Chapitre III. Franchir la frontière : expériences en marges
p. 87-108
Texte intégral
Ya me gritaron mil
veces
Que me regrese a mi tierra
Porque aqu
í no quepo yo
Quiero
recordarle al gringo
Yo no crucé la frontera,
La frontera me
cruzó
Los Tigres del Norte
1Traverser la frontière entre le Mexique et les USA ne signifie pas seulement transiter d’un territoire à l’autre. Franchir la « ligne » qui sépare les deux pays suppose un changement de position sociale, de rôle, de statut juridique et d’identité1. Personne ne franchit la frontière sans qu’il y ait de conséquences. Au moment où quelqu’un parvient à passer « de l’autre côté », il se transforme de facto en migrant et commence à être étiqueté selon de nouvelles catégories sociales, juridiques et ethniques. Mojado2, sans-papiers, « illégal3 », étranger, « latino », « hispano », mexicain, alien, pour ne mentionner que quelques-unes des nouvelles étiquettes qui lui sont collées au moment de franchir le seuil des États-Unis. Au moment où les migrants s’intègrent à de nouvelles communautés, ils cessent d’appartenir – ne serait-ce que momentanément – à d’autres communautés qui jusque-là avaient défini leurs principales identités. Le passage de la frontière est un moment-clef de la trajectoire migratoire, c’est l’instant où une modification des positions et du statut s’opère : de militants à migrants, d’Indiens mayas à Latinos4, de citoyens à sans-papiers, de natifs à étrangers, de paysans à journaliers agricoles, janitors5 ou laveurs de vaisselle, pour ne mentionner que quelques-unes des métamorphoses déclenchées.
2Il existe de nombreux travaux sur les politiques des États pour le contrôle des frontières entre le Nord et le Sud6 et cependant très peu sur les stratégies concrètes, individuelles et collectives adoptées par les migrants pour traverser les frontières hautement sécurisées, et sur la façon dont ils vivent ce moment-clef de leur trajectoire migratoire7. Ce chapitre a pour objectif de reconstituer l’expérience du passage de la frontière par les paysans tojolabales de María Trinidad qui, comme des millions de jeunes Mexicains, n’ont pas accès aux documents nécessaires pour entrer légalement dans le pays voisin, et sont obligés de chercher des façons alternatives de franchir la frontière les exposant à des situations à haut risque et les stigmatisant en tant qu’« illégaux ». Je cherche à montrer comment les migrants, face à la militarisation de la frontière, l’accroissement de la sécurité, l’application de technologie de pointe et leur persécution par les groupes racistes, n’ont que leur ruse, leur inventivité, leur expérience du passage des frontières et la certitude que de l’autre côté du mur un avenir meilleur les attend. Ils observent attentivement, analysent, apprennent de leurs expériences passées et sont ainsi capables de repérer les « trous » dans le mur et d’inventer de nouvelles stratégies pour le franchir.
3La migration des ex-militants zapatistes doit être interprétée dans le cadre d’un phénomène planétaire : l’accroissement des migrations clandestines des pays du Sud vers les pays développés et la volonté de contrôler ces flux. Comme l’ont montré divers spécialistes, à partir des années 1970 une nouvelle étape de la migration internationale se profile. Elle se caractérise par l’augmentation du flux de migration « illégale » des pays « en voie de développement » vers les pays industrialisés (Castles et Miller, 2004 : 121). L’accroissement de ce type de migration au sein des nations concernées, a contribué à politiser les questions migratoires et à faire que les États prennent des mesures pour les contrôler (Castles et Miller, 2004 ; Hollifield, 2006). Malgré les actions menées par les gouvernements durant cette période, la migration clandestine vers les pays industrialisés a continué à augmenter et, a commencé à être vue dans les années 1990, comme un problème de « haute politique » internationale, c’est-à-dire un problème de sécurité nationale et internationale affectant les relations entre les États, y compris celles ayant trait à la guerre et à la paix (Cornelius, Martin et Hollifield, 1994 : 7).
4Comme toute migration clandestine, la migration des Mexicains vers les États-Unis ne suit pas un seul modèle. Celui-ci varie au cours du temps en fonction des réglementations légales existantes concernant la migration, la surveillance de la frontière, les caractéristiques physiques du lieu où l’on effectue le passage et les stratégies spécifiques des passeurs et des migrants (Heckman, 2006 : 304). Malgré ces variations, cet auteur (2006 : 304) observe que la migration clandestine d’un pays à l’autre s’effectue toujours selon trois modalités, avec de multiples variantes selon le pays où l’on veut pénétrer. La première modalité consiste à ce que l’entrée dans le pays se fasse par un passage « illégal » de la frontière ; la seconde à ce que le passage se fasse de façon apparemment légale, mais au moyen de faux papiers ou de documents auxquels on n’a pas droit ; la troisième manière d’effectuer la migration clandestine est de dépasser la durée du séjour qui a été autorisée ; il s’agit de personnes qui entrent légalement dans le pays mais restent plus longtemps qu’il ne leur a été permis.
La préparation du voyage : entre « polleros », prêteurs et « paisanos »
5Puisque les jeunes zapatistes ne peuvent opter pour une migration légale, étant donné que leur situation économique et sociale les en exclut de facto, ils doivent recourir à des réseaux d’immigration clandestine. Dans les régions rurales du Mexique, il existe ce que certains spécialistes ont appelé une « industrie de la migration » (Castles et Miller, 2004 : 144), c’est-à-dire un ensemble de personnes spécialisées dans différentes tâches et qui gagnent leur vie en organisant les mouvements migratoires : les prêteurs, recruteurs, intermédiaires, chauffeurs, passeurs, agents de voyages, pour n’en mentionner que quelques-unes, ils contribuent à faciliter les mouvements de personnes à travers les frontières.
6Le trafic de personnes surgit à partir de l’existence des frontières et parce que leur passage n’est possible que dans certaines conditions légales que beaucoup de gens désirant émigrer ne peuvent remplir (Heckmann, 2006 : 320)8. On ne sait pas grand-chose de l’organisation du processus de contrebande ; l’hypothèse qui domine dans la littérature universitaire ainsi que dans l’opinion publique est que le trafic de personnes est aux mains d’organisations mafieuses pyramidales, fortement structurées, fréquemment liées à d’autres organisations criminelles (armes, drogues, prostitution), et impliquant les pays d’origine, de transit et de destination dans le monde entier (Heckmann, 2006 : 310-322). L’auteur soutient que cette hypothèse n’a pas été vérifiée et montre qu’il existent différents types d’organisations sociales de contrebande de personnes : 1) l’auto-organisation de la migration, quand les migrants organisent tout seuls leurs voyage ; 2) des acteurs individuels, quand une seule personne participe au trafic de personnes ; 3) des réseaux locaux de contrebandiers qui sont engagés pour un ou plusieurs segments du voyage ; 4) des réseaux internationaux qui ont le contrôle de toute l’opération de contrebande – du recrutement jusqu’à l’insertion – et qui opèrent autant dans le pays d’origine que dans celui de destination (Heckmann, 2006 : 310-310).
7Les migrants zapatistes organisent leur propre passage aux États-Unis avec l’aide des réseaux locaux de contrebandiers (type 3). Le phénomène étant récent, l’auto-organisation de la migration n’est pas possible. Au début, on avait recours aux polleros guatémaltèques, les passeurs des migrants venant d’Amérique centrale, dont les routes traversaient les territoires rebelles. À mesure que les habitants de la forêt Lacandon ont commencé à partir pour le Nord, on a aussi vu apparaître des polleros locaux formant leurs propres réseaux de contrebande. Beaucoup d’entre eux ont d’abord été des migrants ; avec l’expérience, ils ont bien appris les routes migratoires et se sont connectés à des réseaux de contrebande. Ces réseaux ne sont pas de type mafieux, c’est-à-dire qu’ils se consacrent uniquement à l’organisation du voyage des migrants aux États-Unis. Comme n’importe quel réseau, ils sont formés de différents acteurs en relation les uns avec les autres, répartis localement ou internationalement, et spécialisés dans un des fragments du long voyage vers « l’autre côté » : ceux qui recrutent et forment les groupes de personnes, ceux qui organisent les autobus du Chiapas jusqu’à la frontière, les chauffeurs, les accompagnants, les guides dans le désert, les raiteros9 qui récupèrent les migrants à la frontière, ceux qui protègent les planques, les encaisseurs, etc.
