Chapitre I. Le militantisme dans le mouvement zapatiste (1990-2003)
p. 21-56
Texte intégral
1L’objectif de ce chapitre est de reconstruire l’expérience militante d’un groupe de paysans zapatistes d’une communauté tojolabal située dans la Forêt Lacandon, dans la commune de Las Margaritas. L’évocation de cette expérience sera complétée par certains témoignages de militants zapatistes d’autres communautés de la région. Je vais surtout centrer l’analyse sur les raisons qui ont amené ces paysans à prendre le risque de s’engager politiquement à soutenir cette cause, le sens qu’ils donnent à leur militantisme, la façon dont ils le vivent au quotidien et comment leur engagement se voit affecté par la guerre, le refus de l’État d’appliquer les accords de San Andrés et les contradictions propres au mouvement.
2Je comprends le militantisme zapatiste comme une pratique sociale et politique inscrite dans le temps, avec des étapes et des intensités distinctes dans l’engagement (Fillieule, 2003), et à laquelle les acteurs eux-mêmes ont donné des sens émancipateurs. Ceci sous-entend que l’émancipation est toujours un processus incomplet, qui n’atteint jamais son but, parce que ce n’est pas un objectif mais une façon de vivre (Zibechi, 2006 : 142).
3La participation des peuples mayas à l’EZLN ne peut être vue comme une adhésion aveugle à un projet ou à une idéologie fermée, immobile, définie préalablement par la guérilla, ni comme le résultat de l’« infiltration », l’« implantation », la « manipulation » ou la « prise » des communautés mayas par des agents externes, comme l’ont soutenu certains universitaires (Tello, 1995 ; Legorreta, 1998 ; Estrada, 2007). L’adhésion à l’EZLN et le militantisme dans ses rangs ont impliqué la création même d’une lutte et d’un projet politique inédit. Le zapatisme, tel qu’il s’est fait connaître au monde le 1er janvier 1994, est né d’une part, de la rencontre entre la guérilla et les peuples mayas durant une étape clandestine et d’autre part, des processus de recomposition des communautés elles-mêmes (Le Bot, 1996). Cette rencontre a ouvert un espace pour la création d’un nouveau projet politique construit d’en bas et qui s’est défini comme indien, de gauche et anticapitaliste. Bien sûr, cet espace ouvert par la rencontre entre les communautés mayas et la guérilla n’a pas été exempt de tensions et de conflits entre ses différents acteurs, car ils n’avaient pas toujours les mêmes intérêts.
4À la différence de nombreux autres travaux centrés sur la figure du sous-commandant Marcos ou la partie militaire du mouvement1, celui-ci étudie le zapatisme à partir des bases de soutien qui le forment, c’est-à-dire les membres des communautés indiennes. Sans leur présence, le mouvement perdrait toute sa force, car ce sont fondamentalement eux qui, par leurs pratiques quotidiennes, construisent le projet et lui donnent son sens plein, c’est pourquoi je me centre sur l’analyse de leur expérience concrète. Malgré tout, cela ne signifie pas que l’armée ait cessé d’être la garantie essentielle pour les peuples de pouvoir poursuivre leur projet.
5L’expérience militante qui sera relatée dans ces pages n’est pas représentative de tout le mouvement zapatiste. Ce qu’on appelle de manière empirique le « mouvement », considéré aux fins de l’observation et de la description comme une unité, comprend en réalité un large éventail de processus sociaux, d’acteurs et de formes d’action (Melucci, 1999 : 42). À l’intérieur du zapatisme coexistent diverses expériences de militantisme qui se structurent en fonction de différents facteurs, par exemple : l’histoire régionale, l’appartenance à un peuple indien déterminé, le genre, l’âge, la place qu’on occupe dans l’organisation, l’étape durant laquelle on entre dans le mouvement, entre autres variables.
À l’origine : la finca
6Il est fréquent, lorsque les militants zapatistes racontent l’histoire de leur lutte, qu’ils remontent à la finca2. Jusqu’à aujourd’hui, la mémoire collective de la génération des paysans tojolabales zapatistes qui ont pris les armes en 1994 est marquée par l’expérience de leurs parents ou grands-parents comme peones acasillados3 dans les haciendas et les ranches de la région, expérience à laquelle ils ont donné de nouvelles significations à la lumière de leur politisation dans les années 1980. Bien que dans la plupart des cas ce ne soit qu’une expérience indirecte remontant aux quatre premières décennies du xxe siècle, ce type de système a perduré – à moindre échelle – jusqu’en 1994, ce qui fait que certains membres zapatistes de cette région étaient nés ou travaillaient encore dans les plantations.
7L’arrivée de plusieurs familles tojolabales dans les ranches et les haciendas de la partie forestière de la commune de Las Margaritas remonte à la fin du xixe siècle et au début du xxe, c’est-à-dire après que certains fermiers et propriétaires terriens des communes de Comitán et Las Margaritas aient étendu leurs propriétés sur les terres vierges de la Forêt (Acevedo, 1992). Étant donné que les « finqueros », les propriétaires des haciendas, avaient besoin de la main-d’œuvre indienne pour travailler dans leurs nouvelles propriétés, ils ont recruté des familles tojolabales appartenant à d’autres haciendas ou ranches de la même commune ou de communes avoisinantes, comme Trinitaria, Comitán et La Independencia. Un groupe des bases zapatistes raconte :
« En ce temps-là [début du xxe siècle], les patrons appelaient les gens à venir travailler dans leurs haciendas de café, alors nous changions d’endroit, mais notre situation ne s’améliorait pas. […] Les patrons eux-mêmes nous disaient que si on voulait venir travailler à l’hacienda, on pouvait semer de la canne à sucre, du café, des bananes et tout ça. Mais le patron disait juste ça pour qu’on soit tentés par l’idée de pouvoir faire ce type de cultures et que ça nous fasse venir travailler dans leurs haciendas ; c’était du bluff parce qu’après il ne nous donnait rien » (interview collective, Chiapas, 1998)4.
8Jusqu’à la fin des années 1930, la majeure partie de la population de la commune de Las Margaritas a vécu et travaillé dans les haciendas. Les paysans tojolabales s’y trouvaient dans une situation de subordination, d’exploitation et de dépendance totale envers leurs patrons qui, grâce au contrôle de la terre, à l’usage de la violence et à leurs relations avec l’élite politique du Chiapas, étaient parvenus à exercer une autorité absolue sur leurs territoires. Le système d’exploitation de l’hacienda se fondait sur l’appropriation de la totalité du travail des peones acasillados et de leurs familles. En échange d’un endroit où vivre et éventuellement d’un petit lopin de terre pour planter sa milpa5, les paysans tojolabales étaient obligés de travailler gratuitement pour le patron et de lui vouer une loyauté et une obéissance sans faille. Dans certaines haciendas, les péons recevaient pour chaque jour de travail, un bon qui leur donnait droit à certains produits de base dans l’épicerie du patron. Dans les haciendas et ranches de Las Margaritas, les travaux des péons consistaient à : la production de café, la culture du maïs et d’autres aliments pour la « casa grande6 », l’entretien général de l’hacienda, les soins du bétail et des chevaux et toutes les tâches souvent dégradantes que le propriétaire pouvait imaginer, comme des membres de bases de soutien zapatiste l’expliquent dans une interview collective :
« Ils nous donnaient du travail aussi à nous, les femmes, sauf qu’ils ne nous payaient pas. On travaillait gratos pour la patronne. Le travail qu’on faisait, c’était laver, faire des “tostadas7”, balayer la “casa grande”, rapporter de l’eau, s’occuper des poules. On faisait aussi beaucoup de tortillas pour les travailleurs que le patron ramenait de loin ; à l’époque, c’était une trentaine d’hommes […]. On doit se lever à trois heures du matin pour donner les tortillas aux hommes et aux enfants ; ensuite on va laver le café du patron ; comme la rivière est loin, on doit monter dans la montagne et le sac pèse lourd, en plus de mon fils que je porte devant. Après avoir lavé le café, on va charger le maïs, chaque voyage est un demi “zonte8”, c’est-à-dire un sac de “pergamino9”, et on y va, qu’est-ce qu’on peut y faire ? […] Le patron nous donne un “almud10” de maïs pour faire des “tostadas”, il nous donne une douzaine de “chamarras” [couvertures] à laver et en plus on nettoie les “cuaresmeros”, c’est-à-dire les champs de maïs saisonniers ; il n’y a que nous, les femmes, pour nous occuper de nos milpas parce que les hommes travaillent pour le patron » (interview collective, Chiapas, 1998).
9Le système d’exploitation et de domination de l’hacienda s’appuyait sur les « tiendas de raya », c’est-à-dire des magasins d’approvisionnement qui appartenaient au patron, où les péons devaient acheter leurs produits de consommation de base. En général, dans ces épiceries, on n’utilisait pas d’argent, les gens payaient leurs achats avec les bons que leur donnait le patron ou alors ils achetaient à crédit. Les dettes contractées par les familles tojolabales dans ces magasins les ont liées aux haciendas pour des générations et ont renforcé l’exploitation et la domination qu’ils subissaient.
10Pour maintenir les schémas de relations de pouvoir qui prédominaient dans l’hacienda, les patrons utilisaient aussi la violence physique et symbolique contre les travailleurs, dont on exigeait, en plus du travail, loyauté, obéissance et même gratitude. Bien que chaque patron ait eu son style personnel dans l’exercice de la domination, il était fréquent que dans les haciendas, les patrons entretiennent avec les paysans des relations paternalistes, dans le but de créer des liens de dépendance affective et ainsi éviter toute tentative d’insubordination. C’est ce qu’explique une femme des bases de soutien zapatistes :
« Là, à l’hacienda, on ne pouvait pas s’organiser. Pour peu qu’il se passe quelque chose, le patron s’en occupait ; c’est lui qui commande, ordonne et arrange, il n’y avait personne d’autre ; on le considérait comme notre père, lui seul pouvait régler les problèmes » (interview collective, Chiapas, 1998).
11Pour la génération qui a pris les armes en 1994, le passage de leurs grands-parents – ou d’eux-mêmes – dans les haciendas a provoqué ce que nous pourrions appeler une « offense originelle » qui a marqué les relations économiques et sociales et les subjectivités qui ont dominé dans la région durant une bonne partie du xxe siècle. Leur effort pour réparer cet « affront originel » a été un moteur essentiel des luttes des villages tojolabales pour la terre et pour inverser l’ordre matériel et subjectif construit sur cette forme de domination et d’exploitation.
La migration vers la Forêt et la fondation des premières colonies11
12La première grande vague migratoire vers la Forêt Lacandon a commencé dans les années 1930, une partie s’est dirigée vers la Forêt, dans la commune de Las Margaritas (Acevedo, 1992) et l’autre vers les cañadas12 de Patihuitz et la partie haute du Rio Jataté dans la commune d’Ocosingo (Leyva et Ascencio, 1996 : 60). Dans la zone étudiée dans cette recherche, la colonisation de la forêt tropicale a commencé dans les années quarante et a été menée par des paysans tojolabales partis de différentes haciendas de la commune, entre autres : El Momón, El Rosario, El Porvenir, Mexiquito, San Caralampio et la Petema. Des familles métis sans terres et originaires du chef-lieu y ont aussi participé, elles y ont vu une opportunité pour se constituer de petits ranches. La plupart des colonies tojolabales se sont installées sur ce qu’on appelle des « terrains nationaux », des terres inhabitées, n’appartenant à personne et considérées comme propriété de la nation, et non dans les haciendas, comme c’est arrivé dans d’autres régions de l’État, par exemple la zone tojolabal du Haut Chiapas (voir Van der Haar, 1998a).
13La colonisation de la forêt tropicale s’est réalisée sans aucune aide gouvernementale, mais dans le cadre d’une réforme agraire nationale commencée par le gouvernement du président Cárdenas (1934-1940). Les familles tojolabales, sans autres ressources que leur solidarité, leur organisation et le rêve d’être propriétaires de leurs propres terres, se sont lancées dans l’aventure de la colonisation et se sont ouvert des chemins « à coups de machette » jusqu’à trouver un endroit où s’installer. Plusieurs années se sont écoulées avant que les familles tojolabales ayant quitté les haciendas parviennent à établir définitivement leurs colonies ; certains sont d’abord restés travailler un temps dans les ranches ou hameaux des colons métis arrivés peu de temps avant eux ; d’autres se sont agglutinés aux colonies agricoles nouvellement formées.
14Vers la fin des années 1940, les premières familles sont arrivées sur les terres où se trouve aujourd’hui l’ejido13 de María Trinidad. Au début, la colonie comprenait seulement 27 personnes et cette population s’est plus ou moins maintenue jusqu’aux années soixante-dix. D’après ce que racontent certaines personnes âgées, la colonisation de la forêt a été une tâche très dure ; en chemin, ils sont tombés sur des animaux sauvages inconnus, de nouvelles maladies, une nature différente et une grande solitude ; pour d’autres, le plus difficile a été de s’adapter au climat chaud et humide de la forêt, car ils venaient de terres froides. S’accoutumer au nouvel espace naturel et le domestiquer leur a pris très longtemps, le souvenir de leurs journées à l’hacienda les a pourtant toujours poussés à aller de l’avant.
15La principale activité productive des nouvelles colonies agricoles a été la culture du maïs, destiné essentiellement à leur propre consommation. Par la suite, ils ont aussi introduit le café, culture qu’ils connaissaient bien grâce à leur expérience dans les haciendas. Comme la plupart des membres de l’ejido n’avaient pas les moyens de commercialiser ce produit, ils n’ont pas eu d’autre alternative que de le vendre à leurs anciens patrons. De sorte que, même si les paysans tojolabales arrivaient à sortir des haciendas pour fonder leurs colonies, ils ont continué à en dépendre pendant de nombreuses années, tant pour la vente de leur café ou de leur main-d’œuvre, que pour la location de terres afin d’y semer du maïs.
16Une fois que les paysans sont parvenus à fonder leurs colonies et à s’adapter à leur nouveau milieu, ils ont commencé leur lutte pour obtenir les actes de propriété de leur terre, une entreprise aussi difficile et éprouvante que la colonisation elle-même. Dans ce processus, les paysans tojolables se sont confrontés à une bureaucratie urbaine corrompue et raciste, qui les faisait venir en ville à tout propos, les maltraitait et exigeait d’eux le paiement de pots-de-vin.
17La première « dotation », c’est-à-dire reconnaissance légale d’un acte de propriété, concernant María Trinidad date de mars 1957, presque dix ans après que les premiers habitants soient arrivés sur place. Cependant, dans d’autres colonies, cette démarche a pris beaucoup plus longtemps14. Cette première dotation leur a reconnu la propriété de 1 400 hectares, à l’époque plus que suffisants pour les 27 personnes qui habitaient le village. Pourtant, avec l’accroissement de la population dans toutes les communautés de la forêt Lacandon, en moins de trois décennies, c’était devenu insuffisant, cela allait surtout affecter toute une génération de jeunes nés dans les nouvelles colonies, qui avaient un accès limité aux terres et, dans certains cas, ont abandonné leurs ejidos pour coloniser des terres vierges plus avant dans la forêt.
