Une capitale déplacée en Amérique Québec au xviie siècle : une cité introuvable ?
p. 179-192
Texte intégral
1Cinq ans après les célébrations organisées de part et d’autre de l’Atlantique pour fêter l’anniversaire de la fondation de Québec en 1608, placer cette ville dans la configuration critique de ce livre peut paraître, au mieux, singulier et paradoxal, au pire, oiseux, voire suspect en convoquant des non-dits, sensibles et dirimants, susceptibles peut-être d’égratigner – si l’histoire universitaire avait jamais un tel pouvoir… – la cordialité des liens entre la « Belle province » et la France. Disons le tout net : inquiéter le statut de capitale de la fondation de Champlain est une question de Français et, surtout, d’universitaire français. À cette interrogation répond en effet la très belle somme publiée en 2008, Québec. Quatre siècles d’une capitale, dans laquelle les aléas possibles de cette histoire et les avanies affrontées par la ville ne sont que des péripéties dramatiques qui témoignent, in fine, de sa persévérance triomphante. D’autant plus quand, juge suprême de l’Histoire, c’est la Nature qui délivre sa sentence au terme d’une analyse dont on ne sait plus bien si elle est le fait d’une Nature historicisée ou d’une Histoire naturalisée, les auteurs de cette synthèse destinée au public le plus large écrivant alors qu’il existe résolument des « capitales naturelles ou historiques » d’une part, des capitales « inventées » d’autre part : Québec, à la différence de Brasilia, de Washington ou d’Ottawa fait partie évidemment des premières. En voici le récit :
« Une ville est née en Amérique, sur les rives du Saint-Laurent, au tournant du xviie siècle, sous la modeste forme d’un poste de traite. Elle survit et grandit au fil des saisons et du retour des navires arrivant des côtes françaises, elle s’impose comme la référence au pays, devient un point de contact entre deux mondes. Puis, le territoire exploré au nom du roi de France devient une vaste colonie qui fait de la modeste ville de Québec sa capitale. Dès lors, celle-ci, pourtant toujours petite et incommode, est investie d’une valeur nouvelle par le pouvoir, ses rituels et ses institutions. L’Église, qui en fait son berceau, la rehausse encore de son onction1… »
2L’historien n’est pas naturellement amateur de malheurs et s’il se révèle le plus souvent peu sensible à cette success story irrésistible, ce n’est pas par goût suspect pour l’échec ou pour le drame – ressort pourtant, comme l’on sait, des histoires généralement les plus réussies. Il en est des conséquences de ses enquêtes de désenchanter le monde et de mettre sur le devant de la scène les coulisses peu amènes du storytelling ou des belles histoires dont tout l’art des experts de la communication est capable. Pouvons-nous, en effet, être si convaincus de cette continuité remarquable et vertueuse quand l’examen de l’histoire met en exergue bien davantage des hiatus, des hésitations et des ruptures, transformant la linéarité méritante de ce destin exemplaire en une série d’écarts successifs et aléatoires ?
3Car c’est en effet bien davantage en termes de déplacements qu’il faut brosser l’histoire d’un comptoir de traite et d’une ville dont l’ambition d’être la capitale d’un État en Amérique – toujours projeté dans un avenir proche – a servi de justification à sa reconnaissance en tant que telle bien plus que la réalité incertaine de son urbanité ordinaire dont elle ne remplira réellement les conditions que lorsqu’elle aura cessé d’être le cœur de la Nouvelle-France pour devenir celui d’une colonie anglaise après 1763. En interrogeant l’évidence de la « capitalité » de Québec, l’enquête peut dès lors plus largement contribuer à promouvoir une meilleure approche des relations qu’entretiennent villes et capitales à la suite du renouveau contemporain de ces problématiques dont l’une des manifestations importantes pour l’histoire moderne est la parution du suggestif volume des actes d’un colloque organisé à Rennes sur les capitales de la Renaissance en 20092.
4L’hypothèse de cette contribution doit donc être entendue également comme un instrument méthodologique et critique pour contribuer à ce débat et à la construction de la réflexion sur le « fait capital » : Québec ne serait-elle pas une capitale évidente car justement elle n’est pas une ville ou plus justement n’est qu’une ville évidée ? Autrement dit, elle ne serait pas une capitale parce qu’elle constituerait une ville remarquable et exceptionnelle mais bien au contraire, parce que, paradoxalement, elle n’en est même pas une seulement médiocre. Soit encore l’idée que c’est probablement le fait d’être une capitale qui a empêché Québec d’être une cité. En posant ainsi les termes de cette histoire, il est possible de sortir d’une fascination tautologique de la capitale conduisant à hypostasier un caractère historique en une essence évidente et absolue à laquelle la Nature viendrait apposer son certificat d’exactitude. C’est au prix de cette approche de biais que l’on peut espérer parvenir à décaler la pensée de ses irréfléchis et nourrir un dessein critique que j’espère bien plus riche et fécond que celui d’alimenter facilement la passion de notre époque pour la désécration de ses idoles et de ses mythes3.
5Si la fondation de Québec l’inscrit dans une réalité géographique particulière et une chronologie précise que personne ne peut contester, cette naissance est également le début d’une errance imaginaire qui fixe paradoxalement la ville dans un non-lieu traversé d’ambitions extraordinaires et de rêves fascinants. Les rêveries de Québec sont effectivement constitutives de sa fondation réelle et Québec est alors bien plus et bien moins que le précaire magasin fortifié et mortifère dans lequel se réfugie une poignée d’hivernants français en 1608-1609 dont Samuel Champlain dresse le portrait. Cet au-delà de Québec n’est pas limité aux incertitudes d’une fondation qui, rapportée aux expériences françaises précédentes dans le Nouveau Monde, sont communes à leur destinée hésitante et dramatique. Québec est précisément cette cité utopique, toute à la fois nulle part et idéale, comme un rêve qui nie sa réalité imparfaite et localisée, située, et que l’imagination ouvre alors aux dimensions du monde et aux perfections du Ciel4. Samuel Champlain est puissamment un homme d’imaginations et derrière l’administrateur pragmatique, le narrateur prolixe, le guerrier résolu et l’infatigable explorateur entre autres figures reconnues du « Père de la Nouvelle-France », il est aussi celui qui l’a rêvée autant qu’il l’a décrite, créant Québec pour la soumettre aussitôt à un imaginaire qui la déplace. Et si les acteurs changent et qu’aux fondateurs héroïques se substituent des administrateurs, des intendants et des ingénieurs, ce même imaginaire d’absolu accompagne alors ensuite l’histoire de la ville pour la nier dans une réalité urbaine qu’on lui refuse au nom d’un absolutisme monarchique qui, en Nouvelle-France, veut en faire sa capitale quand, au-delà de l’Atlantique, Versailles sublime les imperfections de Paris comme le rêve réalisé d’un absolu saisi et satisfait dans une démiurgie toute à la fois palatiale et urbaine5.
