Chapitre V. Les nouveaux nomades du travail : flexibilité, incertitude et précarité
p. 137-172
Texte intégral
« D’abord, j’ai passé trois mois à Gadsden [Alabama], à cueillir des tomates, puis j’ai travaillé dans une usine d’aluminium et ensuite j’ai changé pour une usine de colonnes. Là, en Alabama, je me suis fait un autre ami qui m’a demandé si je ne voulais pas aller à Forest [Mississippi] ; il m’a emmené à Forest et là j’ai rencontré trois autres amis du Chiapas que je connaissais déjà. Pendant environ six mois, j’ai fait des cages à poules, puis je me suis mis à travailler à peu près quatre mois chez un marchand de poulet où je découpais le poulet dans un autre endroit dont je ne me rappelle plus le nom, mais ça ne faisait pas beaucoup d’argent. Ensuite, quand j’en ai eu marre du commerce de poulet, deux amis que j’ai connus m’ont demandé si je ne voulais pas venir à Biloxi et je suis venu ici, à Biloxi. À mon arrivée, j’ai tout de suite travaillé à faire le ménage dans un casino et au bout de six mois, j’ai arrêté et j’ai commencé à travailler à la reconstruction de la ville ; puis le travail était fini et je suis revenu encore au casino. Et ensuite, grâce à un gars que j’ai connu, je me suis mis à la construction de maisons » (Lucas, Mississippi, 2006).
1La migration des jeunes de María Trinidad a été caractérisée par une grande mobilité, toujours à la recherche de meilleurs lieux de travail et d’endroits plus favorables où s’établir : la Californie, l’Alabama, le Mississippi, la Louisiane, la Floride, la Caroline du Nord, la Caroline du Sud, la Virginie, la Virginie occidentale, le Tennessee, l’Ohio, la Pennsylvanie, la Géorgie et l’État de New York sont certains des États par lesquels ces nouveaux migrants ont transité. Au cours de cette longue errance, les jeunes Chiapanèques sont confrontés à des conditions de travail instables et fragmentaires qui ne leur permettent pas de rester longtemps au même endroit.
2La grande mobilité ne se limite pas au lieu de résidence, elle est aussi liée aux changements d’emploi répétés. À la différence d’autres groupes ayant réussi à s’établir dans un même secteur de travail, les jeunes Chiapanèques ont occupé tous types d’emplois. Ils ont travaillé aussi bien dans les champs californiens que dans les casinos de Biloxi, dans le Mississippi. Ils ont travaillé dans les serres de Floride, déblayé les décombres dans le Mississippi après le passage de l’ouragan Katrina. Ils ont été maçons, employés au nettoyage, garçons d’étage dans les hôtels cinq étoiles, jardiniers sur des terrains de golf, etc. Il s’agit presque toujours de travaux temporaires et à temps partiel, sans contrat, ni droit du travail, exigeant une disponibilité et une flexibilité totales. Ils se sont convertis en une sorte de « nomades du travail1 », car pour subsister, beaucoup doivent circuler entre différentes localités, travailler dans des champs très différents, et toujours dans des conditions précaires.
3Tous ces jeunes affrontent ce que Richard Sennet (2006) appelle « la culture du nouveau capitalisme » et que d’autres auteurs ont appelé « la modernité liquide » (Bauman, 2003) ou « la société du risque » (Beck, 2000). Ce système capitaliste est marqué par l’irruption du précaire, de l’imprécis, de l’informel, par des conditions sociales instables et fragmentaires, des relations à court terme, une grande mobilité et une perte de toute sécurité, un système où les institutions des États n’offrent à presque plus personne un cadre à long terme, et où les individus se voient obligés d’improviser seuls l’histoire de leur vie.
4Bien que les migrants sans papiers arrivés pour la première fois soient le groupe subissant le plus brutalement les exigences de flexibilité et les conditions précaires d’emploi que leur impose le marché, ils ne sont pas les seuls dans cette situation. Comme le montre Murtz (2000 : 214-216), une des conséquences de la libéralisation des marchés du travail aux États-Unis est la diminution permanente du pourcentage de relations de travail relativement assurées sur le plan social. Dans les années 1990, deux tiers des relations de travail dans ce pays pouvaient être considérées comme précaires ou non sûres. Il y a toujours plus de travailleurs qui, malgré leur « flexibilité » leur disponibilité pour accepter tout type d’emplois, vivent aux limites du minimum vital ; ils sont appelés les « working poor ».
Carte 3. – États par lesquels sont passés les migrants tojolabales, 2003-2006.
5L’expérience migratoire des jeunes de María Trinidad est marquée par des conditions sociales instables et atomisées – propres à la culture du « nouveau capitalisme » – qui les a obligés à changer en permanence de travail et de résidence et à vivre dans l’incertitude et le risque. Ce chapitre est une tentative de photographier cette expérience à un moment précis de leurs trajectoires migratoires : leur passage, après les désastres causés par l’ouragan Katrina, par Biloxi, dans le Mississippi, un État où la migration d’origine latino-américaine est pratiquement inexistante. Je cherche en particulier à montrer comment les jeunes se sont débrouillés pour construire leurs projets migratoires dans un contexte marqué par l’instabilité, l’incertitude et l’exclusion, et les solutions personnelles et collectives qu’ils ont trouvées pour s’adapter et fonctionner dans ce contexte.
Les itinéraires migratoires : entre la dispersion et la concentration
6À l’étape actuelle de la migration, les jeunes de María Trinidad n’ont pas pu construire une seule route migratoire où transiter ensemble. Chaque jeune a tracé son propre chemin et bien que tous aient suivi des circuits plus ou moins semblables, vu qu’ils font partie d’un même réseau, à cette étape de leur migration, aucune route n’est identique et chaque migrant a bougé à son rythme et dans une direction différente. Ceci a entraîné la dispersion du groupe dans divers États du pays, entre autres : la Californie, l’Alabama, le Mississippi, la Louisiane, la Floride, la Caroline du Nord, la Caroline du Sud, la Virginie, la Virginie occidentale, le Tennessee, l’Ohio, la Pennsylvanie, la Géorgie et New York.
7La route migratoire de ces jeunes n’est pas le résultat d’une stratégie planifiée depuis le début. Jusqu’à présent, elle résulte plutôt des opportunités de travail qui se présentent à eux en chemin, des rencontres fortuites, de leur aptitude à s’incorporer à un réseau migratoire et de leur flair pour se déplacer au moment opportun et dans la bonne direction. Pour montrer le type d’itinéraires migratoires suivi par les jeunes de María Trinidad, je vais partir du cas de Lino, qui dans un lapse de quatre ans a franchi trois fois la frontière, parcouru dix États et séjourné dans plus de quinze localités différentes. Son premier voyage au Nord date de 2003 ; il n’avait pas de destination précise ; ce qui l’intéressait, c’était d’arriver « là où il y aurait du travail ». Il a voyagé avec un groupe de jeunes de son village et de sa région ; ils étaient plus de quarante quand ils ont franchi la frontière. Une fois qu’ils ont traversé le désert, le pollero a laissé une partie des jeunes en Caroline du Sud. Là, Lino a travaillé pendant vingt jours dans un ranch, puis un autre contratista l’a emmené en Caroline du Nord où il a travaillé deux mois dans l’agriculture, comme il l’explique lui-même :
« Quand on était là, en Caroline du Nord, le patron nous a demandé si on voulait aller travailler ailleurs, et il a choisi trois de nos propres cousins et trois autres d’autres communautés, et les autres cousins ont dû rester. Il nous a dit que si on voulait aller travailler ailleurs, il nous fournissait le transport, le logement et la nourriture, et on lui a dit oui et on est allés dans une ville dont je ne me rappelle plus le nom » (Lino, Mississippi, 2006).
8Le groupe avec lequel Lino a franchi la frontière s’est retrouvé complètement dispersé en moins de deux mois. Chaque jeune avait dû saisir les opportunités qui se présentaient en chemin, même si cela signifiait de se séparer du groupe original. Par exemple, Pepe, un autre garçon du village, après avoir travaillé en Caroline du Nord, est parti pour Washington, puis a déménagé à Chicago et finalement, il s’est établi en Alabama.
Itinéraires suivis par quelques jeunes Tojolabales au cours de la migration
Itinéraire 1 (février 2003 – décembre 2006)
Caroline du Nord – Washington – Chicago – Caroline du Sud – Alabama (Huntsville) – Alabama (Gadsden) – Mississippi (Biloxi).
Itinéraire 2 (février 2003 – décembre 2006)
Caroline du Sud – Caroline du Nord – Virginie occidentale – Tennessee (Cookeville) – Pennsylvanie – Prison – Chiapas – Californie (Lamont) – Californie (Stockton) – Chiapas – Floride (Pensacola) – Floride (Miami) – Floride (Orlando) – Alabama (Gadsden) – Mississippi (Biloxi).
Itinéraire 3 (février 2003 – décembre 2006)
Californie (Stockton) – Louisiane – Mississippi (Forest) – Alabama (Mobile) – Mississippi (Biloxi).
Itinéraire 4 (mars 2004 – décembre 2006)
Californie (Lamont) – Louisiane – Ohio (Wilmington) – Mississippi (Biloxi) – Chiapas – Louisiane – Mississippi (Laic Charlie) – Alabama (Mobile) – Mississippi (Biloxi).
Itinéraire 5 (février 2005 – décembre 2007)
Californie (Lamont) – Californie (Arvin) – Californie (Lamont) – Californie (Stockton) – Mississippi (Biloxi) – Prison (3 mois) – Chiapas.
Itinéraire 6 (février 2005 – décembre 2006)
Floride (Fort Myers) – Tennessee – Alabama (Gadsden) – Mississippi.
9Un autre jeune du village voulait arriver en Alabama ; cependant le pollero l’a laissé en Floride ; de là, il est parti travailler au Tennessee et au bout de quelques mois, il a finalement réussi à atteindre sa destination première. Lino, pour sa part, a déménagé de Caroline du Nord en Virginie occidentale, puis au Tennessee et enfin vers la Pennsylvanie, où il a été arrêté par des agents des services migratoires. Après avoir passé un mois en prison, Lino a été déporté au Mexique. Il est revenu à María Trinidad sans un dollar, décidé à ne plus jamais retourner aux États-Unis. Il a été immédiatement investi d’une charge communautaire et il a continué sa vie de paysan et de base de soutien zapatiste. Pourtant, huit mois après son retour, des amis qui se préparaient à partir aux États-Unis l’ont convaincu d’émigrer une seconde fois et comme il avait encore une dette à payer, il a décidé de repartir. Cette fois, Lino avait pour destination la ville de Stockton, en Californie, où depuis quelques mois, un groupe de jeunes de María Trinidad de la première vague migratoire du village s’était établi de façon plus ou moins permanente. Lino est d’abord arrivé à la localité de Lamont dans le comté de Kern ; au bout d’un temps, il s’est déplacé vers la ville de Stockton et là, il a travaillé dans plusieurs ranches du comté de San Joaquín. Quand l’hiver est arrivé et le travail s’est terminé, Lino raconte qu’il « a perdu patience » et a décidé de retourner au Chiapas. Au bout d’un peu moins d’un an, Lino a de nouveau émigré, mais cette fois à destination de la Floride, où il a trouvé du travail dans différentes localités, puis il s’est dirigé vers l’Alabama pour rejoindre ses cousins et finalement, il est arrivé dans le Mississippi où il se trouve actuellement.
Carte 4. – Itinéraires migratoires de Lino entre 2003 et 2006.
10Paradoxalement, alors que les migrants tojolabales se déplacent en permanence d’un endroit à l’autre, ils n’ont pas une pleine liberté de mouvement parce qu’ils sont sans papiers ; ils n’ont accès qu’à une liberté de circulation précaire, c’est-à-dire qu’ils peuvent bouger, mais il faut qu’ils le fassent discrètement et ils courent toujours le risque d’être expulsés. En outre, ils n’ont pas beaucoup de marge pour choisir le lieu où ils veulent aller et le temps qu’ils veulent y rester (Bauman, 1999 : 113-118).
11Bien que le contexte les pousse à la dispersion, les jeunes de María Trinidad se sont sans cesse efforcés de se concentrer en un point du pays. De fait, leur migration en tant que collectif se caractérise par une oscillation entre périodes de dispersion provoquées par des facteurs externes les obligeant à se déplacer en permanence dans différentes directions – comme la hausse ou la baisse de l’offre d’emploi et l’augmentation ou le relâchement des contrôles migratoires – et des périodes de concentration où les jeunes parviennent à s’établir en groupe en un point fixe. Alors, quoique chaque jeune ait suivi son propre itinéraire, on repère deux routes principales et trois points où ils ont tenté de se regrouper. La première route a pour destination la Californie. Dans ce cas, les jeunes se sont établis dans diverses localités des comtés de Kern, Tulare et San Joaquín ; cependant, leur principal point de réunion a été la ville de Stockton. Beaucoup des jeunes qui sont arrivés en Californie, se sont ensuite déplacés vers la côte est du pays, dans le but de sortir de l’agriculture et de rejoindre les jeunes de leur communauté se trouvant en Alabama ou dans le Mississippi. La seconde grande route migratoire a été beaucoup plus fragmentée ; dans un premier temps, les jeunes se sont dispersés dans divers États de la côte est (Floride, Caroline du Nord, Caroline du Sud, Virginie occidentale, Tennessee, Ohio, Pennsylvanie, New York, Washington, Alabama, Mississippi, Louisiane et Géorgie). Par la suite, certains d’entre eux ont réussi à se regrouper à Gadsden, en Alabama, une ville de 37 291 habitants située au nord-est de l’État. Alors qu’au début il ne s’agissait que d’un petit groupe, peu à peu, beaucoup des jeunes dispersés dans divers États du pays et même plusieurs jeunes établis à Stockton en Californie ont commencé à arriver. Les premiers sont arrivés par l’intermédiaire d’amis guatémaltèques ayant de la famille dans cette ville. Une fois que les jeunes du Chiapas ont réussi à louer un appartement et à s’insérer dans le marché du travail, ils sont entrés en communication par téléphones portables avec d’autres garçons de leur village dispersés dans plusieurs États. Ainsi, la nouvelle qu’il y avait des opportunités de travail à cet endroit s’est répandue parmi les jeunes de María Trinidad. En réalité, les opportunités pour les jeunes ont toujours été limitées et mal payées. Cependant, ils y voyaient un avantage : contrairement à la Californie, où leur unique possibilité était l’agriculture car les autres secteurs de travail étaient saturés par les migrants arrivés depuis des décennies, en Alabama les jeunes pouvaient s’incorporer en tant que main-d’œuvre bon marché dans des fabriques de métal, de papier ou de produits chimiques, dans les usines de conditionnement de poulets, de bœufs et de porcs, dans l’industrie de la construction et dans les services de nettoyage. Comme nous allons le voir dans la partie suivante, à partir d’août 2005, la plupart des jeunes Tojolabales se sont déplacés vers Biloxi, dans le Mississippi, et cette ville côtière est devenue leur nouveau point de rassemblement.
