Conclusions
p. 173-182
Texte intégral
1Au cours de cette enquête, j’ai essayé de dresser la carte du déplacement géographique, politique et subjectif qu’a provoqué le passage du militantisme à la migration transnationale chez quelques acteurs indiens. Ce déplacement les a inscrits dans des trajectoires de mobilité singulières et complexes qui, malgré leurs particularités, m’ont permis d’explorer d’un point de vue ethnographique et sociologique, certaines des questions analytiques et politiques plus larges qui sont en jeu au passage de la frontière entre le Mexique et les USA, et à l’heure de leur insertion dans des circuits de travail mondialisés, sous un régime capitaliste d’« accumulation flexible » (Harvey, 1998). Parmi les questions analytiques explorées, il faut souligner : les implications du départ des militants indiens pour les communes autonomes, le contrôle de la mobilité des migrants sans papiers, l’obligation de se comporter en travailleurs flexibles, l’expérience de l’affirmation personnelle et les formes de résistance quotidiennes.
La migration comme déplacement géographique, politique et subjectif
2Depuis la fin des années 1980 et en particulier au cours des années 1990 et 2000, la migration vers les États-Unis a fait irruption et pris une place définitive dans la vie quotidienne de diverses communes indiennes du Mexique, dont certaines où existent ou ont existé différents processus d’organisation et d’autogouvernement s’appuyant sur l’exercice du droit à l’autonomie et à l’autodétermination. Dans beaucoup de ces cas, la migration a occasionné ce que j’ai appelé dans ces pages « le passage du militantisme à la migration transnationale », compris comme le déplacement non seulement géographique de certains acteurs sociaux aux États-Unis, mais aussi politique et subjectif. Les nouveaux migrants ne font pas que se transporter à des milliers de kilomètres de leurs villages et s’insérer dans différents marchés du travail en Occident ; ils font aussi l’expérience d’un changement dans leurs perspectives d’avenir et leurs projets de vie par rapport à la génération précédente. En effet, pour celle-ci, la lutte pour l’autonomie et l’autodétermination a représenté non seulement le grand projet collectif en tant que peuple, mais aussi un projet de vie qui leur a permis de résoudre divers besoins subjectifs. Les membres de cette génération, y compris ceux qui ont dû émigrer temporairement, ont toujours eu pour projet de vivre dans leurs territoires et ont vu dans le militantisme une pratique politique essentiellement émancipatrice qui a stimulé chez eux ce que Castoriadis (1999) a appelé « imagination radicale », entendue comme une puissante force créatrice du réel et du socio-historique ayant permis l’émergence de nouveaux désirs et de nouvelles façons de faire de la politique et de concevoir le pouvoir. Au contraire, aujourd’hui certains jeunes partagent le sentiment que dans leur village, « il n’y a pas d’avenir » et que la seule alternative pour eux d’améliorer leur vie est la migration internationale. Ce type de perception est lié, d’une part, aux difficultés objectives que les jeunes affrontent lorsqu’ils essayent de gagner leur vie comme paysans dans une campagne dévastée par plus de vingt ans de politiques néolibérales, et d’autre part à l’émergence de nouveaux besoins subjectifs. Dans le cas particulier des communes zapatistes, la migration est par ailleurs étroitement liée aux 16 ans de guerre de basse intensité contre les communautés rebelles. Pendant longtemps, les militants zapatistes ont eu la conviction qu’ils pourraient voir satisfaites leurs revendications à moyen terme par le dialogue avec la société civile et avec l’État. Pourtant, quand il est devenu évident que l’État n’était pas disposé à appliquer ce qu’il avait signé durant les négociations de San Andrés, certains se sont découragés et ont commencé à suivre la voie choisie quelques années auparavant par les paysans des communautés non zapatistes : la migration internationale. Ce n’est pas par hasard que la première vague migratoire zapatiste dans la région étudiée ait eu lieu dans la période 2002-2003, dans une conjoncture nationale nullement encourageante étant donné que les trois pouvoirs de l’État s’étaient niés à mettre en application les accords de San Andrés.