8Étant donné qu’aucune norme ne régit le marché de la contrebande, il y a de grands risques implicites pour les migrants et une forte probabilité qu’on les trompe ; de plus, c’est un type de transaction qui laisse à l’acheteur très peu de pouvoir de sanction (Heckmann, 2006 : 315). Dans la mesure où il s’agit de réseaux de contrebande locaux, ce risque peut être moindre. Quand les polleros appartiennent aux mêmes communautés que les migrants, le village essaye d’établir des mécanismes de sanction réduisant le risque d’une transaction individuelle. C’est ce qui s’est passé dans certaines communautés de la forêt du Chiapas, on s’est mis d’accord avec les polleros locaux pour que le migrant paye la moitié de l’argent avant de partir, et le reste une fois la frontière franchie ; si après cinq tentatives, le migrant n’arrive pas à traverser, il revient au village et ne paie au pollero que le tiers de la somme convenue. Dans ce genre de cas, le pollero sait que s’il escroque quelqu’un de la communauté ou lui cause du tort, il devra en payer les conséquences, il court même le risque d’être expulsé du village. Ainsi, l’absence de règles morales est plus ou moins compensée par les liens communautaires et familiaux, et le risque pour le futur migrant dans son interaction avec les trafiquants diminue considérablement.
9À María Trinidad, il est très difficile de se procurer les moyens financiers pour payer la traversée, l’argent liquide circulant peu dans la communauté ; le migrant doit donc recourir à tout un réseau de parents et d’amis. Oliverio, par exemple, a demandé à ses beaux-parents trois mille pesos (environ 190 €), à sa mère et à son frère quatre mille (250 €), et comme ce n’était pas encore assez pour partir, il a dû aussi recourir à deux prêteurs de la région : chacun lui a avancé un montant de dix mille pesos (620 €) « al premio », c’est-à-dire avec des intérêts mensuels de 15 %.
10Depuis que la migration a commencé au Chiapas, beaucoup de gens ont vu dans le prêt d’argent un négoce lucratif : n’importe qui peut devenir prêteur, il suffit d’avoir un petit capital et que quelqu’un ait besoin d’argent pour franchir la frontière. Ils accordent des prêts avec des intérêts de 15 à 20 % mensuel ; certains demandent en garantie les titres de propriété des terres, certains se contentent de la signature d’une reconnaissance de dette.
Le contrôle des frontières face à la migration sans papiers
11Jusqu’aux années 1980, franchir la frontière entre le Mexique et les États-Unis était relativement simple ; les migrants ne s’exposaient pas à des situations aussi risquées qu’aujourd’hui et le coût du transport était bien moindre. À cette époque, la frontière ne s’était pas encore transformée en zone de haute sécurité, blindée d’une technologie de pointe visant à stopper le passage des migrants du Sud.
12Au commencement des années 1990, cela a radicalement changé, et la tendance dans presque tous les pays industrialisés a été de multiplier les barrières (Cornelius et Salehyan, 2006 : 175). Sous la pression de certains secteurs de la société américaine qui considéraient que les efforts faits jusqu’alors en matière de contrôle de la migration n’avaient pas été suffisants, le gouvernement a pris des mesures beaucoup plus strictes dans ce sens (Hollifield, 2006). On peut repérer quatre type d’initiatives que les pays développés ont prises pour contrôler la migration provenant du Sud : 1) celles visant à réduire les droits des immigrants illégaux, par exemple les droits à l’éducation et à la santé ; 2) celles qui consistent à sanctionner les employeurs ou ceux qui transportent les clandestins (amendes pour les employeurs, inspections des lieux de travail, sanctions pour les lignes d’aviation qui transportent des passagers sans papiers, etc.) ; 3) celles qui visent à renforcer les contrôles dans les zones frontières (construction de murs, accroissement du budget de sécurité, multiplication des contrôles des papiers d’identité) s’accompagnant d’une plus grande rigidité dans les formalités d’entrée dans le pays (exigence de visas) ; 4) des programmes de légalisation des travailleurs (Hollifield, 2006 ; Pécoud et Guchteneire, 2005 ; Castles et Miller, 2004). Dans les pages suivantes, je ne parlerai que des initiatives qui cherchent à renforcer les contrôles frontaliers, étant donné que ce sont celles qui ont le plus de conséquences au moment de franchir la frontière.
13Le gouvernement des États-Unis a impulsé à partir de 1993 de multiples stratégies et des actions de contrôle et de surveillance tout au long de sa frontière avec le Mexique : opération Blockade (Blocage), aussi appelée Hold-the-line (Maintenez la ligne), à El Paso, dans le Texas ; opération Gatekeeper (Gardien) dans la zone de San Diego, en Californie ; opération Safeguard (Sauvegarde) en Arizona, sur le Rio Grande, à Mac Allen ; opération Rio Grande au Texas ; Arizona Border Control Iniciative (Initiative de contrôle frontalier d’Arizona) [Anguiano et Trejo, 2007 : 48 ; Alonso, 2007 : 168]. Ces initiatives se fondent sur la prémisse de la détention des migrants clandestins, selon le concept de prévention dissuasive (Artola, 2005b : 141), c’est-à-dire l’idée qu’un accroissement significatif des indices de détention et un plus grand nombre de patrouilles frontalières dissuaderait les migrants potentiels (Cornelius et Salehyan, 2006 : 179).
14La première opération des années 1990 s’est effectuée entre El Paso, au Texas, et Ciudad Juárez, dans l’État de Chihuahua au Mexique ; son objectif était de bloquer le passage des sans-papiers à partir de Ciudad Juárez (Alonso, 2007 : 164). Elle a d’abord été connue sous le nom d’opération Blockade ; cependant, comme le nom s’est avéré trop offensif pour une frontière entre deux pays qui allaient avoir un traité de libre-échange, le nom a été changé pour celui d’opération Hold-the-Line (Marroni et Alonso, 2006 : 8). Cette opération allait inspirer les initiatives prises en Californie et au Texas.
Opérations américaines de contrôle et de surveillance sur la frontière avec le Mexique, 1993-2004.
Nom de l’opération |
Espace géographique |
Date de début |
Hold-the-Line (opération Blocage) |
El Paso, Texas |
09-1993 |
Gatekeeper (opération Gardien) |
San Diego, Californie |
10-1994 |
Safeguard (opération Sauvegarde) |
Nogales, Arizona |
1995 |
Rio Grande (opération Río Grande) |
Río Grande, Texas |
1997 |
Arizona Border Control Inciative |
Frontière de l’Arizona |
2004 |
Source : Anguiano et Trejo (2007).
15L’opération Gardien a été mise en place en 1994 dans l’État de Californie, où se produisaient à l’époque la plupart des passages illégaux. La zone privilégiée pour traverser était l’ouest extrême, au bord des plages, entre les villes de San Diego et Tijuana, une frange de 8 kilomètres connue du côté américain sous le nom d’Imperial Beach. L’objectif de cette opération était de renforcer la sécurité dans cette zone frontalière, c’est pourquoi on a prévu la construction d’un mur de métal de 73 kilomètres de long, l’installation de projecteurs de stade sur 7 kilomètres à Impérial Beach et Chula Vista, l’utilisation de 1 800 véhicules (Bronco, Expédition, vans, motos, etc.) et de douze hélicoptères, l’achat de jumelles infrarouge pour voir dans l’obscurité, l’installation de plus de mille détecteurs magnétiques, infrarouges et sismiques pour repérer les migrants dans le secteur de San Diego, la multiplication des effectifs de gardes-frontières, portant leur nombre à 2 200 dans la zone, la construction, juste à l’est du poste frontière de San Isidro, de 3 kilomètres de clôture type bollard faite de colonnes de béton armé de quatre mètres de haut et surmontée de grillage de près d’un mètre, la construction de 16 kilomètres de « grillage de sûreté » de quatre mètres de haut surélevés d’un mètre (Adelson, 2000 ; Nevis, 2002).
16Depuis que le Texas et la Californie ont renforcé la surveillance de leur frontière, l’Arizona10 est devenu la route préférable pour les migrants. En 1995, en prévision de ce déplacement, les autorités ont lancé l’opération Safeguard, avec les mêmes objectifs et les mêmes stratégies que l’opération Guardien. Cette initiative s’inscrit dans le cadre du programme appelé « Stratégie Frontalière du Sud-Est » dont le but est de « rendre l’entrée aux États-Unis de façon illégale si difficile et si coûteuse que de moins en moins d’individus essayent de tenter l’expérience ». Pour y arriver, à partir de 1994, les objectifs étaient les suivants : fournir « le personnel, l’équipement et la technologie suffisants pour prévenir, détecter et arrêter les étrangers illégaux », « récupérer le contrôle des principaux passages d’entrée », « fermer les routes les plus fréquemment utilisées », « déplacer le trafic vers des zones plus retirées et difficiles à traverser de façon illégale et où le Service d’immigration et de naturalisation (SIN) ait l’avantage tactique » (Adelson, 2001).