Carte 5. – Les deux principales voies migratoires des jeunes tojolabales.
Le passage de l’ouragan Katrina comme moteur d’une nouvelle migration
12Le passage de l’ouragan Katrina par l’État du Mississippi a déclenché l’arrivée de centaines de migrants mexicains dans la ville de Biloxi2, parmi lesquels les jeunes de María Trinidad. Avant l’ouragan, seuls deux jeunes du village se trouvaient dans cette ville ; tous deux étaient arrivés six semaines auparavant par pur hasard. Jusque-là, Biloxi n’était pas une destination particulièrement attractive pour les migrants : elle se trouve dans un État pauvre, où le salaire minimum était l’un des plus bas du pays (cinq dollars de l’heure) et où il n’y avait presque pas de population d’origine latino3. Avec le passage de Katrina, le panorama change :
« On n’avait jamais rêvé de connaître un ouragan, jamais je n’avais imaginé ça, mais un 29 août, c’est arrivé. On nous avait prévenus une semaine avant : “Un ouragan nommé Katrina arrive et il va détruire tout Biloxi, Gulf Port, La Nouvelle-Orléans et la Louisiane.” Mais je n’avais jamais vu d’ouragan. Le 28 au soir, on est encore allés travailler au casino, mais c’est là qu’ils ont vu que l’ouragan était tout près et les patrons ont dit qu’on se repose plutôt. Alors, j’ai vu que les gens s’en allaient dans différentes directions. Des amis, j’ai été le seul à dire que je n’allais pas bouger. Je pensais partir nulle part, j’ai pensé rester parce que j’avais eu un appartement, il était tout neuf ! Un ami du Chipas est venu m’avertir deux fois, je lui ai dit que je n’allais pas bouger. Alors ils sont partis en Floride et je suis resté seul » (Lucas, Mississippi, 2006).
13Au petit matin du 29 août 2005, l’ouragan Katrina, classé catégorie trois et quatre, a touché terre par les États de la Louisiane et du Mississippi, dévastant tout sur son passage. L’œil de l’ouragan s’est formé dans la baie de Saint-Louis, à 73 kilomètres à l’ouest de Biloxi. Cette ville a été une des plus affectées par Katrina ; les rafales y ont atteint des vitesses allant jusqu’à 250 kilomètres heure et provoqué une forte houle qui a détruit ou endommagé presque tous les casinos flottants et les immeubles d’habitation proches de la mer (Fratta et Santamarina, 2006 : 3).
14Dès le 28 août, le groupe d’immeubles où vivaient les jeunes de María Trinidad s’est retrouvé pratiquement vide ; seuls sont restés quelques migrants sans papiers. Pour eux, il n’était pas si facile d’abandonner leur logement et de partir vers une zone sûre ; beaucoup n’avaient pas de voiture, ni d’endroit où aller. En outre, personne ne leur garantissait que dans les refuges installés par les autorités, ils seraient à l’abri d’un contrôle migratoire. Au petit matin du 29 août, l’ouragan est arrivé ; tout Biloxi s’est retrouvé dans le noir et le silence ; dehors on n’entendait que le vent, la pluie et les vagues de la mer.
« On a commencé à voir ce que c’est qu’un ouragan. Vers six heures du matin, quand il nous est tombé dessus, l’eau ne venait pas du ciel, elle venait de la mer ! Le vent emportait les gens comme des vautours, on aurait dit qu’ils volaient ! Et rien à faire, on a attendu là, avec une grande douleur parce que jamais dans ma foutue vie je n’ai vu une pareille souffrance. C’est moche à voir, bien moche, triste parce que c’est la mort, triste à cause de la peine de penser qu’on est venus si loin pour mourir. Des frères d’un autre village se sont mis à pleurer amèrement ; ils se sont juste pris par les mains et ils ont prié. Pendant à peu près une heure, l’ouragan a frappé ; ensuite, en cinq minutes, la terre a bu toute l’eau et il n’y avait plus que de la boue » (Beli, Mississippi, 2006).
15À cinq heures du soir le lendemain, les jeunes et quelques voisins sont sortis dans la rue et ont vu un paysage désolant : arbres abattus, boue, morts étendus dans les rues, bruits de sirènes, odeurs fétides. La ville était réduite à des décombres ; immeubles d’habitation, écoles, hôpitaux, bibliothèques, restaurants, supermarchés, stations-service, hôtels, casinos et même le pont qui reliait la baie de Biloxi à la route nationale 90 s’étaient écroulés ou avaient disparu du paysage urbain. La zone la plus affectée de la ville a été la partie est (Oxfam, 2005a), là où se trouvent les quartiers les plus pauvres et où évidemment se sont installés les migrants sans papiers. Par chance, les appartements où vivaient les jeunes de María Trinidad et d’autres migrants du Chiapas n’ont pas subi de dommages au passage de l’ouragan. L’aide gouvernementale a été lente et inefficace ; la population est restée pendant des jours sans aliments, sans eau potable, sans assistance médicale. Comme on l’a dit dans les médias, Katrina a mis publiquement en lumière les inégalités sociales au cœur de la plus grande puissance mondiale, montré la face pauvre d’un pays développé et l’inefficacité, le racisme et la négligence gouvernementale face à un désastre qui a surtout affecté la population afro-américaine aux faibles revenus (Martínez, 2005 ; Oxfam, 2005a). Les victimes « invisibles » de l’ouragan ont été les migrants sans papiers ; pour eux, il n’y a pas eu d’aide humanitaire. Comme si, du fait de ne pas être « citoyens américains » ou du moins résidents, ils perdaient aussi leur humanité et ne méritaient pas le statut de victime de Katrina. Pour le gouvernement des États-Unis, les migrants n’existaient tout simplement pas, et pour les médias non plus. À ce moment-là, les seules victimes reconnues par la « nation » ont été les milliers d’Afro-américains qui vivent depuis toujours dans la pauvreté. Leurs images ont fait le tour du monde, faisant honte au pays tout entier. Dans ce contexte, il n’y avait aucun espace pour un autre type de « victime », surtout s’il s’agissait de personnes considérées « hors la loi ». Les jeunes migrants ont dû affronter seuls ce malheur, car en l’absence de papiers – et étant donné la stigmatisation que cela implique –, ils ne se sentaient pas en droit de demander de l’aide. De plus, ces jours-là la rumeur courait que les autorités américaines profitaient du moment pour déporter les victimes de l’ouragan qui n’auraient pas leurs papiers en règle. Que cela ait été vrai ou non, leur condition de personnes « expulsables » les a maintenus loin des refuges et des aides gouvernementales.
« Dix jours après, le gouvernement a commencé à donner aux gens américains une prime de 1 500 dollars. On l’a su par une fille qui nous a dit qu’ils étaient en train de donner cette prime dans un magasin qu’ils appellent le mall4. Certains voisins noirs sont allés faire la queue depuis cinq heures du matin, une queue sacrément longue, et on dit qu’il y avait beaucoup de monde, qu’il y avait même des latinos ; nous, on n’a pas voulu y aller parce qu’on a pensé qu’on n’allait rien nous donner et puis, et peut-être qu’ils allaient nous choper parce qu’on n’a pas de papiers ? » (Lucas, Mississippi, 2006).
16Comme ils ne pouvaient pas demander d’aide gouvernementale, les migrants se sont organisés pour « aller dans les magasins ramasser les biscuits restés par terre », dans les commerces mis en pièces par l’ouragan et abandonnés par leurs propriétaires. Ceci était risqué car en l’absence de l’armée, des civils armés veillaient à protéger leurs propriétés des pillages, et ils étaient prêts à tirer sur qui que ce soit.
17Les jeunes migrants qui ont vécu l’expérience de Katrina s’en souviennent comme de quelque chose de traumatisant. Certains ont préféré s’en retourner à leurs villages, mais la majorité a préféré rester, et la semaine suivante, ils travaillaient déjà sans relâche aux tâches de réhabilitation et de déblaiement que les forces armées n’avaient pas voulu réaliser. En moins de deux semaines, les jeunes Chiapanèques sont passés de victimes « invisibles » et non reconnues de Katrina à main-d’œuvre déblayant et reconstruisant ce que l’ouragan avait ravagé. Les jeunes de María Trinidad se trouvant à Biloxi se sont rendu compte de la grande opportunité économique qu’ils avaient devant eux, et ont immédiatement appelé des jeunes de leur village établis en Alabama et en Californie. En moins d’une semaine des centaines de jeunes provenant de divers points des États-Unis ont commencé à arriver, tous avec l’espérance de trouver un travail bien rémunéré.
L’arrivée des nouveaux migrants à Biloxi : entre rejet et nécessité
« Je suis arrivé à Biloxi à peu près dix jours après le passage de l’ouragan. Lucas nous avait demandé si on voulait venir parce qu’il y a beaucoup de travail et qui paie bien. C’est alors qu’on est venus avec Pepe ; on a payé un coyote, il nous a fait payer 500 dollars chacun d’Alabama à Biloxi. La première fois, on ne nous a pas laissés passer parce qu’à partir de neuf heures du soir, personne ne pouvait sortir dans la rue ; l’armée surveillait parce qu’il y avait beaucoup de voleurs. Comme il n’y avait pas de téléphone pour appeler Lucas, on a dû retourner en Alabama, on a perdu notre argent. Le lendemain, Lucas nous a trouvé un pollero ; c’est un gars comme nous, qui n’a pas de papiers, mais il a une voiture et il connaissait déjà les autoroutes. C’est comme ça qu’on est arrivés à Biloxi ; et ensuite, comme on a vu qu’effectivement, ça nous convenait, on est allés chercher les autres cousins, jusqu’à ce qu’ils viennent tous par ici » (Ever, Mississippi, 2006).
18En moins de deux mois, la plupart des jeunes établis à Gadsden se trouvaient déjà à Biloxi. Les migrants chiapanèques ont ramassé les détritus dans les rues, enlevé les décombres, débouché les égouts, nettoyé écoles, hôpitaux, bibliothèques, maisons particulières, et ensuite travaillé à la reconstruction de la ville : « Nous avons fait de tout parce que tout était vraiment foutu. » Les migrants ont travaillé plus de dix heures par jour, sept jours par semaine, sans repos, dans des conditions insalubres et avec le minimum pour se nourrir car il n’était pas facile de se procurer des aliments. Lucas relate qu’il y avait un tel besoin de main-d’œuvre que les contratistas venaient tous les jours à leurs appartements pour leur proposer du travail. Les contratistas préféraient la main-d’œuvre migrante parce qu’elle était meilleur marché, plus abondante et plus vulnérable que la main-d’œuvre locale.
19« Nous les latinos, on s’est chargés de tout le travail ; tu ne voyais presque que des gens comme nous nettoyer ce qu’avait laissé l’ouragan », m’explique Lucas. Sur le moment, les autorités ne se souciaient pas que les centaines de travailleurs qui s’occupaient de déblayer et de reconstruire la ville n’aient pas de permis de travail ni de numéro de sécurité sociale ; c’est une étape où les lois migratoires étaient inapplicables. La main-d’œuvre sans papiers a été utilisée pour nettoyer tous les édifices publics de Biloxi ; la presse a même publié que plus de cent travailleurs sans papiers avaient été embauchés pour nettoyer la base militaire locale (Celis, 2005).
20Dans les premières semaines, les jeunes Chiapanèques ont pu gagner jusqu’à cent dollars par jour ; même si pour eux c’était beaucoup d’argent, on a bientôt su que les compagnies engagées par le gouvernement pour reconstruire la ville avaient un budget pour des salaires de plus de vingt dollars de l’heure (Brooks, 2005). L’ouragan a favorisé l’apparition de dizaines de contratistas improvisés qui ont fonctionné comme intermédiaires entre les grandes compagnies de construction payées par le gouvernement et les travailleurs migrants. Certains d’entre eux cherchaient les migrants, leur faisaient des propositions alléchantes, les embauchaient pour quelques semaines et ensuite disparaissaient sans leur payer les salaires. Il y eut tant de cas de ce genre que l’organisation Mississippi Immigrant Rights Alliance (MIRA) a engagé une avocate latino pour défendre les migrants escroqués à Biloxi (Salinas, 2006). Bien qu’on suppose que cette organisation soit arrivée à récupérer plus de 730 000 dollars en salaires impayés, les jeunes Chiapanèques qui sont tombés dans les griffes des escrocs n’ont pas eu une bonne expérience avec cette organisation et n’ont jamais récupéré leur argent.
21En même temps qu’on embauchait massivement les migrants pour la reconstruction de la ville, leur arrivée était vue avec jalousie et hostilité par la population locale : on les accusait de s’approprier les postes de travail des gens du lieu, et de précariser les emplois. Ce qui s’est passé à Biloxi est représentatif de ce qui peut arriver quand un nouveau groupe s’insère dans le marché du travail et la vie quotidienne d’une société déjà en soi polarisée (voir Hernández et Zuñiga, 2005). Les politiciens et les leaders locaux ont dénoncé les entreprises de construction qui refusaient d’employer la population locale car ils préféraient embaucher de la main-d’œuvre étrangère et illégale qu’elles payaient cinq dollars de l’heure au lieu vingt dollars que devaient recevoir la population locale. Pour leur part, les contratistas se défendaient en disant qu’il leur était impossible de trouver de la main-d’œuvre native car plus de 80 000 personnes vivaient dans des abris éloignés (Brooks, 2005). L’arrivée des migrants a suscité un débat public qui opposait fallacieusement les « victimes légitimes » de Katrina aux « étrangers » qui « accaparent les emplois » et ainsi « tirent profit du malheur d’autrui ». On parlait même d’une « deuxième inondation », mais cette fois de migrants, qui « pourrait s’avérer plus nuisible » que l’ouragan lui-même (Brooks, 2005). En revanche, ce dont on parlait peu, c’était des pratiques des entreprises de construction qui tiraient un grand profit de « l’irrégularité » des immigrants sans papiers.
