Chapitre I. La prostituée, une femme comme une autre ?
p. 187-218
Texte intégral
1Les sujets d’étude sont des individus conscients d’eux-mêmes et de leurs intérêts, ainsi que des autres et de la société qui les entoure. De sorte que chacun est une entité originale qui fonde la spécificité de son comportement social dans sa nature d’être conscient. Les variables comportementales sont alors infinies, mais la rationalité des conduites humaines qui, comme le souligne Antoine Prost sont « choix de moyens en fonction d’une fin1 », les rend compréhensibles en limitant les possibilités. Certes, il est impossible de penser pouvoir les saisir toutes, car même limitées elles n’en sont pas moins considérables. Il faut alors tendre à mettre en évidence une infime partie de cette complexité qui laisse présager du tout.
2Dès lors, c’est à travers l’observation de la spécificité des rapports liant un individu au modèle normatif que peut se comprendre la corrélation établie entre la notion de marginalité et les normes en vigueur. La marginalité n’est alors plus étudiée en tant que phénomène en soi, mais en tant que phénomène global mettant en jeu toutes les composantes sociales de l’individu. Dans cette perspective, il ne faut ni renier les particularités individuelles, ni les élever au rang d’explication absolue mais, au contraire, les saisir comme des éléments de complexification de la notion de marginal. Suivant ce raisonnement, l’intérêt s’est porté sur la construction de la personnalité des femmes accusées de prostitution afin de pouvoir mettre en évidence certains des aspects entrant en jeu dans la mise en place des processus de marginalisation et faisant de la prostituée une femme à part.
Origine et construction socio-économique de la femme prostituée
3Ce travail sur la personnalité même des prostituées visait à comprendre l’influence de certaines caractéristiques individuelles dans leur stigmatisation mais il s’est là encore heurté à la pauvreté des sources émanant de ces individus. Il a alors fallu utiliser les données collectées dans les dossiers de police afin de les traiter statistiquement pour dresser un portrait type des femmes considérées comme des prostituées. Ainsi, les graphiques qui jalonnent cette analyse sont issus d’une base de données regroupant 1 400 femmes résidant dans la province de San José et ayant été accusées de prostitution entre 1894 et 1930. Afin d’observer les évolutions, ces données ont été séparées en deux périodes. La première regroupe les femmes inscrites entre 1894 et 1899 alors que la deuxième rassemble l’ensemble des dossiers allant de 1900 à 1930. Bien évidemment, nombreuses sont les femmes qui se retrouvent dans ces deux moments. Le choix de ce découpage s’explique pour plusieurs raisons méthodologiques : l’objectif comparatiste entre les époques mises en évidence, impliquait de répercuter la disproportion quantitative d’archives disponibles entre ces deux périodes. On remarque, en effet, que 70 % des femmes appartenant à la base de données ont été inscrites entre 1894 et 1899 ce qui démontre l’importance de cette courte période dans le contrôle de la prostitution. Il semble que la promulgation des lois antivénériennes ait stimulé la volonté de contrôle et de répression de la prostitution qui s’est ensuite érodée au cours des années. C’est aussi pour cette raison qu’un découpage disproportionné a été choisi. En effet, le traitement d’une période relativement courte (cinq ans) permettait d’observer précisément les conséquences directes de la mise en place du règlement de prophylaxie vénérienne. Il s’agissait ensuite d’analyser les changements de conceptions et d’applications dans un temps plus long, plus révélateur des évolutions.
Une enfance hors normes
4De nombreuses recherches historiques2 ont démontré que le mariage en tant que fondement unique de la famille est le résultat d’une construction sociale. Les efforts conjoints de l’État, de l’Église et de l’ensemble de la communauté en général pour diffuser certaines valeurs morales, réussissent à l’imposer comme unique forme admise de relation familiale. Ainsi à la fin du xixe siècle, la société costaricienne, imprégnée de ce modèle, ne reconnaît comme légitime que la famille classique représentée par le père, la mère et les enfants. Au sein même de cette institution, les tâches se répartissent de façon normée : le père est chargé de subvenir aux besoins matériels de son foyer, la mère porte la responsabilité de l’éducation morale des enfants qui, eux-mêmes, doivent montrer respect et soumission envers leurs parents. De sorte que la mère apparaît comme la figure parentale chargée de transmettre les « bonnes mœurs » à ses enfants. La famille, articulée autour du mariage et d’un rôle genré prédéfini, devient alors une institution rationnelle régie par des normes rigides.