3Les premiers départs vers le Nord ont provoqué plusieurs tensions communautaires, extériorisant un conflit entre deux types d’acteurs qui représentent des subjectivités et des projets différents. D’une part, les militants zapatistes pour qui la migration ne représente pas le futur qu’ils souhaitent pour leurs enfants ni pour leurs communautés, car même si celle-ci implique l’arrivée d’argent et l’amélioration des conditions de vie de certaines familles, elle conduit aussi à ce qu’eux-mêmes appellent la « désintégration communautaire », c’est-à-dire la perte d’une partie de la population jeune et adulte qui assume normalement les principales responsabilités politiques et économiques de la communauté et de ses organisations. D’une part, ceci affecte leur capacité de fournir assez de citoyens pour faire fonctionner ses différentes structures organisationnelles, et cela provoque d’autre part l’affaiblissement de la dynamique collective de réflexion, d’imagination et de création qui a caractérisé les dernières décennies. Pour cette génération, la migration ne peut être vue comme un projet idéal pour « combattre la pauvreté » ou « impulser le développement » communautaire ; ils continuent à penser qu’on ne peut avancer vers l’avenir et la libération de leurs peuples que de manière collective par la lutte et l’exercice de l’autodétermination et de l’autonomie. Les migrants, pour leur part, considèrent que dans le contexte économique et politique actuel, leur départ vers le Nord est la meilleure façon d’améliorer leur situation économique, mais aussi la meilleure voie pour répondre à de nouveaux besoins subjectifs qu’ils ne parviennent plus à satisfaire dans le cadre du mouvement. Ces « besoins » sont liés au désir de : 1) mobilité sociale ; 2) accès au marché de la consommation ; 3) affirmation personnelle ; 4) recherche de liberté. Cet ensemble de « besoins », s’ils sont subjectifs, devient le moteur d’importantes transformations sociales au sein de leurs villages au moment où ils deviennent massifs.
4Souvent, quand il commence, le mouvement migratoire apparaît à la communauté comme un projet incompatible avec le projet politique zapatiste, car si ce dernier implique la présence et la participation active de ses militants, la migration provoque leur absence pour des périodes prolongées et introduit de nouvelles valeurs et de nouveaux désirs parmi les jeunes, souvent incompatibles avec les valeurs du mouvement. Cependant, avec le temps, les communautés et les migrants trouvent la manière de faire coexister leurs projets. Ils créent par exemple des mécanismes pour permettre à ceux qui s’en vont de remplir leurs obligations communautaires à distance, et ainsi conserver leurs droits en tant que membres de la communauté, c’est-à-dire que la citoyenneté s’élargit pour s’ajuster à la nouvelle situation. De plus, beaucoup d’expériences montrent que les migrants indiens maintiennent un lien fort avec leurs communautés d’origine et s’engagent dans divers projets de développement communautaire (voir Fox et Rivera Salgado, 2004). De fait, pour la plupart des migrants, le départ ne représente pas l’abandon de leur communauté, c’est plutôt un effort pour la reconstruire et une tentative d’établir un autre type de relation avec elle ; bref, il s’agit de partir pour pouvoir revenir dans une meilleure situation.
De « salariat bridé » à « nomades du travail »
5Bien que l’exemple des migrants chiapanèques d’origine tojolabal soit un cas extrême, car il s’agit d’une migration très récente ne disposant pas d’un réseau consolidé, celle-ci nous permet une approche de l’expérience d’un nombre toujours croissant de travailleurs migrants confrontés quotidiennement aux conséquences du durcissement des politiques migratoires et de la libéralisation des marchés aux États-Unis. L’expérience migratoire des jeunes Tojolabales, en tant que migrants sans papiers récemment arrivés, est marquée par une tension entre des moments où il est pratiquement impossible de quitter certains marchés du travail et certaines régions géographiques, et des moments où au contraire, ils n’arrivent pas à s’établir longtemps au même endroit ni à rester dans le même secteur de travail. En d’autres termes, leur expérience a oscillé entre des périodes où ils deviennent des « travailleurs captifs » et des moments où ils se transforment en « nomades du travail ». Ces deux situations découlent du contrôle de leur libre circulation au moyen de ce que De Genova appelle « la production légale de leur illégalité » ; ce sont les deux faces de la même pièce, car elles ont toutes deux pour conséquence d’obtenir d’eux un travail bon marché et bien discipliné, sauf que dans un cas on entrave leur mobilité, et dans l’autre on empêche leur établissement.