Du mythe fondateur à une chronique américaine
6L’historien québécois Mathieu d’Avignon, à la suite de certaines révisions historiographiques engagées par Marcel Trudel, s’est livré récemment à un vigoureux travail de déconstruction des mythes fondateurs de l’histoire canadienne aussi fécond que polémique6. Accompagnant ce travail critique d’une nouvelle publication du récit champlainien, sa démarche ramène l’examen historique aux sources du mythe héroïque de la Nouvelle-France et invite à parcourir moins l’espace américain que le territoire littéraire de son histoire que Champlain a constitué et cartographié au fur et à mesure de l’édition de ses récits de voyage, d’exploration et de fondation entre 1603 et 1632. Dans cette Amérique française de papier qui, durant une trentaine d’années, apprivoise à Paris cette partie du continent nord-américain, la question du récit des origines de Québec – fondée le 3 juillet 1608 sur un site anciennement repéré par Jacques Cartier – est éclairante quant au statut incertain qui est le sien dans la pensée comme dans l’action de son fondateur. Car de manière extrêmement paradoxale et quelque peu énigmatique, parallèlement au travail de construction délibéré d’un récit héroïque érigeant Samuel Champlain en figure de fondateur unique de la Nouvelle-France, c’est un étonnant procès de déconstruction de l’exemplarité du récit de la fondation de sa capitale qui s’opère à travers de sensibles modifications apportées par Champlain entre la première version de ses voyages de 1603 à 1618 – éditée en 1613 et 1619 – et celle qui achève cette construction politico-littéraire en reprenant et en abrégeant ces récits dans la première partie de l’édition de 1632 – alors rédigée durant son séjour contraint en France en 1630-1631 après la chute de Québec en 1629 dans le temps des efforts diplomatiques pour la recouvrer et ceux entrepris pour continuer d’intéresser les milieux dévots français à l’œuvre coloniale nord-américaine.
7Profitant, en effet, de la possibilité, après la mort de Pierre Du Gua de Monts en 1628 et celle de François Dupont-Gravé en 1629, de rendre prééminent, voire exclusif, son rôle dans les années 1600-1610 et d’opposer ainsi à ses détracteurs de la compagnie des 100-Associés après 1627 une autorité qui ne serait pas « administrativement » liée à leur seule seigneurie sur la Nouvelle-France, Samuel Champlain – mort en décembre 1635 – fait de son édition de 1632 le monument de ses vertus de navigateur, d’explorateur, de guerrier et de gouverneur et façonne l’espace américain en théâtre d’une gloire personnelle. Or, si la « tabagie de Tadoussac » de 1603 qui établit les conditions de félicité des ambitions françaises par l’alliance contractée entre plusieurs peuples indiens et les Français et si Henri IV, le chef montagnais Anadabijou, Du Gua de Monts et Dupont-Gravé sont les victimes évidentes, à lire Mathieu d’Avignon, de cette révision historiographique et de cette recomposition dans la distribution des rôles, la ville de Québec n’est pas épargnée non plus quand on pouvait s’attendre au processus inverse si l’on ne se réfère pas alors au contexte et aux enjeux de réécriture du récit originel.
8Quand le récit de la fondation de Québec dans l’édition de 1613 est le moment puissamment matriciel d’un mythe des origines drapant l’installation française de ce qui est nécessaire au geste liminaire et propice à un imaginaire de grandeur, la réécriture de la fondation de Québec pour l’édition de 1632 qui, je le rappelle, se veut le legs de Champlain à l’Histoire d’une part et un instrument immédiat de légitimation politico-administrative d’autre part, ce récit de 1632 donc établit le portrait incontestablement médiocre de la construction d’un nouveau comptoir commercial, d’une habitation supplémentaire après celle, plus en aval, de Tadoussac, et les expériences acadiennes de l’île Sainte-Croix et de Port-Royal pour ne citer que ces précédents immédiats.
9Le chapitre iii du second livre de l’édition de 1613 relative aux voyages entrepris par Champlain entre 1604 et 1611 est précédé d’un titre qui tranche avec l’économie descriptive et géographique précédant immédiatement le récit de la fondation de Québec : « Arrivée à Québec, où nous fîmes nos logements. Sa situation. Conspiration contre le service du Roi et ma vie par quelques-uns de nos gens. La punition qui en fut faite, et tout ce qui se passa en cette affaire7 ». Sa conclusion ne dément pas la promesse dramatique ainsi faite puisque le récit fondateur de Québec s’achève par la tête tranchée du coupable « plantée au lieu le plus éminent [du] fort » quand ses complices sont renvoyés en France pour y être pendus8. Dans l’édition que j’ai consultée, cent soixante-dix-neuf lignes du texte de Champlain concernent le complot, son échec et la punition de ses auteurs, quand la fondation en tant que telle occupe un seul paragraphe de quatorze lignes. Outre la mort du chef de l’expédition, le complot ourdi par le serrurier Jean Duval dès l’avitaillement de la flotte à Honfleur visait à mettre les Basques de Saint-Jean-de-Luz ou les Espagnols en possession du fort tout juste établi à Québec. Ayant gagné quatre autres membres de l’expédition, la conspiration grandit à l’échelle presque entière de celle-ci y intéressant même le laquais de Champlain quand ses hommes les plus fidèles étaient éloignés de sa personne pour veiller dans les barques à la surveillance nécessaire des vivres et des commodités de l’expédition. Le récit est trop long pour être suivi dans tous ses détails que Champlain précise et relate avec un souci manifeste d’exactitude auquel est joint cependant un jugement péjoratif sur la majeure partie de ses hommes, qualifiés notamment de « galants » et de « bélîtres », discriminant une élite fidèle à son chef d’une majorité d’aventuriers sans foi ni parole à laquelle sont imposés par un châtiment terrible et une exécution exemplaire l’obéissance et le respect. La tension dramatique, les trahisons, la menace et l’imminence de la mort, le jugement et le spectacle hideux de la tête tranchée fichée au sommet du fort concourent à l’exceptionnalité de la fondation de Québec qui n’est donc pas seulement une création physique, rompant la description dans le chapitre précédent d’une nature vierge de toute intervention des Français ou des Indiens, mais bien davantage peut-être une suspension du temps ordinaire par le surgissement de cet extraordinaire de Justice et de Mort. Ce récit affranchit alors en effet la fondation de Québec de la communauté, de la similitude et de la reproduction des précédentes expériences coloniales françaises d’Amérique du Nord qu’il isole comme spécifique. Il noue l’érection de ce fort au service du roi et à la fidélité au chef et établit la dramaturgie des vertus héroïques de Champlain confronté à l’épreuve liminaire de son mérite personnel et de sa capacité à gouverner. L’ordre royal et la justice cimentés par le sang criminel sont les eaux baptismales de la fondation de Québec qui convoque donc ici un imaginaire romain évident dans lequel est mis à mort celui qui a traversé le sillon sacré creusé par le rex pour délimiter symboliquement les remparts de la ville.
