Introduction générale
p. 9-20
Texte intégral
1Oliverio est un des six millions de Mexicains sans papiers qui travaillent aux États-Unis. Il a franchi la frontière en février 2005, après trois jours et trois nuits de marche à travers le désert d’Arizona1. Pendant un an et demi, il a travaillé comme journalier agricole dans la Vallée Centrale de Californie. Puis, poussé par le désir de trouver de meilleures opportunités, il a traversé tout le pays dans un van déglingué jusqu’à Biloxi, dans le Mississippi, une ville qui avait été dévastée l’année précédente par l’ouragan Katrina et qui s’était convertie en un pôle de rassemblement pour les migrants sans papiers. Oliverio s’est établi dans cette ville avec d’autres jeunes de son village qui étaient arrivés juste après le passage de l’ouragan. Peu après, il a commencé à travailler pour une entreprise de nettoyage qui prêtait ses services à divers casinos et hôtels de la ville. Oliverio est originaire d’une communauté tojolabal située dans la Selva Lacandona, dans l’État du Chiapas. Pendant plus de dix ans, le militantisme dans le mouvement zapatiste a occupé une place centrale dans sa vie ; c’était une activité omniprésente qui donnait un sens à son existence. De même que beaucoup d’autres jeunes de cette région, Oliverio prévoyait son avenir dans la lutte ; il pensait que son militantisme dans l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) était la meilleure voie pour transformer structurellement le pays et améliorer les conditions de vie des villages de la région. Ceux qui l’ont connu à cette époque, n’imaginaient pas que des années plus tard il lui faudrait émigrer aux USA pour trouver du travail. Oliverio n’est pas un cas isolé. Depuis quelques années, certaines communautés zapatistes doivent se confronter à un phénomène présent dans toutes les campagnes mexicaines, mais qui ne s’était pas encore produit sur leurs territoires : la migration internationale à destination des États-Unis. Durant tout le xxe siècle, le Chiapas, et en particulier les communes zapatistes, étaient restés en marge de ce phénomène. Pourtant, aujourd’hui la migration progresse rapidement dans tout l’État, et le « rêve zapatiste2 » doit affronter le « rêve américain3 ».
2Dans la dernière décennie, le Mexique est devenu le pays qui apporte le plus grand nombre de migrants aux flux internationaux de personnes (Levin, 2008) et qui se maintient comme le deuxième récepteur de leurs envois d’argent (Conseil national de population, 2007). La migration des Mexicains aux États-Unis est devenue un phénomène national concernant plus de 90 % des communes du pays, parmi lesquelles on compte de nombreuses communes indiennes, y compris celles où des projets d’autonomie communautaire ou divers processus de lutte politique ont été impulsés. Par exemple, depuis presque trois décennies, les communautés et organisations indiennes de la Sierra Nord de Oaxaca, une région de forte mobilisation politique durant les années quatre-vingt, sont confrontées au départ de leurs jeunes. Beaucoup de communautés se sont progressivement dépeuplées et il n’y reste plus suffisamment de citoyens pour exercer l’autonomie communautaire pour laquelle elles ont lutté dans le passé. La migration non seulement dispute leurs bases4 aux différents mouvements indiens en arrachant aux communautés leur population la plus jeune, mais elle se constitue aussi comme un nouveau projet de vie pour une partie de la jeunesse indienne du pays. Cet ouvrage analyse le passage du militantisme dans le mouvement zapatiste à la migration transnationale, ainsi que l’expérience de ces nouveaux migrants une fois parvenus aux États-Unis.
La migration indienne5 aux États-Unis
3En 2008, 12,7 millions de migrants mexicains, dont plus de la moitié (55 %) se trouvant en situation irrégulière (Pew Hispanic, 2009 : 1)6, résidaient aux États-Unis. Ce qui veut dire qu’aujourd’hui, les Mexicains représentent 32 % du total des migrants qui vivent aux États-Unis, et fait du Mexique le pays ayant le plus grand nombre de citoyens résidant dans ce pays, suivi de loin par les Philippines, qui ne représentent que 5 % du total (Pew Hispanic, 2009 : 1). La migration des Mexicains aux États-Unis est un phénomène qui a plus de cent ans ; ce flux a été caractérisé par Durand et Massey (2003 : 47) comme un processus social massif et centenaire dans un contexte de voisinage asymétrique, éléments qui en font un phénomène très singulier.