18Au cours des années 1960 la seconde vague migratoire importante a eu lieu, mais cette fois la colonisation spontanée comme celle qui s’était produite jusque-là, s’est combinée à une colonisation ouvertement dirigée par l’État. En effet, par divers décrets celui-ci a déclaré « terrains nationaux » une grande partie de la forêt octroyée en concession aux compagnies forestières et a planifié l’établissement de Nouveaux Centre de population ejidal (NCPE) et de colonies agricoles et d’élevage (Lobato, 1992 : 41). Cette fois, les colonisateurs étaient en majorité des Tzeltales de différentes communes, bien que quelques paysans sans terres choles et tzotziles soient également arrivés. Les tzotziles étaient originaires des communautés du Haut Chiapas. Des paysans métis d’autres États de la république mexicaine, comme Puebla, Oaxaca, Guerrero, Tabasco, Michoacán, Veracruz et même de la capitale (Leyva et Ascencio, 1996) ont aussi rejoint la forêt Lacandon. Avec des protagonistes aussi divers, la colonisation de la forêt tropicale a continué de différentes manières jusqu’aux années 1980, car pour l’État mexicain elle représentait l’alternative parfaite à une réforme agraire totalement asphyxiée (Lobato, 1997) et un palliatif pour une paysannerie en manque de terres.
La politisation via la « Parole de Dieu »
19« Ma conscience est née avec la Parole de Dieu et puis nous avons donné nous-même les pas suivants », m’a commenté il y a déjà plus de dix ans Don Enrique, membre de la première génération des bases zapatistes et un des premiers de son village à entrer dans le mouvement. Don Enrique n’est pas le seul à penser ainsi, beaucoup d’hommes et de femmes de sa génération sont d’accord sur le fait que l’origine de leur politisation – ou comme ils disent, « la naissance de leur conscience » – se trouve dans les processus d’évangélisation impulsés par le diocèse de San Cristóbal durant les années 1970 et 1980. Bien que la formation de catéchistes autochtones ait commencé plusieurs décennies auparavant, c’est seulement à la fin des années 1960 que le diocèse a décidé de politiser et d’indianiser sa mission pastorale, c’est-à-dire qu’il a opté pour une évangélisation ancrée dans les cultures indiennes qui, en plus de convertir, fournisse une réponse aux problèmes des communautés. D’après l’évêque Samuel Ruiz, ce qui est à l’origine de ce tournant c’est l’évaluation qu’un groupe de catéchistes indiens a fait du travail du diocèse, dont l’essentiel est résumé dans les mots d’un des jeunes catéchistes :
« L’Église et la Parole de Dieu nous ont dit des choses pour sauver nos âmes, mais nous ne savons pas comment sauver nos corps. Alors que nous travaillons pour le salut de notre âme et de celle des autres, nous souffrons de la faim, des maladies, de la pauvreté et de la mort » (De Vos, 2004 : 220-221).
20Le changement d’orientation promu par le diocèse de San Cristóbal a été réalisé dans le cadre d’une transformation d’une partie de l’Église catholique, dans une tentative de réforme faite à partir d’une relecture de ses textes religieux et des écrits de Marx. Cette nouvelle orientation est connue sous le nom de théologie de la libération, courant qui peut être résumé comme « l’option préférentielle en faveur des pauvres », mais au sein duquel les pauvres sont « les agents de leur propre libération et les sujets de leur propre histoire – et non pas simplement l’objet d’une attention caritative comme dans la doctrine de l’Église » (Lowi, 1998 : 56).
21Suivant la nouvelle ligne pastorale du diocèse de San Cristóbal, les missionnaires ont attribué un caractère sacré aux communautés indiennes, présentées comme un reflet de la véritable communauté chrétienne et un lieu privilégié pour la révélation divine et le changement social (De Vos, 2004 : 228). Dans le but d’incarner l’évangile dans la réalité sociale, les missionnaires ont accompagné ces peuples dans certaines de leurs luttes pour améliorer leur quotidien. Dans la Forêt Lacandon, le travail de l’Église a été particulièrement important car il s’agissait d’un espace nouveau où tout était à faire. Les missionnaires ont accompagné les paysans dans la colonisation de la forêt tropicale et dans la formation, régularisation et défense de leurs ejidos. Ils étaient conscients du potentiel de cette région pour la construction d’un nouveau type de communauté fondée sur des valeurs d’égalité et de solidarité puisqu’il s’agissait de communautés en construction, formées en majorité de familles jeunes, de différentes origines ethniques, provenant pour beaucoup d’entre elles des haciendas et sans expérience de vie dans une communauté traditionnelle. Toutes ces caractéristiques rendaient difficile la reproduction de la vie et de l’organisation telles qu’elles existaient dans leurs lieux d’origine ; les colons ont eu à relever le défi d’inventer de nouveaux espaces de cohabitation sociale, et l’Église a profité de cette occasion pour exercer une influence sur le processus.
22Les missionnaires ont encouragé la mise en place de réunions, de stages, de cours, de rencontres et de tous les types d’événements où, en plus d’évoquer la Parole de Dieu, les participants réfléchissent à la réalité sociale et les possibilités de la transformer. De plus, ils s’y forment aussi à divers métiers, apprennent à s’exprimer en public et même dans bien des cas, à lire et à écrire. L’Église a ouvert un nouvel espace d’apprentissage et d’acquisition de compétences indispensables pour la vie quotidienne des paysans de la forêt tropicale et pour leurs luttes à venir. À cette époque, la plupart des communautés de la région n’avaient pas d’écoles, ce qui fait qu’une grande partie de la population ne savait ni lire ni écrire, instruments indispensables pour la relation avec les fonctionnaires gouvernementaux, la défense et la régularisation de leurs terres, la vente de leur café, etc. Don Enrique me relate par exemple, qu’il est né et a vécu dans une hacienda, et il n’a donc pas pu aller à l’école quand il était petit : « J’ai appris à lire et à comprendre ce que je lisais avec la Bible, avec un frère mariste ; c’est aussi ainsi que nous avons appris à dire “notre parole” sans avoir honte. » L’Église a apporté un substitut du capital scolaire (Gaxie, 1977 : 136-137), et a aussi offert différentes connaissances et compétences spécialisées que les paysans ont ensuite appliquées à l’espace politique.
23Les communautés de la région Lacandon se sont peu à peu politisées, c’est-à-dire qu’elles ont pris conscience de leur situation et ont commencé à donner un sens politique à toutes leurs actions et représentations collectives, y compris celles qui n’en avaient pas auparavant. Le Congrès indien de 1974, événement d’abord prévu pour célébrer la commémoration des 500 ans de la naissance de Fray Bartolomé de Las Casas, est un exemple illustrant comment des initiatives, en principe nettement religieuses et institutionnelles, se sont politisées et sont devenues des espaces de réflexion critique. Le diocèse de San Cristóbal, à la demande du gouvernement du Chiapas, a été chargé d’organiser l’événement. Pendant un an, avec l’aide de quelques jeunes de la ville ayant une formation maoïste, l’Église a aidé à former 1 400 délégués représentant des centaines de communautés. Durant cette période de préparation, le sens premier de l’événement a été totalement modifié ; la commémoration est devenue une rencontre politique où les différents délégués ont fait part des injustices vécues par leurs peuples et ont commencé à chercher des solutions communes (voir Morales, 1992 ; García de León, 1995). Lors de l’intervention inaugurale prononcée par un des délégués indiens, on peut clairement noter le sens politique de l’événement :
« Bon, compañeros, aujourd’hui Bartolomé de las Casas n’est plus en vie. C’est seulement en son nom que nous faisons ce Congrès, il est mort et nous n’en espérons plus d’autre. Qui va nous défendre des injustices pour que nous soyons libres ? Les ladinos15, je ne crois pas qu’ils le fassent. Le gouvernement, peut-être que oui ou peut-être que non. Alors, qui va nous défendre ? Je pense qu’en nous organisant tous, nous, les Indiens, nous pouvons obtenir la liberté et mieux travailler. Nous devons tous être ce Bartolomé. Alors, nous allons nous défendre nous-mêmes, parce que l’union fait la force » (discours indien dans Mestries, 1990 : 457).
24Le Congrès Indien a dépassé les intentions du gouvernement car il a été un premier pas vers la future organisation collective de plusieurs régions de l’État du Chiapas, dont les cañadas de la Forêt Lacandon. L’événement a permis non seulement la rencontre entre les communautés de l’État du Chiapas, mais aussi le premier contact avec des leaders indiens d’autres régions.
La politisation via les organisations paysannes
25À partir des années 1960, le travail de politisation réalisé par l’Église a été soutenu par différents groupes de jeunes à l’idéologie maoïste, formés dans les organisations nées dans le cadre du mouvement étudiant de 1968. Au début des années soixante-dix, beaucoup de militants maoïstes avaient quitté les villes pour rejoindre différentes zones rurales du Mexique, en suivant le mot d’ordre : faire la révolution « de la campagne à la ville » (De Vos, 2004 : 255). Bien que les jeunes maoïstes soient arrivés à l’origine pour aider le diocèse de San Cristóbal, ils avaient leur propre projet politique : développer un pouvoir populaire « à partir des masses et avec elles » et impulser des pratiques sociales, politiques et idéologiques s’appuyant sur l’idée d’autogestion de la vie sociale et productive (Harvey, 1992). L’arrivée des militants maoïstes dans la région a ouvert un second front de politisation parmi les paysans de la région Lacandon, ce qui a contribué à la formation d’une identité politique régionale et d’un « capital militant » (Matonti et Poupeau, 2004), c’est-à-dire un ensemble de compétences techniques et militantes très utiles, comme par exemple : comment organiser une manifestation de protestation, négocier avec les fonctionnaires du gouvernement, obtenir des soutiens de l’État, solliciter des crédits, organiser des coopératives, etc.
26La fonction principale des militants maoïstes a été d’impulser la formation d’organisations paysannes, qui ont été durant quelques années les espaces privilégiés de la lutte pour la terre et la régularisation de leurs ejidos, l’obtention de services essentiels – comme les routes et magasins d’approvisionnement – et l’impulsion de projets productifs. Parmi les organisations formées durant les années 1970, les plus notables sont l’Unión de Ejidos Quiptic Ta Lecubtesel, l’Unión de Ejidos Tierra y Libertad (UETyL) et l’Unión de Ejidos Lucha Campesina (UELC). L’apport des militants maoïstes a été, sur le plan politique, l’impulsion d’un projet visant clairement à donner plus de pouvoir aux communautés – ce qui dans leurs termes était le « développement d’un pouvoir populaire à partir des masses et avec elles ». Sur les plans technique et juridique, par ailleurs, ils ont apporté des connaissances spécialisées et un réseau de relations vers l’extérieur, en particulier avec l’État.
27Dans la zone qui nous intéresse, les communautés ont commencé à s’organiser régionalement en 1977, année où elles ont décidé de se joindre à l’Unión de Ejidos Tierra y Libertad (UETyL) dans la lutte pour la construction du chemin Las Margaritas-Guadalupe Tepeyac-San Quintín (Collin, 1995). Par la suite, elles ont formé leur propre organisation : l’Unión de Ejidos de la Selva (UES), qui s’est donnée comme objectifs principaux d’obtenir : la construction de routes afin d’être en contact avec l’extérieur, la régularisation des terres et l’organisation de la production et commercialisation du café (Estrada, 2006 : 121).
28En 1980, l’organisation des paysans de la Forêt Lacandon a atteint des niveaux sans précédents : les principales organisations de la région se sont unies et ont donné naissance à l’Unión de Uniones de Ejidos y Grupos Campesinos Solidarios de Chiapas regroupant au total douze mille familles provenant de 189 communautés (Harvey, 1995 : 474). Elle devenait ainsi une organisation hégémonique dans toute la région (Leyva, 2002 : 59) et la principale interlocutrice de l’État.
La rencontre de l’EZLN et des communautés
29L’Armée zapatiste de libération national a été fondée le 17 novembre 1983 dans un campement de montagne par un petit groupe de jeunes appartenant aux Forces de libération nationales (FLN)16 ; trois d’entre eux étaient métis et les trois autres indiens (Muñoz, 2003 : 27). Quand la guérilla est entrée en contact avec les communautés de la forêt tropicale, plusieurs des conditions qui, selon divers spécialistes des mouvements sociaux, rendent possible la naissance d’un mouvement contestataire, étaient déjà réunies dans la région. Il y avait par exemple de solides réseaux de solidarité et de coopération entre les différentes communautés qui s’étaient tissés dans le processus de formation des catéchistes et dans la lutte des Unions d’Ejidos. Ces réseaux ont joué un double rôle dans le processus de construction de l’EZLN : ils ont fonctionné, d’une part, comme des instances de recrutement, et d’autre part, comme des espaces de socialisation militante, de solidarité et de conversion à la cause zapatiste.
30Vu le risque qu’impliquait l’organisation d’un mouvement armé, dans toute l’étape de la clandestinité, le recrutement s’est principalement fait à travers des « liens forts », c’est-à-dire des liens durables au fil du temps, qui sous-entendent une intensité émotionnelle, une confiance mutuelle et des services réciproques (Granovetter, 2000 : 42). De fait, il est fréquent d’entendre les militants zapatistes dire qu’ils ont été recrutés par un frère, un beau-frère ou un ami en qui ils avaient confiance. À la différence de ce qui se passe pour des organisations clandestines urbaines, où les possibilités de recrutement sont toujours limitées justement parce qu’elles dépendent de « liens forts » peu nombreux (Della Porta, 1998 : 222), dans les communautés de la forêt tropicale, tous sont des militants potentiels. À l’intérieur des communautés, la plupart des gens sont parents et, de plus, les liens familiaux et amicaux s’étendent au-delà de la communauté. Ceci a permis à l’EZLN de grandir en seulement quelques années plus qu’aucune autre organisation dans la région.
31Les paysans de María Trinidad sont d’abord entrés dans le mouvement en tant que bases de soutien chargées de tâches comportant des risques et des responsabilités peu élevés ou modérés, mais tout aussi importants, comme de veiller à la sécurité des insurgés, à leur ravitaillement et à la diffusion du « message » zapatiste auprès d’autres familles et d’autres villages. Par la suite, certains membres des bases d’appui ont décidé de soutenir des formes d’action collective plus « coûteuses » tant en termes d’engagement qu’en termes de risques (McAdam et Fernández, 1990) et sont devenus miliciens ou insurgés.
32En plus de permettre le recrutement, les réseaux existants ont facilité la socialisation des paysans dans le cadre d’un nouveau militantisme : le zapatisme. Ainsi, la conversion à leur cause et la construction d’une nouvelle identité politique régionale a très vite pris le dessus sur les autres identités. Cette nouvelle politisation s’est effectuée dans la clandestinité ; des réunions ou des stages s’organisaient dans les campements de la guérilla et on y expliquait la situation d’exploitation de leurs peuples, on y lisait des textes sur le marxisme, on y parlait d’autres expériences de luttes et on y acquérait des connaissances pratiques et variées pour la vie quotidienne (voir Imaz, 2003 ; Muñoz, 2003). Une fois formés, les paysans avaient pour mission de diffuser dans les villages les idées du mouvement. La politisation des paysans dans l’idéologie zapatiste a été relativement rapide ; tout le monde dans la région avait une expérience antérieure de lutte et une « culture militante » qui a permis que le discours zapatiste acquière rapidement un sens. Comme l’explique le commandant Abraham : « Nous, de fait, nous avons compris assez vite, parce qu’il y a déjà l’idée d’autres mouvements auxquels nous avons participé, pas dans le sens révolutionnaire, mais dans des luttes où on finit par négocier avec le gouvernement » (Muñoz, 2003 : 31).