17Les politiques visant au contrôle des frontières donnent peu de résultats (Cornelius et Salehyan, 2006) ; cependant ils ont des effets visibles et permettent aux gouvernements d’élaborer une rhétorique de contrôle préventif (ou même anti-immigration) tout en maintenant l’accès à la main-d’œuvre étrangère (Pécoud et Guchteneire, 2005 : 143). Quelques spécialistes par exemple, ont conclu qu’avec l’opération Gardien, les entrées illégales avaient diminué dans les secteurs surveillés ; cependant, les migrants ont continué à traverser par d’autres régions. Redoubler le contrôle frontalier n’a pas stoppé la migration illégale ; le seul résultat est que les personnes se déplacent vers d’autres points de la frontière où il n’y a pas autant de surveillance, mais qui sont beaucoup plus dangereux physiquement car il s’agit de grands déserts (Anguiano et Trejo, 2007 ; Alarcón et Mines, 2002 ; Artola, 2005b : 141).
18L’augmentation des décès lors des tentatives pour franchir la frontière représente une des conséquences les plus alarmantes de plus de dix ans de durcissement des contrôles frontaliers. Pour la période 1993-2003, on calcule qu’environ 3 500 personnes sont mortes dans la région frontalière Mexique-USA (Marroni et Alonso, 2006 : 9 ; Alonso, 2007 : 153). Les causes principales des décès sont l’hypothermie, la déshydratation et l’insolation. La migration clandestine est devenue un processus extrêmement dangereux et risqué et, bien que tous les migrants le sachent, les tentatives de passer la frontière n’ont pas cessé. Le désir d’arriver aux États-Unis et les besoins économiques sont si pressants que des milliers de personnes continuent à essayer chaque jour en rusant pour déjouer les contrôles frontaliers.
19La volonté de contrôler la frontière et de stopper la migration des sans-papiers n’est pas seulement le fait du gouvernement. À partir des années 1990, ont fait leur apparition des groupes anti-émigrants qui, considérant que les autorités américaines ne prenaient pas les mesures suffisantes pour bloquer le passage des migrants sur leurs territoires (qu’ils appellent terroristes, illégaux ou aliens) se sont auto-organisés pour le faire. Les plus actifs parmi ces groupes s’appellent : American Border Patrol, Ranch Rescue, Save our State, Minuteman Project (voir Chávez, 2008 : 132-151). Ces groupes ont des adhérents dans différents États, pas seulement les États frontaliers. Beaucoup d’entre eux utilisent des armes de gros calibre, de l’équipement de surveillance électronique, des jumelles, des radars et des chiens de chasse.
Franchir la frontière juste après le 11 septembre 2001
20Après les événements du 11 septembre 2001, la situation pour les immigrants sans papiers est devenue encore plus difficile, et pas seulement au passage de la frontière ; les effets négatifs se sont fait sentir dans tous les aspects de leur vie. À partir de ce moment-là, le lien entre migration clandestine et les politiques de sécurité nationale a été brutalement mis à l’ordre du jour au niveau américain comme au niveau international (Artola, 2005b : 136). La frontière et sa protection apparaissent soudain, comme un problème de haute priorité ; l’argument dominant dans le milieu politique est résumé par James Traficant, ex-sénateur démocrate de l’Ohio et partisan de longue date de la militarisation de la frontière sud :
« Si 300 000 immigrants illégaux parviennent à entrer aux États-Unis chaque année à la recherche d’une meilleure manière de vivre, on ne peut douter un instant qu’un contingent supérieur de personnes ayant de mauvaises intentions pourrait entrer dans le pays et continuer à tuer des citoyens américains » (cit. in Andreas, 2002).
21Dans cette perspective, la frontière entre le Mexique et les États-Unis représente un des points les plus risqués pour la sécurité du pays. En conséquence, on propose de mettre en place des mesures drastiques pour assurer son contrôle.
22À partir du 11 septembre 2001, on a vu surgir un nouveau discours politique où un nouvel ennemi hautement dangereux, diffus et difficile à combattre par les moyens traditionnels est apparu : le terroriste (Artola, 2005b : 137). Bien que les migrants sans papiers ne représentent pas les redoutés terroristes, ce discours politique opère une juxtaposition qui efface la distinction entre « étrangers illégaux » et « étrangers ennemis » (De Genova, 2006 ; Andreas, 2002 ; Dal Lago, 1997). Cette juxtaposition imprègne profondément le grand public américain et les grands médias ; la présence de « l’autre », quel qu’il soit, provoque une sensation de peur et de menace. Par exemple, une enquête du Centre d’études sur l’immigration montre que 72 % des Américains pensent qu’améliorer les contrôles frontaliers et appliquer plus strictement les lois sur l’immigration aiderait à éviter de futures attaques terroristes (Andreas, 2002).
23La première initiative après le 11 septembre 2001 a été « le US Patriot Act », signé par le président G. W. Bush, document qui inclut un chapitre consacré aux initiatives pour protéger la frontière avec le Mexique. Parmi celles-ci figurent l’accroissement du personnel douanier d’inspection migratoire et de la Patrouille frontalière, l’augmentation du budget d’équipement technologique pour le contrôle frontalier et le renforcement des régulations migratoires pour empêcher l’entrée de possibles terroristes (Artola, 2005b : 142). Dans le but de dépasser les différences traditionnelles entre dangers internes et externes et de donner la priorité à l’application de la loi en matière de sécurité, en 2002 « le Homeland Security Act » (l’Acte de sécurité interne) a été approuvé et le Département de sécurité intérieure (Department of Homeland Security, DHS) a été créé. Cette deuxième mesure vise à centraliser les structures et fonctions de 22 agences, parmi lesquelles le Service d’immigration et de naturalisation, les Patrouilles frontalières et la Garde côtière (Artola, 2005b : 137-138).
24Comme beaucoup d’auteurs l’ont montré, même si le durcissement du contrôle frontalier n’a pas empêché la migration, il l’a rendu difficile, car il a obligé les migrants d’une part, à se déplacer vers des zones plus inhospitalières et dangereuses et d’autre part, à affronter – sans autres armes que leur volonté – une technologie de pointe en matière de sécurité (caméras à rayons infrarouges et détecteurs de mouvements installés en divers points de la frontière, drones, hélicoptères, chiens de chasse, etc.). De plus, le prix de la traversée a augmenté : alors qu’en 1989 elle se monnayait autour de 300 dollars environ et 1 800 en 2001, le prix a atteint 2 500 à 3 000 dollars en 2005 et 2006.
25Une autre des conséquences du durcissement des mesures à la frontière est que les migrants ont dû abandonner leurs précédents plans de migration cyclique entre le pays émetteur et les pays récepteur (Alonso, 2007 : 181). Comme il est beaucoup plus difficile de franchir la frontière, les migrants ne reviennent pas aussi fréquemment et finissent par s’établir de façon permanente dans le pays récepteur et par y faire venir leurs familles. Ce durcissement finit donc par consolider la présence d’une population migrante et renforce ses réseaux sociaux (Portes et Dewind, 2006 : 11), comme l’explique une jeune femme de Oaxaca :
« Cette fois quand je suis venue, j’ai joué de malchance ; ça m’a traumatisée, et du coup j’ai dit : “Jamais je ne retourne au Mexique.” Figure-toi que je suis allée me perdre deux semaines à Tijuana, après ils m’ont attrapée trois fois, et finalement j’ai traversé par la montagne, j’ai dû marcher trois jours rien que dans les montagnes et on nous a attaqués là-bas en plus […] ; ça m’a traumatisée et quand on est enfin arrivé à Los Angeles, la première chose qui m’est venue à l’esprit, c’est que jamais je ne repartirai des États-Unis » (Yalalag, Rita, 2005).
26Certains spécialistes soutiennent que les mesures prises par le gouvernement des USA après le 11 septembre 2001 ont provoqué l’émergence de réseaux de trafiquants de migrants plus sophistiqués et mieux organisés, qui, pour éviter d’être détectés, utilisent des techniques plus raffinées et plus efficaces qui sont communes au flux des migrants et à celui des drogues (Artola, 2005b : 141). S’il est vrai que l’accroissement du contrôle frontalier a bénéficié à certains groupes de contrebandiers, d’autres ont dû se retirer des affaires (Andreas, 2001 : 117). En général, il s’agit de petits trafiquants comme Toño ou ceux qui participent au niveau le plus bas des organisations de contrebande et sont faciles à remplacer.