4L’accroissement de la migration mexicaine a été particulièrement fort durant les années 1990 ; le nombre de migrants mexicains est passé de 4,4 millions en 1990 à 9,3 millions en l’an 2000 (CONAPO, 2006). Durant cette période un changement important a eu lieu dans les caractéristiques du modèle migratoire dominant. Jusqu’aux années 1980, il était temporaire, masculin et sans papiers, il provenait de l’Ouest et du Nord du Mexique et il avait comme destination principale le Sud-Ouest des États-Unis (Durand et Massey, 2003). En revanche, selon ces mêmes auteurs, le modèle migratoire des années 1990 s’est caractérisé par la diversification du profil des migrants ; par exemple, du fait de l’incorporation en masse des femmes et des jeunes d’origine urbaine, il a cessé d’être majoritairement masculin et d’origine rurale. Ainsi, bien que les travailleurs mexicains aient continué à migrer sans papiers pour la majorité, la mise en œuvre de l’Immigration Reform and Control Act (IRCA) en 1987 a permis la légalisation et l’établissement de 2,3 millions d’entre eux par le biais d’une amnistie (LAW) et du programme spécial de travailleurs agricoles (SAW). Ceci a permis de diversifier le statut juridique des migrants mexicain, et aussi de prolonger leur séjour dans le pays (Durand et Massey, 2003 : 48). Par ailleurs, la diversification des lieux d’origine et de destination a été un autre changement important dans le modèle migratoire : si en 1990, les Mexicains étaient le groupe le plus important de migrants dans 14 États des USA, en 2000 leur rôle de première minorité s’est étendu à 29 États, et ils étaient présents dans 45 des 50 États du pays (Zuñiga et al., 2004 : 34). En ce qui concerne les lieux d’origine, le phénomène auparavant régional s’est étendu dans les années 2000 dans toute la République mexicaine ; seules 90 des 2 350 communes qui conforment le pays (c’est-à-dire 3 %) échappent au flux migratoire intense vers les États-Unis (Zuñiga et al., 2004 : 39).
5D’autre part, l’un des changements les plus significatifs dans le modèle migratoire des années 1990 a été l’augmentation de la population indienne dans les flux internationaux de personnes, ainsi que la diversification des groupes indiens qui chaque année prennent la route du Nord. Bien que la migration ait été une constante des peuples indiens tout au long de leur histoire, pendant la majeure partie du xxe siècle il s’agissait d’une migration interne vers d’autres régions rurales du pays et ses principaux centres urbains ; seule une minorité a pris la route du Nord. L’arrivée des premiers travailleurs indiens aux États-Unis est liée au « Programa Bracero » (1942-1964), un accord entre les gouvernements du Mexique et des États-Unis qui visait à satisfaire les besoins de main-d’œuvre américaine. Ce programme a permis de recruter surtout des paysans métis de la région centre-ouest du Mexique ; on a pourtant aussi embauché des travailleurs indiens, principalement mixtèques et zapotèques de Oaxaca. Dans les cas des Mixtèques, leur arrivée aux États-Unis est aussi liée à une migration vers les États du Nord-Ouest du Mexique, où ils travaillaient également comme journaliers agricoles. Par la suite, ils ont été recrutés par les mêmes contratistas7 pour travailler dans les champs californiens ; de ce fait, leur migration aux USA a été caractérisée par une migration par étapes, rurale et hautement dépendante de certains contratistas (Runsten et Zabin, 1995). Dans le cas des Zapotèques, s’il est vrai que certains ont participé à l’étape finale du Programme Bracero, la majorité ne s’est pas installée à ce moment-là aux États-Unis ; leur migration systématique vers ce pays n’a commencé que dans les années 1970 et ne s’est pas dirigée vers les zones rurales mais urbaines, comme la ville de Los Angeles, où ils se sont intégrés aux secteurs des services (López et Runsten, 2004 : 291-292).