10Reprenant ce texte pour l’édition de 1632, Champlain ne réaménage pas seulement son récit en opérant dans ce chapitre et celui qui précède des modifications mineures mais il en déplace fondamentalement le sens en y excluant les moindres ressorts dramatiques et mythiques de la fondation qui faisaient le corps de la précédente version et l’économie narrative de la geste liminaire. La naissance de Québec est réduite à dix lignes et le chapitre v du troisième livre est plus modestement titré « Arrivée de l’auteur à Québec, où il fit ses logements. Forme de vivre des Sauvages de ce pays-là9 ». Non seulement Champlain se présente quasiment comme un étranger à Québec – l’ajout par rapport au titre de 1613 du mot « auteur » introduisant une puissance certaine de distanciation entre le narrateur et l’acteur alors que ces identités étaient précédemment confondues quand ces actions de fondation et d’écriture étaient déjà cependant bien distinctes – mais les Indiens se sont substitués désormais aux pionniers français dans le récit consacré à l’invention de la capitale de la Nouvelle-France. Champlain le Fondateur a disparu du récit primitif de Québec comme les Français auxquels le chapitre ne consacre désormais qu’une brève mention, les réduisant à des actions ordinaires de défrichement et d’élévation du magasin d’une habitation quand ils étaient, dans la version précédente, acteurs d’un drame et partie prenante d’un imaginaire de fondation nourri de puissantes réminiscences et traversé de figures mythiques. Au Récit de Fondation majuscule et au mythe des Origines caractérisés par leur transcendance – que surjoue en quelque sorte l’élévation finale de la tête tranchée –, Champlain substitue un large développement, ethnologique dirait-on aujourd’hui, immanent et prosaïque, sur les indigènes de la région portant sur leur alimentation, leur morale (ou plutôt son absence), leur croyance, leur physique et leurs vêtements, leurs coutumes matrimoniales et leurs us funéraires. Ce passage sur les coutumes et mœurs des Sauvages de Québec se trouve, dans l’édition de 1613, au chapitre iv – comme il était déjà largement présent dans l’édition de 1603 de son premier récit sur les Sauvages – après une longue réflexion de l’auteur sur les lieux de l’hivernage de Cartier en 1535 qui est également supprimée de l’édition finale des œuvres de Champlain et évoquée seulement en une demi-phrase dans le chapitre v de 1632. De même est supprimée également de cette dernière édition l’évocation du terrible hivernage de 1608-1609 au cours duquel vingt des vingt-huit habitants de Québec, dont leur chirurgien, périrent du scorbut et de la dysenterie avant d’être secourus, le 5 juin 1609, des vivres apportés depuis Tadoussac par le gendre de Pontgravé.
11L’économie du récit s’est déplacée : ce n’est plus l’écriture de l’Histoire comme sortie de l’indistinction naturelle et comme surgissement du Temps, mais au contraire l’intégration de Québec dans une Nature sans histoire ou, plus précisément, sans récit possible car répétitive et finalement immuable. Champlain suit les traces de Cartier qui, lui-même, n’avait rien inventé en découvrant lors de son voyage de 1535 le site indigène de Stadaconé occupé alors par des Indiens qui sont présentés dans la description de leurs mœurs et dans le tableau de leurs coutumes comme un peuple sans histoire, vivant dans la répétition des choses et des jours. Le récit de 1632 a bien changé d’échelle, et cela en plusieurs sens : il est désormais un point seulement parmi d’autres du compte-rendu succinct du journal d’un administrateur afin de servir de justificatif à son action. Il est sommaire et réduit à une stricte discipline informative et à la logique argumentative afin de convaincre de l’expertise de l’auteur quant à la navigation sur le fleuve de laquelle procède la compétence revendiquée à être le responsable de l’expédition. Expédition à laquelle est donc dévolue la charge de rechercher et de choisir un lieu convenable, la reconnaissance et la détermination ensuite de ce « lieu commode et propre pour y habiter » dont on justifie le choix et le nom, emprunté, comme celui de Tadoussac, aux indigènes. Pour se clore sur le résumé enfin de la fondation proprement dite : soit une habitation et des jardins.
12Le grand danger qui avait accompagné la fondation de juillet 1608 dans le récit de 1613 a doublement disparu : d’un point de vue scriptural, il a été en effet tout simplement supprimé ; d’un point de vue narratif, il a été déplacé de l’entourage immédiat du héros aux tracasseries métropolitaines qui sont détaillées immédiatement ensuite, à savoir celles qu’affronte seul, en France, Du Gua de Monts, suscitées alors par les appétits et les ambitions de ses concurrents commerciaux basques, bretons, rochelais et normands. On peut mesurer combien dans ce déplacement se joue bien un abaissement de la qualité du danger surmonté : à la cabale et à la conspiration, au danger de mort et à celle qui frappe l’instigateur du complot contre Champlain faisant mettre la tête décapitée du criminel sur une pique au point le plus haut de son fort ont succédé les manœuvres commerciales, les « remuements », les pratiques de cour autour d’un établissement marchand, d’un magasin, d’un abri que certains négociants rochelais, après composition avec de Monts, peuvent même louer et utiliser « pour leur service de retraite, afin d’y retirer leurs marchandises et de traiter avec les Sauvages ».
