puisque d’une part le printemps 1837 vit l’explosion d’une crise économique qui rendit quasiment impossible à moyen terme les dépenses exigées par la loi, et d’autre part Vandalia ne cessa durant quelques années de contester juridiquement le déplacement de la capitale, donc sa perte de statut (Peace, 1918 ; Stroble, 1992 ; Pospisek, 2006). Néanmoins au milieu des années 1840 Springfield émergea comme capitale incontestée de l’Illinois, sans que cela ne diminue au demeurant les divisions de l’État, qui deviendront criantes à la fin des années 1850 lorsque s’opposeront là les deux ténors de la politique américaine que furent Stephen Douglas et Abraham Lincoln, porteurs de deux projets opposés pour leur pays. Le choix d’une capitale demeure une politique du symbole qui en l’occurrence n’a pu régler de profonds clivages politiques et culturels.
Projections
14Le cas de l’Illinois éclaire les multiples enjeux qui se retrouvent autour des transferts de capitales : quelle identité culturelle associer aux capitales ? Comment s’assurer de la réussite du projet urbain ? Comment cimenter la communauté autour d’une vision dont le projet de capitale est porteur ? Comment passer outre les rivalités locales ? Chaque État de l’Ouest a été confronté au problème au xixe siècle.
15L’Arkansas ou l’Arizona connaissaient des situations d’ambiguïtés culturelles, qui menèrent à chercher la ville la plus représentative de la nouvelle colonisation anglo-américaine. L’Arkansas fut créé dans l’urgence le 2 mars 1819 parce que les intérêts esclavagistes locaux voyaient avec frayeur arriver la transformation l’année suivante du Missouri en État sans esclaves dont ils feraient partie. Il fallait donc prendre les devants et créer un petit État sudiste dans l’Ouest, au-delà du Mississippi – ironie du sort, en 1820 le compromis du Missouri autorisait par dérogation le Missouri à demeurer esclavagiste. L’Arkansas manquait de villes, comme beaucoup d’États neufs, et c’est Arkansas Post, sur la rivière du même nom, qui fut choisi comme capitale. Vieux poste français puis espagnol, Arkansas Post est ainsi décrit en 1805 :
« The population here is between sixty and seventy families, nine, or ten of which are from the three states, Virginia, Maryland, and Pennsylvania; the others (one or two Spaniards excepted) are all French either natives or those who emigrated from the Illinois, N. Orleans and two or three from Europe; all of whom either reside in the village, or within a circuit of between three or four miles ; there are also scattered up the river, seven or eight families, the nearest of them not residing within fifty miles, and the furtherest double that distance, by land ; which by the meandering of the river is perhaps forty leagues divided amongst those in this neighborhood, are sixty Blacks, seldom more than three in a family, and with one or two exceptions, the whole of them are slaves9. »
16Le problème était donc celui de Vincennes et de Kaskaskia : un profil de capitale qui ne correspond pas au projet culturel du nouvel État. L’administration ne s’installa pas moins à Arkansas Post, mais avec la ferme intention de déménager au plus vite.