Flexibilité et précarité : le travail dans les casinos de Biloxi
22Quand le travail de déblayage des décombres a été terminé, la plupart des migrants tojolabales ont été embauchés par les compagnies de nettoyage qui se chargeaient de fournir la main-d’œuvre aux casinos et hôtels. Les patrons des hôtels ressentaient l’urgence de rouvrir leurs établissements et il n’y avait pas de main-d’œuvre locale disponible, de sorte qu’ils ont dû recourir aux migrants sans papiers5. Avant le passage de l’ouragan Katrina, les compagnies de nettoyage utilisaient surtout de la main-d’œuvre afro-américaine ou blanche sans grandes ressources. Après la catastrophe, le profil de la main-d’œuvre disponible dans la ville a changé et on a commencé à faire appel aux émigrants latino-américains ; pour les recruter, on ne s’est pas servi de systèmes d’embauche souterrains ; il s’agissait plutôt d’une embauche légale, mais avec de faux papiers. Sur le moment, les compagnies de nettoyage ont été très laxistes sur le contrôle des pièces d’identité car la main-d’œuvre émigrante était indispensable pour réactiver l’économie locale, comme l’explique un jeune Tojolabal :
« Je suis entré dans une compagnie qui embauchait des latinos, j’y suis entré avec mon assurance sociale bidon et ce qu’ils appellent AD. Ça se voit tout de suite qu’on n’a pas de papiers, ça se remarque qu’ils sont bidons, quoi. Mais ils ne m’ont rien dit, à la compagnie » (Ever, Mississippi, 2006).
23Ce type d’entreprises contratistas a proliféré dans tous les États-Unis, c’est une pièce-clef du processus de flexibilisation et de dérégulation contractuelle des entreprises sur divers marchés du travail. Comme le signale Harvey (1998 : 175), le changement le plus radical sous un régime d’« accumulation flexible » comme celui que nous connaissons aujourd’hui est l’accroissement de sous-traitance et des contrats de travail temporaires. Suivant ce modèle, les petites entreprises de sous-traitance jouent un rôle tampon pour protéger les grandes corporations du coût des fluctuations du marché : elles sont chargées de fournir une force de travail qui puisse être recrutée et renvoyée rapidement sans susciter de frais.
24Dans le contexte de Biloxi, la sous-traitance de la main-d’œuvre permet aux chaînes hôtelières de réduire leurs coûts d’opération et le nombre d’emplois fixes, ainsi que de se débarrasser de toutes leurs obligations légales à l’égard des travailleurs. Les compagnies de nettoyage sont devenues les principaux gestionnaires d’une force de travail bon marché, flexible et efficace qu’elles maintiennent dans des conditions de travail précaires, et pour elles, cette main-d’œuvre migrante est très avantageuse (voir Zlolniski, 2006 et 2000).
25En décembre 2005, quatre mois après le passage de Katrina, on a réinauguré les trois premiers casinos : Imperial Palace, Palace et Isle of Capri. À lui seul, l’Imperial Palace compte 1 088 chambres d’hôtel, 1 900 machines à sous, 54 tables de jeu, quatre restaurants, en plus des boutiques et boîtes de nuit. Les jeunes de María Trinidad se sont incorporés en tant que travailleurs de nettoyage dans diverses zones de ces énormes complexes touristiques où ils effectuent toujours les activités les moins qualifiées et peu rémunérées. L’accord initial avec la compagnie était qu’ils travailleraient quarante heures par semaine, réparties sur cinq jours de travail et auraient deux jours de repos fixes. Leurs horaires seraient de 16 heures à minuit ou de minuit à huit heures, selon le tour qui leur serait assigné. Ceci pour un salaire qui varie entre 8,5 et 10 dollars de l’heure, suivant le casino – avant le passage de Karina, le salaire horaire était de 5,5 dollars. Les casinos sont des microcosmes réservés à une petite partie de la population, où tout est luxe et excès, où tout tourne autour de l’argent. Là, les jeunes de María Trinidad assistent chaque jour au spectacle de l’« american dream » ; les jeunes observent en silence comment des centaines de personnes arrivent quotidiennement, décidées à tout perdre pourvu qu’elles éprouvent la sensation de pouvoir et de liberté que donne l’argent, dans le seul but de vivre un moment de gloire parmi les tapis rouges, les lumières chatoyantes et les suites cinq étoiles.
26Au début, ce travail s’est avéré très attirant pour les jeunes de María Trinidad ; il semblait stable, mieux payé et moins dur que ceux qu’ils avaient faits jusqu’alors : « C’est un travail vraiment très tranquille », « on ne se fatigue presque pas », « tu ne t’épuises pas », « ça paye bien ». En outre, pour beaucoup de jeunes, cela signifie symboliquement un changement de statut important. Comme ils l’expliquent, dans les champs ou dans les usines, il leur fallait travailler « sous le soleil », « dans la chaleur », « dans la poussière ». En revanche, dans les casinos, « tout est bien joli », « c’est vraiment luxueux », « il ne fait pas trop chaud ». Quand les jeunes de María Trinidad ont commencé à découvrir le côté peu glamour des conditions de travail dans ces hôtels de luxe, la perception positive qu’ils en avaient a radicalement changé. Pour pouvoir rester dans l’entreprise de nettoyage, les jeunes devaient faire preuve d’une flexibilité totale et d’une capacité à se plier à tout changement pour s’adapter aux nécessités de l’industrie touristique. Dans la sphère du travail, aujourd’hui, l’accent est mis sur la flexibilité, comme l’explique Sennet (2000 : 60) ; la flexibilité est la capacité d’un arbre de se plier et se redresser sans perdre sa forme ; idéalement un comportement humain flexible devrait avoir la même élasticité : s’adapter au changement de circonstances sans se laisser briser par elles. On demande aux travailleurs de faire preuve de douceur, de légèreté, d’être prêts à changer sans délai et à prendre continuellement des risques (Sennet, 2000 : 9). Comme nous allons le voir dans cette partie, la « flexibilité » que les compagnies de nettoyages exigent des jeunes s’est traduite par la précarisation de leurs conditions de travail et de vie.
27« Je devais travailler aujourd’hui, mais le manager m’a mis off, et l’autre semaine, ils m’ont mis au repos quatre jours », dit Oliverio préoccupé parce qu’il doit envoyer de l’argent à sa famille, et payer le loyer et la nourriture qu’il doit. Chaque semaine c’est la même incertitude ; même si Oliverio est supposé travailler à temps complet certains jours fixes, au début de la semaine il ne sait jamais précisément combien ni quels jours il va travailler. La seule chose sûre pour Oliverio, c’est qu’il doit être disponible quand le manager l’appelle et lui demande de se présenter. Il y a des moments assez stables où l’entreprise respecte ses jours de travail. Pourtant, cela peut changer d’un instant à l’autre, et Oliverio ne peut alors qu’accepter ses jours offs et voit ses revenus fortement réduits. À d’autres moments, il peut arriver le contraire, c’est-à-dire qu’on l’appelle pour remplacer d’autres travailleurs ou qu’on lui demande de faire une journée double.
28« La disponibilité temporelle est un des multiples changements dans les politiques de flexibilité du temps de travail » (Lallement, 2007 : 80). Le contrôle et la manipulation du temps des travailleurs représentent une source sûre de profit pour les compagnies de nettoyage ; elles cherchent non seulement à rationaliser les horaires ou à obtenir plus de productivité pendant les heures de travail, mais aussi à avoir un contrôle total sur le temps du travailleur, y compris son temps libre. L’entreprise, selon ses propres intérêts, décide quand les jeunes travaillent et quand ils se reposent ; le travailleur en revanche doit être prêt à répondre à l’appel à l’improviste du manager et aussi à accepter sans réclamations ses jours « de repos » ou plutôt « chômés ». Cette situation réduit à néant l’autonomie du travailleur quant à l’usage de son temps, dans la sphère du travail et en dehors. Le paradoxe est que, même si les travailleurs sont sans emploi plusieurs jours de la semaine, ils ne peuvent jamais disposer à leur guise de leur temps libre, car il s’agit toujours d’un temps incertain, déterminé de façon imprévisible par les besoins de l’entreprise. De sorte que les jeunes mènent une vie au jour le jour, sans aucune certitude sur le temps de travail de la semaine suivante, sans grande marge pour organiser leur semaine et leurs envois d’argent. On exige des travailleurs une flexibilité non seulement en ce qui concerne les horaires imposés par l’entreprise, mais aussi quant au lieu ou au secteur de travail. Ainsi, quand l’entreprise a besoin de faire passer ses travailleurs d’un casino à un autre, elle ne les consulte pas, elle les en avise sans aucune explication. Il ne reste plus aux travailleurs qu’à accepter la « proposition » ou à partir ; ils n’ont aucune marge de négociation et aucun recours légal. C’est ce qu’explique Nati, une travailleuse migrante :
« Ce jour-là, la compagnie m’a prévenue que maintenant ils allaient me mettre house keeper [femme de chambre]. Moi, j’ai senti que ça allait être très difficile ; je me débrouillais bien dans le travail de l’autre secteur ; en plus c’est là qu’était mon mari. J’ai dû apprendre en trois jours à faire les lits, laver la salle de bain, laver la baignoire, enfin le jacuzzi comme on appelle la baignoire, bien plier les serviettes, placer le savon, que tout soit parfait » (Mississippi, 2006).
29Pour le travailleur, ces changements impliquent un nouvel effort d’adaptation aux routines de travail, aux managers et aux nouveaux collègues. De plus, ils devront résoudre à nouveau le problème du transport en fonction des changements d’horaires ou de lieux. Ce type d’organisation du travail ne permet de construire ni des relations de travail durables ni des liens de solidarité avec le reste des travailleurs ; bref, elle ne permet pas de déployer la nature sociale du travail.
30On exige des travailleurs une flexibilité des habitudes de travail ; ils doivent apprendre à passer d’une tâche à l’autre ou même à changer complètement de secteur. Il ne suffit pas que les jeunes apprennent une routine qu’ils répètent chaque jour à l’identique, comme cela se passait à l’époque du travail industriel où le travailleur se spécialisait au maximum dans une tâche. Pour pouvoir répondre aux besoins des entreprises hôtelières, les jeunes doivent dominer toute une série de compétences plus ou moins complexes, et être toujours disposés à intégrer de nouvelles tâches et routines de travail ; de fait, l’organisation du nettoyage des casinos est pensée pour qu’aucun travailleur ne soit spécialisé dans une seule tâche ; le but est plutôt qu’ils puissent tout faire.
« Je travaillais à l’Hollywood, mais un jour le contratista me dit : “Tu te présentes demain au Boom Town.” Alors, je m’y suis présenté. Le gérant nous explique dans quel secteur on doit aller, et il me fait la visite à toute vitesse, il m’explique alors le chemin à suivre. Autrement dit, tu dois toujours suivre le même chemin, sauf qu’aujourd’hui tu t’occupes des toilettes, demain tu dois vider les ordures et tu montes et tu descends dans les ascenseurs pour tout enlever ; ensuite, le lendemain, tu dois passer le spray pour nettoyer les machines à sous et débarrasser les verres et vider les cendriers ; et le lendemain tu prends l’aspirateur et tu montes le passer à chaque étage, et tu changes comme ça tous les jours jusqu’à ce que tu recommences au début. C’est à ça que tu passes ton temps » (Oliverio, Mississippi, 2006).
31Une autre situation fréquente où les migrants doivent faire preuve de « flexibilité », c’est quand les hôtels ou les casinos changent de compagnie de nettoyage. Les travailleurs sont toujours les derniers à l’apprendre, et étant donné l’absence de contrat, ils n’ont aucune possibilité de se défendre ; tout ce qui leur reste à faire est d’accepter les nouvelles conditions de travail sous peine de perdre leur emploi.
« Alors un nouveau contratista est arrivé ; nous on ne savait rien ; moi je faisais une chambre quand un monsieur est arrivé et nous a dit : “À partir de mercredi, vous allez travailler avec moi.” “Qui sait ?”, je lui dis. “Tu vas travailler, oui ou non ?” “Qui sait ? Laissez-moi réfléchir, je vais parler avec mon mari”, je lui dis. Et je lui ai demandé combien il payait par chambre et il m’a dit 4,50 ; mais maintenant ils nous payent 5 parce qu’il ne nous prélève pas la taxe. J’ai travaillé avec lui un mois, mais j’ai vu que mon chèque était maigre, 600, 700 par semaine, et c’était très dur, ce travail, huit heures par jour. Et puis l’inspectrice et ceux du bureau nous traitaient mal ; ils voulaient qu’on ait fait 16 chambres à trois heures précises, et sinon ils allaient nous donner un papier jaune comme celui que donne le policier. Et sinon, on ne pouvait plus travailler dans un casino. Ils en ont donné à plusieurs » (Nati, Mississippi, 2009).
32Les entreprises tirent de grands avantages de cette forme d’organisation du travail, car elles ont à leur disposition une main-d’œuvre polyvalente, disponible et adaptable à n’importe quel changement d’activité, mais qu’elles payent peu parce qu’elle est considérée comme main-d’œuvre « non qualifiée ». En outre, dans ce système d’organisation, aucun travailleur ne s’avère indispensable pour l’entreprise, car celle-ci trouvera toujours quelqu’un de disponible qui puisse effectuer le travail nécessaire.
33La dynamique de travail à laquelle sont soumis les migrants chiapanèques dans les casinos a des effets importants sur leur vie quotidienne. Il ne s’agit pas seulement de la faiblesse de leurs revenus ; la dynamique que leur imposent les compagnies de nettoyage a des conséquences sur les espaces les plus intimes de leur vie quotidienne, comme l’organisation au sein de leurs nouveaux foyers, l’utilisation de leur temps libre et leurs formes de socialisation.
L’organisation du travail à l’intérieur des casinos
34À l’intérieur des grands palais du luxe et du gaspillage, la division du travail et les relations sociales s’organisent en fonction de l’origine ethnique et du statut migratoire des travailleurs. Ces deux variables se combinent pour donner lieu à une hiérarchie du travail où les jeunes Chiapanèques et tous les migrants sans papiers arrivés après le passage de l’ouragan Katrina occupent l’échelon le plus bas. Il suffit d’entrer dans un casino pour se rendre compte comment la division du travail est régie par ces variables : à la gérance et autres postes de responsabilité, il n’y a presque que des hommes blancs ; les postes de sécurité sont pour les hommes noirs, le travail de manager est pour des femmes blanches ou des hommes noirs et le ménage est presque toujours pour des migrants latinos sans papiers6.
35On peut observer l’étroite relation existante entre l’organisation du travail et les variables d’origine et de statut migratoire entre autres dans la répartition des tours de travail. Dans tous les casinos, il y a trois tours, car leur politique est de rester ouvert 24 heures sur 24. Le tour qui va de minuit à huit heures du matin est considéré par tous les travailleurs comme le plus pénible et le moins souhaitable ; seuls des migrants mexicains récemment arrivés y sont recrutés. Au contraire, le tour du matin (de 8 heures à 16 heures) est réservé aux Américains locaux. Les migrants chiapanèques se rendent compte que l’organisation de leurs tours de travail n’est pas fortuite mais liée à leur infériorisation en tant que groupe.