6Malgré la participation des Mixtèques et Zapotèques aux flux migratoires internationaux, la migration indienne aux États-Unis est restée relativement faible, du moins des années 1970 au début des années 1990, décennie où elle a connu une croissance accélérée et une grande diversification (voir Fox et Rivera-Salgado, 2004). Selon les chiffres de l’U.S. Census Bureau, la population indienne d’origine hispanique établie en Californie durant l’année 2000 a augmenté de 146 % par rapport à la décennie précédente (Huízar et Cerda, 2004 : 311). D’autres recherches montrent que dans cette décennie, la proportion de migrants indiens mexicains travaillant dans les champs de Californie a presque doublé – passant de 6,1 à 10,9 % (Fox et Rivera-Salgado, 2004 : 17). Dans cette période, la migration s’est transformée en ce que J. Fox (2006) appelle un « processus multiethnique » et a cessé d’être vue comme un phénomène uniquement métis, sans participation indienne. Bien qu’il n’existe pas d’information précise sur le nombre de migrants indiens vivant aux États-Unis, selon le recensement de l’année 2000, ils sont un peu plus de 407 000 ; cependant, comme l’expliquent Huízar et Cerda (2004 : 315), ce chiffre doit être considéré comme une estimation minimale étant donné l’impossibilité d’un comptage complet et la possible ambiguïté perçue dans les catégories du recensement. En ce qui concerne l’origine des migrants indiens, on observe la présence d’au moins 12 groupes différents – Mixtèques, Zapotèques, Purépechas Triquis, Nahuas, Hñahñús, Chatinos, Mixes, Mayas (originaires de Yucatán), auxquels se sont joints récemment des Mayas du Chiapas (des Tzotziles, Tzeltales et Tojolabales).
7Une partie importante de la main-d’œuvre indienne s’est orientée vers le travail agricole, un des secteurs les plus durs et les moins payés. Leur incorporation à l’agriculture fait partie, selon L. Stephen (2002 : 93), d’un nouveau cycle de substitution ethnique, dans lequel les Indiens occupent les places laissées par les migrants métis qui sont arrivés plusieurs années auparavant, et qui ont eu de nouvelles opportunités de travail. En effet, l’agriculture américaine fonctionne à partir de cycles de remplacement ethnique permettant aux agriculteurs d’avoir toujours à leur disposition une main-d’œuvre bon marché et vulnérable (Zabin et al., 1993). Une autre partie des migrants indiens s’est insérée dans d’autres secteurs ; ils travaillent dans les cuisines des restaurants, dans le nettoyage, dans le service domestique, dans la construction etc., autrement dit des secteurs ethniquement segmentés où ils sont relégués aux niveaux les plus bas (Fox et Salgado, 2004 : 12 ; Fox, 2009).
8Même s’il est difficile de faire des généralisations sur la migration indienne étant donné la diversité de cette population et l’absence d’enquêtes comparatives, il est possible de signaler des expériences communes qui définissent certaines particularités de leur migration. L’expérience d’un double racisme en est un exemple significatif : celui de la société d’arrivée contre les Mexicains en général et celui de la communauté migrante mexicaine/métisse contre les Indiens (Nagengast et Kearney, 1990 ; Fox, 2006) ; précisons que son évocation est surtout le fait des migrants de Oaxaca. Un autre élément en commun est l’expérience d’une vie communautaire intense antérieure à la migration. Celle-ci se traduira, au moment d’arriver aux États-Unis, par la construction de solides réseaux culturels entre paisanos8, la reproduction de leurs pratiques organisationnelles et culturelles dans la société d’arrivée et le maintien de liens forts et durables avec leurs villages d’origine (voir Rivera-Salgado, 1999). Ceci se manifestera non seulement par les envois d’argent pour des projets sociaux ou des fêtes religieuses de leurs villages, mais aussi par la participation directe à la vie communautaire, par exemple quand ils reviennent dans leurs villages pour assumer une charge dans la municipalité. Même s’il s’agit d’une minorité, certains migrants indiens sont aussi parvenus à former des organisations politiques de grande importance, qui se sont auto-définies comme indiennes et qui leur permettent d’affronter collectivement les obstacles auxquels ils sont confrontés des deux côtés de la frontière.
9La migration internationale de ces hommes et de ces femmes constitue un défi central pour leurs communautés, en particulier pour celles qui ont pour projet collectif l’exercice de l’autonomie : c’est un projet fondé sur la participation de tous les membres de la communauté et il n’a de sens que dans la mesure où il y a des gens disposés à l’assumer.
Généalogie d’un problème de recherche
10En août 2003, après vingt heures de voyage et près de mille kilomètres de route, je suis arrivé à María Trinidad, une communauté zapatiste située dans la forêt Lacandon que j’avais l’habitude de visiter ; la première chose que j’ai entendue en descendant de la camionnette a été : « Votre cher ami Oliverio a abandonné. » Ça m’a déconcertée, je ne pouvais pas le croire ; Oliverio avait toujours été un militant enthousiaste, engagé dans la lutte et convaincu par le projet zapatiste. Pendant mon séjour au village, j’ai senti une grande tension dans la communauté et il y avait de quoi ; depuis quelques mois à peine, certains jeunes quittaient le mouvement pour émigrer aux États-Unis ; c’était un coup dur pour le village qui jusqu’alors avait été cent pour cent zapatiste, et avait réussi à échapper aux divisions que tentait de provoquer le gouvernement par le biais de ses programmes d’assistance paternalistes et la militarisation de la région.