17L’Arizona, lui, devait gérer son héritage hispanique, et non français. Le Territoire fut créé en 1863 par Abraham Lincoln pendant la guerre de Sécession, pour des raisons essentiellement stratégiques, et constituait la moitié occidentale de ce qui était alors le Nouveau-Mexique – qui demeura mais amputé de moitié. Alors que le Nouveau-Mexique conserva une majorité hispanique qui développait sa propre conscience identitaire, l’Arizona, qui n’avait connu qu’un faible foyer de peuplement colonial espagnol puis mexicain sur sa frange sud, fut rapidement investi par les colons anglo-américains du fait de son potentiel minier extraordinaire (Sheridan, 1995 ; Nieto-Philipps, 2004). Les autorités qui prirent en mains les rênes de l’Arizona choisirent en 1864 de faire de Prescott leur capitale. Mais Prescott n’était alors qu’un petit établissement minier en gestation, très isolé, qui avait comme seul avantage de manifester l’avenir que l’on veut donner au Territoire. En 1867 le gouverneur Richard McCormick obtint un transfert de la capitale vers Tucson, une authentique ville, la plus importante et la plus ancienne de la région, mais à l’urbanisme et à la population franchement hispanique (Sheridan), ce qui ne renvoyait pas l’image souhaitée. Aussi en 1877 fut-il décidé de renvoyer les institutions vers Prescott, ce qui fut achevé en 1879. Cependant si la ville avait grossi elle conservait ses défauts : elle était excentrée et ne bénéficiait que de réseaux de transports très médiocres alors que Tucson voyait arriver la ligne du Southern Pacific qui la relierait à La Nouvelle-Orléans et à Los Angeles. Et dès 1879 le combat fut relancé, entre Prescott qui voulait garder son bien, Tucson qui s’américanisait lentement et voulait le reprendre, et un troisième larron, Phoenix, qui montait en puissance dans les années 1880 et misait sur sa vallée fertile, sa liaison ferroviaire avec Tucson, sa centralité et son américanité. Ce fut une guerre de dix ans entre les élites des trois pôles, puis des deux lorsqu’en 1885 Tucson renonça. Tous les coups furent permis au fil des différentes lois sur le transfert de la capitale présentées devant l’assemblée territoriale, jusqu’à la victoire finale de Phoenix en 1889 (Ehrlich, 1981).
18Le sort de la capitale de l’Arkansas s’était de même conclu entre le jeu politique et les affaires. Deux solutions furent proposées lors de la session parlementaire de février 1820 : Cadron et Little Rock. Le deuxième site avait été reconnu par les Français dès 1722 mais ils n’y avaient rien bâti, et le lieu avait souvent changé de mains jusqu’à ce qu’un spéculateur de Saint-Louis, William Russel, ne s’en empare. Russel assista à la session de février, durant laquelle l’assemblée, faute d’accord, se sépara en remettant la décision à la session d’octobre. Et entre février et octobre, sous l’influence de Russel, un certain nombre de législateurs, achetèrent des lots à Little Rock (le speaker de la Chambre, lui, en achète durant la session d’octobre) et très logiquement l’assemblée vota dans difficultés le déplacement de la capitale vers la ville de Little Rock, qui n’existe encore que dans la tête de ses promoteurs (Whayne, 2002). Arkansas Post résista comme port fluvial jusqu’à la guerre de Sécession et disparaît comme ville une fois que le chemin de fer rendit le site inutile.
19La même année que l’Arizona, Lincoln – dont l’activité en ce domaine fut sans pareille (Etulain, 2009) – créa le Territoire de l’Idaho, région minière dans le nord des Montagnes Rocheuses. Mais il s’agissait d’un Territoire sans ville stable : il ne comprenait que des cités minières récemment émergées de terre et au destin bien incertain. La plus grande de ces cités était alors Idaho City, avec plus de 6 000 habitants, mais elle n’était accessible qu’à cheval, et ne comportait ni rue ni bureau de poste. Le gouverneur privilégia alors Lewiston, qui était jusqu’à la création du Territoire une petite ville de tentes installée dans la réserve des Nez-Percés, dont les frontières à l’occasion avaient été décalées pour légaliser la nouvelle capitale. Lewiston l’emporta car elle était reliée au reste du monde : une ligne de diligence permettait de rejoindre un vapeur qui menait à Portland, sur la côte Pacifique. Mais Lewiston faisait une bien piètre capitale, et la fragilité de sa situation suscitait comme ailleurs des convoitises, toutes les communautés neuves se targuant d’être un meilleur choix qu’elle. Et Boise City l’emporta assez rapidement : mieux connectée encore que Lewiston, elle était de surcroît plus centrale. Mais les polémiques n’étaient pas closes et lorsque le Territoire devient État en 1889 Boise fut certes confirmée mais la Constitution prévoyait dans les faits un éclatement de la fonction de capitale : la Cour suprême devait se réunir alternativement à Boise et Lewiston (qui ne perdit donc pas tout) et l’université d’État fut fondée à Moscow (Schwantes, 1991 ; Arrington, 1994). Tucson avait également obtenu l’université lorsque Phoenix devint capitale. Le modèle se répandit tant il est commode, puisqu’il permettait de freiner les rancœurs et de multiplier les pôles de développement spécialisés sur le territoire en dispersant les institutions publiques : la capitale est le siège du Capitole, mais peut n’avoir jamais gagné autre chose.