« Maintenant, dans le peu de temps que j’ai passé ici, ce que je vois, c’est la discrimination ou le racisme ; c’est que je ne sais pas comment t’expliquer, écoute, finalement ceux qui travaillent de jour sont en majorité des “gabachos” [Américains, en argot mexicain] nés et élevés ici, dans ce pays. Et ceux qui travaillent de nuit, c’est nous. Pourquoi ? Parce que c’est le plus dur. Et puis il y a aussi les réclamations sur le ménage, sur si on a bien nettoyé, sur une chose ou une autre. Du coup, ça crée une contradiction entre nous dans les groupes des tours ; certains accusent le tour du matin, d’autres le tour du soir ; et ils leur donnent toujours raison à eux, alors c’est nous qu’on réprimande » (Oliverio, Mississippi, 2006).
36L’organisation des tours de travail s’accompagne d’un traitement différencié aussi en fonction de l’origine et du statut légal. Les jeunes Chiapanèques considèrent que les superviseurs du casino exigent plus de travail d’eux que des autres groupes, ils leur laissent les pires tâches et les soumettent aux pressions les plus fortes. Ces inégalités dans le traitement des groupes sont perçues comme une atteinte directe à leur honneur et à leur dignité, et comme une injustice. Pour beaucoup de jeunes, cette situation devient insupportable et se convertit en une source de souffrance et de malaise. Comme on le voit dans le témoignage suivant, le plus dur à supporter n’est pas la pression en elle-même, mais le fait de savoir que cette pression est liée à leur appartenance à un groupe ethnique et social qui, à l’intérieur de la société américaine, est privé de droits et en conséquence, de respect social.
« Nous, on sent qu’on nous pousse beaucoup. Une foi j’ai dit au patron : “Écoutez, je me sens stressé, je sens que vous me mettez beaucoup la pression ; dites-moi plutôt si vous allez me renvoyer et je m’en vais tout de suite, mais moi, je n’en peux plus, je ne peux pas travailler plus, je fais ce que je peux faire, je nettoie bien, je passe deux, trois fois, et vous, tout le temps, vous me dites d’aller nettoyer l’ascenseur, de passer la serpillère du premier au quinzième étage, et je l’avais déjà fait.” Voilà ce que j’ai dit au contratista, parce que je me sentais très très stressé, parce qu’à tout instant ils me parlent par radio, que blablabla, que la salle de bain, que voilà. Alors je lui ai dit : “Je sais que je l’ai bien nettoyée, mais si vous n’aimez pas mon travail, dites-le moi ; et si vous voulez me renvoyer, allez-y, renvoyez-moi et je m’en vais.” Par contre, quand est-ce qu’ils vont dire tout ça à un Américain ? Et c’est ça qui nous met en rogne. Eux, ils ne leur disent rien, mais nous, comme on ne peut rien dire, comme on n’a pas de droits ici, ils font ce qu’ils veulent. Voilà ce qui se passe dans les casinos » (Ever, Mississippi, 2006).
37À l’intérieur des casinos, les jeunes migrants sont fréquemment privés du respect que tout être humain attend de n’importe quelle interaction sociale : réprimandes, insultes et mauvais traitements sont monnaie courante sur leur lieu de travail. Comme on le voit dans le témoignage suivant, le manque de respect est vécu comme une humiliation, une atteinte directe à leur dignité en tant que personnes.
« En principe, mon travail, c’est de veiller à la propreté de la machine où jouent les clients ; pour ça j’ai l’uniforme, la “bacha”, mais il y a des fois où quand tu passes en nettoyant, il y a des “gabachos” qui te disent “Shit”, “Fuck”, c’est ce qu’ils te disent, “merde, fils de pute, fais pas chier, dégage de là”, ou ils te font juste un signe et tu comprends que tu les déranges. C’est leurs façons de vouloir t’humilier, c’est comme ça qu’ils t’agressent, c’est une sorte de racisme, de discrimination. Mais, comme je te dis, ils sont très peu, ceux qui insultent comme ça, directement. En général, ils t’ignorent juste et ils continuent à jouer » (Oliverio, Mississippi, 2006).
38Le témoignage d’Oliverio révèle deux choses. D’une part, le fait que les interactions négatives ne passent pas seulement par le langage ; il suffit d’un geste ou d’un mouvement corporel des clients pour transmettre leur mépris aux travailleurs car, comme le signale Honneth (2006 : 166), la reconnaissance n’est en aucun cas seulement un acte de langage oral. Le témoignage d’Oliverio nous parle aussi d’une situation habituelle que subissent les travailleurs : leur invisibilité, les gens font comme s’ils n’étaient pas là. Ignorer quelqu’un est un acte de non-reconnaissance et une manifestation de mépris. Tout être humain a la capacité de montrer son indifférence aux personnes présentes en se comportant vis-à-vis d’elles comme si elles n’étaient pas réellement là ; on ignore « l’autre » de façon intentionnelle pour lui montrer le peu de valeur qu’a sa personne, son statut social insignifiant.
39Dans le nouveau contexte, les jeunes zapatistes (ou ex-zapatistes) se voient privés de l’estime sociale dont ils jouissaient en tant que mouvement politique. Pour beaucoup, ce manque de reconnaissance s’avère insupportable et injuste. Insupportable parce que si le mouvement zapatiste a obtenu quelque chose, c’est précisément une reconnaissance positive de la part de la société. Tous ces jeunes ont grandi en la portant en eux ; l’identité en tant que zapatiste était la principale source d’amour-propre et de respect. Aux États-Unis, c’est terminé. Au moment où ils franchissent la frontière, les jeunes deviennent des migrants « latinos » sans papiers, groupe peu valorisé dans le nouveau contexte. Cette absence de reconnaissance est vécue comme une injustice, c’est comme si une grande part du mépris social provenait d’une mise en question de l’égalité fondamentale des sujets d’une société démocratique (Dubet, 2007 : 29-30), comme le raconte un autre jeune :
« Oui, j’ai entendu des commentaires racistes, j’ai entendu un Américain en faire à quelqu’un, et bien qu’il ne me l’ait pas dit à moi, ça me met quand même en colère parce que, même si on est sans-papiers, on est humain et on ne doit pas être discriminé. Bon, même si on est dans leur pays, mais pour travailler, on a tous des droits, on est tous égaux. La discrimination est un peu dure ; dans presque tous les aspects, c’est de la discrimination, parce que toi, ce que tu vas faire, ce sera moins bien, ça ne sera jamais pareil que ce qu’ils font » (Lino, Mississippi, 2006).
40La non-reconnaissance des jeunes migrants dans leur espace de travail en dit long sur leur place au sein de la société. La définition de la hiérarchie des tâches dans une société détermine le degré d’estime sociale de chaque individu. En d’autres termes, l’expérience de la reconnaissance (ou de la non-reconnaissance) se trouve directement liée à l’organisation et à la répartition du travail. Si dans une société, ce sont toujours les migrants sans papiers du Tiers Monde qui finalement font les travaux considérés « les plus bas », on place le groupe dans une situation de faible valeur sociale, d’infériorisation par rapport au reste de la société.
Faire front à l’incertitude et au risque
41Comme nous l’avons vu, l’expérience migratoire des jeunes de María Trinidad s’est déroulée dans un contexte marqué par des conditions sociales et de travail instables, fragmentaires, et à court terme, propres au système capitaliste actuel. Ce cadre ne leur offre aucun type d’ancrage ou de protection institutionnelle ; ces migrants mènent une existence d’incertitude, d’insécurité et d’inquiétude extrêmes ; ils sont toujours exposés au risque. Les jeunes migrants ne savent jamais ce qui les attend dans leur nouveau travail ou à leur nouvelle destination migratoire ; ils n’ont pas idée des nouveaux risques qu’ils auront à affronter ni des voies à suivre pour être à l’abri et pouvoir continuer leur « aventure migratoire ».
42Dans ce contexte, leur subsistance et leur fonctionnalité dépendent en grande mesure de leur capacité d’improvisation et de leurs aptitudes à mettre en jeu les ressources qu’ils apportent de leurs villages, ainsi que l’expérience qu’ils accumulent peu à peu dans le Nord. Comme l’affirme Beck (2005 : 31), nous vivons dans un monde où « les gens sont obligés de chercher des solutions biographiques à des contradictions systémiques ». Aujourd’hui, ce qui compte, c’est l’aptitude personnelle à survivre au milieu de ces contradictions. C’est comme si leur intégration dans la nouvelle société et le succès de leur projet migratoire dépendaient totalement d’eux-mêmes, de leur flexibilité, de leurs qualités personnelles. Selon ce qu’affirme Sennet (2006 : 14), relever les défis de cette époque requiert une personnalité particulière, très difficile à trouver chez les gens ordinaires ; il faut des personnes sachant être en mouvement permanent, capables de vivre à court terme, ayant un fort désir de changement, faisant valoir leur potentiel, aptes à acquérir de nouvelles compétences en fonction des exigences de la réalité, et sans ancrage dans leurs expériences passées.
43Quelles ont été les solutions personnelles que les jeunes venus du Chiapas ont trouvées pour s’adapter et fonctionner dans un contexte instable, transitoire et économiquement précaire les poussant à la vie nomade, à la fragmentation et à la dispersion ? Comment construisent-ils leur projet migratoire dans un contexte marqué par l’incertitude et le risque ? À partir du portrait de jeunes migrants, je vais illustrer les stratégies qu’ils ont employées pour mener à bien leur projet migratoire dans de telles conditions. Comme nous le verrons, il existe deux logiques en tension permanente qui ont structuré ces projets. La première logique est celle de la « satisfaction différée ». Dans cette perspective, les décisions et les actes exécutés durant leur migration seront déterminés par ce qu’ils espèrent obtenir une fois terminée « l’aventure migratoire », c’est-à-dire que tout prend un sens en fonction de leur retour. La seconde logique est la « satisfaction immédiate » ; les actions et décisions des jeunes migrants s’orientent selon le plaisir qu’ils peuvent prendre dans le présent. De chacune de ces deux logiques découlent des stratégies et des actions différentes face aux problèmes qui se présentent quotidiennement au cours de la migration. Il convient de mentionner que j’ai choisi de présenter des cas extrêmes, des cas presque parfaits ; cependant ces deux options coexistent en tension dans la plupart des trajectoires migratoires et à certaines périodes, il y en a toujours une qui prend le dessus sur l’autre.
Fede et la logique de la satisfaction immédiate
44Fede a franchi la frontière en février 2004 ; il n’avait pas de destination précise, il dit que tout ce qu’il voulait, c’était arriver « là où il y a du travail ». Le premier jour aux États-Unis, il a fait connaissance d’un contratista qui l’a emmené travailler en Floride ; de là, il s’est déplacé vers la Caroline du Nord, puis vers la Caroline du Sud, le Tennessee, la Géorgie, l’Alabama, le Mississippi. Il a fait une grande partie de son voyage avec les amis qu’il a connus en chemin. Il a tellement bougé qu’il ne se rappelle pas tous les endroits par lesquels il est passé ni tous les travaux qu’il a effectués. Comme il l’explique : « Je ne sais pas pourquoi j’ai tant bougé, je crois que j’aime bien me balader […] ; on dit que déjà quand j’étais petit, j’avais la bougeotte. » Quand il est arrivé aux États-Unis, Fede a eu l’opportunité idéale de voyager. Rien ne l’obligeait à rester au même endroit, car il n’avait aucun ancrage ; au contraire, le contexte lui-même favorisait ses mouvements. De plus, sa grande disposition au changement et sa capacité d’adaptation à de nouvelles circonstances se révélaient être de grandes qualités dans la nouvelle société.
45Bien qu’en elle-même, l’instabilité des emplois oblige les travailleurs migrants à changer fréquemment de localité, le degré de mobilité dépend aussi des décisions personnelles du migrant. Même si sa marge de décision est toujours étroite, il peut décider de suivre une stratégie d’extrême mobilité ou d’installation relative. De nombreux jeunes arrivent dans le Nord avec une envie d’« aventure » ; pour eux, le projet migratoire n’est pas seulement économique, il est plutôt lié à ce qu’ils appellent : « le besoin de vouloir connaître » de nouveaux endroits. Pour Fede, le déplacement continuel s’est converti en un style de vie, et ce qui lui semble attirant aux États-Unis, c’est qu’il a la possibilité de bouger dès qu’il se sent insatisfait ou qu’il s’ennuie là où il est, comme il le raconte lui-même :
« Ensuite, je suis parti vivre dans un endroit qui s’appelle Cokeville. C’était joli, cet endroit, mais je m’y suis ennuyé et je suis allé vivre à Atlanta une quinzaine de jours. Ensuite, je m’ennuyais et je suis allé vivre au nord de l’Alabama ; et je vivais comme ça : quand je m’ennuyais, allez hop ! » (Fede, Mississippi, 2006).
46La possibilité de déplacement donne à Fede une sensation de liberté ; cependant, chaque déplacement inclut un risque qui pourrait se terminer par sa déportation et la fin de son « aventure migratoire ». Les migrants se trouvent dans une situation contradictoire parce que pour mener à bien leur « projet migratoire », ils doivent être flexibles et mobiles et être disposés à s’exposer à de nouvelles situations de vie. Pourtant, chaque mouvement signifie tout recommencer à zéro, ça ne leur permet pas d’économiser, ils dépensent toute leur énergie à résoudre les problèmes du quotidien, et le projet migratoire étant à l’origine et la raison de leur voyage est mis de côté pendant des années.
47Malgré ses changements de résidence constants, chaque fois que Fede s’installe dans une nouvelle localité, sa vie se déroule plus ou moins de la même façon : de longues journées de travail, compensées par des nuits de « diversion ». Le Nord offre à tous les jeunes migrants un espace pour la fête et le laisser-aller qui n’existe pas dans leurs villages. Chaque semaine, Fede assistait aux bals ou aux concerts latinos organisés dans toutes les localités où il y a une migration latino-américaine, ou il restait simplement à boire avec ses amis dans leurs appartements, car ce sont les rares espaces de loisir et de diversion dont disposent les migrants7.
« Avant j’allais à des fêtes, des bals, les femmes, on invitait des femmes, des amies, des fiancées, on les emmenait partout ; que le travail et la bringue, c’est comme ça que je vivais ! Qui ne prendrait pas du bon temps avec une fille à ses côtés ? Ensuite je me suis rendu compte que je dépensais beaucoup d’argent, et je me disais : “Si au moins j’envoyais quelque chose” » (Fede, Mississippi, 2006).