33D’autre part, la naissance de l’EZLN a aussi été favorisée par l’existence de ce que certains auteurs appellent des « cadres » d’expérience contestataire (voir Gamson et al., 1982 ; Snow et al., 1986) que les militants potentiels et le mouvement avaient en commun17. D’après ces auteurs, le « cadre » proposé par l’organisation doit entrer en résonance (frame resonance) avec les croyances et les valeurs des militants potentiels, autrement la mobilisation n’est pas possible (Snow et Benfor, 1988).
34La réalité quotidienne des paysans de la Forêt Lacandon leur a permis à l’arrivée de l’EZLN, de prendre conscience de leur situation. De cette manière, ils partageaient un fort sentiment d’injustice sans cesse réactivé, chaque fois qu’ils étaient confrontés aux fonctionnaires agraires, aux accaparateurs de café, à la répression du gouvernement, aux agressions des éleveurs de bétail et autres situations violentes. Cette situation a permis aux premiers guérilleros d’entrer facilement en « résonance » avec les communautés. Cependant, pour que la « résonance » soit totale, les guérilleros ont dû se plier aux us et aux rythmes des communautés, c’est-à-dire apprendre « el modo » (la manière de faire) des peuples et s’y adapter, comme l’explique le major Moisés :
« Notre EZLN a su s’adapter à nos peuples indiens, c’est-à-dire que l’organisation a su faire les changements qui étaient nécessaires pour pouvoir s’accroître. […] Les compañeros ont leur façon de vivre, et comprendre leur “modo” a permis de bien faire avancer le travail et d’acquérir à notre cause chaque fois plus de villages » (Muñoz, 2003 : 55).
35L’EZLN a aussi dû « amplifier » le cadre d’injustice existant (frame amplification) [Snow et al., 1986], c’est-à-dire clarifier ou mieux développer son schéma d’interprétation dans les communautés de la forêt tropicale, en insistant sur les valeurs ou les croyances préexistantes qu’ils avaient en commun, mais aussi en montrant que la seule solution à cette situation était de s’engager dans une lutte révolutionnaire comme celle qu’ils proposaient, ainsi que l’explique le commandant Abraham :
« Les compañeros nous disaient dans les classes qu’un jour, on allait devoir prendre les armes pour en finir avec le système. Nous, on avait déjà essayé pacifiquement, mais il n’y avait pas moyen d’attirer leur attention. Alors on a vu qu’il n’y avait pas d’autre choix que d’entrer dans la lutte armée, et c’est comme ça qu’on s’est organisés toujours plus solidement » (Muñoz, 2003 : 33).
36C’est dans cet « ajustement » de cadres de sens qu’est née celle que l’on connaît aujourd’hui comme l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN). C’est le moment où les communautés, en plus de donner leur soutien à la guérilla, s’en sont appropriées, ou plutôt, elles sont elles-mêmes devenues une grande organisation, comme l’explique le major Moisés :
« C’était une grande avancée que les villages nous donnent leur soutien. Le résultat du travail politique réalisé, c’est que les villages entretiennent leur armée. […] Ils ont commencé à sentir qu’ils étaient égaux. C’est alors que les structures commencent à se former et deviennent des organisations » (Muñoz, 2003 : 56-57).
37Enfin, ce qui a aussi joué en faveur du choix des armes, c’est la violence de l’État contre les paysans et leurs organisations. La répression de l’État et l’ouverture ou la fermeture du système politique sont des dimensions essentielles dans les « structures d’opportunité politique » qui marquent le rythme et le destin des mouvements sociaux (Brockett, 1991 ; McAdam, 1998 ; Tarrow, 1994). D’autres auteurs ont aussi montré comment, bien que les mesures répressives des États soient destinées à isoler et démobiliser les mouvements, elles produisent fréquemment l’effet contraire (Della Porta, 1998 : 228-229). C’est précisément ce qui s’est passé au Chiapas : l’arrivée de l’EZLN dans la forêt tropicale et sa première étape de croissance ont coïncidé avec le gouvernement du général Absalón Castellanos Domínguez (1982-1988), un gouvernement particulièrement répressif qui, pour en finir avec les organisations paysannes, a utilisé différentes stratégies allant de l’assassinat ou l’enlèvement de leurs leaders à la mise en œuvre de programmes visant à les démobiliser – comme le Programme de réhabilitation agraire et l’attribution de centaines de « certificats d’inaffectabilité », protégeant les terres agricole et d’élevage de toute répartition agraire (voir Reyes, 1992). C’est ce qu’explique un groupe des bases zapatistes de la région dans une interview collective : « Absalón a été avant tout un tueur, il a défendu les éleveurs comme ça, avec des certificats, par l’attribution des titres de propriété de leurs terres. L’autre côté, c’était de nous calmer en nous tuant » (interview collective, Chiapas, 1998).
38Son gouvernement a été si violent et tellement marqué par les violations des droits de l’Homme qu’en 1988, les députés du Parti mexicain socialiste (PMS) ont présenté devant la Chambre des députés une demande de jugement politique contre le général. Le document témoignait des assassinats, enlèvements, détentions arbitraires, séquestrations, tortures, expulsions, destructions de maisons, attaques à des manifestations de protestation et violations de domiciles durant son mandat (Rojas, 1995). Le gouvernement du général Castellanos a créé les conditions d’une acceptation graduelle de la violence jusqu’à en faire un moyen politique. La violence s’est peu à peu convertie en une expérience quotidienne des paysans de la Forêt Lacandon, jusqu’au moment où le fait de prendre les armes a été vu comme un acte de légitime défense. On peut dire que la violence et la répression de l’État ont créé des « cadres d’injustice » puissants qui ont motivé l’entrée dans la clandestinité de milliers de personnes pour qui il était devenu insupportable de continuer à subir cette situation.
Motivations et expérience du militantisme zapatiste : le cas d’Oliverio
39À la fin des années 1980, des milliers de paysans de la région avaient opté pour le militantisme dans l’EZLN et même s’ils continuaient à participer aux organisations paysannes, tout leur indiquait, dans le contexte national, que la seule option viable allait être la lutte armée. Dès 1982, l’État mexicain a mis en marche un ensemble de politiques de tendance néolibérale impliquant des changements dans le secteur agricole et de l’élevage et qui ont profondément affecté les paysans (Collier, 1994).
40Le gouvernement de Carlos Salinas a accentué ces changements en décrétant la fin de la répartition agraire et en ouvrant la possibilité de privatiser la terre – qui jusqu’alors, ne pouvait faire l’objet d’une saisie, était imprescriptible et inaliénable. Il a imposé à la production des critères de compétitivité définis par le marché international et mis fin au rôle régulateur de l’État, en supprimant les institutions qui s’occupaient de la commercialisation, du financement, des conseils techniques, etc., qu’il avait jusqu’alors soutenues (Landáruzi, 1995 : 136-137). Dans le cas concret du Chiapas, ce qui a le plus affecté les paysans, c’est la restructuration du secteur du café, l’abandon des producteurs de maïs, la signature du TLC (Traité de libre-échange entre le Mexique, les USA et le Canada) et les modifications de l’article 27 de la Constitution, car, pour la majorité, l’accès à la terre et la production de maïs et de café constituent la base de l’économie et de la culture (Harvey, 1995).
41Cela dit, au-delà d’un contexte structurel imposant aux paysans et paysannes tojolabales de María Trinidad le soulèvement armé comme seule issue possible, quelles ont été les motivations qui les ont conduits à s’engager dans le « rêve zapatiste » et à se sentir prêts à donner leur vie pour celui-ci ? Comment ont-ils vécu leur entrée dans l’EZLN et leurs premières années de militantisme et quelle signification ont-ils donnée à leur appartenance à ce mouvement ? La reconstitution des premières années de militantisme d’Oliverio, un des nombreux paysans de la région ayant opté pour le zapatisme, peut nous aider à répondre à quelques-unes de ces questions. Évidemment, dans le zapatisme, comme dans n’importe quel mouvement social, il existe ce que Passy (1998 : 8) appelle des « engagements différenciés » qui se traduisent par différentes façons de militer.
42Oliverio est né au début des années 1970 à María Trinidad, un ejido situé dans la partie forestière de la commune de Las Margaritas. Quand il était encore enfant, son père est mort des suites d’une fièvre. À cette époque, il était courant que les personnes meurent de maladies curables ; la Forêt Lacandon était une région totalement oubliée par l’État, et ses habitants n’avaient accès à aucun droit social. En tant que membre d’une famille paysanne, Oliverio a été initié dès son plus jeune âge aux travaux agricoles, principalement à la culture du maïs et du café. À la fin de l’école primaire, Oliverio est parti travailler dans la ville de Las Margaritas avec un commerçant ami de sa famille et ceci lui a donné l’opportunité de poursuivre ses études secondaires. Au milieu des années 1980, à l’âge de quinze ans, Oliverio est revenu à María Trinidad et s’est rendu compte de l’intense activité politique de la région. Dans ces années, beaucoup de paysans de la commune participaient déjà en parallèle aux trois projets politiques qui existaient dans la forêt Lacandon, d’autres, en revanche, n’imaginaient pas encore ce qui allait arriver.
43À 16 ans, Oliverio s’est marié avec une jeune fille de son village et, selon la coutume de la région, une fois marié, il est devenu membre à part entière de la communauté, avec les droits et les obligations que cela implique. Il a reçu par exemple un terrain à bâtir (petit, car l’espace manquait) pour construire sa maison, une parcelle de caféiers et quelques hectares de terre pour cultiver sa milpa. Même si Oliverio a pu profiter d’une partie des terres que ses grands-parents avaient reçues lors de la dotation de 1957, son accès à celles-ci a été limité et il n’a jamais pu obtenir le statut de membre de l’ejido en titre car les terres étaient aux mains des « basiques », c’est-à-dire des personnes qui avaient reçu la première dotation – en général les parents ou grands-parents des jeunes.
44Avant 1992, année où le président Carlos Salinas a modifié l’article 27 de la constitution pour mettre un terme à la répartition agraire et convertir les terres des ejidos et des communautés en marchandise (Calva, 1993 ; Ibarra, 1992), les jeunes paysans conservaient l’espoir de pouvoir un jour bénéficier d’une dotation, grâce à la lutte pacifique dans leurs organisations. La possibilité d’obtenir un lopin de terre par des moyens pacifiques ayant été annulée, cet espoir a également été anéanti. C’est alors que beaucoup de jeunes paysans du Chiapas ont vu dans la lutte armée la seule alternative pour obtenir un morceau de terrain et la réponse à leurs autres demandes.
45Oliverio a d’abord milité dans l’Union des Ejidos de la Forêt (UES) à laquelle une grande partie des familles de son village participait déjà. La participation d’Oliverio s’est surtout orientée vers l’aspect éducatif, car il a été nommé par son village « éducateur communautaire » du Programme d’éducation intégrale des Cañadas de la Forêt Lacandon (PEICASEL), initiative impulsée par les communautés organisées autour de l’ARIC-Unión de Uniones dont faisait partie la UES. Bien qu’il y ait activement participé, Oliverio dit ne s’être jamais « fait beaucoup d’illusions sur l’Union », ni s’être « senti très représenté ».
46Avant d’avoir 19 ans, Oliverio a rejoint les rangs zapatistes ; une grande partie de sa famille était déjà dans le mouvement, c’est pourquoi il n’a pas hésité un instant à s’y intégrer, dès qu’il a su de quoi il retournait. Il résume ainsi les motivations qui l’ont conduit à entrer à l’EZLN : « Je ne voyais pas d’autre issue », « Nous en avions assez de tant d’injustices ». À ces motivations, il ajoute aussi l’espérance d’améliorer sa situation économique et une identification aux idéaux du mouvement. Pendant plusieurs années, tout le monde, au village d’Oliverio, avait un double militantisme : l’un public dans l’Union d’Ejidos et l’autre clandestin dans l’EZLN.
47Peu de temps après être entré à l’EZLN, Oliverio a décidé d’en devenir milicien, c’est-à-dire soldat à temps partiel. Durant toute la période clandestine du mouvement, il a reçu une formation politique et militaire. Oliverio raconte qu’il aimait aller aux réunions de l’EZLN parce qu’il en apprenait beaucoup sur l’histoire, la politique, la médecine, la littérature ; il affirme aussi que c’était « mieux que l’école parce que là, on t’enseignait vraiment la réalité, telle quelle, comment se passaient les choses ». Oliverio considère que c’est à cette époque qu’« il a ouvert les yeux » et qu’il s’est rendu réellement compte de toutes les injustices subies. Ces réunions ont été non seulement un espace pour apprendre, mais surtout des espaces pour la production de connaissances, de nouvelles identités et de nouvelles pratiques organisationnelles, qui peu à peu ont dessiné le visage du mouvement.
48À mesure que l’engagement d’Oliverio dans l’EZLN se faisait plus intense, son militantisme s’est converti en l’essence même de son identité. En effet, comme le signale Pizzorno (1991), dans l’engagement politique, ce qui se joue, au-delà de l’obtention d’un maximum d’avantages, c’est la production d’identités. Dans cette perspective, le militantisme des paysans mayas, mettait en jeu la possibilité de construire collectivement une nouvelle identité personnelle et collective, distincte des stéréotypes racistes et paternalistes sur l’identité indienne produits pas l’État et reproduits notablement dans la société du Chiapas par tous ses acteurs.
49La participation au zapatisme a stimulé parmi les communautés mayas, ce que Castoriadis (1999) a appelé « l’imagination radicale », entendue comme une puissante force créatrice du réel et du socio-historique. Dans cette perspective, imaginer n’a rien à voir avec l’idée de fausse représentation, leurre, tromperie, etc. Au contraire, « l’imagination radicale » fait référence à la capacité de création et non pas seulement de répétition ou de combinaison d’une quantité prédéterminée et finie de représentations (Castoriadis, 1999). À différentes reprises, j’ai eu l’occasion d’entendre Oliverio ou d’autres militants zapatistes dire des choses comme : « Le zapatisme te fait rêver », « Nous sommes sans cesse en train d’imaginer ». Un paysan tojolabal m’a dit un jour :
« On est vraiment fous, on n’arrête pas d’imaginer des choses, de rêver, et ensuite avec ton rêve, tu contamines un autre mec et le rêve se propage comme ça jusqu’à ce qu’on soit beaucoup et alors, on dit : “Eh bien, faisons-le !” et on le fait. Voilà comment on est fous, nous les zapatistes, c’est comme ça qu’on a tout fait ; et tu vas voir que pour l’instant, on est silencieux comme s’il ne se passait rien, mais on continue à rêver, on continue à chercher à voir ce qu’on va faire, à voir comment on va surprendre » (Tadeo, Chiapas, 2006).