20Le Territoire du Dakota, lorsqu’il fut créé en 1861 avait opté pour cette stratégie : le territoire était immense, les villes petites et peu nombreuses, essentiellement des marchés agricoles, mais très revendicatrices et la première session parlementaire en 1862 avait été pour le moins houleuse. À force de tractations, Yankton devint capitale, Vermillion obtint l’université et Bon Homme le pénitencier. Comme dans la plupart des cas, l’arrangement fut immédiatement contesté par les perdants et les nouveaux venus, mais la contestation fut contenue jusqu’en 1883. Cette année-là c’est le gouverneur Ordway lui-même, qui avait des intérêts financiers dans l’affaire, et le Northern Pacific qui bâtit une ligne de chemin de fer dans la partie nord du Dakota, qui menèrent un lobbying intense auprès des élus. Une commission fut nommée, une tournée des sites organisée, chacun devant garantir un investissement de 100 000 $ et 160 acres de terrains à construire. Dans le sud du Territoire plusieurs cités se proposaient et s’opposaient entre elles alors que dans le nord l’accord se fit autour de Bismarck, qui fut naturellement choisie, ce qui eut comme conséquence immédiate de renforcer la volonté du sud de se séparer du nord. L’échec d’un nouveau transfert, vers Pierre cette fois, ville du sud, en 1885, convainquit alors chacun que le Dakota uni n’avait pas d’avenir, et en 1889 ce sont bien deux États qui naquirent : le Dakota du Nord avec Bismarck comme capitale, et le Dakota du Sud avec Pierre (Schell, 2004).
21On pourrait ainsi multiplier encore les exemples, montrant la rivalité entre Cheyenne, Laramie et Evanston dans le Wyoming (Gould, 1968) ou entre Helena et Anaconda dans le Montana (Newby, 1987), durant ces périodes où les statuts juridiques territoriaux sont encore en mutation et où les hiérarchies urbaines comme les équilibres démographiques demeurent très instables. On retrouverait à chaque fois les mêmes éléments d’une histoire commune, celle de la quête d’une mise en cohérence du territoire conquis et colonisé, de la concordance entre un projet culturel et des logiques économiques locales et nationales, entre les échelles en fonction desquelles chacun pense son devenir, entre ville, section d’État et État.
Projets avortés et capitale stable : le Minnesota
22Le Minnesota offre l’occasion de revenir sur l’ensemble de ces données mais dans un cas particulier : la capitale, définie en 1849 comme temporaire et cible durant des décennies de projets concurrents, n’a jamais été déplacée10. L’argument d’évidence, à savoir que Saint-Paul était la seule véritable ville lorsque le Territoire a été créé et que sa suprématie n’a jamais été remise en cause, intégrée qu’elle fut à l’ensemble « Twin Cities » avec Minneapolis l’industrieuse, ne tient pas. Au contraire : dans un pays où New York, Baltimore, Philadelphie, Détroit, Chicago, Los Angeles, Miami, Saint-Louis, La Nouvelle-Orléans ou encore Houston ne sont pas capitales de leurs États respectifs, que la capitale du Minnesota soit au cœur de la métropole régionale et non dans une cité auquel la fonction capitale aurait été spécialement dévolue peut faire figure d’anomalie, qu’il faut donc élucider : pourquoi les déplacements de la capitale ont-ils toujours avorté ?