6L’expérience des migrants tojolabales en tant que « travailleurs captifs » s’est produite quand ils sont arrivés en Californie et se sont insérés comme travailleurs agricoles dans les comtés de Kern, Tulare et San Joaquín, où prédomine un type d’agriculture intensive qui a toujours été dépendant de la main-d’œuvre migrante, en particulier mexicaine. Normalement l’insertion dans ce marché est assez facile car il existe tout un système de sous-traitance de la main-d’œuvre. Différentes sortes d’intermédiaires s’en chargent en assurant la disponibilité de travailleurs bien disciplinés à peu de frais durant toute l’année, au moyen de mécanismes modernes et traditionnels de contrôle et d’exploitation. En plus de montrer les conditions structurelles de travail dans l’agriculture californienne, l’intention de cette étude est d’explorer les espaces d’autonomie qui restent aux migrants, et leurs multiples efforts pour sortir de cette situation. Il y a notamment un trait particulier dans l’expérience des jeunes Tojolabales : avec une certaine lucidité, ils ont essayé de sortir de l’agriculture. Pour eux, il était clair que s’ils restaient dans ce secteur d’activité, leurs corps n’allaient pas résister de nombreuses années car les conditions de travail et d’exploitation y sont extrêmes. Échapper à l’agriculture n’a pas été facile. En premier lieu, parce qu’en Californie, les autres secteurs de travail sont saturés par des migrants de plus longue date et par les citoyens américains. En second lieu, parce que les champs sont comme des espaces de confinement patrouillés sur tous leurs axes par la police qui profite du moindre incident pour arrêter les migrants et, même si de manière surprenante, la plupart du temps, elle ne les déporte pas, elle leur confisque tout de même les véhicules qui leur permettraient de quitter la région. Malgré ces difficultés, la plupart des jeunes ont réussi à se déplacer vers la côte est du pays et ainsi échapper à l’agriculture californienne.
7À partir du moment où ils sont sortis des champs, les trajectoires migratoires de ces jeunes ont été marquées par une grande dispersion et une mobilité importante, à la fois géographique et en termes de travail. Ils ont récolté ensemble les tomates dans certains ranches d’Alabama, travaillé comme ouvriers dans des fabriques d’aluminium, découpé des poulets et des porcs dans diverses usines agroalimentaires, travaillé dans les serres de Floride, déblayé les décombres dans le Mississippi, ils ont été maçons, employés de services de nettoyage, domestiques, jardiniers, etc. De ce fait, le terme « nomades du travail » définit bien leur condition de force de travail flexible et précaire, disposée à circuler dans différents États du pays et à changer continuellement d’emploi. Leur migration s’oppose à celle d’autres migrants, qui étant arrivés plusieurs décennies auparavant, ont pu trouver des travaux plus stables et sont surtout parvenus à s’établir ensemble dans la même localité, et à recréer certaines de leurs formes d’organisation. Dans le cas des migrants tojolabales, l’impossibilité de s’établir en un point fixe a rendu difficile la réactivation de leurs formes d’organisation communautaires, et a empêché la formation d’extensions de leurs communautés d’origine ainsi que la formation de leurs propres organisations fondées sur leur héritage culturel ou leur expérience communautaire.
8Quelles ont été les stratégies trouvées par les migrants tojolabales pour s’adapter et fonctionner dans un contexte marqué par l’incertitude, le risque et l’exigence de flexibilité ? Compte tenu de l’absence de réseaux migratoires solides, les jeunes ont essentiellement eu recours à leur capacité d’improvisation et à leurs aptitudes à faire jouer les ressources qu’ils apportent de leurs villages, ainsi qu’à l’expérience accumulée progressivement dans le Nord. En effet, afin de se maintenir sur le marché du travail, les jeunes ont fait preuve d’une grande habilité pour s’incorporer en permanence dans de nouveaux réseaux migratoires (ce qu’ils définissent comme « se faire des amis »), s’adapter à chaque nouvelle circonstance et être constamment en mouvement. De plus, pour certains jeunes le nomadisme s’est converti en un style de vie qui n’est pas seulement subi, mais aussi souhaité, car ils le vivent comme une grande aventure dont ils tireront un important apprentissage et dont ils sortiront transformés. Comme le dit un dicton populaire, les jeunes migrants ont « fait de la nécessité une vertu », et ainsi, en s’appuyant uniquement sur leurs aptitudes personnelles, leur solidarité et leur créativité, ils se construisent une nouvelle vie dans le pays de destination.