50À l’intérieur du mouvement, « l’imagination radicale » a joué un double rôle ; d’une part, elle a permis la création de nouveaux désirs et de nouvelles représentations sur différents domaines de la vie, principalement en ce qui concerne de nouvelles façons de faire de la politique, de concevoir le pouvoir ou la possibilité d’un nouvel ordre mondial autre que l’ordre capitaliste – idée qu’ils ont résumée par la formule « un autre monde est possible ». Dans le cas concret des militants, leur participation au mouvement leur a donné l’opportunité d’imaginer collectivement un autre futur pour leurs peuples et pour leurs familles. En plus de produire de nouvelles représentations, « l’imagination radicale » a fonctionné comme moteur de l’action collective, ce dont témoignent les dizaines d’initiatives novatrices qu’ils ont imaginées, puis impulsées. Par exemple : la Première Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme (1996) avec laquelle un cycle de luttes mondiales contre le capitalisme allait commencer.
Le soulèvement armé : l’heure de la revanche
51En décembre 1993 les bases de soutien zapatistes ont décidé par le biais d’une consultation, que le moment du soulèvement armé était venu. Le contexte national ne laissait aucun espoir aux paysans, les effets négatifs des politiques néolibérales impulsées depuis 1983 par l’État mexicain se faisaient durement sentir dans toutes les régions rurales. Comme l’explique N. Harvey (1995 : 449), ces changements n’ont pas eu lieu exclusivement au Mexique, ils ont fait partie de la restructuration du capital à l’échelle mondiale, et de l’insertion différenciée des activités agricoles dans l’économie politique internationale. Une de ses conséquences a été l’émergence d’une nouvelle classe rurale dans toute l’Amérique latine, formée de paysans jeunes sans perspectives de développement économique et pour qui il n’y avait d’autre issue que l’émigration ou, dans les cas les plus désespérés, la lutte armée (Harvey, 1995 : 450).
52À l’aube du 1er janvier 1994, le jour même où entrait en vigueur l’Accord de libre-échange d’Amérique du Nord (ALENA ou TLCAN), l’EZLN a fait son apparition publique et lancé la « Première Déclaration de la Forêt Lacandon » dans laquelle elle a déclaré la guerre au gouvernement et a expliqué qui elle était et pourquoi elle avait pris les armes. À ce moment-là, María Trinidad s’était converti en un important bastion de l’EZLN, tous y étaient unis dans la lutte. Oliverio a participé au côté de milliers de paysans indiens à la prise de sept chefs-lieux18. Il raconte que ce jour-là, il était calme, il n’avait pas peur de mourir, il était convaincu qu’il n’y avait pas d’autre option. Comme ils l’ont fait eux-mêmes savoir à l’époque, le plan originel de l’EZLN était « d’avancer jusqu’à la capitale du pays en battant l’armée fédérale mexicaine19 ». Oliverio raconte que, selon les prévisions du mouvement, au cours de leur trajet jusqu’à Mexico, ils allaient « réveiller » les consciences et la population allait rejoindre spontanément leurs rangs. Ça ne s’est pas passé ainsi : la société civile mexicaine n’a pas rejoint les rangs rebelles, mais elle est quand même descendue dans les rues pour les soutenir et exiger une solution pacifique au conflit et la fin des bombardements des communautés zapatistes. Fait inédit dans l’histoire des guérillas latino-américaines, moins d’un mois après le soulèvement armé, la première table de négociation entre l’EZLN et le gouvernement fédéral a été mise en place.
53Alors que les négociations avaient lieu à San Cristóbal de Las Casas, les communautés de ce qu’on a appelé la « zone du conflit » ou « zone libérée », vivaient de profondes transformations internes. En effet, un coup fatal – ce que Van Der Haar (1998b) a appelé le coup de grâce zapatiste – a été porté par exemple à la classe des propriétaires terriens qui avaient encore en leur possession de grandes étendues de terre et contrôlaient une partie de la main-d’œuvre paysanne ou sa production, comme l’explique un jeune zapatiste : « Quand on a libéré la zone, alors c’est le peuple qui commande et ça n’a pas plu à beaucoup d’éleveurs et ils ont filé en ville et laissé leurs ranches à l’abandon » (Chiapas, 1998).
54Le soulèvement du 1er janvier et le contrôle de la région a été pour les militants zapatistes un moment de « revanche », où les paysans ont affirmé leur dignité face aux éleveurs et mis fin à un type de relation qui les avait maintenus en position de subordination et de discrimination. Ils racontent que dans les jours suivant le soulèvement, les Zapatistes ont parcouru les ejidos et ranches du territoire libéré, parlant des lois révolutionnaires zapatistes, entre autres la Loi agraire révolutionnaire par laquelle on cherchait à établir les normes d’une nouvelle répartition agraire20. En certaines occasions, les paysans rebelles ont eu l’opportunité de parler face à face avec les propriétaires des haciendas où ils avaient travaillé, sauf que maintenant ils ne le faisaient pas comme péons, mais comme membres d’une armée indienne ayant la région sous contrôle, comme se souvient un membre des bases zapatistes de la communauté de San José Del Río, ancien peón acasillado de l’hacienda La Petema :
« Avant de chasser les propriétaires des ranches, on les a convoqués ici et on a parlé avec eux. Alors c’est là qu’on s’est défoulés ; pour ma part, je leur ai dit : “Vous vous rappelez tel jour et telle occasion où vous alliez me brûler, où vous étiez sept et vous veniez dans une camionnette ?” “Oui, c’est vrai”, ils m’ont dit. Tout, on leur a tout ressorti ! » (interview collective, Chiapas, 1998).
55Dans la commune de Las Margaritas, la majorité des éleveurs et propriétaires de ranches ont abandonné leurs propriétés après le soulèvement et se sont réfugiés dans les villes de Las Margaritas et Comitán. C’est ce qu’explique un groupe de paysans de la région : « Ils n’ont plus osé revenir parce qu’ils se sentaient vraiment coupables de ce qu’ils nous avaient fait et aussi parce qu’ils ne pouvaient plus faire certaines choses qu’ils faisaient avant » (interview collective, Chiapas, 1998).
56Les manifestations les plus importantes de « revanche » ou « réparation de l’offense » ont été, sans aucun doute, les prises de terres qui ont eu lieu en général dans les haciendas ou ranches où les paysans eux-mêmes avaient travaillé (voir Villafuerte et al., 1999 ; Van Der Haar, 2005 ; Reyes, 2005). Ces occupations ont été non seulement des actions pour la « récupération » des territoires arrachés à leurs ancêtres, mais aussi une façon d’établir un ordre basé sur leur propre sens de la justice, un ordre où « la terre est à celui qui la travaille ». Rien qu’entre janvier et juillet 1994, dans la zone du conflit, on a enregistré des plaintes contre l’occupation de 312 terrains d’une superficie d’environ 31 000 hectares (Reyes, 2005 : 72), d’autres auteurs parlent d’environ 60 000 hectares de terres occupées (Villafuerte et al., 1999 : 131). Il convient de signaler que les occupations de terres n’ont pas seulement eu lieu dans le territoire « libéré » ; les paysans non zapatistes d’autres régions du Chiapas, regroupés dans diverses organisations paysannes ont profité de la conjoncture créée par le soulèvement pour prendre des dizaines de terrains. Les occupations de terres réalisées dans le contexte du soulèvement zapatiste ont été une nouvelle étape de réforme agraire au Chiapas, en complète contradiction avec la « fin de la répartition agraire » décrétée deux ans auparavant par le président Salinas de Gortari (Van Der Haar, 2005 : 6). Dans la zone zapatiste, la majorité des « terres récupérées » ont été réparties sous forme de propriété collective entre les bases de soutien qui n’avaient pas accès à la terre. Ainsi, des dizaines de nouveaux hameaux se sont formés sur les terrains des anciens ranches ou haciendas.
57La capture et le jugement du général Absalón Castellanos, ex-gouverneur de l’État et propriétaire de grandes étendues dans la commune de Las Margaritas a été une autre des actions ayant symbolisé la « revanche » des paysans zapatistes. Le général Castellanos a été capturé dans son ranch le 6 janvier et retenu durant 40 jours dans une communauté zapatiste durant l’instruction d’un procès populaire pour sa responsabilité dans les délits de « violation des droits de l’Homme, assassinat, séquestration, vol, corruption et autres accusations qui peuvent en dériver21 ». Bien que lors du jugement le général ait été estimé coupable et condamné à passer le reste de ses jours à faire des travaux d’intérêt général dans une communauté indienne, l’EZLN a annoncé dans un communiqué que :
« Elle lui rend sa liberté physique et à la place, le condamne à vivre jusqu’à son dernier jour, avec le remords et la honte d’avoir reçu le pardon et la bonté de ceux qu’il a si longtemps humiliés, séquestrés, dépouillés, volés et assassinés » (EZLN, 25-01-1994).
La rencontre avec la société civile : l’affirmation de l’identité militante
58Dans les mois qui ont suivi le soulèvement, le zapatisme a vécu une profonde mutation : la voie des armes a été écartée et une multitude de canaux de dialogue avec différents secteurs de la société civile ont été mis en place, redéfinissant ainsi le visage du mouvement. Pour Oliverio et les milliers de paysans qui s’étaient préparés pendant des années à être soldats, ce tournant a été une surprise bien accueillie ; bien qu’ils aient été prêts à mourir, les armes ont toujours représenté pour eux l’ultime alternative. La première rencontre formelle entre le zapatisme et la « société civile » a eu lieu durant la Convention nationale démocratique (CND) réalisée en août 1994 dans la communauté de Guadalupe Tepeyac, dans la partie de la forêt tropicale de la commune de Las Margaritas. Les militants zapatistes ne pouvaient pas croire que près de sept mille délégués de différentes régions du Mexique répondent à leur appel en arrivant dans la forêt Lacandon ; une jeune zapatiste commente : « Jamais de notre vie nous n’avions vu autant de gens. » Ils se rappellent tous cette date comme un grand jour ; les bases zapatistes avaient préparé un défilé pour souhaiter la bienvenue à la « société civile ». Il était prévu que Fabiola, l’épouse d’Oliverio, y participe. Elle avait mis son foulard rouge et tenait par la main ses trois fils, et elle raconte que lorsqu’ils ont traversé l’Aguascalientes22 pour souhaiter la bienvenue aux délégués de la rencontre, les gens n’arrêtaient pas d’applaudir, tous avaient l’air enthousiaste et elle précise que même « de l’eau coulait de leurs yeux ». Quand le défilé s’est terminé, elle a dit ne pas comprendre pourquoi des femmes de la « société civile » sont venues l’embrasser et lui ont dit merci. Il a fallu du temps à presque toutes les bases de soutien pour prendre conscience de l’ampleur des sympathies qu’avait éveillées leur mobilisation, et se rendre compte du fait que le regard sur les Indiens du Chiapas s’était transformé.
59Oliverio se souvient que ce jour-là, il était habillé de son uniforme et de son passe-montagne parce qu’il faisait partie de la sécurité, et il commente pensif : « C’est très étrange, quand j’ai mon passe-montagne et mon uniforme, les gens me serrent la main, veulent me parler, les filles de la société civile m’invitent même à danser, mais quand je l’enlève et que je sors comme ça, en civil, c’est comme si j’étais n’importe qui. » Cette réflexion d’Oliverio résume le paradoxe de ceux qui ont dû se couvrir le visage et prendre les armes pour être vus, écoutés et reconnus par le reste de la société.
60À partir de là, les rencontres entre l’EZLN et la « société civile » nationale et internationale se sont succédé sans interruption. Motivés par des raisons les plus diverses, femmes et hommes de toutes les régions du monde sont venus dans la forêt Lacandon pour rencontrer les Zapatistes. Avec ces rencontres, l’identité zapatiste s’est transformée car, comme n’importe quelle identité, ce n’est pas une donnée ou une essence mais le résultat d’échanges, de négociations, de décisions et de conflits entre différents acteurs (Melucci, 1999 : 12). De plus, ces rencontres n’ont pas été exemptes de tensions, d’incompréhensions et de moments difficiles.
61Malgré tout, les rencontres avec la société civile ont élevé le moral des rebelles, ce qui a aussi renforcé l’engagement militant dans la lutte, comme le commente Oliverio : « Si on n’avait pas pris les armes, on n’aurait jamais pu connaître autant de gens, et ils ne nous auraient pas connus non plus, on serait toujours oubliés, c’est sûr que toi non plus tu ne serais pas venue jusqu’ici. » La fierté produite par le fait d’appartenir aux rangs zapatistes était si forte que pendant longtemps ça a été une récompense suffisante pour confirmer l’engagement d’Oliverio et de beaucoup d’autres militants dans l’organisation.
62On dit que dans les années qui ont suivi le soulèvement, de nombreux villages ont rejoint les rangs zapatistes, qu’il y avait un grand optimisme sur une victoire à moyen terme et que personne ne voulait rater ce moment historique, ni ce qu’on obtiendrait avec la victoire. Dans ces années-là, le zapatisme a grandi considérablement, mais le problème c’est que beaucoup des paysans entrés à cette étape ne sont pas passés par le même processus de politisation et d’identification qui a permis chez les premiers membres des bases de soutien, l’émergence d’un engagement intense à long terme.
63Une des plus importantes rencontres pour le zapatisme a été celle avec les organisations indiennes des différentes régions du pays. Elles ont été les premières à manifester leur soutien et leur solidarité avec le mouvement, car elles avaient en majorité les mêmes demandes que les Zapatistes et étaient sujettes à des expériences similaires de racisme. Cette rencontre poussa l’EZLN à affirmer plus fortement son identité indienne, et à vouer une grande part de ses efforts à la lutte pour la reconnaissance des droits des peuples indiens. L’affirmation de ce qui est indien n’était pas seulement une rhétorique destinée à l’extérieur du mouvement ou une stratégie politique sans relation avec ce qui se passait dans les communautés. Au contraire, le processus d’affirmation positive d’une identité indienne a aussi été vécu dans les villages et a eu des effets concrets dans la vie des personnes. C’est une évidence à María Trinidad ; bien que ce soit une communauté d’origine tojolabal, on n’y trouve pas beaucoup des marqueurs culturels qui, dans la logique hégémonique, permettent d’identifier un groupe comme indien ou non ; en effet, sa propre langue, les vêtements, le système de charges et certaines fêtes, ne sont pas spécifiques à cette communauté. Comme on l’a montré dans d’autres travaux, c’est quelque chose de courant dans les villages tojolabales de la commune (Mattiace, 2002 : 88-92 ; Ruz, 1981). À María Trinidad, l’affirmation par le mouvement de son identité indienne a ouvert un espace pour que les bases zapatistes de ce village connaissent un processus de ré-identification à l’identité et à la culture qu’on considérait auparavant être celle « des aïeux23 ».