13Étrange déclassement du lieu de la Civilisation et de l’Ordre à ce modeste magasin de peaux de castors qu’opère ainsi cette édition de 1632. Mais le sens de cette réduction s’éclaire dans le nouveau contexte d’écriture des années 1628-1632 et cette infirmation de la fondation pionnière à un ordinaire à la fois administratif et marchand s’inscrit finalement dans une continuité de Champlain à l’égard de Québec depuis le milieu des années 1610.
Québec écartée
14Ce jeu d’écart relevé précédemment au niveau de l’écriture de l’identité de Québec reflète, en effet, plus généralement, l’indétermination de l’environnement dans lequel elle prendrait place, partagé encore jusque dans les années 1660 entre une problématique de l’espace et une politique du territoire. L’identité de Québec n’est pas la même si elle s’inscrit dans un espace où l’on circule ou si elle s’enracine dans un territoire que l’on occupe10. L’édition des voyages de Champlain porte encore puissamment l’imaginaire des Indes et ceux-ci conservent l’horizon de la Chine comme finalité des efforts consentis et des difficultés affrontées. Ces incertitudes confèrent alors à Québec une identité non fixée à l’image de l’environnement où elle se trouve et de sa relation à celui-ci. Indéterminations fondamentales auxquelles ne répond pas l’évolution des statuts juridiques de la fondation. En 1611, Pierre Du Gua de Monts devient le seul propriétaire de l’habitation de Québec qui doit abriter tout au plus une dizaine d’hommes. Le fort royal, le Lieu de la France en Amérique, se trouve dès lors ramené à la dimension d’un bâtiment domestique dont Champlain ne serait plus que l’intendant particulier. Et si les Récollets s’y installent en 1615 pour construire leur couvent en 1620 (le couvent Saint-Charles), l’habitation de Québec ne compte encore qu’une soixantaine d’habitants seulement quand est construit, pour les protéger, un fort au sommet du cap aux Diamants en 1620 – son artillerie étant installée l’année suivante. En 1622, il est arrêté que le fort appartiendra au roi mais ce n’est qu’en novembre 1623 qu’il est nommé pour la première fois fort Saint-Louis par Champlain quelques mois avant que l’habitation de 1608 soit abandonnée en 1624 pour un bâtiment neuf que l’occupation anglaise de 1628-1632 détruira d’ailleurs11. La chronologie 1611-1624 doit donc être examinée du point de vue d’une insatisfaction coloniale doublement alimentée par la médiocrité matérielle de la réalisation mise en œuvre et par la menace de déclassement politique et symbolique de son fondateur.
15Il n’est pas sans intérêt alors de mettre en parallèle la réduction de Québec à un fonds privatif d’une part et la poursuite, en amont du fleuve, d’autre part, du travail d’exploration et de fondation de Champlain lequel pallie la médiocrité qui saisit sa première création américaine par une nouvelle dramaturgie fondatrice dont le site de Montréal constitue le théâtre géographiquement déplacé. Remontant en 1611 le Saint-Laurent, Champlain parvient au site précédemment reconnu par Cartier, lequel ne sera occupé par les Français que lors de la création en 1642 par les Sulpiciens de Ville-Marie/Montréal. Ce n’est encore donc qu’un espace vierge propice au déploiement d’un imaginaire urbain dont Champlain se fait le promoteur inspiré dans le récit qu’il fait de l’invention du site qu’il nomme place Royale et dont il fait « couper et défricher le bois […] pour la rendre unie et prête à y bâtir ».
« Mais en tout ce que je vis, je ne trouvai point de lieu plus propre qu’un petit endroit qui est jusqu’où les barques et les chaloupes peuvent monter aisément […] car plus haut que ledit lieu (que nous avons nommé la place Royale) à une lieue du mont Royal, il y a quantité de petits rochers et de basses, qui sont fort dangereuses12. »
16Commentant ce nouveau geste inaugural, Lucie Morisset et Luc Noppen reconnaissent dans cette urgence une véritable faim de ville qui témoigne du déclassement autant physique que symbolique de Québec pour Champlain : « Devant la forêt, pressé d’établir une ville, Champlain annonçait la création d’une “place royale” ; cette création, fût-elle imaginaire, devait, pour lui, fonder la ville. C’était donc d’abord pour cette place royale qu’il déclarait avoir entrepris de défricher13. » « Place royale » est ainsi pour Champlain le lieu de l’absolutisme colonial monarchique détaché, par sa projection imaginaire, des réalités contingentes du financement de l’expédition et de ses finalités mercantiles comme de ses traductions imparfaites et désolantes dans la médiocrité réelle des lieux et des moyens. Champlain est bien un homme des commencements et il faudrait, comme cela a été entrepris récemment, réviser la qualité d’administrateur efficace que lui a reconnue la tradition historiographique qui voulait voir bien plus pour le « Père de la Nouvelle-France » qu’un promeneur de rêves et de fondations incessamment déportées dans l’espace américain comme dans celui des absolus intellectuels, un « pelleteux de nuages » dirait-on ailleurs14.
17Cet éloignement géographique de Québec en 1611 est autre chose donc que la poursuite de la reconnaissance fluviale du Saint-Laurent comme de celle de la recherche de la grande voie de l’ouest pour atteindre la Chine ; il écrit dans la topographie de la Nouvelle-France la distance infinie séparant ce qui doit être de ce qui est advenu. Il mesure ainsi l’étendue d’un échec et marque ou signe la nécessité d’une création recommencée. Et de la reprise du récit sans cesse inachevé d’une ville insatisfaite.