23Le cas est d’autant plus étrange que Saint-Paul pouvait présenter initialement le défaut de Vincennes, de Kaskaskia ou d’Arkansas Post : une ville trop peu représentative de la colonisation anglo-américaine. En 1846 Robert Clouston la décrivait comme suit :
« St Paul’s is a wretched little village consisting of a few scattered houses stuck here and there on the top of steep bank almost overhanging the Mississippi: almost every house is either a shop or a grocery [une taverne] for the supply of the farmers in the neighboring country and for the Sioux Indians, and, certainly, a grocery keeper cannot complain that he had no patronage, for, drinking wisky seems to occupy at least half of the time of the worst citizens of St Paul’s while the balance of their time is employed in cheating each other or imposing upon stranger: the farmers cultivate merely enough ground to furnish themselves with the necessaries of life without, apparently, making any attempt to better their condition: they seem an indolent, lazy, worthless class of men, so the miserable and dirty appearance of their houses may be imagined11. »
24La ville semblait peu vouée à devenir trois années plus tard la capitale d’un nouveau Territoire dont les élites anglo-américaines envisageaient l’avenir avec des espérances folles de développement économique. Non que le tableau dressé par Clouston ait été à prendre au pied de la lettre, mais il révélait à quel point le modèle développé par les francophones de Saint-Paul s’insérait mal dans l’imaginaire des États-Unis. Il fallait alors soit se choisir une autre capitale, soit que Saint-Paul se transforme.
25Le problème se posa donc en 1849, lorsque le Minnesota obtint de devenir un Territoire, décision dans laquelle Saint-Paul a une part immense : les élites de la ville, comme les industriels du bois de la vallée proche de la Sainte-Croix ont refusé de demeurer dans le Wisconsin quand celui-ci est devenu un État en 1846 car ils se pensaient déjà eux-mêmes comme le centre d’un futur État tourné vers l’ouest, vers la Prairie. En 1849, donc, il s’agissait de proposer une capitale au nouveau Territoire. Or le Congrès des États-Unis avait autorisé les fondateurs du Territoire à réunir la Convention à Saint-Paul, comme si le choix devait s’imposer, alors qu’aucun recensement précis n’avait encore été effectué dans la région. Celui-ci vint à la fin de l’année : il donnait 840 habitants à Saint-Paul, contre 637 à Pembina, 609 à Stillwater, 328 à Little Canada, 243 à Saint-Antoine. Mais Pembina était trop excentrée et peuplée de Métis, Stillwater n’était qu’un centre industriel naissant bâti autour de scieries, et Little Canada comme son nom l’indique était un foyer d’immigrants francophones. Saint-Antoine a tenté d’obtenir la capitale, comme au demeurant le petit établissement de Sauk Rapids, mais sans succès. La première session de l’assemblée territoriale choisit Saint-Paul à titre temporaire : la ville, fondée moins de dix ans auparavant par des Canadiens francophones, venait de changer de physionomie et de devenir acceptable, avec sa majorité désormais anglo-américaine et sa croissance effrénée (le recensement de 1850 lui donna 1 284 habitants, soit une croissance de près de 53 % en une seule année), et était alors un centre commercial d’importance et le dernier port sur le Mississippi (Wills, 2004). Pourtant une fois de plus les choses ne furent pas si simples et la prise de décision fut freinée par tous ceux qui pensaient que leur ville avait un plus bel avenir que la ville voisine et de meilleurs atouts pour accueillir les institutions de l’État et en devenir la vitrine. Aussi la deuxième session de l’assemblée décida-t-elle une partition des rôles : à Stillwater le pénitencier, à Saint-Antoine l’université, à Saint-Paul le Capitole et le gouverneur.