Le migrant zapatiste : un migrant comme les autres ?
9Durant cette première étape de leur migration, l’expérience des jeunes Tojolabales est à première vue assez semblable à celle d’autres migrants originaires de zones rurales qui ne disposent pas d’un « capital militant » comme celui que ces jeunes ont acquis pendant leur participation à l’EZLN. C’est évident tant dans le type de motivations qui les poussent à émigrer que dans le type de dynamiques dans lesquelles ils peuvent tomber une fois aux États-Unis, comme par exemple, l’usage et l’abus de l’alcool pour remédier aux « blessures morales » produites pas la non-reconnaissance ; le goût de la consommation et la dilapidation de leurs revenus ; les difficultés pour économiser et envoyer régulièrement de l’argent ; l’enfermement et la solitude ; l’incapacité de répondre à une situation d’abus, etc. La ressemblance entre leurs expériences est à la fois liée à une origine sociale plus ou moins commune aux migrants ruraux1, et surtout au fait qu’une fois aux États-Unis, ils seront exposés aux mêmes structures d’oppression et d’exploitation. Ces structures sont si fortes que pour les migrants il n’est pas facile, tous militants qu’ils aient été, d’échapper aux dynamiques auxquelles les pousse le système et d’ouvrir rapidement des espaces pour leur organisation politique et leur action collective. Ce qui se passe pour les migrants zapatistes est un exemple de la force des structures dans lesquelles se déroulent les migrations sud-nord ; pourtant, comme on l’a montré au cours de cet ouvrage, cela ne veut pas dire que l’action et l’expression de leur autonomie n’y aient pas leur place.
10Cela dit, malgré la grande similitude qui existe entre l’expérience des jeunes Tojolabales et celle du reste des migrants mexicains, j’ai repéré aussi certains indices qui me permettent d’avancer l’hypothèse que, même si dans cette étape du processus migratoire l’expérience militante ne se traduit pas en formes d’organisation politique équivalentes à celles qui ont surgi dans leurs régions d’origine, cela ne signifie pas que les ressources acquises durant leur militantisme ne leur soient pas utiles pendant leur migration, ni que le « rêve zapatiste » soit oublié. Dans le contexte des USA, le « capital militant » des jeunes zapatistes est utilisé pour mener à bien leur projet migratoire, sauf qu’ils s’en servent de façon individuelle pour résoudre des problèmes concrets de la vie quotidienne.
11Le premier indice de l’influence de leur expérience militante sur leur expérience migratoire, je le repère dans la perception des migrants eux-mêmes. La plupart des jeunes, même ceux qui ont quitté le mouvement, considèrent que les connaissances et les aptitudes acquises dans la lutte leur ont été d’une grande utilité dans leur vie quotidienne aux États-Unis. Il ne s’agit pas seulement des diverses aptitudes acquises au cours de leur militantisme – comme la lecture et l’écriture, le développement de divers savoir-faire, le maniement d’une caméra vidéo entre autres ; la formation politique qu’ils ont reçue leur a aussi été d’une grande utilité. Ils disent par exemple que c’est grâce à elle qu’ils ne sont pas arrivés au Nord « les yeux bandés », qu’ils peuvent mieux se défendre, qu’on ne peut pas les tromper si facilement, qu’ils ne se taisent pas quand on essaye d’abuser d’eux, etc. Même s’il s’agit d’impressions subjectives des acteurs que je n’ai pu vérifier systématiquement, elles nous permettent de nous faire une idée de l’impact de l’expérience du militantisme une fois qu’on a cessé de militer.