48Fede a élaboré son projet migratoire en grande mesure, à partir du principe de la satisfaction immédiate, c’est-à-dire de la recherche rapide d’un bien être qui égaye sa routine, qui lui permette d’oublier ses problèmes quotidiens et qui, de plus, lui donne un certain prestige au sein du groupe des migrants. Pour Fede, ça n’a pas de sens d’attendre l’avenir pour prendre du bon temps. C’est comme si, face à tant d’incertitude et d’instabilité, la meilleure option avait été de profiter du moment présent ; ils savent tous que n’importe quel imprévu peut mettre instantanément un terme à leur « aventure migratoire », et que même leurs longues journées de travail et leur grande « flexibilité » ne garantit pas le succès de leur projet migratoire sur des objectifs à long terme.
49Dans la logique de la satisfaction immédiate, il n’y a pas de place pour les économies ; les jeunes veulent profiter rapidement des fruits de leur travail. Il est fréquent, dès que les jeunes reçoivent la paye de la semaine, qu’ils aillent directement au magasin s’approvisionner en bières et qu’ils passent le week-end ou leurs jours off à boire dans une fête ou dans leurs appartements.
« Quand je travaillais en Alabama, je gagnais 450 en quatre jours. À peine ils me donnaient l’argent, parfois le week-end même, j’avais tout dépensé rien qu’à boire de la bière. La bière n’est pas chère, mais l’argent file à offrir des tournées. “Je paye un pack de 12 !”, “J’en paye un autre !” “Tu ne vas quand même pas en boire qu’une ?” Parce que des fois on veut être trop gentil, alors moi je dis : j’en paye une ; mon problème, c’est que parfois je sors trop d’argent. Des fois je joue les riches, je leur dis : c’est moi qui paye, et tout mon argent s’en va comme ça » (Fede, Mississippi, 2006).
50Ça fait quatre ans que Fede travaille intensément ; pourtant, il n’a rien réussi à économiser et n’a pas pu envoyer d’argent chez lui. Même si c’était son objectif initial, une fois dans le Nord, Fede a commencé à dépenser presque tout ce qu’il gagnait en « bringue », il a préféré la satisfaction immédiate que lui produit le fait d’aller faire la fête avec les amis et de « jouer au riche » quelques heures. Quand il invite à une tournée de bière, quand il paye l’entrée du bal à une fille, quand il n’a pas à se limiter dans sa consommation, Fede se sent content, il se sent apprécié et admiré par ses amis ; c’est sa façon d’obtenir une reconnaissance qu’il ne trouve pas dans d’autres espaces et qui est indispensable à tout être humain.
51« J’aime avoir des dollars en poche », résume Carlos, un autre jeune Chiapanèque de la région. Les jeunes migrants se sentent puissants et importants quand ils arrivent au bal avec une liasse de dollars dans la poche de leur pantalon, des bottes de cow-boy et un chapeau à la mode du Nord. C’est leur façon de montrer à tous qu’ils ont du succès dans leur « aventure migratoire ». La logique de la satisfaction immédiate est étroitement liée à la consommation de biens divers symboliquement valorisés parmi les jeunes, comme un téléphone portable, un mp3 pour écouter de la musique, des vêtements à la mode ou de marque et surtout une camionnette, objets typiques de la classe moyenne auxquels ils n’ont jamais eu accès.
52« J’apprécie beaucoup ma voiture ; avec elle, je suis à l’aise », me dit Pancho qui conduit une Topaz de 1992 qu’il a achetée il y a huit mois. Parmi les migrants, l’auto est peut-être l’objet le plus désiré et valorisé : elle a une fonction essentielle comme moyen de transport et en même temps, elle confère prestige et respect à son propriétaire. Le prestige que donne une « bonne voiture » est une expérience vécue aussi bien aux États-Unis, face aux autres migrants, que dans les communautés d’origine où très peu de gens arrivent un jour à s’en acheter une. Pourtant, le prix à payer pour y avoir accès est élevé, les migrants dépensent une grande partie de leur salaire dans le paiement et l’entretien de leurs autos.
« Quand tu arrives ici, la première chose que tu veux, c’est t’acheter une voiture ; c’est agréable d’avoir une voiture, il y a en a qui en ont une par besoin et d’autres juste par luxe. Je voulais travailler et j’ai acheté ma voiture pour ne dépendre de personne, ne pas dépendre du stop pour chercher du travail où que ce soit, c’est pour ça que j’ai acheté cette voiture, et c’est pour ça que je l’ai cherchée, mais du coup je suis perdant ; si tu vas où tu veux, tu dépenses aussi beaucoup, plus que ce que tu vas gagner, alors je me suis dit, il vaut mieux que je la vende » (Fede, Mississippi, 2006).
53En fait, ce qui pose le plus de problèmes, ce n’est pas l’aspect financier mais le risque de prendre le volant sans permis, sans connaître le code de la route et sans expérience préalable de la conduite. Presque tous les incidents avec la police arrivés aux migrants tojolabales ont un rapport avec l’utilisation de l’automobile. Parfois, la police les arrête pour avoir commis de petites infractions, telles que ne pas mettre la ceinture de sécurité ou se garer sur un passage piéton, et cela déclenche une série d’événements qui se terminent par l’expropriation de leur auto et même parfois, leur déportation.
54Dans la logique de la satisfaction immédiate, plus que la personnalité du travailleur c’est sa situation sociale et professionnelle difficile qui influe. Pour Fede, la mobilité, la prodigalité et la fête sont la seule façon de fonctionner dans le nouveau contexte, de faire face à la solitude et à l’exclusion à laquelle les exposent les politiques migratoires et économiques.
55Dans la communauté d’origine, on pense que si tel jeune « ne réussit pas », c’est parce qu’il n’était pas suffisamment motivé, qu’il était « paresseux » ou « ivrogne ». Autrement dit, il y a une tendance à responsabiliser totalement le migrant de son « succès » ou de son « échec » dans le Nord. Depuis les communautés chiapanèques, il est difficile de se rendre compte des difficultés auxquelles les jeunes sont confrontés, car ils essayent de cacher cette image et peu d’entre eux parlent des jours de solitude devant le téléviseur, des grandes difficultés pour conserver le même travail, du racisme, etc.
56La réprobation familiale et communautaire envers ceux qui suivent la logique de la satisfaction immédiate et n’envoient pas d’argent est très forte. C’est ce qui fait que certains migrants cessent de téléphoner chez eux pendant des mois ; ils savent que leur famille va leur demander des comptes sur ce qu’ils font, surtout quand le migrant à une femme et des enfants. La pression familiale peut être si forte que les jeunes vivent des périodes de culpabilité et de remords où ils essayent de se comporter autrement. Comme le dit Fede : « Moi, je veux changer. Aujourd’hui j’ai dit à ma petite maman que je dois économiser. Elle m’a dit : “Qu’est-ce qui se passe, mon fils ? Pourquoi tu ne fais rien ?” Je ne sais pas, je crois que l’argent me file entre les doigts » (Mississippi, 2006).
Ever et la logique de la satisfaction différée
57Ever a franchi la frontière entre le Mexique et les USA en février 2004 avec d’autres jeunes de María Trinidad. Depuis le début, son objectif était d’arriver à Gadsden, en Alabama, car c’est là que se trouvait Pepe, son cousin qui l’avait aidé à émigrer. Après avoir passé un mois et demi sans emploi, Ever a trouvé un travail de balayeur de rues, puis il est passé à la récolte de la tomate et, dès qu’il en a eu l’occasion, il s’est fait embaucher dans une usine agroalimentaire où il a travaillé au dépeçage des porcs pendant huit mois. Dix jours après le passage de l’ouragan Katrina, Ever a décidé de quitter Gadsden et de tenter sa chance à Biloxi ; ses cousins installés dans cette ville lui avaient parlé de la grande opportunité que cela représentait. À la différence de Fede et d’autres jeunes, la stratégie d’Ever n’a pas été de quitter cette ville, même s’il en avait l’occasion et si son travail n’était pas bien payé :
« Beaucoup d’amis m’ont invité à m’en aller vers d’autres États, mais je n’ai pas voulu ; mon idée était de tenir le coup le plus possible au même endroit, là, avec mes cousins parce que si on bouge sans arrêt, on perd beaucoup d’argent et tu ne sais même pas si ça va bien se passer, si tu vas trouver du travail. Parce que regarde ce qui s’est passé quand je suis arrivé, j’ai passé un mois et demi sans travail et c’était horrible. Et tout ça parce que je ne connaissais pas, parce que je ne savais pas, parce que j’étais nouveau » (Ever, Mississippi, 2006).
58Ever voyait dans chaque déplacement un risque qu’il préférait éviter : nombre de ses amis avaient été arrêtés sur les routes, juste au moment où ils essayaient d’atteindre une nouvelle destination migratoire. De plus, pour Ever, chaque changement de lieu signifie devoir « repartir à zéro ». En arrivant à une nouvelle destination, les jeunes doivent apprendre à se déplacer en ville, à s’insérer dans un nouveau marché de l’emploi, à se refaire des amis, à trouver un logement ; tout cela sans la moindre garantie de voir leur situation s’améliorer par rapport à l’endroit précédent.
59Une fois à Biloxi, Ever a commencé à travailler dans le nettoyage d’écoles et de maisons particulières abîmées par l’ouragan. Au début, il a été payé 130 dollars par jour, puis le montant a diminué. Quand le travail de reconstruction a été terminé, il a commencé à travailler comme janitor8 pour une compagnie de nettoyage. Il a travaillé dans différents casinos, dans l’équipe du soir qui va de seize heures à minuit. Au bout de quelques mois, il a aussi trouvé un travail de jardinier sur un terrain de golf.
60Le comportement d’Ever s’est construit en grande partie autour du principe de satisfaction différée, c’est-à-dire en pensant toujours que le travail qu’il effectue aujourd’hui, il pourra mieux en profiter demain, quand il sera de retour au village. Ce principe est très présent dans les logiques communautaires/paysannes et il est en grande partie lié à ce qu’Ever a appris enfant :
« Moi, quand j’étais petit, quand j’allais travailler avec mon père à la plantation de café, il me disait : “Écoute, quand tu auras une femme, tu auras assez de café, mais pour l’instant, travaille, plante des arbres et tu vas voir que quand tu seras vieux, ces arbres vont être grands.” Moi, obéissant, j’ai planté un arbre fromager là-bas, à l’école ; il est encore petit, mais je sais que quand je serai vieux, cet arbre va être très grand et donnera une bonne ombre à l’école. C’est pareil ici, maintenant il faut que je travaille et quand je reviendrai à Guadalupe, alors, je profiterai de ce que j’ai fait » (Ever, Mississippi, 2006).
61À l’époque où j’effectuais mon travail de terrain à Biloxi, Ever menait une vie monotone, courant d’un travail à l’autre. Le matin, il travaillait comme jardinier d’un terrain de golf ; le soir, il travaillait dans un casino. Cependant, il ne se plaignait pas ; il disait : « Je suis venu travailler et il faut que j’en profite maintenant parce que ça va se terminer, le travail va se terminer ou on va me payer moins cher, alors il faut que j’en profite. » Ever était conscient que le travail auquel ils ont accès est toujours temporaire et peut s’achever à tout moment.
62Quand c’est la logique de gratification différée qui domine, le migrant s’efforce en général d’économiser ; il sait que pour obtenir la « récompense » future, il lui faut envoyer de l’argent chez lui. Dans un contexte marqué par l’instabilité et la fragmentation, il faut beaucoup d’autodiscipline pour le faire, car leurs revenus en général sont faibles. Dans le Nord, la seule façon d’économiser est de mener une vie modeste, très distante de l’american way of life. Très souvent même, cela ne suffit pas, tout dépend des opportunités disponibles. Bien qu’en dernière instance, cela ne dépende pas d’eux, les jeunes portent la responsabilité des envois d’argent chez eux. Comme je l’ai déjà dit, pour les gens qui sont restés dans leurs communautés d’origine, le « succès » ou « l’échec » du migrant est attribué à sa personnalité, son attitude, sa motivation, sa capacité de travail, c’est-à-dire à ses qualités personnelles. Ce qui se traduit par une pression énorme sur les jeunes migrants, car ils n’ont aucun contrôle sur les aléas de l’emploi et souvent, bien qu’ils fassent preuve de flexibilité et de disponibilité, ils se retrouvent sans travail ou un quelconque imprévu les empêche d’envoyer de l’argent.
63Aux yeux de la communauté, Ever représente le « parfait migrant », un des rares dans le village qui, comme ils le disent, « a réellement fait ce qu’il avait dit qu’il allait faire dans le Nord ». En trois ans de migration, il a réussi à faire construire une grande maison en ciment pour sa famille et à mettre de côté plusieurs milliers de dollars qu’il prévoit d’utiliser pour sa propre maison. Il a payé un prix élevé : depuis qu’il est arrivé aux États-Unis, il a dû mener une vie extrêmement disciplinée pour ne dépenser que le minimum indispensable et ne pas succomber aux tentations d’une société de consommation mettant à sa portée toutes sortes d’objets attrayants. Contrairement à d’autres jeunes migrants, Ever dit que ça ne l’intéresse pas « d’être à la mode », « d’avoir de bons portables », « d’avoir de bonnes voitures », « d’avoir de l’argent en poche » : « Il faut savoir exactement ce qu’on est en train de faire. Je vous le dis, moi, ces choses-là ne me font pas rêver ; ce que je veux, c’est qu’on me laisse travailler tranquille » (Mississippi, 2006).
64En plus d’avoir une attitude stricte en ce qui concerne les économies, Ever ne sort jamais s’amuser, il ne consomme pas d’alcool, mène une vie solitaire et austère qui ne le rend pas heureux : « Ici, je ne me sens pas bien, je ne suis pas content. Moi, je pense à là-bas au Mexique, à ma famille. Ici, ça ne me plaît pas du tout. » Le fait de ne pas participer aux « beuveries » ni aux dynamiques festives du groupe, a eu des conséquences directes sur la vie sociale d’Ever, surtout sur le plan affectif :
« Je ne sais pas, on dirait qu’ils ne m’apprécient pas parce que je ne bois pas. Des fois j’en bois une, mais ce n’est pas que ça me plaise, c’est eux qui insistent. À chaque fois, je leur fais la réflexion, je leur dis de ne pas trop boire, qu’on ne va jamais rien améliorer comme ça, mais ils me disent : “Tu veux toujours nous prendre la tête” […]. Ben du coup, je ne leur dis plus rien, qu’ils continuent à déconner. Alors, c’est là que je m’énerve […]. Moi, c’est pour ça que je préfère rester à part, c’est pour ça que je reste à bonne distance des autres. Oui, je leur parle, mais je n’ai presque pas de relations avec eux, je ne les suis pas dans leurs beuveries parce que je vois les choses autrement, je pense différemment. Je traîne plutôt avec Pepe ou d’autres. Avec eux, on se met à causer de la vie d’avant, de la vie de maintenant, de celle qui nous attend, de la lutte, du futur et du présent. De comment on va vivre, de ce qu’on va faire quand on reviendra, parce que si on continue comme maintenant, on ne va jamais s’en sortir ; au contraire, on sera encore plus dans la merde » (Ever, Mississippi, 2006).