26Pour autant, rien n’était encore réglé, et ce sont des décennies de lobbying que connu le Minnesota, au nom d’arguments déjà rencontrés : la centralité géographique de la capitale, alors que Saint-Paul était totalement excentrée au sud-est de l’État ; les rivalités financières entre spéculateurs (les « boosters ») qui misaient sur des villes en hypothétique devenir ; le projet culturel dont était porteuse la capitale (Thompson, 1973). L’argument de centralité était utilisé par les groupes qui présentèrent les deux sites concurrents de Saint-Paul, mais ce ne fut jamais la pièce majeure du raisonnement, dans un État qui jusqu’à la fin du xixe siècle n’était colonisé que très partiellement, et densément peuplé que dans son tiers sud : St. Peter sur la rivière Minnesota, ou le site de Kandiyohi, auraient décalé la capitale vers l’ouest, mais ce n’était que rarement le point qui faisait le plus débat.
27Par contre il s’agissait avant toutes choses d’inventer une capitale nouvelle pour des raisons pécuniaires. En 1854, le gouverneur Willis A. Gorman en personne et neuf associés acquirent un terrain sur la rive sud de la rivière Minnesota, terrain sur lequel était supposée naître une ville, St. Peter (à ne pas confondre avec l’antique Saint-Pierre, village francophone sur la même rive de la rivière et que les Anglo-Américains ont préféré nommer Mendota). La St. Peter Company fut reconnue en 1856 et commença à faire la promotion du site, ce qui passait par une action de lobbying efficace en direction de l’assemblée territoriale. Et la réussite vint rapidement : en février 1857 lors de ce qui était pensé comme sa dernière session avant que l’État du Minnesota ne naisse, l’assemblée vota le transfert de la capitale de Saint-Paul, ville florissante, à St. Peter12, ville inexistante. Pourtant la loi ne fut pas validée, du fait d’un épisode demeuré célèbre dans l’histoire locale : Joseph Rolette, représentant la communauté Métis de Pembina et chef du comité des lois de l’assemblée, disparut pendant plusieurs jours avec le texte de la loi de transfert, jusqu’à ce que le délai légal de promulgation soit dépassé. Nul ne sait la raison exacte de cette incartade, mais Rolette fut considéré comme un héros par les habitants de Saint-Paul : il était celui qui avait sauvé le statut de la capitale (White, 1999). Ce ne fut pas sans mal : les promoteurs de St. Peter à l’assemblée avaient malgré tout, grâce à une copie du texte, obtenu la signature du gouverneur Gorman, qui était le premier concerné par le déplacement. Mais l’assemblée, dans les faits, ne tint pas compte de cette signature et ne quitta pas Saint-Paul comme elle l’aurait dû avant le 1er mai 1857, ce qui invalida l’ensemble du processus. Et la constitution de l’État votée en 1858 revint au point de départ : la capitale était à Saint-Paul, mais un « vote populaire » pouvait modifier sa localisation – et St. Peter demeurait fantomatique.
28Et surtout d’autres spéculateurs prirent le relais. En 1856, à la veille de la crise économique qui allait frapper les États-Unis dans leur entier et très durement toucher un Minnesota encore fragile, un groupe d’hommes d’affaires de Minneapolis avait acquis des terres dans le comté de Kandiyohi, sous le nom de Kandiyohi town site company. L’objectif était donc clairement d’inventer une ville et plus encore, puisque le statut de Saint-Paul manquait encore de stabilité, d’inventer une capitale. Le premier gouverneur de l’État, Henry Hasting Sibley, n’était d’ailleurs pas défavorable à l’option proposée, et une commission fut nommée pour au moins reconnaître et arpenter les terrains encore sauvages de Kandiyohi, remarquables surtout par leurs lacs, leurs forêts et leurs ressources cynégétiques. Mais le processus s’arrêta là. En 1861, 1869 et 1872 encore, les promoteurs du site s’agitèrent, proposèrent à la Chambre des représentants un transfert de capitale, et la presse mena des campagnes qui ne virent guère que de piètres arguments être échangés, à la hauteur des enjeux financiers de l’affaire. Mais Saint-Paul tenait bon.