La trahison gouvernementale et la militarisation de la Forêt
64Durant le mois de janvier 1995, le président Zedillo24 a réitéré à plusieurs reprises la promesse de son gouvernement – « la paix, le dialogue et la réconciliation » – et assuré qu’il « ne prendrait aucune initiative impliquant l’usage de la force ». Tout indiquait la mise en place imminente d’un nouveau dialogue. Pourtant, le 9 février 1995, sous prétexte de la découverte d’« indices » prouvant que l’EZLN préparait de « nouveaux actes de violence », Ernesto Zedillo a lancé une offensive militaire contre elle pour capturer ses dirigeants25.
65L’armée mexicaine est entrée par la terre et par les airs dans la « zone libérée » et a dévasté tout ce qu’elle a rencontré sur son passage. Le temps que l’armée réussisse à arriver jusqu’aux communautés de la Forêt, les bases zapatistes avaient pris la fuite dans la montagne, où ils se sont réfugiés plusieurs semaines. Ce jour-là est resté gravé dans la mémoire de tous les habitants de María Trinidad comme une date-clef dans l’histoire du village. Ils racontent qu’une nuée d’hélicoptères a envahi le ciel, que des centaines de soldats se sont jetés depuis les airs pour encercler la communauté : « Nous les voyions tomber du ciel là, dans nos plants de café, il y en avait plein ! » Pendant tout le mois de février et une partie du mois de mars, l’armée a continué à s’enfoncer à l’intérieur de la Forêt Lavandon à la recherche des dirigeants zapatistes et, bien qu’elle n’ait réussi à capturer personne, elle a pris le contrôle militaire de la région, installé de nombreuses casernes au cœur des villages et établi des dizaines de barrages routiers.
66La situation du neuf février a été mise à profit par les éleveurs de la zone, qui, soutenus par l’armée, sont revenus dans leurs anciens ranches pour en sortir le bétail qu’ils y avaient laissé. Les éleveurs ont favorisé la présence de l’armée dans la région, comme l’a expliqué Agusto Altusar, ancien propriétaire de l’hacienda La Petema : « La présence de l’armée ici, c’est parfait, parce qu’elle a rétabli la loi et elle nous soutient en tout. […] C’est pourquoi nous croyons que la présence de l’armée est une bénédiction de Dieu, l’armée nous met en sécurité, nous les éleveurs26. » Beaucoup des paysans affiliés aux organisations officielles et qui, le 1er janvier 1994, s’étaient déplacés vers d’autres chefs-lieux, sont aussi revenus dans la région et dans certains cas, ils sont devenus les alliés de l’armée et ont participé aux campagnes de contre-insurrection contre l’EZLN.
67À nouveau la société civile nationale et internationale est descendue en masse dans les rues pour exiger le cessez-le-feu, et le président Zedillo a dû stopper la poursuite des dirigeants zapatistes – même s’il n’a retiré aucun des effectifs militaires déployés dans les territoires rebelles. Peu à peu, les familles qui avaient fui dans la montagne sont revenues dans leurs villages. Pourtant, les bases zapatistes n’ont pas tous pu revenir, certaines des communautés pleinement identifiées comme fidèles au mouvement ont dû « s’exiler » dans les montagnes ; c’est ce qui est arrivé à María Trinidad. Dès lors, l’armée fédérale s’est établie en permanence dans les zones qui auparavant étaient contrôlées par les Zapatistes ; sa présence dans la région, en plus de provoquer le déplacement de près de douze mille personnes, a attisé les divisions à l’intérieur des communautés, introduit la prostitution, accru la consommation d’alcool et fait vivre les Zapatistes civils sous une forte pression psychologique (Hidalgo, 1996 : II). Comme le montre Pérez Ruiz (2004), cet encerclement militaire s’est accompagné d’encerclements d’autres sortes – politique, économique, paramilitaire, social et organisationnel – et leur objectif était d’en finir avec le mouvement. Les stratégies utilisées ont été très variées : négocier en parallèle avec d’autres organisations dans le but de priver le zapatisme d’alliés potentiels, obliger leurs bases de soutien à se déplacer, promouvoir la formation d’organisations anti-zapatistes et de groupes paramilitaires27 et octroyer des financements publics à la population non zapatiste (Pérez Ruiz, 2004)28.
Le dialogue de San Andrés
68Le rétablissement du dialogue entre l’EZLN et le gouvernement fédéral s’est produit un mois et demi après l’offensive de l’armée, dans la communauté de San Miguel, de la commune d’Ocosingo. C’est là qu’on a posé les fondations du « Dialogue de San Andrés », dans la zone du Haut Chiapas, dialogue qui allait donner jour aux premiers accords signés par les parties en conflit. La première session de pourparlers a été celle des « Droits et Culture Indienne ». À la surprise de tous, quand les négociations ont commencé, l’EZLN n’a pas présenté une proposition zapatiste en tant que telle, son idée était de trouver un consensus sur une proposition collective avec divers secteurs de la société civile, afin de faire de ces négociations un espace ouvert, de participation et incluant tout le monde. Pour l’élaboration de la proposition, les Zapatistes ont organisé un ensemble de forums de discussion auxquels a participé une ample gamme d’acteurs sociaux venus à l’événement en qualité d’assesseurs ou d’invités de l’EZLN. Les peuples indiens ont été les acteurs centraux durant ce processus de dialogue, ils ont participé aux négociations en tant qu’assesseurs ou invités et ont par ailleurs organisé de façon indépendante, des forums parallèles de discussion : la réalisation du 1er Congrès national indien (CNI) en a été le point culminant (Hernández, 1997 ; Vera, 1998). Dans le groupe des assesseurs zapatistes, la participation des intellectuels et des communalistes en lutte de la Sierra Juárez a été particulièrement significative. En effet, leur expérience en matière d’autonomie a mis presque tout le monde d’accord, et a posé les bases de la proposition que l’EZLN allait présenter lors de la négociation.
69Le processus de dialogue a été ardu ; il a été sur le point de se rompre à de nombreuses reprises. Dès le début, la stratégie gouvernementale a été de nier l’importance politique du dialogue – de « rapetisser » les acteurs – et de réduire le débat au domaine local – « Chiapaniser » le conflit – (Hernández, 1997 : 91). La délégation gouvernementale a donné de nombreuses preuves de son incompétence et de son racisme et, en bien des occasions, a manqué de respect à la délégation zapatiste. Comme autre constante on peut citer que chaque fois qu’on arrivait à un accord à la table de négociation, l’armée a lancé des opérations militaires contre les communautés civiles ou a accru le nombre de ses campements et de ses effectifs dans la zone du conflit. Malgré tout, le 17 février 1996, les premiers accords ont été signés entre l’EZLN et le gouvernement fédéral, qui s’est engagé à les traduire en une proposition de réforme constitutionnelle qui devrait être présentée pour son approbation devant le Congrès de l’Union29. En dépit de tous les problèmes survenus durant les négociations, celles-ci ont permis d’introduire la question des droits indiens dans le débat public, et ont réussi à rendre visible un ensemble de luttes indiennes qui avaient passé plus d’une décennie à essayer de se faire entendre.
70Les premiers accords ont été perçus comme une victoire pour la paix et pour la lutte du mouvement zapatiste mais aussi du mouvement indien au niveau national. Et il y avait de quoi : pour la première fois au Mexique, on avait discuté en profondeur la question des droits des peuples indiens ; c’était aussi la première fois que les intéressés eux-mêmes étaient à la tête du processus. À María Trinidad, la nouvelle de la signature des premiers accords a été reçue dans la joie et l’espoir ; même si les gens étaient encore en « exil » dans des conditions d’extrême précarité, c’était une étape de grande participation, la vie du village tournait autour de la lutte et ça se reflétait même dans les jeux des enfants qui selon le moment, interprétaient le « dialogue », la manifestation, la consultation ou la rencontre.
71Le 20 mars 1996 les discussions du second volet des négociations ont commencé, avec pour thème « Démocratie et Justice30 ». Le dialogue n’a pas duré longtemps ; le gouvernement a durci sa position ; il s’est présenté sans proposition, ni assesseurs, ni invités, dans la seule intention d’écouter et de « cocher » les demandes qu’il était disposé à satisfaire et de « barrer » celles qu’il considérait non négociables, dans le style le plus classique du PRI31. Parallèlement, il a effectué diverses opérations militaires ou policières contre les communautés32, et, à un moment de la négociation, il a même condamné deux prisonniers zapatistes à 13 et 6 ans de prison. Très vite, le processus de dialogue s’est retrouvé paralysé et l’EZLN n’a eu d’autre choix que de déclarer qu’elle ne reviendrait pas à la table de négociation tant que certaines questions préalables ne seraient pas résolues, notamment : l’installation de la Comisión de Seguimiento y Verificación (COSEVER) et la traduction des accords de San Andrés en une proposition de réforme constitutionnelle qui permettrait de les rendre effectifs.
72Afin de désembourber le processus de dialogue, la Commission de Concordance et de Pacification (COCOPA) a pris les choses en main et présenté une proposition de loi aux deux délégations en stipulant qu’il s’agissait d’un document définitif et non négociable. L’EZLN a accepté le document, mais le président Zedillo l’a refusé et a présenté un nouveau document qui ne respectait pas l’esprit de ce qui avait été signé à San Andrés. Après cette initiative, les négociations de San Andrés ont été définitivement closes et la voie du dialogue a pris le même chemin vu qu’à l’évidence, il ne servait à rien de négocier avec un gouvernement qui n’avait aucune intention de respecter ce qu’il avait signé.
L’action militante dans la vie quotidienne
73Le zapatisme, plus qu’une adhésion à une idéologie, est une pratique quotidienne dans laquelle les militants construisent le mouvement et se construisent eux-mêmes sous une nouvelle identité. Ce militantisme exige leur participation active à de multiples activités absorbant une bonne partie de leur temps et de leur énergie. Être zapatiste est une façon de vivre et représente de ce fait, un « mode coûteux » d’action collective en termes de travail, d’effort, de ressources et de risques, mais qui semble pourtant souhaitable de par son caractère émancipateur, car il les a libérés des tutelles du passé, leur a permis de jouir de facto de nouveaux droits, d’exercer leur autonomie communautaire et régionale, et les a convertis en producteur de subjectivités, de pratiques et de connaissances anti-hégémoniques.
74L’action militante des bases civiles a été orientée vers quatre types d’activités : le soutien logistique de leur armée, l’organisation d’événements publics pour rencontrer d’autres acteurs de la société civile, l’organisation de leurs communes autonomes et l’organisation de la vie communautaire dans le respect des principes zapatistes.
75Dans les années qui ont suivi le soulèvement, les bases de María Trinidad ont participé à presque tous les événements publics où l’EZLN a rencontré la société civile car la majorité d’entre eux ont eu lieu dans leur région. Tous ces événements ont demandé des semaines de préparation où les bases de centaines de communautés se sont mobilisées pour l’organisation collective des événements, allant de la construction de l’infrastructure pour recevoir les invités jusqu’à la préparation de programmes artistiques et la réflexion collective en assemblée. Par exemple, quand la Première Rencontre internationale pour l’humanité et contre le néo-libéralisme (juillet et août 1996) a été réalisée, plus de cinq mille personnes de divers pays du monde sont arrivées à la communauté de La Realidad. Pour cet événement, les bases de María Trinidad ont été chargées de travailler aux cuisines. Pendant trois jours et trois nuits sans interruption, hommes et femmes, de manière équitable, ont préparé les repas pour cinq mille personnes, ce qui allait de couper le bois pour entretenir le feu jusqu’à la cuisson des tortillas faites à la main. L’événement a été un succès politique et a donné naissance aux luttes mondiales anticapitalistes, mais pour les bases ça a été physiquement épuisant. Comme à ce moment-là, l’espoir et l’optimisme régnaient encore, le bilan a été positif pour tout le monde, car l’événement leur a permis de mesurer l’impact de leur lutte et de garder le moral. Cependant lorsque ces événements se produisent dans des périodes de découragement, l’évaluation qu’on en fait peut être très différente.
76Depuis le début du soulèvement, les efforts des militants zapatistes se sont principalement centrés sur l’exercice de l’autonomie communautaire basée sur les principes zapatistes et la construction des communes autonomes rebelles zapatistes (MAREZ). Ce sont des structures qui articulent les différentes communautés pour faciliter leur auto-gouvernement et mettre en marche un projet politique et social anti-hégémonique. Elles représentent une alternative non seulement face aux communes officielles mais aussi face au système capitaliste et à la démocratie du haut vers le bas des partis politiques33.
77Concrètement, pour les militants, l’exercice de l’autonomie signifie assumer des « charges » pour le service de la communauté ou la commune34 et participer aux différents collectifs de production et de vente existant dans chaque communauté. Par exemple, les femmes de María Trinidad ont formé des collectifs pour la fabrication du pain, de nappes brodées, la vente de produits de première nécessité dans leur propre épicerie, la fabrication et la vente de tortillas, etc. Les collectifs travaillent par roulement, de sorte que chaque semaine les femmes doivent consacrer une partie de leurs journées à ces activités ; quand toutes les femmes participent, les tours sont plus espacés et le travail est moindre ; en revanche quand elles sont peu nombreuses, il y a beaucoup plus de travail. Les jeunes aussi ont formé leurs collectifs, et d’ailleurs, ils ont récemment ouvert une taquería (un restaurant qui sert des tacos), mais ils se sont aussi regroupés pour l’élevage de certains animaux, pour les semailles d’un demi-hectare de haricots noirs ou de maïs, pour l’ouverture d’une épicerie. Ces espaces leur permettent d’obtenir quelques revenus complémentaires pour l’économie familiale, mais ce sont surtout des espaces de socialisation où la solidarité de groupe se renforce et où l’identité collective du mouvement se construit.
78En plus de participer aux collectifs de production, les bases zapatistes doivent aussi contribuer au fonctionnement de leur système de santé et d’éducation. En d’autres termes, ils doivent fournir l’infrastructure nécessaire – c’est-à-dire construire les centres de santé et les écoles – et soutenir concrètement les promoteurs de santé35, d’éducation36, et autres, qui ne reçoivent pas de salaire, mais doivent théoriquement recevoir du maïs et des haricots pour nourrir leurs familles, et l’argent du transport pour se rendre aux cours de formation. Dans certaines communautés, on a atteint une organisation telle que si quelqu’un tombe malade et a besoin d’acheter un médicament ou d’aller en ville, les autres femmes du village s’organisent pour l’aider chacune son tour dans ses travaux domestiques, comme lui apporter un chargement de bois, laver ses vêtements, préparer ses tortillas, etc.
79Enfin, les bases zapatistes ont aussi le droit et l’obligation de participer aux réunions, assemblées, fêtes et célébrations en rapport avec le mouvement, ce qui signifie qu’elles doivent parfois quitter leur communauté pendant plusieurs jours, et donc délaisser leurs travaux personnels.