65La façon dont Ever a développé son projet migratoire est aussi due au rôle joué par sa famille dans ce processus. On peut dire que celle-ci représente l’institution ancrée dans le long terme qui va lui assurer, une fois de retour au village, de pouvoir jouir des fruits de son travail. Le père d’Ever s’est chargé de recevoir l’argent de ses envois et de le gérer efficacement. De plus, il lui a apporté un soutien émotionnel très important qui a permis à Ever de rester en relations étroites avec sa communauté et avec le mouvement zapatiste. En revanche, lorsque la famille du migrant dépense tout l’argent qu’il envoie, il lui est difficile d’atteindre les objectifs de sa migration.
Nati, l’entreprenante
66Nati est la seule femme de María Trinidad à se trouver aux États-Unis. Elle a passé la frontière en novembre 2003 ; sa première destination a été la Californie, bien que son objectif ait été d’arriver en Alabama où se trouvait son frère cadet. Elle s’est établie pendant presque un an dans la ville de Stockton, avec certains de ses cousins. Ces mois ont été très difficiles car elle a passé de longues périodes sans emploi. Dans cette région, il n’y a de travail que dans l’agriculture et Nati ne voulait pas travailler dans les champs parce qu’on lui avait raconté que c’était dur. Après plusieurs mois sans emploi, elle a finalement réussi à se faire embaucher comme cuisinière d’un restaurant mexicain où on la payait 150 dollars par semaine.
« Je parlais avec mon petit frère Manuel et je lui disais que j’allais plutôt retourner à Cancún. Parce qu’à Cancún, on me payait mille pesos par semaine et ici on me paye seulement de l’ordre de 1 500 pesos, mais ici je dépense en dollars ; d’où je vais le sortir l’argent du loyer ? Ça m’inquiétait beaucoup. « Sois patiente », me disait Manuel, “Dieu va te bénir.” Lui, il était déjà chrétien9 » (Nati, Mississippi, 2006).
67Même si elle se trouvait avec plusieurs de ses cousins, Nati se sentait très seule : « Là où je vivais, il n’y avait presque pas de filles comme moi, rien que des hommes. » De plus, elle passait ses journées enfermée dans l’appartement car elle avait peur que la migra l’arrête. Douze mois après son arrivée en Californie, elle a eu l’occasion de partir pour l’Alabama ; un groupe de jeunes Chiapanèques amis de son frère venaient d’acheter une voiture et étaient décidés à traverser le pays tout entier pour tenter leur chance sur la côte est des États-Unis : « Le voyage a été dur ; je m’y suis risquée seule, j’étais la seule femme ; je ne connaissais pas les garçons, mais mon frère m’a dit que je pouvais leur faire confiance. On a roulé en voiture à peu près quatre jours sans s’arrêter jusqu’à ce qu’on arrive en Alabama. » Nati s’est établie avec son frère dans la ville de Gadsden ; elle y a occupé divers emplois précaires (fabriques, restaurants, gardes d’enfants), mais bien mieux payés que le restaurant de Californie. Peu de temps après son arrivée à Gadsden, elle a commencé à sortir avec Joel, un jeune Guatémaltèque avec qui ils partageaient l’appartement. Un an après, Nati a donné naissance à Erick, son premier enfant et le premier bébé du village né dans le Nord. Cet événement a été primordial dans la trajectoire de Nati, car son projet migratoire était en grande partie de refaire sa vie affective. Après la naissance d’Erick, Nati dit qu’elle a commencé « à penser davantage à l’avenir » et elle s’est mise d’accord avec son mari pour travailler dur pendant quelques années afin de pouvoir ensuite retourner s’installer à María Trinidad.
68Quelques mois après le passage de l’ouragan Katrina, Nati et Joel ont déménagé à Biloxi et se sont installés dans un appartement avec d’autres jeunes de leur village. Ils ont aussitôt commencé à travailler ; il s’agissait de faire le ménage dans un hôtel. Pour Nati, ça n’a pas été facile, tous les jours elle s’inquiétait pour Erick qu’elle laissait aux soins de ses cousins. De plus, elle n’était pas contente de ce travail car au bout de quelques semaines, on l’avait retirée du secteur où elle était et on lui avait assigné un travail de femme de chambre, beaucoup plus dur, en général réservé aux femmes, et qu’on ne payait pas à l’heure mais à la chambre. En deux ans de migration, Nati n’avait presque rien pu économiser, ce qui était aussi le cas de son mari en plus de six ans. Elle n’avait eu que des emplois précaires et avait passé beaucoup de temps sans travail, sans compter qu’à cette étape, son projet avait été dominé par la logique de la satisfaction immédiate10. Avec la naissance d’Erick, les choses se sont encore compliquées, et c’est ainsi qu’un jour elle s’est décidée à lancer son propre négoce.
« Quand j’ai commencé à travailler au casino, j’ai vu que je n’avais personne pour garder mon fils. Au début, mes cousins m’ont dit qu’ils allaient le garder, mais ensuite j’ai vu que ça les embêtait de s’occuper de mon fils. C’est là que j’ai pensé à ouvrir la cantine, et un jour j’ai dit à Joel : “Qu’est ce que t’en penses, j’ouvre une petite cantine ici, à la maison ? Mais toute seule, je n’y arriverai pas ; ça veut dire qu’il faut que tu m’aides aussi un peu.” Et il a accepté » (Nati, Mississippi, 2006).
69Nati s’est rendu compte que ses cousins avaient du mal à se préparer à manger tous les jours. Pour beaucoup de migrants, le plus difficile de la vie du Nord, c’est d’assumer les tâches domestiques, en particulier la préparation des repas. Quand Nati est arrivée à Biloxi, plusieurs de ses cousins lui ont suggéré d’ouvrir une « cantine familiale » : « Comme ça, vous nous aidez et on vous aide », lui disaient les jeunes. Nati a quitté son travail à l’hôtel et avec l’argent qu’on lui a payé, elle a acheté une table en verre avec huit chaises et tous les ustensiles dont elle avait besoin pour démarrer son négoce. La cantine a connu un grand succès ; de six heures du matin jusqu’à neuf heures du soir, les jeunes migrants arrivaient sans cesse. Le menu complet coûtait cinq dollars, moins cher que les casse-croûte vendus dans les fast food et bien mieux servi. Bien que la plupart des clients aient été de María Trinidad, d’autres jeunes migrants habitant le même grand ensemble y venaient également.
70Comme plusieurs auteurs l’ont montré, pour certains migrants, les activités commerciales improvisées ou souterraines deviennent une importante aire de résistance et un moyen plus efficace que le travail salarié d’améliorer leur situation économique et de gravir les échelons de la société (Missaoui et Tarrius, 2004 ; Tarrius, 2002). Ce type de « commerce » contribue par ailleurs, à former une nouvelle enclave migratoire, car il aide à reproduire des pratiques du groupe – en l’occurrence alimentaires – et leur ouvre de nouveaux espaces de socialisation. Au niveau personnel, l’entrée dans le monde de l’économie souterraine a permis à Nati de réorienter sa trajectoire migratoire et de mener à bien un projet personnel lui donnant une plus grande autonomie et une plus grande liberté que le type d’emplois auxquels elle avait pu accéder aux États-Unis.
« Moi, personne ne va me dire comment c’est de vivre avec un patron ou comment vous traitent les patrons, je le sais, j’ai travaillé pour des patrons à Cancún, à Las Margaritas, aux États-Unis. C’est pareil, il y a des patrons qui m’ont bien traitée et il y a des patrons qui m’ont mal traitée, mais je sais ce que c’est avoir d’un patron, et là, maintenant, je ne veux pas de ça […]. Je suis fière [de la cantine] parce que, même si c’est dur parce que c’est beaucoup de travail, même si c’est dur pour mon petit, il m’arrive de penser que, même si c’est dur, au moins personne ne me commande et tout le bénéfice, il est pour moi, c’est ça l’histoire » (Nati, Mississippi, 2006).
L’exclusion de l’espace public et le repli sur la consommation
71L’exclusion, dans le sens le plus large du terme, marque l’expérience migratoire de tous les migrants sans papiers. Les lois migratoires, tout en créant l’illégalité des migrants sans papiers (De Genova, 2004), les condamnent à vivre dans la réclusion, le silence et l’« invisibilité ». Tous les migrants savent que pour survivre dans le nouveau contexte, ils doivent passer inaperçus car même s’ils sont indispensables au fonctionnement de la ville, leur présence dans l’espace public suscite la crainte ou dérange la société. L’exclusion juridique des migrants se matérialise concrètement dans le fait qu’on leur nie l’accès à l’espace public de la ville, étant donné que la reconnaissance ou la non-reconnaissance d’un groupe social laisse des traces réelles dans l’organisation de l’espace urbain (Honneth, 2006 : 166). L’impossibilité pour eux de circuler librement dans la ville ou d’occuper les espaces publics sans être en danger, impose à beaucoup de migrants de s’isoler dans leurs appartements : « Moi, je ne vais que du travail à l’appartement, je préfère ne pas sortir, je ne veux pas chercher les problèmes », « Moi, c’est pour ça que je ne sors pas, ça vaut mieux parce qu’on ne sait jamais. Avec un peu de malchance, ils peuvent t’attraper, ça dépend de la chance qu’on a, mais je pense qu’il vaut mieux ne pas prendre de risques ». L’enfermement est un des éléments constitutifs de la condition de sans-papiers (Fassin et Morice, 2001 : 291)11.
72Dans les villes ayant une forte population hispanique, comme Los Angeles, les migrants sans papiers parviennent à s’approprier quelques espaces de la ville du fait de pouvoir passer inaperçus au milieu de tant de latinos. Mais dans des localités comme Biloxi, ils peuvent difficilement faire usage des espaces publics urbains. En premier lieu parce qu’ils sont encore des minorités qui s’avèrent très « visibles », car ils sont arrivés depuis très peu de temps ; en second lieu parce que c’est un type de ville construite pour éviter toute convivialité : sans places publiques, parcs, centres sociaux et culturels, etc. Dans ce type de villes les seuls espaces où se réunissent les gens sont ceux consacrés à la consommation, comme les centres commerciaux, ou bien à l’activité touristique (Sennet, 1992 : 16). C’est d’ailleurs évident dans le cas de Biloxi, : alors qu’il n’y a pas d’espace pour la convivialité des citoyens, il y en a une quantité pour les touristes et les consommateurs. Avec le passage de l’ouragan Katrina, cette tendance s’est accentuée et les seuls espaces restés disponibles pour la vie collective sont les centres commerciaux ou les casinos. C’est une ville qui n’est pas organisée en quartiers, où il n’y a ni transports en commun ni places publiques, ni espaces verts. C’est une ville où de plus, toute tentative d’occuper l’espace public suscite la suspicion, surtout quand il s’agit d’étrangers. « Ici, quand on te voit marcher dans la rue, on te soupçonne aussitôt. Un jour, la police nous a même arrêtés pour savoir ce qu’on faisait là », explique un jeune Chiapanèque. Un autre jeune commente : « Avant, on aimait aller à la plage, comme ça, emporter à manger, des bières. Mais après, la police a commencé à venir et du coup, on n’y va plus. » La ville de Biloxi n’a aucun espace où ils puissent développer des formes de solidarité et de reconnaissance entre personnes. « Ici, il n’y a pas où aller, juste au Wal-Mart, le mall, au restaurant, mais c’est chiant », dit un jeune de María Trinidad installé depuis huit mois à Biloxi. En effet, la vie collective dans ce type de ville est réduite aux promenades dans les supermarchés.
73Le Wal-Mart représente pour beaucoup d’immigrants l’espace privilégié pour effectuer leurs achats, « faire un tour » et « s’amuser un peu ». L’attrait de cet hypermarché self-service supposé à bas prix – connu dans le monde entier pour son succès économique, ses pratiques déloyales et les bas salaires de ses employés – est qu’il met à portée de main toutes sortes de produits (Sennet, 2006 : 16-26). Les jeunes migrants peuvent y passer des heures à déambuler dans les allées pleines d’articles des plus variés : nourriture, boissons, vêtements, produits de beauté, appareils électriques, disques, outils de travail, linge de maison, ustensiles domestiques, meubles, etc. Ils y trouvent tout ce qu’ils auraient pu désirer et le seul fait de se savoir consommateurs potentiels de tous ces produits leur inspire un sentiment de satisfaction ; pour la première fois de leur vie, ils font partie de la société de consommation. De plus, bien que leurs revenus soient faibles, tous ces jeunes ont la possibilité de se procurer certains objets qui leur plaisent, leur pouvoir d’achat étant plus grand aux États-Unis qu’au Mexique :
« Ici l’argent vaut plus qu’au Mexique ; parce que, tu vois, ici en un jour je gagne 60 dollars ; avec ça, tu vas au Wal-Mart et tu peux acheter de quoi manger pour toute la semaine, une chemise, un pantalon et il va te rester encore 10 dollars. Par contre, au Mexique, ce que tu gagnes en un jour, c’est même pas assez pour la nourriture » (Ever, Mississippi, 2006).
74Au-delà des bas prix, l’attrait pour les migrants du Chiapas, c’est de se voir convertis en consommateurs potentiels et, donc, en membres de la société. En somme, on passe d’une société où prédomine « l’éthique du travail » à une autre où ce qui prédomine c’est une « éthique de la consommation », une société dont les membres ont l’obligation d’être des consommateurs (Bauman, 2000 : 44). Bien que ces espaces ne soient pas faits pour l’interaction, les jeunes migrants peuvent y circuler tranquillement, poussant leurs caddies aux côtés des autres consommateurs, chacun étant absorbé dans ses propres recherches, sans interaction, mais en fin de compte ils marchent côte à côte. Pendant quelques heures, les jeunes migrants peuvent sentir qu’ils font partie de la même communauté, qu’ils ont quelque chose en commun avec « l’autre ». Ainsi, dans une société où les espaces publics se réduisent aux centres commerciaux et la vie collective à la consommation, pour beaucoup de gens, le seul moyen de se sentir inclus – même si ce n’est que quelques instants – c’est d’arpenter ces grands magasins et d’y consommer aux côtés des autres citoyens. Le problème est que dans ces espaces, il est impossible de « construire une communauté » car ils ne sont pas favorables à l’échange des idées, à la remise en cause des normes, à la confrontation des valeurs, à la négociation ou à la création d’une identité.