29À ces arguments financiers se greffa sur le tard un élément culturel, porté un mouvement populiste très puissant dans les États-Unis de la fin du xixe siècle, et notamment dans la Prairie. Le Minnesota fit partie des points d’appui important du mouvement, qui à l’échelle de l’État proposa dès 1890 de revenir sur le choix de Saint-Paul, sans qu’il soit question cette fois de pression d’investisseurs locaux. C’est d’un projet pour changer l’État qu’il s’agit, comme l’exprime la presse locale :
« The metropolis of New York is the city by that name, while the capital is Albany. Chicago is the metropolis of Illinois, but nevertheless the legislators do their work at Springfield. The fact that St. Paul is one of the largest and richest cities of Minnesota, instead of being viewed as a favorable circumstance, is regarded as a reason for removing the capital by the people in general13. »
« St. Paul is not the place for the capitol. A large commercial city is no place for a state capitol, it should be located in some pleasant rural city, free from the trammels and invirons [sic] of trade and commerce, where the lawmakers can unhindered, uninfluenced [by] bub-bubs and broils of a great metropolis, legislate calmly and for the benefit of the entire state14. »
30Le populisme apparaît ici comme une sorte de retour à l’idéal jeffersonien : la ville moderne, industrielle, fruit de la concentration capitaliste de cette fin du xixe siècle, irait à l’encontre du projet américain tel qu’il aurait été défini un siècle auparavant comme République de « farmers », de petits propriétaires terriens vertueux. Refuser Saint-Paul ce n’était pas vouloir investir dans une métropole concurrente, c’était au contraire vouloir revenir à la vertu originelle, mais aussi s’aligner sur des États – New York, Illinois – dont on ne peut pas dire en 1890 qu’ils représentent un idéal rural, au contraire. Le populisme était une quête, lancée dans les années 1870, de la part des « petits » du monde rural, pour trouver une place dans un monde qui leur échappait de plus en plus mais duquel ils ne voulaient pas être exclus, au contraire : ils voulaient participer à la modernité, mais en inventant eux-mêmes les formes de cette participation (Goodwyn, 1976 ; Kazin, 1995 ; Postel, 2007). Lorsque le mouvement des Granges se transforma en mouvement politique en décembre 1889 sous la forme de l’Alliance des Fermiers – avant que ne naisse le Parti populiste – le Minnesota en fut un des fers de lance. L’Alliance pouvait compter sur des élus à la Chambre des représentants comme au Sénat de l’État, et ce sont eux, en partie (les fidélités partisanes furent peu claires dans leur ensemble…) qui défendirent le transfert de capitale.
31Le jeu politique autour de ce transfert fut d’une grande complexité, il ne s’agit pas ici d’entrer dans les détails de la bataille parlementaire, longue et technique. En 1891 fut proposée une loi qui visait uniquement la construction d’un nouveau Capitole. C’est autour de cette loi qu’une décennie de luttes commença, car la question était en fait : où construire ce nouveau Capitole ? À Saint-Paul à proximité de l’ancien, ou dans la future Blaine dans le comté de Kandiyohi ? Le vote de 1893 assura la victoire de Saint-Paul, mais les partisans de Kandiyohi ne baissèrent pas les bras et utilisèrent tous les recours juridiques possibles, jusqu’à ce la Cour suprême du Minnesota affirme en 1897 que Saint-Paul était bien la capitale définitive de l’État, à moins qu’un vote de l’Assemblée et du peuple ne décide du contraire, ce qui n’a jamais eu lieu. Les terres que Sibley avaient imaginé pouvoir servir à une nouvelle capitale à Kandiyohi furent vendues par l’État en 1901, et destinées à l’agriculture.