80Malgré le sens émancipateur qu’elles donnent à leur militantisme, les bases zapatistes sont aussi confrontées par moments, comme le montre Van Der Haag (2004 : 120), à de forts dilemmes entre gains et sacrifices. La participation aux multiples espaces que nous avons mentionnés implique pour eux une charge de travail énorme, et même si elle leur apporte aussi de grands avantages, ils ne sont pas toujours matériels. Ils ont par exemple, un meilleur système d’éducation et de santé qu’avant le soulèvement, mais comme ils sont autonomes, son entretien et son fonctionnement exigent beaucoup d’efforts. Parfois, il y a aussi des tensions entre des bases elles-mêmes, parce qu’elles considèrent que tous ne participent pas aussi activement et que tous ne reçoivent pas les mêmes avantages. Par exemple, dans le cas du collectif de femmes pour le soutien à celles qui sont malades, on voit qu’il y a des femmes qui se plaignent que, comme leurs compañeras « sont toujours malades », elles se chargent de tout le travail sans en tirer aucun bénéfice direct. Dans d’autres cas, il peut arriver que les familles ayant beaucoup de garçons apportent beaucoup de main-d’œuvre pour les collectifs agricoles sans pour autant recevoir plus de gains, car la répartition de la récolte se fait en fonction des membres de la famille et non de la quantité de main-d’œuvre.
81Si l’action militante a aidé les bases zapatistes à améliorer leurs conditions de vie, elles ont dû y investir beaucoup de travail et de grands efforts, souvent sans en tirer de bénéfice économique immédiat. Beaucoup en sont conscientes mais pour elles, leur militantisme répond, plus qu’à une logique économique, à une logique de l’autonomie, de la réciprocité et de la solidarité, dans laquelle ils construisent un nouveau type de relations sociales entre leurs villages. Et cela, dans un contexte de guerre et de manque de ressources, n’est pas toujours facile à assumer. Un exemple clair de la tension entre la logique économique et la logique de l’autonomie, c’est quand il s’agit de refuser l’offre de programmes gouvernementaux d’aide d’allocations ou de subventions37 (voir Van Der Haag, 2004 :137). Cette offre était inexistante avant le soulèvement, mais elle est maintenant utilisée comme un élément des stratégies de contre-insurrection. Depuis le début du soulèvement, les Zapatistes ont refusé tout financement ou programme venant du gouvernement, car dans la logique de l’État, ceux-ci ne sont pas considérés comme des droits sociaux des citoyens mais comme des prébendes, une répartition de gratifications en échange de la subordination et du soutien politique. Le refus zapatiste des programmes gouvernementaux a été une façon d’affirmer sa rébellion, sa dignité et son autonomie ; ça a aussi été une façon d’échapper à la logique clientéliste et paternaliste qui a marqué les relations entre l’État et les peuples indiens. Le problème est que, dans un contexte de manque de moyens, pour certaines bases de soutien il peut être très démoralisant de voir que ce sont les communautés et les familles non zapatistes qui ont tiré le plus grand avantage matériel de leur lutte sans avoir eu à s’organiser, car elles ont accepté différents programmes du gouvernement au prix de la subordination et de la perte de leur autonomie.
L’arrivée du PAN au pouvoir et le coup de grâce aux accords de San Andrés
82Au bout de 71 ans de gouvernement ininterrompu du PRI, le parti officiel a dû reconnaître la victoire aux élections du 2 juillet 2000 de Vicente Fox, candidat du Parti action nationale (PAN) – en alliance avec le Parti vert écologique (PVE). La nouvelle tant attendue de la chute du PRI a réjoui et suscité les espoirs de nombreux secteurs de la population. Durant sa campagne électorale, Vicente Fox avait annoncé que s’il gagnait la présidence il « résoudrait le conflit du Chiapas en quinze minutes ». Évidemment, personne n’avait pris cette déclaration au sérieux, mais l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement non PRI-iste, qui se surnommait lui-même « le gouvernement du changement », ainsi que ses promesses répétées de résoudre le conflit par la voie du dialogue, donnait à penser qu’on pourrait avancer dans la reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples indiens et, du coup, dans la solution du conflit au Chiapas.
83Le premier décembre 2000, dans son discours de prise du pouvoir, Fox a assuré que le premier geste de son gouvernement serait d’envoyer le projet de loi élaboré par la COCOPA au Congrès de l’Union38 et ce même jour, il a ordonné le retrait de 53 barrages militaires de la zone du conflit. L’EZLN a salué cette initiative, réitéré sa disposition à négocier et demandé au gouvernement trois actions concrètes pour confirmer sa volonté d’établir le dialogue : l’approbation de la loi COCOPA, le retrait de l’armée fédérale de sept positions militaires sur les 259 qu’elle occupait alors et la libération de tous les prisonniers zapatistes39. Dans un autre communiqué, les Zapatistes ont appelé le Congrès national indien (CNI) et la société civile à impulser une grande mobilisation ayant pour objectif d’obtenir la reconnaissance constitutionnelle des droits indiens dans les termes de l’initiative de la COCOPA. Ils annonçaient aussi qu’une délégation zapatiste voyagerait bientôt à Mexico pour faire valoir auprès du pouvoir législatif la nécessité de cette loi.
84Fox a tenu sa promesse d’envoyer le projet de loi au Congrès ; le problème, c’est qu’il n’a fait aucune campagne pour qu’elle soit approuvée. Au moment où la loi était soumise au Congrès, les Zapatistes ont entrepris une grande manifestation en direction de Mexico : la « Marche de la Couleur de la Terre », dont l’objectif était de faire connaître l’initiative de la COCOPA dans tout le territoire mexicain, obtenir le soutien d’autres secteurs de la population et aller expliquer devant le Congrès de l’Union, aux sénateurs, députés et à la société mexicaine, l’importance de la reconnaissance des droits indiens. Le 24 février 2001, la délégation zapatiste s’est mise en route. Au cours de son voyage, elle a traversé douze États du Mexique et des dizaines de villes et de villages où les foules l’ont accueillie. Le 12 mars, les Zapatistes sont arrivés au Zócalo, la grand-place de Mexico, où plus de 150 000 personnes sont venues les voir et les entendre. Le 28 mars, malgré l’opposition d’une grande partie de la classe politique mexicaine, les Zapatistes ont réussi à monter sur la plus haute tribune nationale ; la commandante Esther a été la première à prendre la parole et dans un discours mémorable, elle a expliqué la nécessité d’approuver l’initiative de la COCOPA pour mettre fin aux injustices, au racisme, à l’exploitation et à la longue liste d’offenses commises contre les peuples indiens sous la législation actuelle40.
85Après avoir pris la parole au Congrès, la délégation zapatiste est retournée au Chiapas. Jusque-là, tout semblait aller dans la bonne voie ; la marche avait été un succès et beaucoup voyaient avec optimisme la possibilité que les accords de San Andrés aboutissent en une loi. Pourtant le 25 avril 2001, les sénateurs des trois principaux partis (PAN, PRI et PRD) ont approuvé sur les Droits indiens, leur propre loi ne tenant pas compte des accords de San Andrés ; deux jours plus tard, cette loi était approuvée également à la Chambre des députés. Le Congrès national indien et la société civile mobilisée en faveur des accords de San Andrés ont rejeté sans appel le texte des sénateurs41. L’EZLN, pour sa part, a émis un communiqué dans lequel elle a refusé de reconnaître la réforme constitutionnelle, considérant qu’elle ne respectait pas l’esprit des accords de San Andrés, qu’elle ignorait la demande de reconnaissance des peuples indiens, trahissait les espoirs d’une solution négociée à la guerre au Chiapas, et révélait le mépris total de la classe politique pour les exigences populaires42.
86Par ailleurs, l’EZLN a déclaré qu’elle suspendait désormais tout contact avec le gouvernement de Fox et qu’elle ne reprendrait le dialogue que lorsque les accords de San Andrés seraient reconnus. Avec cette déclaration, l’étape du « silence zapatiste » a commencé : période d’environ vingt mois où l’EZLN n’a émis presque aucun communiqué et n’a fait aucune apparition publique. Tous les efforts zapatistes se sont concentrés sur le renforcement de leurs communes autonomes et l’exercice de leur autodétermination.
87Tandis que d’un bout à l’autre du pays, le CNI et d’autres organisations menaient de multiples actions en défense des accords de San Andrés, un à un, tous les Congrès locaux ont ratifié la Loi indienne du Sénat, sauf ceux de Oaxaca, du Chiapas, du Guerrero et d’Hidalgo. Des centaines de communautés indiennes refusant cette contre-réforme ont présenté 320 controverses constitutionnelles devant la Cour suprême de justice de la nation (SCJN), le dernier recours qui leur restait. En septembre 2003, après presque un an d’attente, la SCJN a débouté les 320 controverses. La résolution de la SCJN a mis un point final au long processus de négociation entre l’État et les peuples indiens pour la reconnaissance de leurs droits. Tous les recours légaux pour revenir sur une « Loi indienne » qui ne répond pas aux attentes des principaux intéressés et ne respecte pas ce qui était signé à San Andrés, sont alors épuisés.
88Pour la majorité des organisations indiennes, l’approbation de la Loi indienne du Sénat a été un affront historique envers leurs peuples et a mis fin à une étape de lutte où elles avaient essentiellement misé sur la voie juridique et le dialogue avec l’État. À partir de là, beaucoup d’organisations indiennes ont décidé que le mieux était de faire valoir leur autonomie de facto, en l’exerçant à tous les niveaux. Pour ce faire, elles allaient mener des actions visant à renforcer leurs processus locaux, lutter pour leur reconstitution en tant que peuples et défendre leurs territoires.
89À cette phase du sextennat, le gouvernement de Fox avait perdu toute crédibilité auprès des peuples indiens. Il était évident que ses promesses de campagne ne seraient pas tenues et que les voies institutionnelles pour la solution du conflit avec l’EZLN se fermaient à nouveau. Il faut ajouter à cela trois autres éléments : le gouvernement de Fox d’une part, a permis aux groupes paramilitaires de jouir de la plus totale impunité, les laissant agresser les communes autonomes ; d’autre part, malgré les mouvements militaires des premiers jours, les communautés zapatistes43 ont subi durant tout son mandat de six ans, le harcèlement permanent de l’armée ; et enfin, les villages situés dans la réserve de Montes Azules ont été de nombreuses fois menacés d’expulsion. Parallèlement, le gouvernement a lancé une campagne médiatique visant à minimiser le conflit et à faire croire à l’opinion publique nationale et internationale que le mouvement était divisé et qu’il avait perdu une grande partie de ses militants, ce qui allait être ultérieurement démenti par une nouvelle apparition publique massive des bases zapatistes.
Le désengagement
90Les premières défections à María Trinidad ont commencé peu après le depart de l’armée et le retour de la population au village après six ans d’exil. Bien qu’ils aient tous été contents de revenir, c’était aussi démoralisant car leur village était totalement détruit, comme me l’explique une femme :
« Nous sommes revenus, mais très vite, nous nous sommes sentis tristes parce que nous avons vu que nous devions tout recommencer, planter à nouveau nos caféiers, nos bananiers et les autres fruits et ça prend des années pour que la plante donne à nouveau. Nous avons dû débroussailler le terrain à nouveau pour la milpa, pour nos enclos, pour remettre debout nos maisons, pour les écoles pour les enfants, les épiceries, tout, les “guachos” [soldats] ont laissé derrière eux un désastre » (Chiapas, 2003).
91Pendant ces six ans d’exil, les bases zapatistes de María Trinidad ont vécu dans des conditions extrêmement précaires : ils n’avaient pas de terres à eux, ils avaient perdu leurs plantations de café et leurs vergers et ne pouvaient aller travailler nulle part ailleurs compte tenu de la présence de l’armée dans toute la région. Les gens subsistaient grâce au peu qu’ils arrivaient à produire sur des parcelles prêtées par d’autres communautés. Ils sont passés par des périodes où ils n’avaient pas assez de maïs pour manger et encore moins d’argent pour acheter des produits de base comme le savon, l’huile, les médicaments, les chaussures. Une forte pression psychologique s’ajoutait à cette situation de précarité : ils vivaient cachés dans un recoin de la Forêt Lacandon, sous le survol permanent d’hélicoptères et d’avions militaires. Durant le temps de l’exil, ils ont toujours pensé qu’une fois revenus à leur village, leur situation économique allait s’améliorer immédiatement. Pourtant, ça n’a pas été le cas, le village était totalement détruit ; le remettre debout allait leur demander plusieurs années et de gros efforts personnels – rien que pour que leurs caféiers recommencent à produire, il fallait au minimum quatre ans. Cette situation a tellement démoralisé certaines familles qu’elles ont décidé de quitter le mouvement. Ainsi, la guerre de basse intensité a provoqué ses premières pertes à María Trinidad. Les premiers départs ont causé de grandes tensions au sein du village. María Trinidad avait été un important bastion de l’EZLN, c’était une communauté unie où, comme ils le disaient eux-mêmes, « même les poules sont zapatistes ». Durant presque dix ans, ils avaient réussi à échapper aux divisions que le gouvernement tentait de provoquer par la présence de l’armée et l’offre de différents programmes sociaux. Pour beaucoup des militants, il était difficile de comprendre que leurs compagnons abandonnent le mouvement, et surtout qu’ils le fassent juste au moment où ils pouvaient revenir dans leur village. La décision était aussi difficile à assumer pour ceux qui quittaient le mouvement ; tous avaient lutté pendant des années, et leur identité en tant que peuple et en tant que personne était étroitement liée à leur action politique dans le zapatisme.
92Pourquoi un militant quitte-t-il un mouvement où il a mis tous ses espoirs et auquel il a consacré tant d’efforts ? Dans cette partie, je veux présenter les raisons que donnent les acteurs eux-mêmes pour expliquer leur départ et montrer comment ces « raisons » ne se trouvent pas liées à un désaccord idéologique, mais plutôt à un contexte marqué par une guerre prolongée de basse intensité et par des stratégies de contre-insurrection impulsées par l’État pour affaiblir les bases zapatistes, saper leur moral et décourager leur engagement militant. Le fait d’affirmer que quitter le mouvement n’est pas lié à des désaccords idéologiques, ne signifie pas qu’il n’y en ait pas ; ils existent sûrement, mais ils ne sont pas perçus par les militants comme décisifs dans leur départ.
93Au cours de mes conversations avec les militants zapatistes ayant quitté le mouvement, j’ai pu observer qu’ils s’efforcent tous d’élaborer une justification solide pour leur départ, car personne ne veut avoir l’air d’un « traître ». Comme me l’a dit Oliverio à cette époque : « Je ne me suis pas rendu, je n’ai pas trahi le mouvement, je ne suis pas devenu PRI-iste, je continue à penser que la lutte est juste, qu’ils ont raison, mais moi, maintenant, il faut que je m’occupe de ma famille et je reviens après. » Dans les discours justificatifs, on peut situer trois types d’arguments expliquant les raisons qui les ont conduits à sortir du mouvement.