« Mais comme dit le proverbe, “Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse”. Après le 11 septembre, ils m’ont attrapé une fois, et ensuite ils m’ont attrapé encore une fois. Alors j’ai dit : ça suffit ! Mieux vaut que j’arrête. La première fois, je venais avec une dame du village, et je lui dis : “N’allez pas oublier le nom et la date de naissance” ; tu vois, je les fais passer avec la carte d’une autre personne, alors il y a le nom et la date de naissance de quelqu’un d’autre. Au moment où ils demandent son nom à la dame, elle a bégayé, alors l’agent lui dit : “Descendez” ; ils ont vérifié, ensuite ils m’ont fait descendre et bref, ils nous ont attrapés » (Los Angeles, 2005).
27Après le 11 septembre, les inspections aux postes frontières sont devenues plus minutieuses et plus lentes. Par exemple, à Laredo, au Texas, avant les attaques terroristes, un piéton mettait environ cinq minutes à passer l’inspection sur le pont aux heures de pointe et un automobiliste, une demi-heure. Immédiatement après les attaques, l’attente pouvait aller jusqu’à cinq heures (Andreas, 2002). Par ailleurs, avec l’adoption de nouveaux systèmes d’information et d’identification, passer avec des faux-papiers ou des documents prêtés devient plus compliqué ; il ne suffit plus de camoufler l’identité des migrants car leurs coordonnées peuvent être facilement vérifiées avec la nouvelle technologie.
De la communauté à la frontière : le voyage d’Oliverio
28Très tôt, Oliverio a pris congé de sa famille ; le moment de prendre la route du Nord, de se séparer pour un temps indéterminé de son village, de sa famille et de sa vie antérieure était enfin arrivé. Les adieux ont été sobres pour rendre les choses moins difficiles. Le voyage qui commençait allait être long, plus de huit mille kilomètres du Chiapas jusqu’à la frontière nord, et ensuite au moins trois jours pour traverser le désert. Comme tous les migrants, au début du voyage, Oliverio est entré dans une phase d’isolement, sans avoir aucun contact avec sa famille, ce qui allait durer jusqu’à ce qu’il arrive à destination et reprenne contact avec elle. Personne ne sait combien de temps cela peut durer, comme il le dit lui-même « ça dépendra de la chance » et de l’habileté du réseau des passeurs.
29En général les départs vers le Nord des jeunes de María Trinidad s’effectuent entre novembre et février, car c’est l’époque la moins dangereuse pour franchir la frontière par le désert. De plus en plus souvent, les jeunes choisissent de partir après la fête patronale, car ils considèrent que c’est une bonne façon de prendre congé de la communauté et d’avoir sa « bénédiction », pour affronter les dangers de la route. La plupart partent en petits groupes de jeunes entre lesquels il existe une certaine relation de parenté ou d’amitié ; sur le chemin, ils se joignent à d’autres jeunes de la région.
30Quand il s’est mis en route, Oliverio a emporté un petit sac de voyage avec des vêtements de rechange et de quoi manger en chemin. À cette époque, il existait déjà dans la région tout un savoir accumulé sur la migration : les expériences des premiers émigrants leur avaient appris qu’on doit faire le voyage sans aucun bien, car durant le long chemin vers le Nord ils allaient certainement perdre presque tout ce qu’ils avaient.
31Tout avait été planifié avant d’entreprendre son voyage, Oliverio n’a toutefois pas réussi à aller bien loin, car à peine une heure après avoir pris le chemin qui mène à Las Margaritas, la camionnette dans laquelle il voyageait a été interceptée par le Conseil de Bon Gouvernement et le pollero a été arrêté. Cela faisait quelques mois que les communautés zapatistes avaient déclaré le trafic de personnes illégal sur leur territoire et qu’elles essayaient de le combattre.
32Quelques semaines plus tard, Oliverio a réessayé, cette fois avec plus de chance. Le point de réunion de beaucoup de migrants de la région est la localité de Las Margaritas, chef-lieu de la commune officielle et centre du pouvoir métis. Le village a été transformé par la migration. Depuis quelques années, les agences de voyages qui annoncent « Départs pour Tijuana », « Départs pour Altar », « En car et en avion » ont proliféré, et plusieurs compagnies de transport ont été rapidement créées et couvrent les nouvelles routes migratoires ; de nombreux magasins de services téléphoniques et des cafés internet ont aussi ouvert et le nombre d’hôtels et de restaurants a augmenté. Pour certains, la migration est devenue un bon négoce.
33Une fois à Las Margaritas, les futurs migrants se réunissent dans les gares routières improvisées et attendent que les polleros les placent dans les cars qui les emmèneront à la frontière. Presque tous sont des hommes jeunes, beaucoup parlent tojolabal, tous proviennent des communautés de la région – classées par les recensements nationaux comme fortement ou très fortement marginalisées – et ce sont probablement des paysans ayant eu peu accès aux terres. Ils portent tous leurs petits sacs de voyage, sont habillés à la manière locale ; certains ont été zapatistes, d’autres le sont toujours ; ça n’a aucune importance alors ; tout ce qui compte maintenant, c’est qu’ils partagent le désir d’arriver au Nord.
34Oliverio, avec des dizaines d’autres jeunes, attend au terminus des cars le moment de partir. L’ambiance est chargée de nervosité, d’émotion, de joie et aussi de crainte. Personne ne sait ce qui les attend sur la route du Nord, beaucoup ne sont jamais sortis de la région, la plupart ne connaissent pas leur destination finale ; pourtant ils ont tous de grands espoirs et ont foi en leur avenir. Au terminus, il y a aussi les familles de beaucoup de ces jeunes, ce qui contribue à ce que l’ambiance collective soit très émouvante, comme l’explique Oliverio :
« Eh bien, on est contents, mais ça fait peur de penser que je dois connaître d’autres États, passer par d’autres États que je connaissais même pas. Oui, il y a de l’inquiétude à penser : Comment je vais faire ? Qu’est-ce que je vais faire ? Alors les adieux des femmes commencent ; certains ont leur famille là, à l’arrêt des cars, leurs enfants, leur femme. Elles viennent voir leurs enfants ou même leur mari partir en voyage. Alors le même sentiment, le fait qu’ils pleurent, s’embrassent, se disent adieu, t’atteint toi aussi. Une fois que tout le monde a dit au revoir, on part, on démarre en direction du Nord sans s’arrêter, juste pour prendre de l’essence et tout ça » (Mississippi, 2006).
35Les adieux sont souvent dramatiques ; les parents pleurent le départ du futur migrant, ils craignent qu’il lui arrive quelque chose, qu’il puisse même mourir en chemin. La plupart des cars qui partent de Las Margaritas ont pour destination finale la localité d’Altar, dans l’État de Sonora, l’endroit où ils vont passer la frontière. La destination aux États-Unis varie suivant le pollero choisi. Les polleros de la zone ont leurs routes vers les États de Californie, d’Alabama, de Floride, de Caroline du Nord ou de Caroline du Sud. Quand ils en sont à leurs premiers voyages, les migrants ont tendance à être flexibles en ce qui concerne la destination.
36Je ne dispose pas des données précises sur le nombre d’autobus qui partent par semaine en direction de la frontière nord ; en fait, tout dépend de l’époque de l’année et de la capacité des « recruteurs » à former les groupes. Le jour où Oliverio s’en est allé par exemple, six cars pleins sont partis à destination de la frontière nord. Par ailleurs, de nouvelles routes migratoires se sont ouvertes ces derniers temps, et de plus en plus de gens préfèrent arriver à la frontière en avion par Tijuana ou Hermosillo et de là, prendre un taxi pour se rendre aux différents points où s’effectue le passage. Pendant tout le trajet jusqu’à la frontière, les jeunes se trouvent sous la tutelle des chauffeurs, éléments importants du réseau des polleros. Leur travail n’est pas seulement de conduire les cars, mais aussi de « conduire » les futurs migrants au sens le plus large. Durant le voyage, ils « veillent » sur eux, leur donnent des instructions sur comment se comporter, ils les « guident », ce qui fait que dans le jargon de la migration, ces personnes sont aussi connues comme les « cuidadores », c’est-à-dire les « veilleurs ». Étant néophytes, les migrants sont traités comme des mineurs, comme des écoliers. Dans le témoignage d’Oliverio, on peut observer comment cette infantilisation se traduit par des actes comme « faire l’appel », « les installer à leurs places », « les organiser », « leur dire au revoir », etc.