18En 1618, Samuel Champlain invente et fonde en effet un quatrième Québec dont les traits parfaits doivent se substituer à la grossièreté maladroite du tracé de la pseudo-ville que l’on peut effectivement relever, avec beaucoup de complaisance, depuis la rive du Saint-Laurent : l’emplacement alors choisi se rapproche du site occupé en 1535 par Jacques Cartier (le havre de Sainte-Croix sur la rivière Saint-Charles), revenant ainsi à l’origine du premier séjour français, à distance donc tant topographique que symbolique du site, choisi par Jean-François de La Roque de Roberval, de Charlesbourg-Royal – rebaptisé France-Roy en 1542 – brièvement occupé entre 1541-1543 et marqué par son échec (près de la rivière Cap-Rouge) d’une part, et de la construction du magasin fortifié de Québec en 1608 au pied de la falaise du cap Diamant d’autre part15. À l’emplacement d’une vaste sapinière naturelle, sur la rive sud de la rivière Saint-Charles en décalage donc par rapport à la construction de Québec, il propose à Louis XIII – soit durant son séjour en France de juillet 1617 à mai 1618 ou durant le suivant entre la fin de l’été de cette dernière année et son retour en Nouvelle-France avec sa famille en juin 1620 – un projet de fondation urbaine dont la logique et l’ambition tiennent davantage de l’érection d’une ville nouvelle que d’un simple aménagement des réalités québécoises. Il propose en effet d’établir
« une ville de la grandeur presque de Sainct-Denis, laquelle ville s’appelera, s’il plaict à Dieu et au roy, Ludovica, dans laquelle l’on faira faire un beau temple au milieu d’icelle, dédié au Rédempteur […] en signe et commémoration, du bien qu’il plaira à Dieu faire à ces pauvres peuples, lesquels n’ont aucune congnoissance de la sainte foy chrestienne et au giron de nostre mère saincte église16 ».
19La proposition est si nouvelle et si ambitieuse que sa compréhension la plus juste impose de la replacer dans un contexte où la considération des réalités nord-américaines de la décennie 1610 que j’ai évoquées précédemment doit être associée au constat de la transformation brutale du pouvoir royal en 1617 et de la restauration de l’autorité souveraine poursuivie par Louis XIII l’année suivante – événements auxquels Champlain est directement intéressé par sa présence en France et ses relations à la cour du roi. L’on connaît le mot, rapporté par le comte de Brienne, de Louis XIII après la mise à mort du favori de sa mère, Concino Concini, le 24 avril 1617, par le capitaine de ses gardes, le baron de Vitry – « Je suis maintenant roi17 ». L’exécution pour crime de sorcellerie et de pacte diabolique de la veuve du maréchal d’Ancre, Leonora Galigaï, la sœur de lait de Marie de Médicis, le 8 juillet suivant, achève le cycle de l’émancipation de la tutelle de sa mère du jeune roi dont l’affirmation souveraine se poursuit quelque temps après à travers sa volonté de faire restaurer le tombeau de Louis XI détruit par les protestants lors du sac de Notre-Dame de Cléry en mars 1562. Décidé à l’automne de cette même année 1617, le chantier est véritablement lancé par le contrat signé avec le sculpteur Michel Bourdin le 11 novembre – le monument de marbre blanc étant remis le 21 décembre 1622 aux commissaires orléanais chargés par le roi de la réfection des églises Sainte-Croix d’Orléans et de Notre-Dame de Cléry18. À ces marques d’affirmation de sa souveraineté – « Coup de Majesté » sanglant du printemps 1617 et réparation spectaculaire du sacrilège royal protestant à l’hiver suivant – s’ajoute « la restauration royale et solennelle du culte de saint Louis » que manifeste l’assistance, le 25 août 1618, de Louis XIII, entouré de son frère et des princes du sang, à l’office du saint capétien en la maison professe des Jésuites de la rue Saint-Antoine à Paris19.
20Rapporté ainsi au contexte nord-américain et à celui du pouvoir royal en France, ce projet de fondation laurentienne ne peut pas être simplement analysé de manière réductrice comme le geste courtisan d’un personnage en mal d’appuis clientélistes et de reconnaissance curiale (le choix du nom de cette ville exemplaire emprunté à celui du roi) ni comme le biais manœuvrier d’un lobbyiste habile (l’argument d’évangélisation à destination des milieux financiers dévots) ni même encore comme la dérive dans l’imaginaire consolateur d’un visionnaire trahi par le réel (les ressources et les libertés du futur). Je pense davantage qu’il est pensé par Champlain comme un instrument concret de réappropriation pour lui-même et pour le roi du processus colonial français en Amérique du Nord contre le délitement ou l’altération symbolique des liens entre le royaume et la Nouvelle-France. La nouvelle ville qu’il projette à distance de Québec est aussi la mise à l’écart et l’effacement d’une création coloniale détournée du geste fondateur impérial et dont le développement trahirait l’intention et le caractère idéalement imprimés à sa naissance. Ludovica est bien par la projection d’un urbanisme programmatif ambitieux une ville nouvelle qui participe des imaginaires urbains renaissants et des réalisations françaises de Brouage (Jacopolis sur Brouage dans la seconde moitié du xvie siècle) et de Charleville (1608-1620) et dont la finalité est de se substituer à l’imperfection québécoise. Un inachèvement qu’il faudrait même poursuivre jusqu’à son effacement dans la configuration du nouvel « espace urbain » du Saint-Laurent puisque, s’il s’agit d’établir la nouvelle ville dans la plaine fluviale de la Saint-Charles, il est question également de stopper toute possibilité de développement de la vieille ville – et par là même d’opérer son dépérissement démographique comme de la réduire à ses seules facilités technico-portuaires – en stérilisant les hauteurs du cap aux Diamants qui la dominent par la construction d’un vaste complexe fortifié – une forteresse bastionnée – qui, associé au fort à dresser sur la pointe de Lévy, permettrait de protéger Ludovica et de contrôler la circulation sur le Saint-Laurent20. Et quand Québec semble se réduire à une stricte fonctionnalité marchande que se disputent les intérêts normands, parisiens, malouins et rochelais – un magasin commode pour abriter les peaux de castors alimentant le lucratif commerce de la pelleterie entre la Nouvelle-France et l’Europe –, c’est une tout autre centralité que Champlain érige au cœur de sa cité renouvelée, réenchantée même ainsi. Annoncée par la comparaison avec Saint-Denis, lieu de la sacralité monarchique où est conservée l’oriflamme des rois guidés par Dieu et reposent les corps des souverains français, la dimension religieuse de Ludovica réinvestit et réinvente la transcendance du récit premier de la fondation de Québec telle que je l’ai mise en évidence en la ramenant, de son interprétation théologico-politique et à son procès de sécularisation au bénéfice d’un politique sacralisé, à son essence originelle établie sur la Passion du Christ, soit son jugement et sa mise à mort ignominieuse et salvatrice sur la croix alors élevée sur le Golgotha21. Sur le chemin des fortunes mondaines – le Saint-Laurent devant conduire en effet aux trésors de Cipango et du Cathay –, Ludovica doit servir tout à la fois la grandeur temporelle du prince qui y établira un poste de contrôle à des fins douanières et sa gloire véritable en rappelant le but que cette richesse doit satisfaire, l’évangélisation du monde, quand ce n’est pas plus précisément, comme dans les « Capitulations de Sante Fe » en 1492, la libération de la Palestine de l’infidélité musulmane, la délivrance de Jérusalem et la réédification de son temple22. Interrogeant la dédicace de celui placé par Champlain au cœur physique et symbolique de la ville nouvelle, Lucie Morisset, Luc Noppen et Denis Saint-Jacques comprennent cette fondation comme l’alter ego de « l’église du Redentore que l’on venait d’ériger dans la lagune vénitienne [l’église du Rédempteur commencée par Andrea Palladio en 1576-1577 sur l’île de la Giudecca et achevée en 1592], sur le chemin de Constantinople ; c’est dire que, selon l’image qu’en constituait Champlain, Ludovica signifiait au roi que l’explorateur se trouvait toujours en bonne voie sur la route des Indes, à laquelle sa mission le commettait23 ». Le chemin de l’Est donc comme retrouvé dans cette partie éloignée du monde ; celui de l’Orient, celui des croisades contre l’Infidèle, celui du combat sacré du roi Très-Chrétien marqué par la mort à Tunis en 1270 du saint tutélaire des Capétiens lors de l’avant-dernière grande croisade médiévale, lequel donne son nom à la ville et dont le culte, nous l’avons vu, est fortement réinvesti par Louis XIII du fait notamment des liens dynastiques des Bourbons à cette figure essentielle de la sacralité monarchique française. Car c’est bien une partie du royaume de France qu’il s’agit de nommer désormais dans ce territoire américain et, s’il fallait encore se convaincre de la volonté de substitution de Québec par Ludovica, le référent onomastique éclaire l’intention de ce grand manipulateur de signes qu’est Champlain.