L’évaluation négative de leur situation
94En revenant à María Trinidad et en voyant le village complètement en ruine, certains militants étaient tellement démoralisés qu’ils ont eu la sensation que tous leurs efforts dans la lutte avaient été vains, qu’ils n’avaient rien gagné et que la seule façon de remédier à cette situation était de sortir du mouvement ; le militantisme requérait d’eux beaucoup de temps et d’efforts qu’ils voulaient maintenant consacrer à l’amélioration de leur situation personnelle et de celle de leur famille, comme l’explique Oliverio :
« Quand on est dans l’organisation, on ne peut pas aller gagner sa vie ailleurs, on a beaucoup de tâches à assumer, on n’a pas de temps à consacrer à ses affaires ; c’est pourquoi j’ai dit à la communauté que je voulais me reposer un temps, que j’avais besoin de m’occuper de ma famille, de mes enfants. […] Je leur ai dit que je ne suis pas devenu PRI-iste, que je suis indépendant ; je ne vais entrer dans aucun parti et je ne veux pas d’argent du gouvernement, j’ai juste besoin qu’on me donne une chance de me reposer le temps que je résolve les problèmes de ma famille » (Californie, 2005).
95Au moment où Oliverio prend cette décision il a un fort sentiment d’épuisement, ce que les spécialistes des mouvements sociaux appellent le burn out – terme qui exprime une fatigue morale ou psychique qui peut être due à l’insatisfaction et à la frustration par rapport à ce qu’on espérait au départ (Fillieule, 2005 : 29). Dans le contexte analysé, la « fatigue » se trouve en rapport étroit avec l’usure physique et morale provoquée par la guerre de basse intensité et par plus de dix ans d’un militantisme exigeant une grande participation. Ce n’est pas par hasard qu’Oliverio présente sa sortie comme un « repos ».
96Tout comme cela se produit dans n’importe quel mouvement, à l’intérieur des communautés zapatistes il y a des divergences sur l’évaluation de la situation, sur ce que l’on a gagné ou non par la lutte. Ainsi, des personnes ayant la même trajectoire militante et étant dans la même situation économique peuvent interpréter leur situation de manière complètement différente. Si l’évaluation se fait en termes matériels, beaucoup de bases peuvent conclure qu’elles n’ont pas gagné grand-chose, ou même qu’elles n’ont rien gagné. Si, en revanche, l’évaluation se fait en fonction de ressources non matérielles, comme la reconnaissance ou le respect, elle est alors très positive. Ces différences de sens dépendront d’un côté, de la situation familiale des militants – ce que certains spécialistes appellent les « raisons biographiques » propres aux trajectoires individuelles (Labbé et Croisat in Fillieule, 2005 : 26) –, et d’un autre côté, des motivations premières les ayant amenés à adhérer au mouvement et de leur degré d’identification au projet.
97Malgré l’usure et la démoralisation vécues par les gens de María Trinidad à leur retour, la majorité des militants continuaient à penser que ça valait la peine de rester dans le mouvement. Même si leur situation économique était restée plus ou moins la même qu’avant le soulèvement, ils considéraient qu’avec la lutte ils avaient gagné des choses d’un autre genre, mais tout aussi importantes. C’est ce qu’explique un militant : « Avant notre soulèvement armé, personne ne nous connaissait et on ne connaissait personne, personne ne venait nous voir. Maintenant dans le monde entier on sait qui on est ; ça, c’est grâce à l’organisation, sinon on continuerait à être seuls ici. » D’autres soulignent que c’est la lutte qui leur a permis d’avoir leur propre gouvernement et d’obtenir leur autonomie : « Avant on devait tout aller demander au gouvernement, faire des allers et retours au chef-lieu, aux bureaux du gouvernement, supplier. Maintenant, non ; on a nos autorités, ce n’est plus pareil. » Dans d’autres cas, ils pensent que la lutte leur a permis de gagner le respect de la société et du gouvernement, comme le commente une femme : « grâce à l’organisation, on nous respecte, on ne nous cherche pas de problèmes, s’il n’y avait pas l’EZLN, ils nous auraient fait la même chose qu’à ceux d’Acteal, qu’à ceux d’Atenco, qu’à ceux de Oaxaca » (Chiapas, 2006).
L’offense et les frictions du quotidien
98« L’offense » un est deuxième type d’argument utilisé par les militants pour justifier leur départ ; dans ce cas, la défection s’explique comme une réaction face à un affront commis par un autre compagnon. Ces affronts peuvent se manifester sous forme d’offense à la renommée ou à l’honneur du militant, ou bien comme un manque de reconnaissance. Dans tous les cas étudiés, ces « offenses » se présentent dans le cadre de la vie quotidienne, ils sont le résultat de petites discussions entre voisins et de petites disputes. Comme le constate Klandermans (2005), le plus souvent, les individus quittent le mouvement pour des raisons triviales, qui n’ont rien à voir avec une appréciation critique de celui-ci, ni de ses objectifs ou de ses stratégies. De ce fait, soutient l’auteur, pour les mouvements sociaux, le véritable défi est de remplacer ceux qui partent, pas de garder tout le monde, ce qui serait matériellement impossible (Klandermans, 2005).
99Il convient de mentionner que dans les trajectoires militantes, il y a des périodes sensibles où il y a peu de tolérance à ces frictions, et au contraire des périodes où ce même genre de problème ne conduirait personne à envisager de quitter le mouvement. Depuis le soulèvement de 1994 par exemple, dans toute la zone d’influence zapatiste la consommation et la vente de boissons alcoolisées sont interdites, et des barrages ont été installés pour éviter leur introduction. Cette mesure avait fait le consensus des bases rebelles de María Trinidad, pourtant depuis qu’ils sont revenus de l’exil, quelques hommes ont commencé à boire avec une certaine fréquence. La communauté, dans l’intention de mettre fin à cette situation, a décidé de les « punir » par l’obligation d’effectuer des travaux communautaires, et ces punitions ont provoqué un tel malaise chez certains membres qu’ils ont fini par décider d’en sortir.
Le désespoir et la perte de sens
100Le « désespoir » est une autre raison invoquée par les ex-militants pour expliquer leur départ. Comme l’affirme Oliverio : « Je ne me suis pas senti déçu par le mouvement, ça me désespère. » Le « désespoir » d’Oliverio peut être compris de deux manières : l’impatience ou l’inquiétude qu’il ressent quand il voit que les choses n’avancent pas comme il l’aurait voulu, mais aussi la perte de l’espoir envers la lutte et le dialogue avec l’État comme un moyen efficace pour améliorer sa situation. À ce moment-là, Oliverio n’avait plus confiance dans la négociation avec l’État pour satisfaire leurs demandes, comme il le commente lui-même : « C’est être borné que de négocier avec le gouvernement, parce que lui, il sait d’avance qu’il ne va pas tenir parole. » Le refus du gouvernement de reconnaître les accords de San Andrés a fait que certains membres des bases zapatistes cessent de croire au dialogue.
101Face à cette situation, Oliverio a ressenti une perte de sens, ce qui dans son discours s’exprime par une difficulté à comprendre la direction prise par le mouvement à une étape où ni le dialogue ni la guerre ne sont des alternatives pour faire avancer leurs revendications. C’est ce qu’il l’explique lui-même :
« Ce qui m’est arrivé, c’est que je ne comprenais plus rien à ce que nous disaient les dirigeants, mais rien. Ils venaient nous expliquer comment on allait mener la lutte maintenant que le dialogue était rompu et moi, je ne comprenais rien, mais rien ; je ne comprenais rien et je leur disais : c’est simple, je ne vous comprends pas, je ne comprends pas ce que vous me dites. Eh oui, je ne comprenais pas, je ne sais pas pourquoi » (Californie, 2005).
102Pourquoi Oliverio cesse-t-il de comprendre l’orientation de la lutte zapatiste ? Certains spécialistes des mouvements sociaux ont montré que dans les contextes d’interaction où se développent les mouvements, les transformations engendrent de nouveaux cadres de sens et une redéfinition de l’action et des objectifs des mouvements, ce qui se verra reflété dans la perception qu’ont les militants de leur engagement politique (Passy, 2005). De même que l’EZLN a réorienté le sens de sa lutte – en passant des armes au dialogue et du dialogue à l’exercice de son autodétermination –, les bases ont redéfini leurs objectifs personnels. Il est fréquent, surtout dans les processus de lutte à long terme, que dans ce mécanisme de redéfinition, les objectifs de certains militants cessent de coïncider avec les nouveaux objectifs du mouvement. Il peut aussi arriver qu’au fil des ans ou après un changement de contexte, les motivations ayant conduit le militant à s’impliquer dans l’organisation s’épuisent. Dans le cas d’Oliverio, même si pendant les années qui ont précédé le soulèvement, sa fierté de faire partie des rangs zapatistes et son identification au mouvement étaient suffisants pour entretenir son engagement politique, dans l’étape du « silence zapatiste », ce n’est plus assez ; Oliverio a de nouveaux besoins et de nouvelles préoccupations, par exemple élever ses huit enfants. De plus, avant 1994, pour presque tous les jeunes de la région, l’EZLN représentait la meilleure option pour arriver à améliorer leur situation économique dans le futur. Comme nous le verrons au deuxième chapitre, dix ans après, avec le début de la migration transnationale, la lutte n’est plus le seul moyen d’y parvenir.
La sortie de l’EZLN : déchirement de l’identité personnelle
103La sortie du mouvement est vécue comme un processus douloureux, non seulement parce qu’elle représente un conflit qui divise les communautés et crée d’énormes tensions en leur sein, mais aussi parce qu’elle implique un déchirement de l’identité personnelle du militant et la fin d’un réseau de solidarité très fort. Quand les militants abandonnent le mouvement, ils perdent un espace essentiel de construction de liens affectifs, et une étiquette très importante qui les définit et les positionne dans la région, un label qu’ils ont assumé positivement durant des années et qui a fonctionné comme source de respect de soi.
104Les militants zapatistes sont très fiers de leur appartenance au mouvement ; ils savent que la lutte leur donne une renommée internationale, et ils se rendent compte qu’après le soulèvement, la relation entre les communautés indiennes et les villes métisses a changé. Bien que le racisme n’ait pas disparu, aujourd’hui, quand ils vont en ville on les regarde avec respect, parfois même avec crainte, et ils n’adoptent plus d’attitudes de déférence ou de soumission face aux métis, comme descendre des trottoirs pour leur céder le passage44. Alors, quand le militant quitte le mouvement, il perd non seulement un groupe de solidarité et de liens très forts, mais aussi une source fondamentale de son amour-propre.
105Pour ceux qui quittent le mouvement, les possibilités de recomposer leur identité de manière positive sont peu nombreuses : ils portent le stigmate du dissident et eux-mêmes se sentent mal de ne pas avoir « tenu le coup ». Par ailleurs, presque tous ceux qui quittent l’organisation seront considérés comme PRI-istes à partir du moment où ils commenceront à recevoir des allocations gouvernementales. Être « pri-iste » a une connotation hautement négative y compris dans les communautés non zapatistes. C’est une catégorie surtout utilisée pour signaler les groupes qui acceptent des programmes d’aide gouvernementaux et qui conservent une relation clientéliste et subordonnée avec les autorités de l’État ou de la fédération.
106Quand Oliverio a laissé l’organisation, il s’est lui-même défini comme « indépendant » et a décidé de n’avoir aucun contact avec l’État, et encore moins de recevoir des aides du gouvernement. Rester indépendant n’est pas facile, à María Trinidad les ex-militants se sont très vite vus harcelés par des fonctionnaires gouvernementaux qui, profitant de la fracture communautaire, sont venus offrir leurs programmes en échange de leur soutien et d’autres faveurs. Oliverio le relate lui-même :
« On est venu ici m’offrir je ne sais combien de choses, ils nous offrent de tout parce qu’ils savent que si nous l’acceptons, ils vont pouvoir commencer à dire que ceux de María Trinidad se sont rendus, qu’ils mangent dans la main du gouvernement. Ils savent qu’ils vont créer des problèmes au village, ça, c’est la stratégie de Don Luis H. Alvarez. Je ne suis pas bête, ce n’est pas parce que je suis sorti du mouvement que je ne me rends pas compte de la stratégie du gouvernement » (Chiapas, 2003).
107La sortie du mouvement n’a pas seulement des effets sur les identités personnelles des ex-militants, privés d’une identité positive telle que l’identité zapatiste. Cette décision a des effets sur tous les aspects de leurs vies et de celles de leurs familles, car dans la plupart des cas, le militantisme n’est pas une activité en marge des autres sphères de la vie. En général, dans les communautés totalement zapatistes, les sphères privée, communautaire et militante se trouvent étroitement imbriquées et il n’y a pas de frontière nette entre les unes et les autres45. Par exemple, au moment où Oliverio a quitté le mouvement, il a aussi décidé de retirer ses enfants de l’école autonome. Bien que les groupes zapatistes de María Trinidad soient d’accord pour accepter tous les enfants du village dans leurs écoles, quelque soit l’appartenance politique de leurs parents, pour Oliverio le fait de les y laisser représentait une incohérence de sa part et sa fierté était en jeu46. L’épouse d’Oliverio a aussi cessé de participer aux collectifs de femmes zapatistes. Ce sont des espaces essentiels pour l’obtention de certains revenus économiques complémentaires mais ce sont surtout des espaces de socialisation où la solidarité de groupe se renforce, et où se crée une identité collective.
108En quittant le mouvement, les militants se libèrent d’une grande quantité de travail et de pressions, comme ils le disent eux-mêmes, « ils se libèrent de toutes leurs charges », pourtant cette « liberté » implique aussi de rester en marge de nombre d’activités sociales et politiques qui jusque-là avaient donné sens à leurs vies. Ils cessent par exemple de participer aux réunions régionales du mouvement, ils n’assistent plus aux événements et festivités de la commune autonome, ils n’ont plus accès à l’information produite par le mouvement, etc. Pour toutes ces raisons, la sortie du mouvement s’accompagne d’un sentiment ambivalent : tout en se sentant libérés, ils ressentent un grand vide et un manque de références identitaires.
109D’autre part, les ex-militants récemment sortis subissent une forte pression sociale de leurs parents et amis qui sont restés dans le mouvement, et voient leur départ avec tristesse, colère et inquiétude. Un jeune homme d’une autre communauté se plaint :
« Je ne supporte plus la pression, mes amis ne me parlent pas, tous me regardent de travers, ce gars qui était mon professeur, je m’entendais bien avec lui, c’était mon ami, et maintenant il ne me parle plus, il est fâché contre moi ; il n’y en a que quelques-uns qui me parlent, comme Germán, Eliseo ; eux, oui, ils me parlent, mais ce n’est plus pareil » (Chiapas, 2005).
110Quand Oliverio a quitté le mouvement, lui aussi a senti une forte pression ; il voulait démontrer à sa communauté qu’il avait vraiment abandonné la lutte pour travailler pour sa famille et donc, il sentait qu’il lui fallait « réussir » économiquement, sinon la communauté allait dire « il est sorti de la lutte pour rien » puisque sa situation économique n’a pas changé. Étant donné le manque d’options pour travailler dans la région, Oliverio a décidé de monter sa propre affaire ; pendant près d’un an il est allé à la frontière avec le Guatemala acheter des vêtements qu’il vendait ensuite dans son village. Cependant, sa situation économique ne s’est pas améliorée et il a alors dû opter pour l’émigration transnationale.
Les Conseils de Bon Gouvernement : la lutte continue !