L’usage de l’alcool face à la non-reconnaissance
75« Tous ceux que vous voyez ici à Biloxi, tous, ils boivent, il n’y a que deux ou trois exceptions, mais on boit tous, et dans mon cas, je ne sais pas m’arrêter, j’en bois deux et c’est parti, je n’arrête plus jusqu’au lendemain ». La consommation d’alcool a une place centrale dans l’expérience migratoire de presque tous les jeunes de María Trinidad. La plupart s’habituent à consommer de grandes quantités de boissons alcoolisées : « Je bois presque tous les jours, quand on sort du travail, comme il y a un magasin d’alcool tout près, on y passe tous les jours pour acheter un pack de vingt pour commencer. » La consommation d’alcool a eu des conséquences importantes dans la vie quotidienne des migrants, par exemple sur leur incapacité à économiser ou à envoyer de l’argent à leurs familles, sur leur endettement, la perte de leur emploi, les accidents automobiles, leur détention pour des incidents en état d’ébriété et même sur leur déportation. La consommation d’alcool de tous ces jeunes ne doit pas être interprétée comme un problème venant de leur personnalité ou comme une question exclusivement d’ordre privé. Comme je tenterai de le montrer, elle est plutôt étroitement liée à la souffrance ou au malaise causé par l’absence de reconnaissance de la société d’arrivée. La consommation d’alcool aide les jeunes migrants à supporter les « blessures morales » produites par la non-reconnaissance. Comme l’expliquent Lazzeri et Caillé (2004 : 104) dans leur lecture de Honneth et Renault, une « blessure morale » n’est autre qu’une souffrance particulière qui traduit la vulnérabilité d’un individu (ou d’un groupe social) face à une série d’attitudes méprisantes dont il est l’objet, qu’elles prennent la forme d’une simple indifférence ou l’apparence du « mépris social ». Je vais commencer par relater une scène qui me semble révélatrice de la façon dont la consommation d’alcool est liée à des situations de non-reconnaissance.
76Biloxi, Mississippi, octobre 2006 : Oliverio avait tout planifié pour que je puisse visiter ce soir-là le casino où il travaillait. Quelques jours auparavant, il avait demandé à son manager la permission de faire le tour des installations : « Je lui ai dit que tu étais une journaliste qui venait de France et que tu écrivais un livre sur nous. » Le manager avait accepté et Oliverio interprétait cela comme une preuve de considération à son égard. Le jour de la visite, Oliverio travaillait comme toujours de seize heures à minuit ; à cette heure, Nacho et Melvin m’ont emmenée au casino pour en faire le tour. Les choses ne se sont pas passées comme prévu. La sécurité nous a arrêtés à l’entrée parce que mon passeport leur avait paru « suspect », puis, après dix minutes de vérification, ils nous ont laissés entrer. Oliverio m’a d’abord emmenée voir les machines à sous, puis les tables de jeu et enfin, les salles de repos. Depuis le début, une préposée à la sécurité suivait nos pas avec attention. Dès que nous avons commencé à prendre des photos et à nous diriger vers la cuisine des travailleurs, la femme s’est mise à paniquer et à demander des renforts par radio : « Help ! ! Help ! ! Hispanic people suspect. » En moins d’une minute, trois gardes sont arrivés, nous ont arrêtés sans la moindre courtoisie et nous ont conduits dans une pièce des services de sécurité pour y attendre les gens qui allaient nous « interroger ». Après leur avoir expliqué en mauvais anglais qu’Oliverio avait l’autorisation de son manager, nous avons pu partir. De retour aux appartements, Oliverio s’est mis à boire en compagnie d’amis à lui.
77Cet incident peut sembler un peu désagréable mais sans importance ; cependant, pour Oliverio, il représentait une « offense morale » qui lui faisait honte. « Ils nous ont traités comme si on était des voleurs », a dit Oliverio. De plus, ils ont ignoré l’accord qu’il avait passé avec son manager et « l’ont fait passer pour un con ». De par la relation de pouvoir qui lui était complètement défavorable et l’impossibilité pour lui de se défendre car il ne connaissait pas la langue dominante, la seule chose qui était à sa portée pour réparer les dommages et « soigner » son orgueil blessé a été de se soûler. La consommation d’alcool conduit à un sentiment éphémère de réparation personnelle, c’est un véhicule qui permet de guérir la « blessure » suscitée par une situation où les migrants sont traités avec mépris et un manque évident de considération.
78La consommation d’alcool leur permet de « calmer » la souffrance causée par l’éloignement de leur famille12. Cette souffrance est liée non seulement au fait que les êtres chers leur manquent, mais aussi à la perte d’un espace central pour la construction de la confiance en soi. Les relations interpersonnelles au sein de la famille représentent la première source de reconnaissance (Honneth, 2000 : 131). En émigrant aux États-Unis, les jeunes Chiapanèques perdent un espace central de reconnaissance – la famille et la communauté – qui leur permettait d’acquérir la sûreté émotionnelle nécessaire à la consolidation des différents types de respect de soi.
« Comme je le dis à Rosa [sa femme] : “Oui, ça m’arrive de boire, je te le dis tout net, c’est parce que je suis seul, autrement dit je me sens seul ici, je me sens loin” ; en plus, ici, personne ne se soucie de moi, personne ne me dit “écoute, ne bois pas”. Mes enfants ne sont pas là, à mes côtés, alors que là-bas, à la maison, je suis avec toi, je suis avec mes enfants, je dois leur montrer mon éducation et tout ça, et l’exemple, le bon exemple d’un père. Si je fais ce que je veux ici, c’est parce que tu n’es pas là pour me dire “ne fais pas ça, ne bois pas”, comme tu me le disais au village. Il n’y a que comme ça, je veux dire, pour moi, boire est la seule façon de calmer le sentiment que j’ai en moi » (Oliverio, 2006).
79Dans le contexte migratoire, la consommation collective d’alcool est aussi une façon de renforcer le lien social avec d’autres compagnons d’interaction, de se voir inséré dans un groupe de solidarité où on établit des relations de camaraderie. Pour les jeunes migrants, « boire ensemble » est une façon d’affirmer publiquement cette camaraderie, d’affirmer le respect mutuel. « Nous aimons boire entre amis, comme ça, pour être ensemble, pour passer un bon moment. » Autour de la boisson, les jeunes construisent un espace de convivialité et de reconnaissance mutuelle où ils obtiennent la confiance et l’estime que la société d’arrivée ne leur offre pas. « Je bois parce que comme ça, je trouve le moyen de passer un bon moment avec les autres, pour ne pas casser l’ambiance qu’ils trouvent en picolant. » Dans un contexte où la seule reconnaissance à laquelle ils puissent accéder est celle de leurs égaux d’interaction, les jeunes migrants se voient poussés à participer à une forme de socialisation qui passe par la consommation d’alcool ; sinon, ils perdent leur seul espace de socialisation horizontale.
« Ici, il y a toujours quelqu’un qui te dit “Bois une bière”, et pas moyen de dire non. Tu dois prendre ta bière, comme ça ils sont contents et ensuite ils s’en vont, ils suivent leur chemin et moi le mien. C’est ce que je fais pour qu’ils ne disent pas ensuite “Ce mec, il se prend pour qui ?”, et comme ça moi, je cherche la manière de ne pas les offenser, de cohabiter avec eux, comme ça, d’une façon tranquille, pacifique. Parce que si tu n’acceptes pas la bière, comment dirais-je ? Ensuite ils parlent de toi ou ils te regardent d’un mauvais œil, ils se brouillent avec toi, enfin il y a quelque chose comme ça dans la familiarisation de l’ami, du réseau. Autrement dit, tu te retrouves hors du réseau » (Oliverio, Mississippi, 2006).
80Dans le contexte du Nord, il n’est pas facile de sortir d’une dynamique de socialisation étroitement liée à la consommation d’alcool. « En vérité, je veux arrêter ça, je pense me trouver un ami qui ne boive pas ; mais je me rends compte qu’ici, on boit tous, il n’y en a pas beaucoup qui ne boivent pas. » De plus, la non-participation à ces espaces de convivialité est vue par le groupe comme une forme de mépris, comme une rupture de la camaraderie et de l’intimité construite dans ces espaces.
La formation d’une « communauté » à Biloxi, Mississippi
81Dans le cadre du capitalisme mondialisé, plus les jeunes migrants essayent de s’adapter et d’être fonctionnels pour le nouveau contexte, plus leurs liens sociaux s’amenuisent (Murtz, 2000 : 220). L’instabilité et la précarité de l’emploi rendent difficile la construction de relations sociales stables et à long terme, ainsi que la formation d’une communauté permanente. Comme l’explique R. Castel (1997 :15), il existe une forte corrélation entre la place occupée dans la division sociale du travail d’une part, et d’autre part, la participation aux réseaux de sociabilité et aux systèmes de protection qui « couvrent » un individu face aux risques de l’existence. Le travail précaire et une faible insertion sur le marché du travail conjuguent leurs effets négatifs pour produire l’exclusion, ou plus exactement la non-affiliation.
82Malgré les conditions difficiles qu’ils ont dû affronter, les migrants tojolabales ont fait de grands efforts pour former une « communauté ». Je veux dire par là qu’ils ont simplement essayé de se regrouper et de s’établir ensemble dans la même localité afin de mener une vie commune qui leur donne un peu de sécurité et de stabilité. Autrement dit, pour le moment, il ne s’agit pas de la formation d’un espace social reproduisant les pratiques culturelles et sociales de leurs villages, ni d’une « communauté transnationale » permettant la continuité de la vie communautaire de l’autre côté de la frontière et l’existence de la simultanéité entre les villages d’origine et la destination. Il s’agit plutôt d’un effort collectif pour se regrouper afin d’agir quotidiennement dans le sens d’objectifs communs, principalement liés à la subsistance dans le nouveau contexte. En d’autres termes, la quête de la communauté doit être vue comme une tentative des jeunes migrants d’affronter l’incertitude, le risque et l’exclusion suscités par le système capitaliste et les politiques migratoires ; c’est une forme de résistance à la fragmentation et à la précarisation de leurs liens affectifs, ou comme le formule Z. Bauman (2006), c’est une « recherche de sécurité dans un monde hostile ».
83Comme il a été dit au début de ce chapitre, pendant toute l’année 2006, des jeunes de María Trinidad provenant de divers points des États-Unis ainsi que du Chiapas sont arrivés à Biloxi. En décembre 2006, il y avait dans cette ville plus de 70 jeunes de la région, presque tous de María Trinidad, mais il y avait aussi des garçons de communautés voisines avec lesquelles existaient certaines relations familiales ou amicales. La majorité s’est installée dans plusieurs appartements d’un grand ensemble à l’est de Biloxi.
84Après le passage de Katrina, ce grand ensemble s’est rempli de migrants mexicains d’origines diverses, car une grande partie de la population locale n’était pas revenue. Les jeunes de María Trinidad ont obtenu les contrats de plusieurs appartements, où ils se sont installés par groupes de six à huit. Ils étaient tous contents et se sentaient fiers de leurs nouveaux logements car ils étaient assez grands et en bonnes conditions, à la différence du type de logements précaires qu’ils avaient occupés en Californie. De plus, le groupe avait une bonne position dans le grand ensemble, car ils étaient nombreux et avaient en main certaines ressources de valeur dans le contexte migratoire, comme des camionnettes et les contrats de certains appartements. Ce qui a permis la formation d’une communauté dans le contexte migratoire, c’est la possibilité de se regrouper physiquement dans le même espace et, évidemment, l’origine commune de ces jeunes. La présence de Nati et son initiative d’ouvrir une cantine familiale ont été un élément décisif pour réactiver les liens communautaires. Pendant plusieurs mois, une grande partie de la vie collective des jeunes s’est organisée autour de la cantine ; cet espace s’est transformé en un centre de réunion et de convivialité collective « en famille ». Les jeunes des divers appartements commençaient à arriver très tôt ; ils entraient et sortaient à toute heure du jour, prenaient leurs repas, discutaient, regardaient la télévision, se divertissaient un moment. La cantine représentait un des rares espaces de convivialité que les jeunes de María Trinidad avaient à leur portée ; c’était le seul endroit en ville où ils pouvaient se sentir comme « à la maison ». « Là, il y a toujours un repas chaud », dit Bersa, « Nati est toujours là ». La cantine rendait plus supportables les journées de travail autant que les jours off, elle leur donnait un peu d’unité dans la fragmentation, de stabilité face à l’incertitude. Par exemple, avant l’ouverture de la cantine, beaucoup de jeunes passaient leurs jours de repos seuls, enfermés dans leur appartement, à s’ennuyer ou à se soûler avec d’autres garçons. La cantine ouvre un espace pour un autre type de coexistence que les jeunes définissent comme « familial », comme l’explique Chepo : « Il y a des fois où je suis en train de me reposer dans l’appartement et ils se mettent tous à boire, et moi, je vais plutôt chez Nati et j’y passe la journée. » La cantine est aussi un espace favorisant la circulation de l’information entre les jeunes migrants sur les nouvelles opportunités d’emploi, le niveau actuel des salaires, la défense contre les abus des patrons, les envois d’argent et tout ce qui a trait au fonctionnement de la nouvelle société où ils se trouvent. Bref, c’est un espace où la communauté se construit.
85Un autre type d’initiative ayant favorisé la formation d’une communauté de migrants a été l’organisation de certains événements sociaux auxquels étaient conviés tous les jeunes du village et les amis. Le premier événement organisé a été la célébration de l’anniversaire du fils de Nati et le second, la fête patronale du village.
86La formation de la nouvelle communauté est aussi en rapport avec l’affirmation d’une identité commune antérieure à la migration, une identité liée à la parenté et au lieu d’origine ; « Ici, on est tous cousins », me dit Juan. Et si on écoute les interactions entre les jeunes, il est facile de se rendre compte que la relation qui s’affirme en permanence, et par-dessus les autres identités, c’est la parenté et l’origine commune. En revanche, les identités politiques qui dans leur région ont été si importantes pour définir les identités locales, s’effacent du discours des jeunes dans le Nord. Comme me le dit Oliverio : « Ici, peu importe si tu es compañero ou non ; l’important, c’est que nous sommes cousins, que nous sommes amis, que nous sommes pareils. » Dans le contexte migratoire, il existe par exemple un lien très étroit entre les jeunes de María Trinidad et les jeunes de deux villages voisins (El Carmen et Veracruz) qui n’ont jamais été zapatistes et avec lesquels durant plus d’une décennie il n’y a pas eu beaucoup de relations. Maintenant, ce qui importe, c’est que tous partagent la même expérience migratoire, qu’ils se retrouvent dans la même situation sociale.