⁂
32La tentation est grande de se perdre, en écrivant l’histoire des transferts de capitale, dans l’érudition locale, dans une narration pittoresque où l’on retrouverait les spéculateurs avides, politiciens corrompus ou pionniers ambitieux qui permettent d’alimenter sans cesse le récit de l’Ouest. Mais si l’on veut bien d’une part changer d’échelle en observant l’ensemble des transferts et non ceux d’un État particulier, et d’autre part construire un cadre conceptuel à partir duquel penser ces transferts, ceux-ci prennent une autre importance, et d’objets anecdotiques ils deviennent des postes d’observation de la construction de la nation américaine en tant qu’elle conquiert et colonise l’Ouest, c’est-à-dire tente d’y imposer ses logiques identitaires propres. De ce point de vue nommer les capitales se révèle fondamental, mais il faudrait élargir l’enquête de Christian Montès à toutes les capitales, celles qui le sont encore, celles que ne le sont plus et celles qui ne l’ont jamais été (Montes, 2008). Et au-delà de la toponymie, il faut s’interroger toujours sur les processus culturels à l’œuvre derrière les déplacements et les projets de déplacement qui ont animé l’Ouest du xixe siècle. Les quelques réflexions proposées ici n’avaient d’autre objectif que d’inviter à faire cette histoire culturelle de la mobilité des capitales.
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Notes de bas de page
1 Je choisis à dessein d’utiliser ici le cadre conceptuel du colonialisme, comme commencent à le faire certains historiens de l’Ouest, afin de bien marquer que l’histoire de l’Ouest au xixe siècle est bien d’abord celle des Amérindiens puis d’une première colonisation, française, hispanique, britannique ou russe, lentement recouverte à partir de la fin du xixe siècle par une colonisation de peuplement anglo-américaine : c’est ce processus complexe, aux facette multiples, qu’il importe de dévoiler. Voir pour l’usage du concept colonial Robbins, 1994 ; Adas, 2001 ; Ostler, 2004 ; Whaley, 2010.
2 Il existe peu de littérature sur Vincennes. Voir Villerbu, 2008 et Villerbu, 2014.
3 John Badollet à Albert Gallatin, Vincennes le 1er janvier 1806, dans Thornblough, 1963, p. 58-59.
4 Davis, 1999, mais la francité du lieu est plus visible, par exemple, dans l’histoire érudite et fondée sur une suite de notices biographiques de Reynolds, 1852.
5 Charles Berthelot du Chesnay avait constitué des fiches sur les frères Ollivier : archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 29J 9. Elles servaient à bâtir sa thèse, Berthelot du Chesnay, 1984.
6 Lettres de Jean-François Rivet à Mgr Carroll, Vincennes, 18 septembre 1799 et 31 octobre 1800, archives du diocèse de Covington (Kentucky), papiers Camille Maes.
7 Mémoire de Austin M., daté du 25 mars 1797, « A Memorandum of M. Austin’s journey », American Historical Review, vol. 5, n° 3, avril 1900, p. 539. Austin est alors en route pour la rive espagnole du Mississippi, où il s’installe pour tirer profit des mines. Il deviendra célèbre par la suite comme premier empresario américain au Texas en 1820.
8 Ces années cruciales pour les États-Unis sont l’objet d’ardents débats entre historiens. Voir récemment Wilentz, 2005 ; Howe, 2007 ; Reynolds, 2008. Egnal (2009) a bien montré l’importance nationale de cette fragmentation de l’Illinois comme des autres États du Midwest.
9 John Teats, responsable américain du poste en 1805, cité dans Mattison, 1957.
10 Sur les premiers temps du Minnesota, une synthèse récente fait le bilan de quelques fructueuses décennies qui ont renouvelé en profondeur de la vision de l’histoire de l’État : Wingerd, 2010.
11 Narration de Clouston R., Minnesota Historical Society, p. 2379.
12 Je fais le choix ici de maintenir la graphie « Saint-Paul » car la ville est de fondation francophone et d’utiliser la graphie « St. Peter » pour une ville putative imaginée dans le cadre de la colonisation de peuplement anglo-américaine.
13 New London Times, sans date, cité dans Thompson, 1973.
14 Litchfield Independant, sans date, cité dans Thompson, 1973.
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