« C’est là, à l’arrêt des cars, qu’on se réunit, nous tous qui avons décidé de voyager vers le nord du pays. On arrive et on va “chequear” [s’inscrire, formé sur anglais to check (in)], on donne la liste de comment on s’appelle et on s’inscrit, et alors ils nous disent : le car part à telle heure, et à l’heure dite, on est tous réunis. Celui qui contrôle le terminus des cars là-bas, commence à faire l’appel ; après qu’on ait fait l’appel, on te place, chacun son siège, et quand le premier car est plein, le suivant, et ils mettent chacun à sa place, pareil. Une fois qu’on t’a mis à ta place, celui qui vérifie remonte à bord et dit au revoir : “Bon voyage et bonne chance”, il nous dit. Alors, le chauffeur nous informe peu à peu, il nous dit à chaque barrage militaire ou de la migration ce qu’on doit dire : “s’ils nous demandent où on va, vous leur dites qu’on va à Tijuana et s’ils vous demandent pourquoi vous y allez, ben vous dites qu’on va chercher du travail”, ça, c’est les instructions du chauffeur. Et on traverse plusieurs États, en passant par Mexico, l’État de Mexico, on continue la route sans s’arrêter jour et nuit, nuit et jour, on monte doucement vers le nord » (Mississippi, 2006).
37Certains « conducteurs » profitent de leur situation de pouvoir et abusent des futurs migrants pour leur soutirer plus d’argent :
« Le chauffeur, comme il voit qu’on vient au Nord, il pense qu’on a pas mal d’argent ou beaucoup d’argent et alors il commence à baratiner que le car est en panne, qu’il a chauffé, bref qu’on va le réparer. Alors il nous demande si on va participer de cinquante pesos chacun. Ensuite il dit : “Pour aller plus vite et que vous arriviez plus tôt à votre voyage, on va aller par cette route mais là, on va nous faire payer des impôts à chaque poste de surveillance, et alors, oui, la première fois, on a accepté et on lui a donné cinquante pesos chacun” » (Mississippi, 2006).
38La route du Nord est pleine de difficultés et d’obstacles que le migrant doit franchir. L’un d’eux, présent d’un bout à l’autre du pays, ce sont les barrages de police, de l’armée ou des agents des services migratoires. À ces arrêts obligatoires, les migrants sont contrôlés, interrogés et souvent victimes d’extorsions ; il est courant qu’ils aient à donner de l’argent aux autorités (les « mordidas », les « morsures ») tout au long de la route, pour ne pas être arrêté à un point ou un autre. Il n’est pas rare que la police confonde les migrants du Chiapas avec ceux d’Amérique centrale ; c’est pourquoi avant de partir, le pollero leur demande d’emporter une pièce d’identité qui prouve leur nationalité.
Altar : un nouveau point de passage
39Après quatre jours et quatre nuits de voyage, Oliverio est arrivé à Altar, la dernière halte avant de traverser le désert. On raconte qu’à l’entrée du village, on peut voir une pancarte modifiée qui dit « BIENVENUE A (S)ALTAR » – saltar voulant dire sauter en espagnol. Altar se situe au nord-est de l’État de Sonora, à cent kilomètres de la frontière des États-Unis. Sur les différents sites internet d’information touristique11, Altar est présenté comme « une des régions les plus inhospitalières et les moins explorées de la planète » et comme « l’endroit le plus chaud de l’hémisphère nord » avec des températures qui atteignent les 57 degrés centigrades. Depuis l’année 2001 environ, cette localité est devenue un lieu de passage obligatoire pour des centaines de migrants essayant chaque jour de franchir la frontière. Altar est le dernier arrêt pour certains d’entre eux, avant de pénétrer dans le désert par lequel ils peuvent arriver aux États-Unis. La localité compte approximativement sept mille habitants, mais selon la saison, sa population flottante augmente de deux à six mille personnes12. L’explosion du phénomène migratoire à Altar est liée au durcissement de la surveillance sur la frange frontalière de Tijuana et Tecate par où s’effectuait auparavant le plus grand nombre de passages (Anguiano et Trejo, 2007 : 48). Les politiques migratoires et de contrôle frontalier ont obligé les migrants à se déplacer vers des régions moins surveillées mais beaucoup plus dangereuses.
40Tous les jours, cette agglomération voit arriver des dizaines de cars en provenance du Chiapas, des États de Veracruz, de Oaxaca, d’Hidalgo, de Puebla, de Querétaro, de la ville de Mexico, etc. Il s’agit en général de compagnies de transport improvisées par les réseaux de « polleros » parcourant les routes tracées par les migrants en chemin vers le Nord. Les compagnies aériennes ont aussi bénéficié des nouvelles routes migratoires car de plus en plus, les migrants arrivent en avion à Hermosillo d’où ils prennent un taxi ou une camionnette à destination d’Altar (un trajet qui prend environ deux heures et demie). Ils évitent ainsi plusieurs jours de voyage et le harcèlement policier ou militaire tout au long de la route.
41À trois heures du matin, le car d’Oliverio s’est garé sur la place d’Altar. Même à l’aube, il y avait beaucoup de mouvement, certains hommes dormaient sur les bancs, d’autres attendaient le signal pour aller traverser le désert. Il y avait aussi des polleros qui essayaient d’accrocher les migrants qui descendaient des cars. Il y a actuellement une forte concurrence entre polleros ; selon un rapport des autorités américaines, il y a au moins 400 organisations de polleros à la frontière entre le Mexique et les États-Unis (García, 2005). Oliverio est resté sur la place, espérant rencontrer quelqu’un de son village. Peu après, un autre car est arrivé avec à l’intérieur, le père de son filleul et d’autres jeunes de María Trinidad. Une fois réunis, ils ont cherché une auberge pour se reposer et préparer leur départ.
42Le lendemain, Oliverio et ses compagnons ont quitté l’auberge et se sont préparés au voyage. Sur la place d’Altar « il y a beaucoup d’ambiance, beaucoup de mouvement », racontent les jeunes de María Trinidad. On peut voir des centaines de jeunes qui font leurs derniers préparatifs pour leur voyage dans le désert : ils téléphonent à leurs familles, attendent leur pollero ou en cherchent un nouveau, changent leurs pesos pour des dollars ou achètent le nécessaire pour le trajet. Le pollero a réuni le groupe avec lequel passera Oliverio et donné les instructions sur ce qui peut les aider à supporter la traversée du désert. Il leur a suggéré, par exemple, de porter des vêtements de camouflage ou de couleurs discrètes pour ne pas être repéré trop facilement par la migra13, des chaussures confortables et montantes, des passe-montagnes et des gants pour le froid. Il leur a aussi demandé d’acheter deux gallons d’eau, des fruits et des boîtes de conserve, une bouteille de rhum ou d’un autre alcool « au cas où vous vous faites piquer par un animal ou si vous vous découragez », et un grand sac-poubelle pour dormir dedans la nuit et se protéger du froid. Depuis que la migration a commencé, Altar est devenu un grand marché plein de stands où l’on peut trouver des accessoires en tout genre pour traverser le désert : sac à dos, T-shirt avec l’image de la vierge Guadalupe « pour voyager sous sa protection », chaussures de sport, chemisettes style militaire « pour que la migra ne vous voie pas », passe-montagnes, gants, vestes, chapeaux, etc. Dans le village on constate aussi la prolifération des cabines téléphoniques où l’on entend les futurs migrants parler à leurs parents aux États-Unis pour concerter le paiement de leur coyote ou pollero, et les derniers détails du voyage. Un autre négoce qui a prospéré est celui des bureaux de change ; les polleros exigent souvent que les migrants les paient en dollars, ce qui les oblige à changer leur argent dans les bureaux de change d’Altar, où le dollar est cotisé à un taux supérieur à celui du marché. Comme le raconte Efraín : « le pollero exigeait que je le paie en dollars et ils m’ont fait payer de l’ordre de seize, dix-sept pesos le dollar alors qu’il était à neuf. Là-bas, ils te vendent le dollar très cher, et c’est là que mon argent a fini » (Mississippi, 2006). Un des négoces les plus lucratifs implantés par la migration est peut-être le transport ; on compte qu’il y a environ 150 camionnettes Van qui parcourent chaque jour la route Altar-El Sásabe, le tarif moyen du trajet est de 100 pesos par personne, bien qu’en haute saison, il puisse monter jusqu’à 200.
43À la fin de l’après-midi, Oliverio et le reste du groupe se trouvaient sur la place, attendant le signal du départ. Les trois camionnettes Van étaient prêtes pour le transporter à El Sásabe, un village de trois mille habitants situé sur la ligne frontière, à deux heures d’Altar. El Sásabe est un village pauvre, oublié par l’État, et qui est devenu dans les dernières années, la porte d’entrée du désert : des centaines de jeunes y arrivent chaque jour14 pour entreprendre leur longue marche vers « l’autre côté ».