11Je n’aurais jamais imaginé que l’émigration aux États-Unis serait une perspective d’avenir pour certains des jeunes nés et ayant grandi au milieu d’un mouvement qui a transformé le pays, et qui représente encore pour beaucoup de gens le seul espoir politique. J’ai toujours pensé que ces jeunes seraient la relève générationnelle du mouvement et qu’avec eux, le zapatisme aurait un avenir assuré. Il m’était difficile d’imaginer toute cette génération politisée convertie en main-d’œuvre sans papiers, bon marché et bien disciplinée au service du capitalisme. Je ne comprenais pas comment ils préféraient émigrer aux États-Unis plutôt que de continuer le projet politique dans lequel leurs parents et eux-mêmes avaient investi tant d’effort et d’espoir.
12La visite dans les communautés de la Forêt Lacandon m’a désorientée et confrontée à de multiples questions : Pourquoi certains jeunes du village émigraient-ils aux États-Unis ? S’agissait-il d’un cas isolé ou la migration affectait-elle aussi d’autres communautés ? Quelles conséquences allait-elle avoir sur la lutte zapatiste ? Comment interpréter le départ de ces jeunes ? Comment les communautés réagissaient-elles à la migration ? Comment réagissait l’EZLN ? Dans quelle mesure l’expérience politique des jeunes zapatistes était-elle mise à contribution de l’autre côté de la frontière ?
13Pendant plusieurs mois, j’ai retourné ces idées dans ma tête sans savoir comment avancer dans mon projet. D’une part, il me semblait important d’étudier la migration chiapanèque, phénomène complètement inconnu alors, mais qui annonçait de profonds changements dans la configuration économique, politique et culturelle de cet État et des territoires rebelles. Par ailleurs, il me semblait que politiquement, il n’était pas responsable de travailler sur une question aussi délicate pour le mouvement, car depuis le début du conflit, le gouvernement ne cessait de tenter de le discréditer ; à la moindre occasion, il annonçait son « déclin », sa « division » ou la « désertion » de ses militants. Ce qui me faisait penser à la phrase déjà célèbre de l’anthropologue Laura Nader : « N’étudie pas les groupes sans pouvoir ; tout ce que tu en diras pourra être utilisé contre eux » (in Bourgois, 2001 : 47). Malgré tout, cherchant avant tout à savoir ce que ces jeunes, avec qui j’avais établi des relations affectives, devenaient de l’autre côté de la frontière, j’ai décidé de suivre leur parcours migratoire et petit à petit, cette démarche personnelle s’est convertie en un projet de recherche assumé.
Du militantisme à la migration transnationale
14Dans différentes régions indiennes du pays, l’émigration vers les États-Unis est devenue pour des milliers de jeunes un projet économique et un projet de vie produisant des subjectivités, des valeurs et des perspectives nouvelles qui en viennent à entrer en concurrence avec ceux produits par les mouvements indiens. La présente enquête s’intéresse à une double problématique : le passage du militantisme dans les luttes indiennes à la migration transnationale et l’expérience de ces nouveaux migrants une fois arrivés aux États-Unis. Pourquoi ces jeunes optent-ils pour « l’exil » et non pour la « voix » ? Comment négocient-ils leur départ avec leurs mouvements et leurs communautés ? Quel sens donnent-ils à leur migration ? Quelles trajectoires suivent les jeunes aux États-Unis ? Ont-ils l’occasion de mettre à profit leur expérience de lutte de l’autre côté de la frontière ? Deviennent-ils des migrants plus politisés que ceux qui n’ont pas eu auparavant ce type d’expériences ? Voilà certaines des questions qui ont guidé cette recherche. Le passage du militantisme à la migration, entendu comme un déplacement politique, géographique et subjectif, expose les acteurs à l’expérience de la mobilité internationale, et les introduit dans de nouveaux circuits mondiaux, tels que les réseaux de contrebande qui les aident à franchir la frontière ou les divers marchés du travail qui dépendent et profitent de la main-d’œuvre migrante et sans papiers, comme l’agriculture californienne, les services de garde d’enfants ou de personnes âgées à domicile et les services de nettoyage par le biais d’entreprises de sous-traitance, entre autres circuits de travail mondiaux exploitant la main-d’œuvre migrante.