87La formation d’une communauté s’est traduite par des pratiques concrètes de solidarité et d’entraide qui rendaient la vie dans le Nord moins difficile : Ils se prêtaient de l’argent, mettaient en commun leurs véhicules pour aller travailler, ainsi que les frais d’essence et de nourriture, s’épaulaient pour trouver un emploi et se maintenir sur le marché du travail, partageaient les tâches domestiques, hébergeaient les nouveaux arrivants, etc. Le plus important est que dans cette interaction permanente, une forme fondamentale de reconnaissance réciproque se produit. Cette reconnaissance mutuelle entre les jeunes migrants permet à l’individu d’acquérir la confiance nécessaire à la construction d’une relation positive avec soi-même (Honneth, 2000 : 117-131). De plus, elle produit un horizon intersubjectif de valeurs, où chacun apprend à connaître l’importance de ses capacités et de ses qualités (Honneth, 2000 : 156). La « nouvelle communauté » représente pour les jeunes migrants ce que Honneth – dans sa lecture de Hegel et Mead – appelle « la sphère de l’amour », c’est-à-dire le milieu où ont lieu les relations sociales affectives (amoureuses, familiales ou amicales) et où se produit une des formes fondamentales de reconnaissance. C’est le seul espace aux États-Unis où les jeunes migrants vivent des liens d’estimes symétriques et où ils peuvent avoir une image positive d’eux-mêmes, distincte des catégories négatives servant à les classifier au sein de la société américaine.
Être Indien tojolabal dans la migration
88Divers spécialistes de la question de la migration ont montré que le facteur ethnique joue un rôle central au cours du processus migratoire (Kearney, 1995 ; Nagengast et Kearney, 1990 ; Fox et Rivera-Salgado, 2004 ; Fox, 2006). Pour nombre de migrants, l’appartenance à un peuple indien va influer : 1) sur le lieu qu’ils vont occuper sur les marchés du travail ethniquement segmentés (Holmes, 2006 ; Stephen, 2007 ; Paris, 2008) ; 2) sur le type d’expériences du racisme et de la discrimination auxquelles ils seront confrontés (Zabin et al., 1993) ; 3) sur les formes de socialisation et d’organisation politique pour lesquelles ils vont opter (Rivera-Salgado ; 1999 ; Velasco, 2002).
89Dans le cas des migrants tojolabales de la région de la forêt Lacandon, j’ai observé du moins pour cette première étape de leur migration, que leur identité en tant que Tojolabales n’a joué un rôle important ni au moment de s’insérer dans le marché du travail de Biloxi, ni dans l’expérience quotidienne du racisme. Ce n’était pas non plus une identité centrale pour l’organisation de leur vie quotidienne ou pour leur organisation politique. Ceci s’explique par différents facteurs. Le premier facteur est lié au contexte d’arrivée : à Biloxi, les processus de « racialisation » des migrants se produisent en fonction de leur appartenant au groupe des « Latinos » – ou « Mexicains ». L’identité indienne de ces jeunes passe inaperçue car la population américaine de l’endroit ne fait pas de différenciation entre les Mexicains ; de fait, d’après ce qu’expliquent les jeunes Tojolabales, la plupart des gens avec qui ils sont en interaction ne savent pas où est le Chiapas, et encore moins qu’il s’agit d’un État ayant une forte population indienne. Comme l’ont montré certains auteurs (Nagengast et Kearney, 1990 ; Zabin et al., 1993 ; Kearney, 1995 ; Fox, 2006), la discrimination vis-à-vis des migrants indiens se produit généralement dans l’interaction avec la communauté latino elle-même, de sorte que l’absence d’une communauté hispanique à Biloxi a contribué à ne pas aussi « racialiser » les migrants tojolabales en fonction de leur origine indienne.
90Le second facteur lui, est lié au contexte local de départ ; dans les villages Tojolabales de la région Lacandon, on n’observe pas beaucoup des marqueurs culturels qui dans la logique hégémonique, permettent d’identifier un groupe comme indien ou non, notamment leur propre langue, les vêtements, le système de charges et certaines fêtes (Mattiace, 2002 : 88-92), ce qui ne signifie pas que les Tojolabales n’aient pas vécu la même expérience de discrimination et de subordination que le reste des peuples indiens du Chiapas. Cela dit, parmi les jeunes interviewés, je constate qu’aucun ne parle la langue tojolabal ; ils se reconnaissent cependant en tant qu’Indiens, sauf que ce n’est pas une identification permanente ni totalement transparente. L’affirmation explicite en tant que Tojolabales dépend beaucoup du contexte où ils se trouvent. Dans le cadre du soulèvement zapatiste par exemple, beaucoup de ces jeunes ont vu un sens dans l’affirmation de leur identité indienne, ce qui ne s’est pas produit dans le contexte « nordique » ; pour l’instant du moins, cette identité a été éclipsée par d’autres identifications.
91Enfin, le troisième facteur, c’est l’absence de formes d’organisation sociale et politique ancrées dans l’identité tojolabal. Le mouvement permanent dans lequel se trouvent les migrants tojolabales n’a pas permis la formation de comités ou d’associations de villages, espaces privilégiés pour les migrants indiens leur permettant de vivre une vie communautaire proche de celle de leurs communautés d’origine et de mieux exprimer leur identité ethnique (Stephen, 2004 : 224).
92Les identités que les migrants tojolabales ont surtout affirmées durant leur migration ont été celles liées à la parenté et à l’État d’origine. « Ici, nous sommes tous cousins », affirme Juan, un jeune Tojolabal, et en effet en écoutant les interactions entre les jeunes, on se rend compte que le lien qui s’affirme en permanence et par-dessus les autres identités, c’est la parenté. Les jeunes Tojolabales s’appellent entre eux « cousins » et la première chose qu’ils font quand ils rencontrent d’autres migrants de la région, c’est de chercher dans leur généalogie les liens de parenté qui les unissent. L’origine régionale est une autre source importante d’identification durant la migration : face aux autres migrants, les jeunes Tojolabales se définissent comme « Chiapanèques », une identification qui dans leur contexte d’origine n’avait pas grand sens, mais qui dans le nouveau contexte devient importante et tisse un lien social dont ils peuvent profiter. De fait, il est fréquent que les migrants tojolabales voyagent ou partagent des espaces de socialisation avec des jeunes Chiapanèques d’origine différente, y compris des jeunes de milieu urbain venant de villes métisses comme Comitán, avec lesquels ils auraient difficilement établi un contact au Chiapas.
⁂
93J’ai présenté dans ce chapitre une sorte d’ethnographie du capitalisme global vu depuis l’expérience des migrants tojolabales de María Trinidad. À partir de cette expérience, nous avons pu observer en détail comment les exigences de flexibilité du marché et les conditions précaires et instables de l’emploi se traduisent dans la vie quotidienne des gens. Bien que l’exemple de Tojolabales – s’agissant d’une migration récente sans réseaux migratoires solides et sans expérience collective préalable – soit un cas extrême, en tant que migrants, il nous permet une approche de l’expérience d’un nombre chaque fois plus élevé de travailleurs migrants confrontés quotidiennement aux conséquences de la libéralisation des marchés du travail aux USA. De plus, il nous permet de commencer à explorer dans une perspective ethnographique, les vicissitudes de la migration chiapanèque aux États-Unis.
94Étant donné l’absence de réseaux migratoires solides et d’une expérience collective en tant que migrants internationaux, la migration des jeunes Tojolabales s’est caractérisée par une grande dispersion et une mobilité importante non seulement géographique mais aussi en matière d’emploi. Pour se maintenir sur le marché du travail et mener à bien leur projet migratoire, les migrants tojolabales ont dû se convertir en une sorte de « nomades du travail », c’est-à-dire en une force de travail flexible, prête à circuler dans différents États du pays et à changer continuellement d’emploi. Leur migration s’oppose à celle des migrants de longue date qui, bien qu’ils soient aussi confrontés tous les jours aux exigences de flexibilité du marché capitaliste, ont pu trouver des emplois plus stables et surtout sont arrivés à s’établir ensemble dans la même localité. L’impossibilité de s’établir en un point fixe a rendu difficile la réactivation de leurs propres formes d’organisation communautaire, et a empêché la formation d’extensions de leurs communautés d’origine ainsi que la formation de leurs propres organisations fondées sur leur héritage culturel, leur expérience communautaire ou leur expérience militante.
95Malgré ce contexte qui les a poussés à la dispersion, les migrants de María Trinidad ont fait de grands efforts pour « former une communauté » et sont arrivés à se grouper temporairement en trois points différents du pays. La dernière tentative a eu lieu à Biloxi, dans le Mississippi, où les jeunes sont arrivés après le passage de l’ouragan Katrina. Cependant, en moins de deux ans, la « communauté » naissante a été à nouveau dispersée par les aléas du marché du travail, le durcissement des politiques migratoires locales et la crise économique. Au cours de l’année 2007, les jeunes Tojolabales ont perdu leurs emplois les uns après les autres. Cette année-là, beaucoup de familles déplacées par l’ouragan sont revenues en ville et ont repris leurs anciens postes de travail ; en outre, la crise économique généralisée aux USA a commencé à faire sentir ses effets sur l’industrie hôtelière. D’autres jeunes Tojolabales, voyant leurs revenus gravement réduits par tant de jours offs et par la diminution du salaire horaire minimum, ont préféré quitter la ville et poursuivre leur migration à la recherche de meilleurs endroits où s’établir. Parallèlement à la crise économique, les contrôles migratoires se renforcent ; par exemple, les entreprises d’embauche ont commencé à exiger des migrants leurs permis de résidence et un numéro de sécurité sociale valide, ce qui fait que beaucoup ont dû renoncer à leur emploi et ont eu de grandes difficultés à en trouver un autre. Les contrôles policiers sont devenus plus fréquents ; beaucoup de jeunes Tojolabales ont été détenus sans raison à des endroits comme le parking du Wal-Mart, à la sortie de la banque, sur les avenues principales de la ville et même dans leur propre appartement. Ainsi, au cours de cette année, des dizaines de migrants sans papiers établis à Biloxi – entre autres plusieurs Tojolabales – ont été déportés ; dans tous les cas, leur déportation a été précédée par des périodes d’emprisonnement de quinze jours à deux mois, par suite de condamnations pour infractions au code de la route ou simplement dans l’attente de réunir suffisamment de travailleurs sans papiers pour remplir les avions qui allaient les déporter. Il est fréquent que les jeunes migrants soient transférés d’une prison à une autre afin de les regrouper et ainsi les déporter tous à la fois. Il ne reste que six jeunes Tojolabales actuellement à Biloxi, dans le Mississippi ; les autres ont été déportés ou sont à nouveau dispersés dans différents États et n’ont pas pu reformer une autre communauté.
96Il est encore trop tôt pour savoir si ces jeunes arriveront dans quelques années à s’établir de façon permanente au même endroit ; nous ne pouvons pas non plus déterminer l’impact à long terme de la migration sur les identités tojolabales ni celui de ces identités sur leur migration. Tout ce que nous pouvons constater pour le moment, c’est la brutalité avec laquelle les nouveaux migrants sont soumis aux exigences de flexibilité et aux conditions précaires d’emploi imposées par le marché, ainsi que les peu de marge qui leur reste pour reconstruire leur personnalité.
Notes de bas de page
1 Terme forgé par U. Beck (2000 : 9).
2 Boloxi se trouve au sud du Mississippi ; c’est une ville côtière de 50 644 habitants. Durant les années 1990, l’économie locale a considérablement crû grâce à l’industrie avicole et la construction d’un grand nombre de casinos et d’hôtels qui, depuis, attirent chaque année des milliers de touristes amateurs de jeux de hasard.
3 Selon de recensement de l’an 2000, il y a dans tout l’État du Mississippi 39 569 personnes d’origine latino ; cependant, selon le président de l’organisation Mississippi Immigrant Rights Alliance (MIRA), leur nombre s’élève à 130 000 (Oxfam, 2005b).
4 Mall : anglicisme, centre commercial.
5 Entre 2005 et 2006, la zone de La Nouvelle-Orléans a perdu près de 290 000 personnes et celle de Gulf Port-Biloxi près de 27 000 (La Opinión, 2007).
6 Avec l’arrivée de tant d’émigrants latinos, les casinos ont dû embaucher des travailleurs d’origine latino parlant les deux langues pour servir d’intermédiaires.
7 Selon les interviewés eux-mêmes, dans une soirée « tranquille », ils dépensent entre 50 et 100 dollars. L’entrée dans ces endroits coûte de cinq à vingt dollars selon le type d’événement, et le prix de la bière est de l’ordre de cinq dollars.
8 Janitors : ce sont les travailleurs qui se consacrent au nettoyage des bureaux, hôtels et autres type d’édifices publics. Dans ce cas en particulier, il s’agit en plus de travailleurs employés en sous-traitance par des entreprises de nettoyage, sans contrats ni aucun accès aux droits du travail.
9 Nati veut dire par là qu’il s’est converti au protestantisme.
10 « Au début, je n’avais pas de travail et ensuite je dépensais beaucoup d’argent, j’aimais m’acheter de bons habits, de bonnes chaussures, sortir au restaurant, j’aimais dépenser, je ne pensais pas à faire des économies. Je me rappelle qu’on allait dans les boutiques avec Joel et il s’achetait des vestes à 200 dollars ; on était vraiment cons, on ne pensait pas à l’avenir » (Nati, Biloxi, 2006).
11 Les autres éléments sont, selon ces mêmes auteurs, la dépendance et la dette.
12 Le sentiment d’éloignement s’accentue en raison des difficultés techniques qui existent encore pour communiquer avec María Trinidad. Jusqu’à présent, il n’y a pas de téléphone public dans le village, la seule façon de communiquer avec la famille est d’appeler le village voisin. Ils reçoivent l’appel et vont chercher le parent du migrant pour qu’il vienne recevoir l’appel. Cependant, le principal problème n’est pas le déplacement, c’est le coût du service, car rien que pour recevoir l’appel on doit payer un demi-dollar par minute, ce qui est beaucoup d’argent dans les communautés. Donc, si un jeune n’a pas envoyé d’argent depuis un certain temps, il n’ose même plus appeler sa famille parce qu’il sait que cela va lui occasionner une dépense énorme.
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