21En nommant ainsi la nouvelle cité, Champlain opère effectivement un écart supplémentaire vis-à-vis de sa première création en s’affranchissant de la détermination tant géographique que politique qu’imposent le nom et le sens de Québec – soit, selon les conclusions des principaux travaux étymologiques, le lieu du resserrement du Saint-Laurent (Gepèg – « là où c’est fermé, bloqué, obstrué » – en micmac) comme l’autorisation de descendre des canots qu’auraient donnée les Indiens aux premiers marins français (Paka ou Kapak – « débarquez » – en montagnais). Une détermination étrangère et une hétéronomie identitaire qui soumettent la fondation française à une origine sous condition et qui dévoileraient dans le comptoir français sa sujétion imprescriptible à l’ordre naturel indigène et la primauté politique indienne24. Ludovica n’est pas une ville américaine et son nom latin doit servir dès lors de talisman pour conjurer la contingence sur elle du monde dont elle prétend en effet ordonner le sens – géographique comme politique et spirituel. Quand Québec serait à jamais saisie dans une contractualisation servile avec le territoire et les peuples indigènes, Ludovica fait éclater glorieusement son affranchissement de ville française en Amérique en plaçant en son cœur l’alpha et l’omega catholiques et en portant avec son nom une histoire qui n’est pas celle des dominations éphémères et des vaines souverainetés temporelles mais bien celle du règne divin dans la perspective d’une eschatologie ramenant la nouveauté de ce continent à la glose chrétienne du monde.
22Comme l’a mis en évidence Lucie Morisset, le projet de Champlain ne demeure pas une projection idéale mais il dessine une politique nouvelle d’aménagement de l’espace qui passe d’abord par une discrimination juridique du territoire afin d’aménager par le biais du statut foncier les conditions du développement immobilier de la ville. C’est ainsi qu’il définit une commune sur le site de Ludovica pour l’immuniser des divisions censitaires et des appropriations seigneuriales. En 1627, les 100-Associés reconnaissent ainsi ce statut à cet espace dessiné par Champlain à accueillir la ville du Christ, du roi et des Français. Deux ans auparavant, la volonté de préserver cet espace s’était déjà manifestée par l’octroi aux Jésuites d’une concession au nord de la rivière et donc à l’extérieur du périmètre citadin – soit le futur fief de Notre-Dame-des-Anges établi en 1652 sur l’emplacement de l’hivernage de Cartier en 1535-1536. Ces premiers témoignages d’aménagement urbain sont brutalement interrompus par la prise de Québec en 1629 par les corsaires Kirke qui se saisissent du comptoir au nom du roi anglais Charles Ier. Champlain consacre alors l’essentiel de ses efforts à défendre la restitution de Québec durant les négociations entre la France et l’Angleterre. Le traité de Saint-Germain-en-Laye, signé en mars 1632, rétablit l’autorité de Louis XIII en Nouvelle-France et Champlain, accompagné des Jésuites et de plusieurs dizaines de colons, regagne Québec au printemps 1633. Il délaisse, sans le trahir cependant, le projet de Ludovica du fait de l’urgente nécessité de défendre les Français installés à Québec (des fortifications sont mises en place) et de relancer les relations commerciales avec les Indiens sur lesquelles reposent les investissements coloniaux espérés tirés des bénéfices de la pelleterie (fondation en territoire algonquin de Trois-Rivières, en 1634, en amont de Québec, à la confluence du Saint-Laurent et de la Saint-Maurice). Mais, à la mort de Champlain en décembre 1635, le projet de Ludovica est abandonné par les directeurs de la compagnie des 100-Associés qui chargent son successeur de tracer et de construire une ville à Québec. En débarquant au début de l’été 1636, Charles Huault de Montmagny est alors résolu de faire de cette ébauche de ville la capitale de la Nouvelle-France dont il a été nommé gouverneur25. Assisté de l’ingénieur arpenteur Jean Boudon, il entreprend une véritable fondation urbaine à Québec pour laquelle il établit un plan rayonnant et une discrimination aristocratique de sa physionomie en distinguant le plateau, espace de la représentation des pouvoirs temporels et spirituels, de la Basse-Ville sur le Saint-Laurent cantonnée à ses fonctionnalités marchandes, et abandonnant Ludovica aux rêves absolutistes de Champlain26.
Épilogue : une cité dérobée ?