15Dans certaines communautés indiennes du Mexique, nous assistons au passage d’un modèle dans lequel les luttes pour la reconnaissance représentaient un projet politique et de vie pour toute une génération d’acteurs indiens, à un modèle où ces luttes continuent et se consolident mais en perdant parfois leur centralité, car elles cessent d’interpeller certains jeunes Indiens. Pour eux, ce qui a un sens aujourd’hui, c’est la migration, ou plus exactement la mobilité à travers les frontières géographiques, mais aussi sociales, économiques, linguistiques, symboliques, culturelles et religieuses. Dans ce nouveau modèle, les jeunes ne pensent plus que l’action collective contestataire soit la meilleure voie pour satisfaire leurs revendications et répondre à leurs besoins économiques et subjectifs, comme le pensaient leurs prédécesseurs. Dans le contexte actuel, la migration est vue comme le seul projet viable à l’horizon leur permettant, comme ils le disent, « d’aller vers un mieux », « de s’en sortir », « de réussir », « de faire quelque chose ».
16Cependant, la migration vers les États-Unis ne signifie pas la fin de la lutte politique des Zapatistes ; beaucoup de jeunes restent impliqués dans ces projets depuis leurs localités et d’autres, et même s’ils émigrent, ils continueront la lutte de l’autre côté de la frontière. De plus, bien que la migration soit avant tout un projet individuel et familial, elle implique aussi une action collective, mais d’une autre nature que la lutte car elle n’est pas intentionnellement contestataire et vise plus à la transformation de la situation personnelle et familiale de l’acteur qu’à celle de la société ou de la communauté. Cependant, même si les migrants ne cherchent pas de manière collective à transformer leur société ou à critiquer l’ordre établi, c’est ce qui se passe dans les faits. Leur migration est en train de transformer leurs sociétés d’origine et de destination, ainsi que les identités locales et nationales, de la même manière que l’ont fait en leur temps les luttes indiennes. De plus, vue du pays d’origine, leur migration représente en soi une critique sans équivoque d’un modèle économique et politique incapable d’offrir à des millions de jeunes des possibilités d’insertion sociale, professionnelle et politique. Vue du pays d’accueil, elle montre les limites d’un modèle de citoyenneté qui, alors qu’il se dit démocratique, maintient 11,9 millions de migrants sans papiers dans une situation de citoyens de seconde catégorie9.
17Mon analyse sur le passage du militantisme à la migration transnationale est centrée sur la dimension subjective de ce processus. Autrement dit, je ne vais pas faire une analyse des causes économiques de la migration qui sont évidentes, ce qui m’intéresse est de voir comment les acteurs donnent une forme et un sens, d’abord, à leurs expériences en tant que militants, et ensuite, aux diverses expériences vécues au cours de l’aventure migratoire, comme par exemple le passage clandestin de la frontière, l’incorporation à divers marchés du travail, l’expérience de l’exploitation en tant que main-d’œuvre sans papiers, l’expérience du racisme et de la stigmatisation, la lutte quotidienne pour le respect et la reconnaissance, leur participation politique à la lutte des migrants, etc. Comme le soutient Mezzadra (2005) et Dal Lago (1997), mettre l’accent sur la subjectivité des migrants ne veut pas dire ignorer les causes « objectives » de leur déplacement, et ça ne signifie pas non plus oublier la façon dont les circonstances de privation matérielle, d’exploitation, d’exclusion et de stigmatisation, marquent leur expérience de migrants internationaux. Au contraire, l’objectif, en me centrant sur la dimension subjective de la migration, est de comprendre ces processus à partir de l’expérience vécue par ses acteurs, ce qui me permet d’insister sur la marge d’autonomie existante pour l’action individuelle et collective.
Géographie d’un circuit migratoire
18Étant donné que cette recherche s’intéresse à l’expérience migratoire et aux subjectivités qui en émergent, la meilleure façon d’aborder la question est de suivre des personnes qui concrètement, construisent leur vie au milieu de structures et de processus qui les dépassent, mais auxquels ils ne sont pas complètement assujettis. Pour mener cette recherche, j’ai choisi de suivre un groupe de jeunes migrants originaires d’une petite communauté maya-tojolabale située dans la Forêt Lacandon, au Chiapas, que j’appelle dans ce livre María Trinidad pour garder son anonymat10. La plupart de ces jeunes faisaient partie des bases zapatistes avant d’émigrer.
19María Trinidad, village majoritairement zapatiste, fait partie de la commune autonome de San Pedro de Michoacán et du Conseil de Bon Gouvernement « Vers l’espoir » et fait partie, dans la division territoriale officielle, de la commune de Las Margaritas. Une partie importante des militants du mouvement zapatiste provient de cette région, ce qui en fait, depuis l’apparition publique de l’EZLN, le théâtre d’une grande activité politique autour de la construction de leurs communes autonomes, et de nombreuses rencontres entre le mouvement et la société civile.