12Un second indice qui m’a amenée à soutenir l’hypothèse mentionnée est lié au fait que les jeunes Tojolabales continuent à interpréter leur réalité en « code zapatiste », ce qui fait que les récits sur leur expérience comportent de claires références au discours du mouvement. En effet, quand les jeunes parlent de leurs mayordomos ou de leurs patrons, une des critiques qui revient systématiquement est qu’« ils commandent mais ne savent pas obéir » ; dans d’autres cas, les jeunes manifestent que ce qui a été le plus dur pour eux dans le Nord a été d’« avoir à travailler pour un patron, parce qu’ils ont appris dans le mouvement qu’il n’y a rien de tel que le travail libre ». De même, quand ils qualifient leurs conditions de vie aux États-Unis, ils donnent habituellement une interprétation en code zapatiste ; par exemple, quand les jeunes Tojolabales disent à leur mayordomo que la traila qu’il leur loue « n’est pas un logement digne ».
13Un troisième indice est la capacité des migrants zapatistes à s’approprier le discours sur les droits des migrants. J’ai pu constater, par exemple, que les jeunes Tojolabales, contrairement aux migrants avec lesquels ils vivaient ou travaillaient, sont parvenus à intégrer rapidement l’idée qu’ils sont sujets de droit et que bien qu’ils soient sans-papiers, il y a des droits de l’homme qui les protègent. Bien que ce soit quelque chose qu’il faille étudier plus en profondeur, tout indique que ce sont des migrants ayant une plus grande réceptivité face au discours des organisations et syndicats qui les défendent.
14Le quatrième indice est que bien qu’aucun jeune Tojolabal n’ait milité de façon prolongée aux États-Unis, certains se sont temporairement approchés des syndicats ou organisations de soutien aux migrants. Le cas d’Oliverio s’avère très significatif ; un mois après son arrivée dans le pays, il a été recruté temporairement par la United Farm Workers (UFW), ce qui lui a permis de rapidement connaître ses droits et d’acquérir des connaissances de base pour la vie quotidienne – comme envoyer un mandat, aller chez le médecin, etc. Un autre exemple est celui de deux jeunes qui dans le Mississippi se sont rapprochés d’une organisation de migrants pour résoudre un problème concret avec leur patron. Bien que la plupart ne se soient pas impliqués dans des organisations politiques, les jeunes ont conscience qu’il est plus facile de se défendre en en faisant partie ; cependant tous savent aussi que le militantisme exige d’énormes efforts.
15Le cinquième indice qui me permet de penser que les années de militantisme ont laissé chez eux une certaine réceptivité par rapport à l’action collective, c’est leur participation aux manifestations de migrants en 2006. Bien qu’ils soient en majorité arrivés très récemment et se trouvent dispersés dans différents États du pays, beaucoup sont descendus manifester dans les rues. Comme me l’explique un des migrants tojolabales : « Pour moi, c’était naturel de participer, comme nous, d’ailleurs, on avait participé à beaucoup de manifestations, quand j’ai vu que les gens se rassemblaient, ça m’a rendu curieux, je me suis approché et j’ai demandé de quoi il s’agissait et juste comme ça, j’ai rejoint la manifestation avec un ami parce que ça nous concernait aussi. »
16Le problème pour le moment est que même si les jeunes Tojolabales sont des migrants réceptifs à diverses formes de participation politique existantes aux États-Unis et au discours sur leurs droits, à cette étape de leur migration tous partagent l’opinion qu’il ne leur est plus possible de s’engager dans le militantisme, ni d’investir une partie de leur temps dans la participation politique, car ils n’ont pas réussi à stabiliser leur situation économique. Les jeunes doivent payer les dettes qu’ils ont contractées pour arriver aux USA, ils ont des obligations économiques envers leurs familles et des projets migratoires concrets qui impliquent de mettre toute leur énergie dans le travail. Seules de futures recherches me permettront de savoir si une fois que ces jeunes auront stabilisé leur situation économique, ils décideront d’investir leur capital militant dans de nouvelles organisations. Pour l’instant, le « capital militant » zapatiste est mis à profit uniquement de façon individuelle pour résoudre les difficultés de la vie quotidienne.
Du mouvement indien au mouvement des migrants ?