23Avec Montmagny et ses successeurs, la population de Québec s’agrandit et le nombre de ses maisons augmente ; des institutions politiques et religieuses s’y installent de manière pérenne, lui conférant sans conteste sa dimension de capitale de la Nouvelle-France. Le modeste comptoir de traite de 1608 concentre progressivement tous les pouvoirs et satisfait déjà vers 1660 aux attendus de la définition donnée à la fin du siècle par Alexandre Le Maître d’une capitale27. Elle remplit en effet les trois fonctions essentielles d’une métropole : être le siège de l’autorité, constituer le pivot de tous les échanges, concentrer la valeur et la force du pays. Toutefois Québec présente la particularité d’être une capitale sans être véritablement une ville et il faut entendre dans toutes ses dimensions ce défaut d’urbanité que pointe le père jésuite Paul Ragueneau en 1650 :
« Québec est appelé ville ; il serait plus vrai de dire qu’à part le fort, notre maison et les deux couvents de religieuses, il n’a à peu près rien qui ait l’apparence, non pas d’une ville, mais d’un humble village. On y peut voir quelque trente maisons de Français dispersées ici et là et sans aucun ordre28. »
24Une ville sans muraille pour la distinguer, sans consulat ou échevinage pour la gouverner, sans armes pour la représenter. Aussi est-elle, bien plus que la chimère de l’absolue Ludovica, la véritable capitale de l’absolutisme idéal de la monarchie administrative du xviie siècle qui pourra être ensuite le théâtre des rêves d’immédiation politique du Roi Soleil29. Dans sa lettre au ministre de la Marine du 10 novembre 1686, le gouverneur-général de la Nouvelle-France, Jacques-René de Brisay, marquis de Denonville, loue l’initiative de l’intendant Bochart de Champigny arrivé à Québec au mois de juillet précédent.
« M. de Champigny a apporté en ce pays un buste du Roi en bronze qui fut mis mercredi 6 de ce mois dans la place de notre basse-ville avec le plus d’honneur et de cérémonie qu’il se pût ; il en a fait toute la dépense. Il commence de manière qu’il ne s’enrichira pas ici30. »
25En 1686, la capitale de la Nouvelle-France a donc une représentation du roi à travers la statue placée solennellement dans l’une de ses principales places. Mais la ville de Québec, elle, n’a toujours pas de représentant. Si le buste de Louis XIV veille sur ses sujets ultra-marins, les habitants de Québec, eux, n’ont toujours pas de corps de ville et quand le roi, dans ce monument, est très probablement représenté à l’antique, en général et triomphateur romain, la cité n’a pas de muraille pour se protéger. Et les lys de France fleurissent dans un espace héraldiquement vierge. Faudrait-il s’étonner de tout cela quand Colbert a pu répondre à l’initiative du gouverneur de la Nouvelle-France, le marquis de Frontenac, réunissant à son arrivée en 1672 les États généraux de la Province, que cela n’avait pas été apprécié par le roi et qu’il a été jugé, pour le bien de la monarchie et sa vocation absolutiste, « bon que chacun parle pour soi, et que personne ne parle pour tous31 » ?
26Québec n’est pas une ville ; elle est l’expérience locale d’un absolutisme idéal : la capitale non pas d’une province, d’une monarchie, d’un État ni même d’une république ; elle n’est pas la capitale de la Nouvelle-France mais bien celle d’une France nouvelle, celle de l’absolutisme que s’efforcent de construire le roi et son ministre dans une terre sans ville, sans noblesse, ni privilège ni officier quand, de l’autre côté de l’océan, c’est avec tout cela qu’il faut accommoder l’absolutisme idéal qui ne pourra jamais être autre chose, en Vieille France, qu’un idéal d’absolu.
Notes de bas de page
1 Blais C., Gallichan G. , Lemieux F. et Saint-Pierre J., Québec. Quatre siècles d’une capitale, Québec, Les Publications du Québec – Assemblée nationale du Québec, 2008, p. 3.
2 Le Gall J.-M. (dir.), Les capitales de la Renaissance, Rennes, PUR, 2011.
3 Jullien F., Traité de l’efficacité, Paris, Grasset, 1996, p. 9.
4 Racault J.-M., Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire classique (1657-1802), Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 15.
5 Vidal L. et Orgeix E. (d’) (dir.), Les villes françaises du Nouveau Monde. Des premiers fondateurs aux ingénieurs du roi (xvie-xviiie siècles), Paris, Somogy Éditions d’Art, 1999 ; Grignon M., « Comment s’est faite l’image d’une ville. Québec, du xviie au xixe siècle », L. K. Morisset, L. Noppen et D. Saint-Jacques (dir.), Ville imaginaire. Ville identitaire. Échos de Québec, Québec, Éditions Note Bene, 1999, p. 99-117 ; Havard G., « 1608. La fondation de Québec : Champlain, les huguenots et les Indiens », B. Cottret, L. Henneton, J. Pothier et B. Van Ruymbeke (dir.), Naissance de l’Amérique du Nord. Les actes fondateurs (1607-1776), Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 63-86 ; Cabantous A. (dir.), Mythologies urbaines. Les villes entre histoire et imaginaire, Rennes, PUR, 2004 – notamment la contribution de Chappé F., « Histoire de Paimpol, roman vrai et/ou mythe organisé », p. 77-94 ; Galland C., « 1608-2008. La fondation du Québec et la mémoire canadienne. Fièvre commémorative et histoire des mémoires », B. Cottret et L. Henneton (dir.), Du bon usage des commémorations. Histoire, mémoire et identité, xvie-xxie siècle, Rennes, PUR, 2010, p. 91-106.
6 D’Avignon M., Champlain et les fondateurs oubliés. Les figures du père et le mythe de la fondation, Québec, Les Presses de l’université de Laval, 2008 ; sur le travail d’écriture et de réécriture des fondations, Lamazou-Duplan V. (éd.), Ab urbe condita… Fonder et refonder la ville. Récits et représentations (second Moyen Âge – premier xvie siècle), Pau, Presses de l’université de Pau et des Pays de l’Adour, 2011.
7 Champlain S. (de), Thierry É. (éd.), Les Fondations de l’Acadie et de Québec, 1604-1611, Québec, Les Éditions du Septentrion, 2008, p. 167-173.
8 Ibid., p. 173.
9 Champlain S. (de), Thierry É. (éd.), Au secours de l’Amérique française, 1632, Québec, Les Éditions du Septentrion, 2011, p. 149-152.