Carte 1. – Municipalité de Las Margaritas, Chiapas.
20Dans cette région, la migration vers les États-Unis a commencé vers l’an 2000 ; c’est une migration qui se dirige vers la Vallée Centrale de Californie et vers divers États de l’est du pays comme : l’Alabama, le Mississippi, la Louisiane, la Floride, la Caroline du Nord, la Caroline du Sud, la Virginie, la Virginie occidentale, le Tennessee, l’Ohio, la Pennsylvanie, la Géorgie et New York. Cependant, la recherche a uniquement été réalisée entre María Trinidad, la Vallée centrale de Californie et Biloxi, dans le Mississippi, car, compte tenu du caractère fragmenté et dispersé de la migration, il m’était impossible de suivre le trajet de tous les migrants du village sur leurs multiples routes.
21Ma première rencontre avec les communautés zapatistes a eu lieu en mars 1995. Comme beaucoup d’étudiantes de la ville, je suis arrivée au Chiapas attirée par le mouvement, mais sans aucune expérience militante préalable et avec une connaissance très limitée de ce qu’était la vie dans les communautés chiapanèques. Entre 1995 et 1998, j’ai participé à un projet d’éducation qu’impulsaient les villages zapatistes dans le cadre de leurs efforts pour construire leur autonomie, ce qui m’a donné l’opportunité de connaître beaucoup des migrants actuels.
Ethnographier la migration
22L’enquête pour la matière de cet ouvrage a duré de janvier 2005 à février 2007. Au cours de cette période, j’ai effectué en tout, douze mois de travail de terrain à temps complet, effectué en deux étapes ; la première a duré huit mois (d’avril à novembre 2005) et la seconde quatre (de septembre à décembre 2006). Dans les deux cas, j’ai combiné des séjours tant dans les lieux d’origine que dans ceux de destination des deux circuits migratoires qui m’intéressaient.
23Dans la mesure où cette recherche s’intéresse à la façon dont des personnes donnent concrètement une forme et un sens aux différentes expériences vécues durant leur migration, la méthodologie adoptée pour la mener à bien a été l’ethnographie, entendue comme un type d’approche de la réalité qui « s’appuie sur une insertion personnelle et de longue durée au groupe que l’on étudie » (Schwartz, 1993 : 267) et qui s’intéresse à la vie quotidienne, à l’expérience de subjectivités particulières et à leurs identités (Marcus, 2008 : 30). Une des particularités de cette approche, propre à l’anthropologie ainsi qu’à la sociologie, est, de permettre l’observation directe de fragments de la vie quotidienne, tout en donnant accès à ce que Schwartz (1993 : 268-269) appelle des « situations de parole », c’est-à-dire des situations où la parole est libérée et où de nouveaux registres de communication s’ouvrent entre le sujet et le chercheur.
24En tant qu’étudiante en anthropologie au Mexique, mon expérience dans le domaine de l’ethnographie s’était limitée à la pratique de l’anthropologie au sens le plus classique, où l’on s’établit pour de longues périodes dans une communauté délimitée, le plus souvent rurale, indienne et bien éloignée, pour réunir les conditions de l’expérience de l’altérité qui a obsédé si longtemps les anthropologues. Cependant, au cours de cette recherche, tout m’indiquait que pour réussir à m’approcher de « l’expérience migratoire » des militants devenus migrants, il me fallait sortir des lieux et des situations de l’ethnographie conventionnelle ; d’où ma décision de suivre les migrants à différents endroits, et ainsi entrer dans ce que Marcus (2001) appelle une ethnographie multi-locale11.
25Pour assurer le bon déroulement du travail ethnographique, pendant les douze mois qu’a duré l’enquête, j’ai vécu en permanence au sein de différents groupes ou familles qui m’ont hébergée chez eux et dont j’ai partagé l’existence vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ce type d’immersion dans le domaine d’étude m’a permis d’effectuer avec mes interlocuteurs, un travail d’observation et d’écoute en profondeur qui m’a donné accès à des fragments de la vie intime et quotidienne des migrants tojolabales. Pourtant, ce type d’approche méthodologique, et aussi les difficultés propres à un terrain fragmenté, m’ont amenée à une dynamique de recherche soumise à la contingence et à l’incertitude. Pour ne donner qu’un exemple, pour ma seconde période sur le terrain, j’avais pensé retourner dans la Vallée centrale de Californie pour rencontrer les migrants zapatistes à qui j’avais rendu visite un an auparavant. Pourtant, peu de temps après mon départ, j’ai appris qu’une grande partie du groupe s’était déplacée vers le Mississippi, ce qui a aussi modifié mon propre voyage et certaines de mes hypothèses.