44D’Altar à El Sásabe, il y a 97 kilomètres ; le trajet dure deux heures, mais, lorsqu’il pleut, les chemins deviennent impraticables et cela prend beaucoup plus de temps. Les migrants ne peuvent pas rester à El Sásabe parce que le village ne dispose pas de l’infrastructure nécessaire ; il ne peut même pas fournir les services de base à sa population. Ce qui rend si attirant El Sásabe, c’est qu’il représente un des derniers points peu protégés de la frontière ; ici, tout ce qui sépare les deux pays, c’est une clôture en fil de fer barbelé. En réalité, ce qui s’avère difficile à traverser, c’est le grand désert qui est au milieu, car pour arriver à Tucson, la ville la plus proche, il faut parcourir environ 120 kilomètres et pour arriver à Phoenix, 241.
La traversée du désert comme passage rituel
« En partant d’Altar Sonora, nous sommes allés jusqu’à un petit village à la frontière pour entrer dans le désert. Il s’appelle Sásabe, c’est un petit village où se termine le chemin et de là, c’est le pur désert qui commence. Donc, ils vont juste te débarquer là vers les huit heures du soir, et alors c’est le moment d’entrer dans le désert. Donc, on commence à marcher et très vite, on rencontre le barbelé qui sépare le Mexique des États-Unis. Pis le pollero nous dit : “Quand vous passerez ce barbelé qui est là, vous allez être aux États-Unis.” Et après qu’on l’ait tous passé, le pollero nous dit : “Bienvenue aux États-Unis, maintenant il ne reste plus qu’à traverser le désert, Allez ! Courage !” » (Lucas, Mississippi, 2006).
45Traverser le désert représente une moment-clef au cours du long voyage vers le Nord. Non seulement parce que c’est le dernier obstacle et le plus difficile à franchir, mais aussi parce que cette traversée est vécue comme le moment précis où on franchit la frontière et on devient un migrant. C’est-à-dire que le désert est vu comme un croisement qui modifie de manière substantielle les points de vue et les identités de ceux qui se soumettent à cette expérience, et de ce fait il peut être pensé comme un « rite de passage15 ».
46Pour Oliverio et pour tous les jeunes de sa région qui émigrent aux États-Unis, le désert est un mystère, un territoire inconnu, complètement différent de leurs lieux d’origine : « Quand je suis venu au Nord, je ne savais pas ce que c’était, un désert, je n’en avais jamais vu, j’ai seulement entendu quand on nous lit la parole de dieu qu’on mentionne le désert, mais je ne sais pas ce que c’est, ce truc, le désert, je ne sais pas à quoi ça ressemble. » Bien que de nombreuses histoires sur cet endroit circulent déjà dans toute la Forêt Lacandon, la plupart des migrants ne peuvent réaliser ce qui les attend, comme l’explique Paco : « C’est seulement quand tu es là que tu comprends ce que c’est, le désert, ce que c’est, franchir la frontière ; ils peuvent te le raconter, ils peuvent te le dire mais jusqu’à ce que t’arrives là, au milieu, tu ne sais pas ce que c’est. »
47Le groupe avec lequel Oliverio a traversé était formé de 45 personnes, 43 hommes et deux femmes ; ils étaient en majorité du Chiapas – presque tous de la région –, mais il y avait aussi quelques Salvadoriens. À la tombée du jour, ils ont commencé le voyage ; à ce moment-là, personne ne savait combien de temps il allait durer ; en général, c’est de trois à sept jours. Presque tous les trajets se font de nuit ou au petit matin pour éviter les heures les plus chaudes. Les migrants marchent des jours durant jusqu’à atteindre un point de la route peu fréquenté par la migra où ils puissent être recueillis par un autre pollero et ensuite amenés à un logement qui sert de planque dans la ville de Tucson ou de Phoenix.
48De même que dans un rite de passage, les migrants doivent surmonter différentes épreuves dont dépend leur nouveau statut : de 50 à 80 kilomètres de marche à des températures entre 35 et 56 degrés centigrades, les fermiers qui surveillent leurs propriétés, la migra et la technologie de pointe en matière de sécurité, les agressions, les groupes de « chasseurs d’émigrants », les bêtes venimeuses, le froid, la faim et la soif. C’est ce que relate un des jeunes :
« C’était le deuxième jour et on n’avait plus d’eau, plus une goutte ; on a jeté les gallons quand la migra nous a couru après. Alors comment on fait ? Et le coyote nous dit : “On va bientôt passer près d’un réservoir où les vaches viennent boire de l’eau et là vous remplissez tous vos bidons, vos petits gallons pour qu’on tienne le coup.” Et alors tu arrives à ce foutu réservoir et c’est comme un égout rond, l’eau y stagne et tu vois qu’elle est toute sale, toute crasseuse, verte, et tu dis “tant pis”, je dois la boire. Ensuite on est tombés sur un ranch, on y est arrivés de nuit et voilà que les chiens aboient, et le pollero nous dit : “Ici silence, pas un bruit, silence et dépêchez un peu parce qu’ici c’est le ranch d’un Noir et si on s’approche trop de son ranch, il peut nous tirer dessus parce qu’il pense qu’on est en train de voler le bétail, ça nous est déjà arrivé […]”. Le troisième jour, on allait arriver, soudain on entend le bruit d’un avion de guerre comme un éclair dans le désert, et on est tous restés là allongés. De là, on a continué à avancer et la nuit nous tombe dessus. Alors, je te dis, on était tout près et là, il y a la moto de la migra qui passe, alors au moment où la moto passe, tu dois franchir à toute vitesse le ruisseau à sec et t’as plus le droit à l’erreur parce que tu es près, on voit déjà les lumières des États-Unis » (Lino, Mississippi, 2006).
49Au moment de traverser le désert les jeunes font l’expérience d’un « état de dépossession » propre aux sujets soumis à un rituel. Dès le moment où ils partent de leurs lieux d’origine, les futurs migrants emportent avec eux très peu de biens, et ceux-ci se réduisent encore durant le voyage dans le désert, car à mesure que les jours passent, leurs provisions s’épuisent ou la fatigue leur fait abandonner peu à peu leurs affaires. En outre, durant la traversée, il est commun qu’ils se voient confrontés à des situations difficiles qui les obligent à se défaire de tout, y compris de l’eau et de la nourriture.
« Quand la migra te poursuit, tu jettes tout si il faut, même ton sac. Ce jour où la migra nous a attrapés, quelqu’un a crié : “La migra ! La migra arrive !” Alors ce qu’on a tous fait, ceux qui ont pu courir, on a couru, celles qui n’ont pas pu courir, ce sont les femmes. J’ai sauté par-dessus, j’ai lancé mon sac et j’ai sauté par-dessus, j’ai dû jeter mes gallons d’eau. Je me suis retrouvé sans eau ! » (Pepe, Mississippi, 2006).
50Durant tout le voyage, les jeunes sont aux soins et aux ordres d’un pollero qu’ils appellent habituellement « guide », car il connaît bien le territoire à traverser et possède les habiletés nécessaires pour le faire. Tous les réseaux de trafiquants de sans-papiers ont leurs spécialistes dans la traversée du désert ; il s’agit très souvent de garçons très jeunes, et même de mineurs, qui résistent bien aux longues marches et n’ont pas peur de courir ce risque.
« Dans le désert, tu dois suivre toutes les instructions que te donnent les polleros, ce sont eux qui savent comment ça se passe et toi, tu te contentes d’obéir, tu suis, quoi, ce qu’ils te montrent […]. Par exemple, avant de partir les coyotes te disent que si on se fait repérer par la migra, on doit se jeter dans un fossé et rester là et qu’au bout de quelques heures, eux ils vont entrechoquer des cailloux : “Si on les cogne trois fois, c’est que c’est nous, mais si on les cogne plus de trois fois ce n’est pas nous, c’est d’autres gens”, c’est le signal. Alors il n’y a pas de problème, tu ne peux pas te perdre, ils veillent sur toi ; mais c’est pour ça, je te dis qu’il faut suivre toutes les instructions qu’ils te donnent » (Oliverio, Mississippi, 2006).