17Bien qu’actuellement des milliers de migrants indiens de très diverses origines ethniques se soient établis aux États-Unis, les luttes indiennes et leurs organisations, sauf en de rares exceptions, ne se sont pas reproduites dans ce pays selon la même logique qu’au Mexique et en Amérique latine durant les décennies de « l’émergence indienne ». C’est-à-dire qu’il n’existe pratiquement pas d’organisation se déclarant comme explicitement indiennes et dont les principales revendications portent sur la reconnaissance de leur droit à l’autodétermination et à l’autonomie. L’exception qui confirme la règle est le Front indien d’organisations binationales (FIOB)2, la seule organisation qui a réussi à mener avec succès une lutte tant sur le terrain des mouvements indiens que sur celui des mouvements des migrants3.
18Le fait que les organisations indiennes n’aient pas pu reproduire jusqu’à présent leurs luttes aux États-Unis est dû au déplacement des priorités qui s’imposent aux hommes et aux femmes indiens quand ils deviennent des migrants internationaux. La plupart d’entre eux sont passés de paysans se consacrant à l’autosubsistance ou d’artisans indépendants – n’ayant que peu ou pas de contact avec le marché du travail national – à travailleurs salariés, de sorte que dès lors, le plus urgent ne sera pas la lutte indienne mais la défense de leurs droits en tant que travailleurs ; en conséquence, leur intérêt se portera davantage sur les syndicats ou les organisations de défense des droits des migrants que sur la lutte indienne telle qu’ils l’ont menée dans leur région d’origine. D’autre part, même s’ils continuent à faire l’objet de racisme du fait d’être indiens, dans le contexte américain, les migrants seront aussi confrontés au racisme du fait d’être mexicains, et pour beaucoup, ce combat-ci prendra la première place.
19Le fait qu’il soit difficile aux organisations indiennes de se réactiver aux États-Unis ne signifie pas que les migrants indiens ne s’organisent pas pour lutter pour une vie meilleure. La migration leur ouvre de nouveaux espaces pour l’action collective, pour l’affirmation personnelle et pour l’émergence de nouveaux engagements politiques. De fait, pour beaucoup des jeunes migrants dont nous parlons dans ce livre, l’expérience migratoire occupe dans leur vie et dans leurs représentations collectives une place similaire à celle occupée pour leurs parents par le militantisme dans les luttes indiennes. C’est-à-dire que c’est une expérience qui devient une référence centrale d’identité, un moyen pour eux de s’affirmer et une source de nouvelles subjectivités qui donnent un sens à leur existence.
20Une grande partie des migrants indiens ont choisi de s’organiser dans des associations de soutien à leurs villages d’origine. Ces associations, même si elles suivent une logique essentiellement communautaire, constituent des espaces centraux pour l’acquisition d’un pouvoir aux États-Unis. Souvent les migrants de Oaxaca s’organisent par exemple pour réunir des fonds afin d’améliorer la communauté, célébrer des kermesses et des fêtes patronales ou former des fanfares et des groupes de danse. Dans ces formes d’organisation, les Oaxaqueños reproduisent et recréent la « communalité », c’est-à-dire la pensée, les pratiques et l’identité qui les définissent en tant que membres d’un peuple indien. Ces pratiques culturelles conservent une forte dimension politique, car elles constituent des espaces de résistance où l’on crée des formes d’organisation alternatives à celles qui dominent dans la société américaine. De plus, ces initiatives ont un effet positif pour le maintien de la vie communautaire et de la solidarité de l’autre côté de la frontière ainsi que pour l’affirmation personnelle. Ces espaces de cohabitation et d’organisation permettent l’émergence de « liens de respect symétrique » entre compatriotes, indispensables à la production d’un horizon de valeurs intersubjectives, où chacun apprend à reconnaître l’importance de ses capacités et de ses qualités (Honneth, 2000 : 156).
21Le défi pour les migrants chiapanèques est d’arriver à transposer certaines de leurs formes d’organisation à de nouveaux espaces de lutte, entreprendre une réflexion collective sur la signification politique de leurs pratiques d’organisation, et les accompagner d’un projet politique de lutte pour la reconnaissance de leurs droits en tant que peuples indiens, mais aussi en tant que citoyens et travailleurs, de part et d’autre de la frontière.