10 Morissonneau C., « Le rêve de Champlain », R. Litalien et D. Vaugeois (dir.), Champlain. La naissance de l’Amérique française, Sillery, les Éditions du Septentrion-Nouveau Monde Éditions, 2004, p. 258-265.
11 « Articles complémentaires de l’arrêt précédent, précisant les modalités de la réunion de l’ancienne Compagnie du Canada et la Compagnie de Montmorency, 1er avril 1622 », Nouveaux documents sur Champlain et son époque, Ottawa, Imprimeur de la reine, 1967, p. 442.
12 Champlain S. (de), Thierry É. (éd.), Les Fondations de l’Acadie et de Québec…, op. cit., p. 243.
13 Morisset L. K. et Noppen L., « De la ville idéelle à la ville idéale : l’invention de la place royale à Québec », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 56, n° 4, printemps 2003, p. 453-479, p. 460.
14 Dickinson J. A., « Champlain administrateur », R. Litalien et D. Vaugeois (dir.), Champlain. La naissance de l’Amérique française, Sillery, les Éditions du Septentrion-Nouveau monde Éditions, 2004, p. 211-217.
15 Allaire B., La rumeur dorée. Roberval et l’Amérique, Québec, les Éditions la Presse, 2013. Le site de la colonie de Roberval a été découvert en 2005 et une importante exposition, « La colonie retrouvée » a été organisée au musée de l’Amérique francophone de Québec (mai 2013-septembre 2015).
16 Cité dans Morisset L. K., La mémoire du paysage. Histoire de la forme urbaine d’un centre-ville : Saint-Roch, Québec, Sainte-Foy, Les Presses de l’université Laval, 2001, p. 18 (et plus largement le chapitre i) ; Vachon A., « Deux mémoires de Champlain (1618) », La revue de l’Université Laval, juin 1958, p. 889-895 ; Emont B., « Une cité idéale pour la Nouvelle-France : la Ludovica de Champlain », B. Emont (dir.), « Ils l’appelaient Nouvelle-France… », Paris, Le Bretteur, 2009, p. 101-112.
17 « Mémoires du comte de Brienne », Michaud et Poujoulat (éd.), Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l’histoire de France…, Paris, Chez l’éditeur du commentaire analytique du code civil, t. III, 1838, p. 12.
18 Herluison H.-T.-M., « Reconstruction du tombeau de Louis XI », Réunion des Sociétés des Beaux-Arts des départements, 12e session, 1888, p. 763-769.
19 Boureau A., « Les enseignements absolutistes de saint Louis, 1610-1630 », F. Laplanche et C. Grell (dir.), La monarchie absolutiste et l’histoire en France. Théories du pouvoir, propagandes monarchiques et mythologies nationales, Paris, PUPS, 1987, p. 78-97, p. 78. Pour Alain Boureau, « la restauration solennelle du culte apparaît bien comme une entreprise délibérée de Louis XIII ; un peu plus d’un an après l’assassinat de Concini, elle marque symboliquement la prise du pouvoir par Louis XIII » (p. 81). Il signale également comme la figure du saint, « ambivalente et fuyante, doit subir un polissage minutieux avant d’entrer au Panthéon absolutiste » qui passe par la transformation de ses Enseignements d’une parole en un monument (p. 82 et p. 94).
20 Noppen L. et Morisset L. K., Québec, de roc et de pierre. La capitale en architecture, Sainte-Foy, Éditions Multimondes, 1998, p. 11.
21 Lombard-Jourdan A., Fleur de lis et Oriflamme. Signes célestes du royaume de France, Paris, Presses du CNRS, 1991 ; Le Gall J.-M., Le mythe de Saint Denis. Entre Renaissance et Révolution, Seyssel, Champ Vallon, 2007.
22 Crouzet D., Christophe Colomb. Héraut de l’Apocalypse, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2006, « Acte II ».
23 Morisset L. K., Noppen L. et Saint-Jacques D., « Entre la ville imaginaire et la ville identitaire. De la représentation à l’espace », L. K. Morisset, L. Noppen et D. Saint-Jacques (dir.), Ville imaginaire. Ville identitaire. Échos de Québec, Québec, Éditions Nota Bene, 1999, p. 5-36, p. 12.
24 Havard G., « 1608. La fondation de Québec », art. cit., p. 73-74 ; Morisonneau C., « La toponymie de Champlain », R. Litalien et D. Vaugeois (dir.), Champlain. La naissance de l’Amérique française, Sillery, les Éditions du Septentrion-Nouveau monde Éditions, 2004, p. 218-231. Sur ce sujet, la francisation de Québec relève quelques difficultés comme en témoigne Bacqueville de La Potherie qui, dans son Histoire de l’Amérique septentrionale, publiée à Paris en 1722, avance – sans sureté néanmoins – l’idée que son nom proviendrait des marins normands accompagnant Cartier qui, apercevant le Cap fort élevé qui s’avançait à cet endroit dans le fleuve, se seraient écrié « quel bec ! » (p. 230).
25 Dubé J.-C., Le chevalier de Montmagny. Premier gouverneur de la Nouvelle-France, Montréal, Éditions Fides, 1999, p. 290-293.
26 Morisset L. K., La mémoire du paysage…, op. cit., p. 24-31.
27 Le Maître A., La Métropolitée, ou De l’établissement des Villes capitales, de leur utilité passive et active, de l’union de leurs parties et de leur anatomie, de leur commerce, etc, Amsterdam, B. Boekholt, 1682.
28 Cité dans Blais C., Gallichan G., Lemieux F. et Saint-Pierre J., Québec…, op. cit., p. 22.
29 Je me permets de renvoyer à la publication à venir de ma communication « L’impossible vote à Québec (1663-1677) : la fronde électorale d’un gouverneur ? » présentée au colloque international Histoire(s) d’élection(s). Représentations et usages du vote de l’Antiquité à nos jours. Regards croisés entre sciences historiques et sciences politiques, organisé à l’université Lyon 2, les 18-20 avril 2013, par Virginie Hollard et Raphaël Barat.
30 Lettre du gouverneur Denonville au ministre du 10 novembre 1686, citée par Morisset L. K. et Noppen L., « De la ville idéelle à la ville idéale : l’invention de la place royale à Québec », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 56, n° 4, 2003, p. 453-473, p. 461.
31 Lettre du ministre au gouverneur de Frontenac du 13 juin 1673, citée par Havard G. et Vidal C., Histoire de l’Amérique française, Paris, 2006 (2003), p. 162-163.
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