51Comme on va le voir, à différents moments de l’expérience migratoire, les jeunes interpréteront plusieurs situations vécues en « code zapatiste » et se serviront du capital militant accumulé dans leurs années de participation à l’EZLN pour surmonter certaines des épreuves auxquelles la migration les expose. Les descriptions de beaucoup des jeunes de María Trinidad coïncident notamment sur le fait que la traversée du désert ressemble beaucoup à un « combat d’assaut » comme ceux pour lesquels ils ont été entraînés, étant donné que dans les deux cas le groupe doit suivre les instructions du « chef » ou du « guide », se comporter de manière disciplinée, savoir bouger dans l’obscurité, savoir gérer sa nourriture et supporter la faim, comme l’explique un des jeunes :
« Là, c’est comme si c’était… Comment je t’explique ? C’est pareil à un combat d’assaut, un militaire doit savoir quoi faire. Tout à fait pareil, il faut savoir bouger, il faut faire ce que te dit le coyote, c’est comme si c’était le “commandant” ; en plus, on est tous en passe-montagnes. Alors on entre dans le désert la première nuit et les coyotes nous disent : “Restez là un moment”, et le coyote, ce qu’il fait c’est qu’il avance et va voir devant. Alors il voit qu’il n’y a rien et il fait venir les gens, comme ça, comme si c’était un commandant de l’organisation : il avance en guidant et en guettant » (Pancho, Mississippi, 2006).
52Les jeunes sont aussi d’accord sur le fait que leur passage par le zapatisme leur donne des avantages sur les migrants qui n’ont pas eu cette expérience, non seulement parce qu’ils sont « entraînés » et habitués à faire de longues marches dans des conditions difficiles, à « supporter la faim et le manque de sommeil » et autres aptitudes pratiques, mais aussi parce qu’ils « ne se laissent pas faire » car il conserve l’esprit subversif qui les a caractérisés quand ils étaient dans le mouvement. C’est ce que raconte un autre jeune :
« Parce que nous, les jeunes de María Trinidad, ce qu’on a, c’est qu’on fout le bordel, et encore pire dans le désert, les uns se mettent à chanter, d’autres à crier, d’autres sifflent, d’autres discutent, déconnent, contents. Alors les coyotes nous disaient : “Vous êtes des durs, on a fait passer du monde, mais personne comme vous, vous êtes, comment dire… on ne peut pas vous dominer ni vous humilier, au contraire vous êtes plus avancés que nous”, ils étaient épatés parce qu’ils disaient qu’ils n’avaient jamais fait passer des gens comme nous » (Manuel, Mississippi, 2006).
53Malgré les grandes difficultés auxquelles sont confrontés les jeunes dans le désert, beaucoup gardent un souvenir positif de cette expérience. Il est d’ailleurs significatif que dans de nombreuses interviews, les jeunes disent qu’une des choses qu’ils ont préférées dans l’expérience migratoire a été « la traversée du désert », et qu’ils en gardent un souvenir joyeux et de camaraderie. Certains conservent même des photos où on les voit tous s’embrasser avec leurs passe-montagnes pour les protéger du froid et leurs sacs à dos.
Le « levantón »
54Une fois qu’ils sont parvenus à traverser le désert et à s’approcher d’une route, les migrants doivent attendre le « levantón ». Dans le jargon des migrants, le « levantón » est le moment où le « pollero » vient les prendre au bord d’une route avec une camionnette et les emmène dans une planque. C’est un moment très dangereux et de grande tension ; les migrants sont tout près d’atteindre leur but, mais ils sont dans une zone à haut risque car les routes proches de la frontière sont très surveillées par les patrouilles frontalières.
55En général, les planques sont de petites trailas (de l’anglais trailers, remorques ou caravanes) ou des garages de maisons particulières où les migrants restent jusqu’à ce que les polleros prennent contact avec leurs parents ou amis aux États-Unis et reçoivent la totalité du tarif de passage. Si tout se passe bien, ils n’ont à y passer qu’une nuit ou quelques heures. Ceux qui n’ont pas de famille dans le Nord doivent payer directement le pollero, bien qu’il soit peu recommandable de voyager avec de l’argent sur soi car on peut le perdre ou se faire attaquer par le pollero lui-même. Si les parents n’envoient pas l’argent rapidement, les nouveaux migrants restent prisonniers de ces endroits jusqu’à ce qu’ils paient la somme convenue et sont fréquemment objets de menaces et de mauvais traitements.
« Le “levantón”, c’était à Tucson, c’est là qu’ils nous ont ramassés et de là, ils nous ont enfermés dans une maison de La Mesa, en Arizona, pour que les amis ou les parents qui sont de ce côté nous envoient l’argent qu’ils avaient convenu avec le coyote. C’est quand Paco m’a prêté cinq cents dollars ; il me les a envoyés et tout était réglé pour moi. Moi et Ever, on n’a eu aucun problème. Le seul qui était un peu en retard, c’est Lino, parce que son père n’envoie pas vite l’argent, il ne fait que raconter qu’il va l’envoyer et il ne l’envoie pas. Alors le pollero allait donc le laisser là, et c’est bien triste d’être abandonné en chemin ; mais on a appelé Pepe et je lui ai demandé s’il avait de l’argent, pour le donner au père de Lino pour qu’il le fasse sortir et c’est ce qu’ils ont fait » (Lucas, Mississippi, 2006).
56Une fois le paiement effectué, les polleros ont préparé les départs pour des destinations diverses. Étant donné que le processus migratoire est récent à María Trinidad et dans toute cette partie de la forêt Lacandon, il n’existe pas de route migratoire fixe et il n’existe donc aucune communauté permanente de cette région qui se soit formée sur le territoire des USA. De manière générale, j’ai observé que les migrants de María Trinidad suivent deux circuits migratoires. Le premier va vers la Californie, il a comme première destination la localité de Lamont, dans le comté de Kern ; cependant, beaucoup se dirigent immédiatement vers la ville de Stockton, au nord de l’État, et d’autres se sont dispersés dans d’autres localités ou hameaux du même comté. Le second circuit migratoire va vers plusieurs États de l’est comme la Caroline du Nord, la Caroline du Sud, la Floride, l’Alabama, le Mississippi, entre autres.
La vulnérabilité des femmes
57Dans les dernières décennies, on a pu constater une présence croissante des femmes dans un grand nombre de circuits transfrontaliers ; pour Sassen (2003 : 41-45), ces circuits peuvent être pensés comme des indicateurs de la « féminisation de la survie », c’est-à-dire que de plus en plus de femmes des pays en développement sont responsables de faire vivre leurs familles, ainsi que des économies de leurs pays (par les envois d’argent). De par leur condition féminine, les migrantes constituent un des groupes les plus vulnérables, maltraités et humiliés au moment de franchir la frontière (Marroni et Alonso, 2006 :13). Ce sont des groupes soumis à de fortes doses de stress étant donné les conditions de grande vulnérabilité auxquelles elles sont confrontées quand elles partent (Suárez, Zapata et Valdivia, 2007 : 22).
58Même si peu de femmes de María Trinidad ont émigré, lors des interviews réalisées avec d’autres groupes de migrantes originaires de la région de Oaxaca, j’ai trouvé des différences substantielles entre les récits de la traversée de la frontière selon le genre. Ces différences sont liées non seulement aux dangers particuliers associés à leur condition de femmes, mais aussi à la façon dont les femmes vivent ce passage. Sur le premier point, nous observons que l’espace où se réalisent les passages est surtout masculin et il y prédomine aussi une logique sexiste. En outre, ceux qui se chargent de mener ces traversées (les polleros) tout comme ceux qui essaient de les empêcher (la police, les agents des services de migration) sont presque toujours des hommes qui, étant dans une situation de pouvoir, savent qu’ils peuvent abuser des femmes sans que cela ait des conséquences majeures. Ces abus peuvent aller des simples plaisanteries ou commentaires sexistes au harcèlement, à la violence physique, aux viols et aux assassinats. Le témoignage suivant, bien qu’il soit relaté par Tito, un jeune homme, illustre bien le type de situations humiliantes et menaçantes auxquelles les femmes migrantes arrivant seules à la frontière sont confrontées.
« Je suis arrivé là, chez le coyote, j’ai frappé et j’ai demandé un certain Omar et j’ai attendu qu’arrive ce Monsieur, et je lui ai dit que je venais de la part de telle personne et je suis resté avec lui, et il m’a bien traité. Là, dans sa maison, il y avait une fille de 18 ans, une fille toute seule et eux, comme qui dirait qu’ils voulaient “en profiter”. Comme la fille était seule, ils me disaient : Allez, “pollo”, viens t’amuser ! Mais je leur ai dit que non. Ensuite la fille m’a raconté ce qu’ils étaient en train de lui faire et elle m’a demandé de l’aider à trouver un autre coyote » (Tito, Los Angeles, 2005).