Perspectives des communautés zapatistes face à la migration
22La migration internationale dans les territoires zapatistes est en train de transformer de bien des manières, les paysages locaux ainsi que les identités des personnes qui y sont directement ou indirectement impliquées. La migration n’épargne personne et ses effets dans chaque communauté sont divers et contradictoires. L’analyse de l’expérience migratoire des jeunes Tojolabales nous donne quelques pistes sur la direction que prennent ces changements et surtout nous pose de nouvelles questions auxquelles il faudra répondre par de nouvelles recherches.
23Dans le cas de María Trinidad, les transformations provoquées par la migration sont trop difficiles à cerner pour en tirer des conclusions. La migration est devenue pour beaucoup de jeunes une nouvelle alternative de vie et aujourd’hui, ils sont tous des migrants potentiels ; cependant beaucoup d’autres jeunes ont choisi de rester dans leurs communautés et de continuer la lutte commencée par leurs parents. De fait, ce sont les nouvelles générations qui aujourd’hui donnent vie au mouvement et se chargent de la gestion de leurs communes autonomes et de la mise en œuvre de leurs multiples projets. Cela dit, du moins dans la communauté étudiée, les effets économiques de la migration ne se traduisent pas encore par une amélioration des conditions de vie ; on constate tout au plus l’arrivée de divers appareils électriques, l’ouverture de petits commerces et la construction de quelques maisons en dur. En ce qui concerne les relations de genre, selon les femmes interviewées, le bilan de la migration a été négatif car elles sont devenues plus dépendantes de leurs maris et ont perdu une partie de l’autonomie gagnée dans les années de lutte. Notamment, pour le marchandage quotidien des envois d’argent, elles n’ont pas beaucoup de marge de manœuvre pour négocier et doivent se contenter des envois irréguliers que leur font leurs maris. Pour celles qui ne reçoivent pas d’argent, leur situation économique et celle de leurs enfants s’est précarisée et elles se sont vues obligées de travailler pour d’autres familles à la journée. La perte de l’autonomie personnelle des femmes se remarque aussi dans le fait que lorsque leurs maris s’en vont, beaucoup d’entre elles doivent retourner vivres chez leurs beaux-parents ou chez leurs parents car « il est mal vu » qu’elles habitent seules chez elles ; et celles qui restent chez elles vivent une période d’enfermement afin de couper court aux ragots ou potins qui pourraient leur nuire aux yeux de leurs époux. La migration a aussi provoqué un accroissement de l’alcoolisme qui grâce aux lois zapatistes, avait été en partie éradiqué dans la région. Il faudra analyser plus en détail les formes de résistance que sont en train de créer les femmes face aux effets négatifs de la migration. De plus, beaucoup de ces situations vont sûrement changer quand le chemin du Nord leur sera définitivement ouvert à elles aussi. De fait, il en a été ainsi dans d’autres communautés du Mexique où la migration a réussi à ouvrir de nouveaux espaces pour l’autonomie des femmes et leur affirmation personnelle.
24Cela dit, la nouveauté du phénomène rend difficile de savoir combien des jeunes qui ont émigré vont revenir, et combien s’établiront définitivement aux États-Unis et y formeront une nouvelle communauté. Pour le moment, les retours sont plus le résultat de déportations que de décisions personnelles, et bien que la plupart de ceux qui sont revenus aient facilement réintégré la vie communautaire et la lutte, la majorité est repartie aux USA à la première occasion. De prochaines recherches devront étudier si les migrants qui repartent vont se lier aux processus de lutte existants, s’ils vont mettre à profit leurs apprentissages pour un projet collectif ou individuel, s’ils seront en mesure d’impulser de nouveaux processus d’organisation et si, comme c’est fréquemment arrivé, ils se convertiront en nouveaux agents du changement.
Notes de bas de page
1 Ce sont tous des jeunes d’origine rurale, paysans, peu scolarisés, affectés par le démantèlement de l’agriculture mexicaine par les politiques néolibérales.
2 Appelé auparavant Frente Indigena Oaxaqueño Binacional.
3 Le FIOB s’auto-définit comme une « organisation indienne binationale » qui a pour mission de « contribuer au développement et à l’autodétermination des peuples autochtones migrants et non migrants, ainsi que de lutter pour la défense des droits de l’homme dans la justice et l’égalité de genre au niveau binational ». Extrait de leur site internet : http://fiob.org/quienes-somos.
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