26Cela dit, pour enrichir mes observations quotidiennes et mes conversations informelles, j’ai réalisé 40 interviews non-directives enregistrées et un nombre équivalent d’interviews prises en notes, principalement auprès de migrants et de militants actifs ayant participé directement à la lutte zapatiste. Dans l’intention de clarifier les problèmes qui se posent entre les deux générations au moment de la migration, j’ai essayé d’interviewer non seulement les migrants mais aussi leurs parents ou membres de leurs familles restés dans le mouvement, et ayant un regard critique sur la migration. Dans le cas des interviews des migrants, j’ai essayé de réaliser au moins deux interviews à des moments différents de leur migration et de préférence des deux côtés de la frontière.
27Pour éviter de définir à l’avance les aspects ou situations clefs qui dans la perspective des protagonistes eux-mêmes représentent l’expérience migratoire, j’ai réalisé des interviews très ouvertes, centrées sur ce que les interlocuteurs eux-mêmes considéraient pertinent d’aborder. Malgré la diversité des thématiques qui ont surgi dans chaque conversation, les sujets toujours présents et dont on peut dire qu’ils conforment dans leur ensemble « l’expérience migratoire », ont été : les motifs de leur départ, le passage de la frontière, leur expérience sur les nouveaux marchés du travail, le racisme, l’exploitation, la vie en tant que sans-papiers et les différentes manières de résister.
28Le fait d’avoir un terrain multi-local m’a obligé à modifier ma place sur le terrain en fonction de chaque nouveau contexte et de chaque nouveau passage de la frontière. Alors que ma relation avec les gens dans les communautés zapatistes, est toujours liée au fait qu’ils me reconnaissent comme « sympathisante » du mouvement – ou bien comme « maîtresse d’école » parce que j’ai travaillé dans les écoles zapatistes –, dans le contexte du Nord, j’ai préféré m’éloigner de ces étiquettes afin de m’approcher des jeunes migrants sans qu’ils se sentent jugés par ma présence. Mon regard de « sympathisante » portait un jugement moral implicite sur leur migration que j’ai dû essayer de combattre tout au long de cette recherche, et qui s’est modifié dans l’interaction quotidienne avec les jeunes. Il m’a été plus difficile de sortir de mon rôle de « maîtresse d’école », car une grande partie des jeunes qui se trouvaient aux États-Unis avaient été mes élèves dix ans auparavant quand ils étaient encore des enfants, et dans le contexte des États-Unis ils continuaient à m’appeler « maîtresse ». Par ailleurs, ma place sur le terrain s’est à nouveau modifiée quand je suis revenue à María Trinidad après être allée « au Nord » voir les jeunes migrants. À ce moment-là, les militants zapatistes de María Trinidad n’attendaient plus seulement de moi ce qu’on attend de n’importe quel « sympathisant » ; ils avaient aussi l’espoir que je leur apporte des nouvelles fraîches de leurs parents et que je leur raconte tout sur la vie « de l’autre côté ». Par exemple, beaucoup de femmes me demandaient si leurs maris travaillaient tous les jours, s’ils « avaient une autre femme » ou s’ils étaient « tombés dans le vice », expression qui s’emploie fréquemment pour l’alcoolisme et les drogues. Ceci m’a mis face à des obligations contradictoires difficiles à gérer, car je savais que tout ce que je pourrais dire aurait des conséquences à l’intérieur des familles des migrants et aussi dans la communauté. Même si je sentais une solidarité féminine, je ne voulais pas contribuer à la stigmatisation des migrants, en soi déjà assez développée dans la région, bien que je n’aie pas non plus voulu entretenir les mythes sur la belle vie aux États-Unis.