59Dans la scène relatée dans ce témoignage, les polleros affirment leur position de force, leur pouvoir sur la jeune migrante en la traitant comme si c’était une marchandise dont ils pouvaient disposer et même la mettre à disposition d’un tiers. Ce type de situations est moins fréquent pour les migrants de sexe masculin ; il s’agit clairement de violence de genre, c’est-à-dire « un type de violence qui est dirigé contre les femmes du simple fait d’être femme […] qui a pour résultat possible ou réel un dommage physique, sexuel ou psychologique » (Conférence mondiale des femmes de Beijing, 1995). Entre les trafiquants et les migrants, la relation de pouvoir est asymétrique : celui qui a recours aux services d’un pollero accepte volontairement de s’en remettre à lui pour l’aider à passer la frontière et accepte de lui obéir en partant du principe que celui-ci possède les connaissances nécessaires pour atteindre son objectif. Certains polleros en profitent pour obtenir des avantages de natures très diverses. Quand celui qui a recours aux services du pollero est en plus une femme, le caractère asymétrique de la relation de pouvoir s’accentue, car les trafiquants en profitent pour affirmer leur domination conjoncturelle (en tant que polleros) et structurelle (en tant qu’hommes).
60La façon dont les femmes vivent le passage de la frontière est marquée par la conscience des risques particuliers auxquelles elles sont confrontées du fait d’être des femmes ; la peur du viol par exemple, est toujours présente. La conscience de ces risques crée un niveau élevé de stress, de nervosité, de souffrance et un sentiment fort de vulnérabilité, ce qui fait que l’expérience de la traversée est plus difficile à vivre et les femmes la perçoivent de façon beaucoup plus négative que les hommes. Dans les interviews réalisées, nous constatons que tandis que les hommes ont tendance à souligner le côté épique ou héroïque de leur passage de la frontière, les femmes insistent sur la souffrance et les difficultés qu’elles ont vécues. À ce sujet, voici le témoignage de Rita :
« Cette fois, je n’ai pas arrêté de changer de pollero ; trois fois, on s’est fait prendre. […] Ensuite on a encore changé de pollero et c’est quand il nous a laissées enfermées plusieurs jours ; je pleurais, parce qu’il ne nous disait rien et à la fin, on s’est échappé parce qu’il nous laissait enfermées. Alors pendant trois jours, on a été perdues dans Tijuana […] Ensuite, on a trouvé un autre pollero ; cette fois, on a traversé entièrement à pied, près de trois jours de marche rien que dans les montagnes, et dans la montagne, voilà qu’on nous attaque, et moi, je disais : “Mais, qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi il m’arrive tout ça à moi ?” C’était horrible, parce qu’ils ont commencé à toutes nous fouiller et ils nous ont déshabillées. Mon dieu ! J’appelais mon père qui est mort, je ne voulais plus continuer, ni avancer ni reculer, je voulais mourir à ce moment-là » (Rita, Oaxaca, 2005)
⁂
61De nombreux auteurs ont montré que malgré l’ouverture des frontières à la circulation des capitaux, des biens, et au passage de certaines élites mondiales, pour la majorité des habitants de la planète, les frontières restent scellées par des murs, une technologie de pointe, un contrôle plus strict des papiers d’identité et des demandes de visas, etc. (Bauman, 1999 : 118). C’est tout à fait évident dans le cas de la frontière entre le Mexique et les États-Unis. En même temps qu’on négociait la signature d’un Accord de libre-échange d’Amérique du Nord (ALENA), grâce auquel les échanges commerciaux entre le Mexique, les USA et le Canada allaient être facilités, le gouvernement américain lançait de multiples opérations de contrôle de sa frontière et la transformait rapidement en zone de haute sécurité, blindée par des murs et une technologie de pointe visant à contrôler le passage de milliers de migrants mexicains et centre-américains. Même si les politiques de contrôle ont rendu difficile le passage de la frontière, les migrants continuent à la traverser quotidiennement, mais ils le font par des zones chaque fois plus inhospitalières en s’exposant à des risques toujours plus grands.
62Partant de l’idée que la traversée de la frontière est un moment-clef de la trajectoire migratoire de toute personne, car les frontières ont pour fonction principale de classifier ceux qui la franchissent en de nouvelles catégories affectant les identités des migrants et modifiant leur position et leurs relations économiques de classe (Kearney, 2008 : 81), j’ai présenté dans ce chapitre une analyse ethnographique du passage de la frontière Mexique-USA, où j’ai essayé d’articuler les stratégies de résistance des migrants, les politiques de contrôle de l’État et les subjectivités émergentes au moment du passage. Mon objectif central était de montrer comment, face à un appareil d’État fort qui investit des millions de dollars chaque année pour renforcer les contrôles de ses frontières, les migrants font jouer d’en bas leurs réseaux migratoires, leur solidarité, leurs expériences acquises par le passé, leur inventivité et leur ténacité. C’est ce que J. Scott (1985) a appelé « les armes des faibles », qui constituent, malgré leur fragilité et les risques énormes courus par les migrants, un défi énorme pour les États qui tentent de garder le contrôle des flux migratoires venant du Sud.
Notes de bas de page
1 Keamey (2008) soutient la thèse que les frontières ont deux missions essentielles : la première est de classifier, dans le sens où elles définissent, répartissent en catégories et affectent les identités des personnes qui les franchissent ; la seconde fonction est de filtrer et de transformer les différents types de valeur économique qui circulent à travers elles, ce qui suppose une autre forme de classification comprise comme la modification des positions sociales et des relations économiques des migrants qui franchissent les frontières.
2 Mojado ou espalda mojada : synonyme de sans-papiers. Le terme provient du fait qu’avant, les travailleurs migrants franchissaient la frontière par le Rio Bravo et arrivaient littéralement aux USA le dos mouillé.
3 Je mets entre guillemets le terme « illégal » dans l’intention de signaler que c’est une illégalité construite par les lois et non une caractéristique presque naturelle des migrants.
4 Latino : terme que certains groupes d’origine latino-américaine ont choisi pour se nommer eux-mêmes et désigner toute personne née ou originaire de ce continent et qui réside aux États-Unis. Le terme a surgi au milieu des années 1980 et a été créé en opposition au terme « hispano », car on le considère une catégorie imposée arbitrairement et parce que ce terme renforce le leg colonial de l’Espagne en Amérique latine et ignore les composantes indiennes et noires (Oboler, 2008 : 428-429).
5 On appelle janitors les personnes qui font le ménage dans les édifices publics, les fabriques, les entreprises, les hôtels, etc.
6 Voir Cornelius, Martin et Hollifield (1994) ; Andreas (2000) ; Cornelius (2001) ; Andreas et Snyder (2000) ; Castles (2006).
7 Voir Chávez (1998) ; Martínez (2003).
8 Par « trafic de migrants » on entend le fait de faciliter l’entrée illégale d’une personne dans un pays dans le but d’obtenir directement ou indirectement un profit financier ou d’ordre matériel (Artola, 2005a). Le « trafic de personnes » ne doit pas être confondu avec la « traite de personnes » ; bien que ce soit des thèmes liés, ils se réfèrent à des problèmes distincts. La principale différence est que le « trafic » est la prestation d’un service que le migrant requiert ; en revanche, dans la « traite » il y a toujours tromperie et/ou abus et/ou coaction et toujours exploitation. Une autre différence est que le « trafic » de personnes se termine après l’arrivée à destination ; au contraire, dans la « traite » de personnes, l’exploitation peut se prolonger car la victime est une marchandise rapportant des bénéfices pendant très longtemps (Artola, 2005a).
9 Raitero : personne qui fournit le raite, qui transporte les migrants sans papiers et en tire un bénéfice matériel ; ils font en général partie de réseaux de « polleros » plus vastes.
10 L’État d’Arizona a 583 kilomètres de frontière avec le Mexique, avec trois villes principales sur la ligne d’ouest en est, Nogales, Naco et Douglas (Adelson, 2001).
11 http://www.sonoraturismo.gob.mx/altar-sonora.htm.
12 Selon le recensement de la population en 2000.
13 Migra ou migración : appellation que les migrants donnent aux agents de la Border Patrol ou de l’Immigration and Naturalization Service (INS), dont de travail est de détecter et d’empêcher l’entrée d’étrangers sans papiers aux États-Unis, ainsi que d’arrêter les personnes qui se trouvent déjà dans le pays en situation irrégulière.
14 Le responsable de Casa del migrante à Altar calcule qu’en 2005, en haute saison, entre 1 800 et 2 000 personnes tentaient de traverser le désert depuis la route Altar-Sásabe, cependant on ne connaît pas le chiffre exact.
15 C’est-à-dire comme une séquence cérémonielle qui accompagne les personnes dans leurs changements d’État, de lieu, d’occupation sociale, de statut et d’âge (Van Gennep, 1991 ; Turner 1990).
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