111La sortie des premières bases rebelles de María Trinidad a suivi de nombreuses tentatives du gouvernement pour introduire ses programmes d’assistance dans le village afin d’encourager les défections et diviser la communauté – il aurait ainsi pu dire que l’un des principaux bastions de l’EZLN passait enfin dans son camp. Malgré les multiples tensions causées par cette situation, jusqu’à ma dernière visite au village, la plupart des bases continuaient à être zapatistes et la communauté avait réussi à élaborer de nouveaux accords permettant la cohabitation pacifique des familles zapatistes et non zapatistes. C’est ce qu’explique une dame du village : « Le gouvernement veut qu’on se batte les uns contre les autres mais on va pas le faire parce qu’on est une famille, on est tous frères, même si on n’est plus tous compañeros. »
112Les militants restés « dans la lutte » consacrent aujourd’hui tous leurs efforts à la construction de leurs communes autonomes. Personne n’espère plus que l’État reconnaisse leurs droits en tant que peuples indiens ; ils les exercent de facto par leur organisation à l’intérieur des communes autonomes rebelles.
113À l’été 2003, les Zapatistes ont annoncé la création de nouvelles structures de gouvernement régional qui ont pour but la consolidation de leur autonomie : les Conseils de Bon Gouvernement (JBG). Ceux-ci sont le produit de dix ans d’organisation – discrète et « par en bas » – des communautés zapatistes pour l’exercice de leur auto-gouvernement : d’abord en tant que communautés, puis comme des communes autonomes et maintenant comme des conseils, c’est-à-dire des structures à une plus grande échelle où se regroupent plusieurs communes. Dans ces structures de gouvernement, les communautés rebelles sont en train de créer de nouvelles façons démocratiques de faire de la politique, réellement à partir des bases et guidées par le principe normatif de « commander en obéissant47 ». Elles sont aussi parvenues à construire des systèmes de santé et d’éducation autres que celui de l’État et ont avancé considérablement dans la mise en marche de collectifs de production. Pour les militants zapatistes de María Trinidad, participer à ces espaces de résistance et de production de nouvelles pratiques politiques et de nouvelles subjectivités, s’avère jusqu’à présent une raison suffisante de continuer la lutte et de reconduire leur engagement militant.
⁂
114À partir de la reconstitution du conflit du Chiapas et de l’histoire personnelle et collective des bases de soutien zapatistes d’une communauté de la Forêt Lacandon, ce chapitre a tenté de reconstruire l’expérience du militantisme dans les rangs de l’EZLN, dimension peu ou pas étudiée du mouvement mais essentielle pour comprendre comment les protagonistes « invisibles » vivent leur lutte et lui donnent un sens au quotidien.
115Ce militantisme a été vécu comme une pratique politique essentiellement émancipatrice, qui, cherchant d’abord à obtenir la satisfaction d’un ensemble de demandes sociales, est ensuite devenu un projet de vie qui tout en exigeant de ses membres de grands efforts, les libère également de multiples sujétions matérielles et subjectives. On a vu par exemple qu’après le 1er janvier 1994, la domination des éleveurs et propriétaires terriens a été abolie, et avec elle « l’offense originelle » qui structurait les relations sociales et économiques dans la région. Le monopole de l’État octroyant des terres aux paysans a aussi été brisé, de même que l’imposition de règles et de pratiques politiques à l’intérieur de leurs villages.
116Le militantisme dans l’EZLN a aussi été vécu comme l’essence de nouvelles identités positives car avec le soulèvement, les conditions intersubjectives ont été réunies pour que les paysans tojolabales accèdent à de nouvelles formes de reconnaissance et puissent enfin se respecter eux-mêmes. En effet, on a montré que lors de la rencontre avec la « société civile » nationale et internationale, les paysans tojolabales ont trouvé la reconnaissance et le respect qu’ils n’avaient pas pu trouver sous une identité détériorée, imposée par l’État et amplement reproduite dans la société du Chiapas. Le militantisme zapatiste a aussi été pour eux un espace pour créer de nouvelles pratiques et de nouvelles subjectivités politiques anti-hégémoniques : les Conseils de Bon Gouvernement en sont l’expression la plus élaborée.
117Malgré le sens fondamentalement émancipateur que les acteurs ont donné à leur action militante dans le zapatisme, il s’est agi d’un militantisme très « coûteux » en termes de risques, d’efforts et de ressources investies, non seulement par le haut degré de participation que le mouvement exige d’eux, mais aussi parce qu’ils ont mené leur action militante au milieu d’une guerre prolongée de basse intensité impulsée par l’État pour affaiblir les bases zapatistes, briser leur moral et leur engagement militant.
118Au cours de ce chapitre on a aussi montré comment le militantisme, étant une pratique inscrite dans le temps, s’est progressivement transformé en fonction du contexte de guerre, des rencontres du mouvement et de ses nouvelles orientations. Bien que dans la plupart des trajectoires analysées, l’engagement militant des paysans tojolabales se soit révélé à chaque étape du mouvement, il y a aussi des cas où il a pris fin. Ces départs sont liés à quatre types de sentiments que les militants eux-mêmes définissent comme : « la fatigue », « le désespoir », « l’offense » et « la perte de sens ». Ces sentiments apparaissent à des moments de grande pression ou d’usure physique et morale provoqués par une guerre de basse intensité qui inclut des actions comme la militarisation et la paramilitarisation des communes zapatistes, l’attaque directe des communautés ou des communes autonomes, la répartition de prébendes et de programmes gouvernementaux d’assistance dans les communautés non zapatistes, le refus de l’État d’appliquer les accords signés en 1996 et la fermeture de toutes les voies institutionnelles pour la résolution pacifique du conflit.
Notes de bas de page
1 Voir par exemple Tello (1995), De la Grange et Rico (1998).
2 Finca : équivalent de hacienda, exploitation agricole ou d’élevage de grande taille dont le propriétaire, le « finquero » est tout-puissant. « De sa structure et de son univers a dépendu une grande partie de la vie économique, mais surtout les formes de pouvoir politique et les idéologies dominantes […]. La plupart des travailleurs étaient des garçons de ferme qui habitaient en permanence dans la finca (et n’avaient pas la liberté de se déplacer) […]. C’étaient en majorité des Indiens qui vivaient soumis par de multiples filets à la domination idéologique et politique du maître des lieux sous un régime paternaliste et répressif où le patron protégeait, évangélisait et soignait ses subordonnés ; ou bien, et quand les circonstances le requéraient les soumettait à des châtiments corporels » (García de León, 1985 : 114-119).
3 Peón acasillado : travailleurs qui sont liés à la « finca » par le système de l’endettement de la « tienda de raya » (la boutique de la « finca » où le patron vend à ses ouvriers les produits de première nécessité). Ils se chargent de toutes les activités productives à l’intérieur de la « finca » et de l’entretien de la maison du patron. Ils reçoivent en échange un lopin de terre pour construire leur maison et y cultiver leur « milpa ». La plupart ne reçoivent aucun salaire.
4 Toutes les interviews réalisées en 1998 ont été faites avec Korinta Maldonado, que je remercie de me permettre de les utiliser pour ce chapitre.
5 Milpa : parcelle où les paysans sèment périodiquement le maïs, les haricots noirs et les courges qui sont les aliments de bases de leur subsistance.
6 C’est-à-dire la maison du patron.
7 Tostadas : tortillas ou galettes de maïs toastées pour une meilleure conservation en cas de voyage.
8 Zonte : mesure équivalente à 400 épis de maïs.
9 Un pergamino est un sac qu’on utilise comme mesure où tiennent environ 80 kilos.
10 Almud : ancienne unité de mesure pour le grain, dont la valeur varie selon les endroits ; en général on utilise une caisse de bois comme mesure.
11 Ainsi s’appellent les premières communautés qu’ont formées les paysans du Chiapas et d’autres régions du Mexique qui ont peuplé la partie vierge de la Forêt Lacandon.
12 Cañada : vallon tropical entre deux montagnes peu élevées ; dans le cas du Chiapas, elle désigne une micro-région à l’intérieur de la Forêt Lacandon qui inclut des zones spécifiques des communes d’Ocosingo, d’Altamirano et de Las Margaritas (voir Leyva et Ascencio, 1996).
13 Ejido : régime de possession collective de la terre reconnu aux communautés paysannes, inaliénable et non négociable, établi par la constitution de 1917 et peu à peu étendu par la réforme agraire, à mesure de la redistribution des latifundios et du peuplement de nouvelles zones rurales, à 27 600 ejidos, un total proche de cent millions d’hectares. La réforme constitutionnelle de 1992 ouvre la porte à leur disparition.
14 Ejido Arroyo Granizo, 20 ans de lutte pour les terres de l’ejido, 80 voyages à Tuxtla Gutiérrez et 5 à Mexico pour les formalités ; ejido Ach’lum, 65 ans de lutte, 350 voyages à Tuxtla et 5 à Mexico ; ejido Ubilio García, 100 voyages à Tuxtla et 3 à Mexico ; ejido Cinco de Febrero, 40 ans de lutte et innombrables voyages à Tuxtla et à Mexico (Lobato, 1992 : 166).
15 Ladino : désigne dans certaines régions du Mexique les personnes métisses. Ce terme a parfois un sens péjoratif car s’il est associé à des qualités comme la ruse et la sagacité, il est aussi associé à la tromperie et à l’abus. Il est aussi utilisé pour désigner les Indiens acculturés.
16 Sur la formation de l’EZLN voir Baschet (2002 : 30-37).
17 En entendant par « cadres » un ensemble de principes à partir desquels les individus comprennent et donnent un sens à diverses situations auxquelles ils se confrontent dans leur vie quotidienne (Gofman, 1991 : 30).
18 San Cristóbal de Las Casas, Ocosingo, Las Margaritas, Altamirano, Oxchuc et Huixtán.
19 EZLN, « Première Déclaration de la Selva lacandone », 1er janvier 1994.
20 El Depertador Mexicano, organe d’information de l’EZLN, Mexique, no 1, décembre 1993.
21 EZLN, « Conclusions du jugement populaire instruit pour établir la responsabilité de Monsieur le général de division Absalón Castellanos Domínguez », 20 janvier 1994.
22 L’EZLN a appelé « Aguascalientes » les espaces destinés à la rencontre entre les militants zapatistes des différentes régions et les militants et divers acteurs de la société civile.
23 Comme le montre Maya Lorena Pérez (2005) dans son analyse sur le Consejo Estatal de Organisaciones Indígenas y Campesinas (CEOIC), malgré une forte identification entre l’EZLN et les organisations indigènes et paysannes en ce qui concerne leurs demandes, cette relation n’a pas été exempte de tensions et de ruptures, surtout quand il s’agit d’organisations avec lesquelles ils partagent le même territoire.
24 Ernesto Zedillo, candidat du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) est arrivé au pouvoir le 1er décembre 1994.
25 Le texte complet se trouve sur : http://zedillo.presidencia.gob.mx/pages/disc/feb95/09feb95-1.html
26 Article paru le 27 février 1995 dans La Jornada p. 10 (inaccessible en ligne).
27 Sur la présence de paramilitaires au Chiapas, voir les publications du Centre des Droits de l’Homme Fray Bartolomé de Las Casas (CDHFBC) : Ni Paz Ni Justicia (1997), « Acteal: Entre el Duelo y La Lucha » (1999), « La política genocida en el conflicto armado en Chiapas » (2005).
28 Bulletin Chiapas al día du Centro de Investigaciones Económicas y Políticas de Acción Comunitaria (CIEPAC) no 123 et 344.
29 Un autre de ses engagements était de créer une Commission de Suivi et de Vérification (Cosever) veillant à l’application des accords de San Andrés.
30 Le processus a été éclipsé par ce qu’on a appelé les négociations de Bucareli, siège du ministère de l’Intérieur, où les partis politiques négociaient les termes de la réforme électorale, laissant dans l’ombre la négociation zapatiste.
31 Parti révolutionnaire institutionnel, parti qui a conservé le pouvoir absolu au Mexique pendant plus de 70 ans.
32 Voir les expulsions violentes de paysans effectués en mars 1996 dans les communes de Venustiano Carranza, Pichucalco et Nicolas Ruiz.
33 Sur les MAREZ, voir López Monjardín et Rebolledo (1999).
34 Par exemple, promoteur d’éducation, promoteur de santé, promoteur d’herboristerie, responsable des femmes, responsable du village, conseil autonome, etc.
35 Promoteur de santé : personne nommée par la communauté pour travailler à l’organisation de l’accès aux soins médicaux dans les villages zapatistes.
36 Promoteur d’éducation : personne nommée par la communauté pour la formation scolaire des enfants zapatistes dans ces villages. Auparavant, ceux-ci reçoivent une formation dans des cours organisés par les Conseils de Bon Gouvernement.
37 Par exemple, quand le gouvernent fédéral a appris que certains habitants de María Trinidad avaient quitté le mouvement, il leur a offert de l’argent liquide pour les aider à monter « les petits négoces » dont il prône la création, des matériaux de construction (ciment, gravier, fer à béton) pour refaire leurs maisons, et leur a offert de les inscrire au programme « Oportunidades » qui permet de toucher entre 130 et 230 pesos mensuels (de 8 à 15 euros) par enfant inscrit à l’école ; 26 millions de Mexicains profitent de ce programme en 2009 selon les données du ministre du Budget.
38 Message de prise de possession : http://fox.presidencia.gob.mx/actividades/discursos/?contenido=4.
39 EZLN, communiqués du 2 décembre 2000.
40 Voir les discours du 28 mars 2001 de la commandante Esther et des commandants David, Zebedeo et Tacho à la tribune du Congrès.
41 Voir CANI, « Manifiesto indígena del primero de mayo », 1-05-2001, http://www.alertanet.org/F2b-Criticas-Dictamen.htm.
42 EZLN, communiqué du 29 avril 2001.
43 Pour ne mentionner que les événements du mois d’août 2002, le bilan des attaques envers les communes zapatistes est de quatre assassinats, une douzaine de blessés graves, de nombreuses menaces de mort, d’enlèvements et d’intimidations (Rapport annuel Centro Prodh, 2002).
44 Alejos García (2002 : 217-218) dans sa recherche a repéré qu’entre les métis de Palenque et les Choles de la région, un changement radical s’était produit dans la perception de l’autre, et cela s’oppose à la relation de domination et de soumission d’autrefois.
45 Quand le militant quittant l’organisation appartient à une communauté où existent déjà beaucoup de familles non zapatistes, ce départ est moins conflictuel et ne s’avère pas si douloureux ni pour celui qui laisse le mouvement ni pour ceux qui y restent. Dans ces communautés, il y a une plus grande séparation entre les affaires de la communauté et celles du mouvement, alors même si le militant laisse le mouvement, il reste lié à la vie collective.
46 Dans d’autres cas, les familles qui ont quitté l’organisation ont laissé leurs enfants à l’école et ont continué à apporter leur coopération comme tout autre membre.
47 Sur les pratiques concrètes de l’autonomie dans les Conseils de Bon Gouvernement, voir : Baronnet, Mora et Stahler-Sholk (2010), Pérez (2010).
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