⁂
29Le livre est composé de cinq chapitres : le premier propose de reconstruire l’expérience du militantisme dans les rangs de l’EZLN, à partir de la reconstitution du conflit du Chiapas et de l’histoire personnelle et collective des bases de soutien zapatistes d’une communauté de la Forêt Lacandon. C’est une dimension peu ou pas étudiée du mouvement, mais essentielle pour comprendre comment les protagonistes « invisibles » vivent quotidiennement leur lutte et lui donnent un sens. Le second chapitre analyse comment la migration aux États-Unis devient un nouveau projet de vie pour les jeunes Zapatistes de María Trinidad et pour la lutte, un énorme défi ayant pour projet collectif l’exercice de l’autonomie. Je cherche en particulier à restituer le contexte dans lequel ont lieu les premières migrations vers le Nord, leurs raisons subjectives, la façon dont se négocient ces départs et le type de débats qu’ils suscitent à l’intérieur des communautés. Le chapitre iii se centre sur l’expérience du passage de la frontière. Il montre comment les migrants mobilisent leurs réseaux de solidarité et leur ingéniosité pour franchir la frontière tout en courant de grands risques. Car en effet, le gouvernement américain multiplie ses efforts pour contrôler la mobilité de la main-d’œuvre migrante en construisant des murs, en multipliant les effectifs de police frontalière, en utilisant une technologie de pointe et d’importants investissements budgétaires, etc. Le chapitre iv, quant à lui, expose la manière dont les migrants tojolabales s’intègrent comme journaliers dans l’agriculture californienne et se convertissent en un « salariat bridé » dont on empêche la mobilité géographique, professionnelle et sociale (Moulier-Boutang, 1998 : 73). Je parle aussi du fait que, face au contrôle de leur mobilité et compte tenu de l’impossibilité de l’action collective dans les champs, les Tojolables optent pour la « fuite » vers d’autres régions et d’autres marchés de l’emploi. Le chapitre v souligne comment ces migrants se sont transformés en une sorte de « nomades du travail » (Beck, 2000) qui doivent faire preuve d’une flexibilité absolue pour survivre sur le marché du travail, et sont contraints d’accepter des changements continuels de travail et de lieu de résidence. Ce chapitre dresse, en particulier, un tableau du moment où les jeunes Tojolabales arrivent à Biloxi (Mississippi) et sont embauchés dans les entreprises de nettoyage des différents hôtels et casinos de la ville. Le but est de montrer comment ces jeunes se sont arrangés pour construire leurs projets migratoires dans un contexte marqué par l’instabilité, l’incertitude, l’exclusion et la précarité.
Notes de bas de page
1 Afin de ne créer aucun ennui à mes interlocuteurs, les noms des personnes rencontrées ont été remplacés par des pseudonymes.
2 Sur le « rêve zapatiste », voir Le Bot (1996).
3 Le « rêve américain » est l’image qui est utilisée pour parler d’une terre qui promet une vie meilleure et où, pour réussir, on suppose que la seule chose qui compte est le travail, l’effort et la détermination personnelle.
4 Base zapatiste ou base de soutien zapatiste : personne qui milite dans l’Armée zapatiste de libération nationale où elle effectue des tâches d’ordre civil.
5 J’ai décidé d’utiliser le terme « indien » au lieu d’« indigène » ou « autochtone », parce qu’en français, le terme « indigène » est un terme à connotation négative qui fait référence à l’époque coloniale et le terme « autochtone » appartient au jargon technocratique des instances onusiennes, et n’est pas approprié lorsqu’il s’agit de populations migrantes.
6 Si on prend aussi en compte de la population américaine d’origine mexicaine, le chiffre est de 29,2 millions pour l’année 2007.
7 Contratista : individu ou entreprise qui se charge d’une part importante des activités aussi bien des exploitations agricoles de Californie que des hôtels sur le Mississippi : recrutement de la main-d’œuvre, supervision du travail, paiement des salaires, contrôle de la force de travail, etc. Ils leur permettent ainsi de se débarrasser de leurs obligations légales en tant qu’employeur vis-à-vis des travailleurs et de l’État.
8 Paisano : compatriote, personnes qui viennent du même pays, de la même région ou du même village ; ce sentiment fort d’appartenance suscite l’emploi d’adjectifs presque comme des noms de peuples : Chiapanèques.
9 D’après les estimations du Pew Hipanic Center (2009), 11,9 millions de migrants en situation irrégulière, dont 59 % de Mexicains, résidaient en 2008 aux États-Unis.
10 La Forêt Lacandon couvre un territoire d’environ 1,8 million d’hectares, et intègre les communes de Las Margaritas, Altamirano, Ocosingo et Palenque ainsi que celles, récemment formée de Maravillas Tenejapa, Marqués de Comillas et Zamora Pico de Oro.
11 L’ethnographie multi-locale est une pratique anthropologique qui existe depuis les années 1990, et qui, en plus d’impliquer un déplacement physique du chercheur car son objet d’étude ne peut être abordé ethnographiquement s’il reste centré sur une seule localité, signifie un déplacement théorique qui permet « d’examiner la circulation de signification, d’objets et d’identité dans un espace-temps diffus » (Marcus, 2001 : 112).
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