5Les journaux sont d’ailleurs nombreux à rappeler dans leurs colonnes le rôle fondamental joué par la mère dans la construction de « bons citoyens » et d’« honnêtes épouses ».
« Dieu a fait des mères ses collaboratrices. D’elles dépendent la dignité et la vertu du peuple car ce sont les mœurs qui déterminent sa valeur et les mœurs […], ce sont les femmes qui les forment. Que sont les lois sinon des “formules écrites sur le papier qui demeurent très fréquemment enfermées dans les codes et n’atteignent pas le cœur ?” Par contre, les coutumes subjuguant, l’action des femmes est nécessaire au législateur3. »
6Remarquons alors que la figure paternelle n’est absolument pas tenue pour responsable de l’éducation de ses enfants. La mère est la seule désignée pour enseigner à ses enfants les codes sociaux admis par la société. La littérature aussi revient sur cette « genrisation » des fonctions parentales au sein de la famille avec notamment la pièce de théâtre El primo de Jenaro Cardona4 dans laquelle, un des protagonistes se lamente des conséquences désastreuses de la perte de la mère de Matilde, personnage central, pour son éducation.
« Ah ! Si Matilde n’avait pas perdu sa mère, à quel point son éducation aurait été différente et quel modèle de femme dévouée au foyer serait-elle. Mais le temps qu’elle a passé à l’école où elle a appris tant de choses qui ne figuraient pas sur les programmes, ces choses qui s’apprennent dans certains endroits à force de les voir écrites sur les murs et même illustrées à l’aide de dessins grossiers, que la curiosité naturelle d’une jeune fille dévore avec la secrète volupté de ce qui est interdit ; les amies insouciantes qui corrompent une âme innocente, les faiblesses d’un père amoureux et sans malice, tout cela avait contribué à faire entrer dans l’âme de Matilde une sorte d’athéisme dans sa religion de femme, un athéisme qui a semblé s’endormir et disparaître avec le temps après qu’elle a quitté le collège et a fréquenté moins souvent quelques-unes de ses amies5. »
7L’usage de l’expression « religion de femme » pour évoquer l’ensemble des règles comportementales qui régissent la vie des épouses – mères, est révélateur de la rigidité voire de la sacralité de ces codes. Cette métaphore démontre les liens indéfectibles qui unissent la violation de ces codes et la stigmatisation négative de la conduite d’une femme. En se sacralisant, le rôle de la femme perd son caractère privé et évolue alors en affaire publique. D’obligatoire sous peine de simple désapprobation populaire, le respect de ces codes devient une exigence plus formelle, juridiquement encadrée et moralement soutenue par l’ensemble de la population.
8Le cas des abandons d’enfants est révélateur du déchaînement de violence qui accompagne la désobéissance d’une mère à ces codes de bonne conduite féminine. Dans de nombreux journaux, on trouve des articles faisant allusion à ce phénomène relativement courant au cours de la période étudiée. Leurs attaques uniquement dirigées à l’encontre de la mère, sont révélatrices de cette situation. Luis Barrantes dans son article sur la mise en place de politiques sociales par les libéraux cite un article de la Prensa Libre, qui analyse un cas concret d’abandon d’enfant :
« Fauve humain qui, sous le nom de mère, a abandonné le fruit de ses entrailles, de manière sauvage. Dès que nous apprendrons le nom de cette femme sans cœur nous le rendrons public pour que cela lui serve de leçon6… »
9Là encore on remarque que la culpabilité paternelle est inexistante. La mère, incriminée par le journaliste, voit d’ailleurs son humanité remise en cause par son acte, ce qui tend à démontrer le lien indéfectible entre la féminité et la fonction de mère.
10Dans cette logique, le fait même de fonder une famille conforme aux cadres établis – en se mariant – ou tout au moins toléré par la société – en entrant en concubinage –, s’apparente à une marque de bonne conduite. La circulaire n° 24 du 23 octobre 18947 qui modifie certains articles restés trop ambigus lors de la promulgation du règlement de juillet de la même année, permet aux femmes considérées comme des prostituées et ayant eu un enfant de l’homme avec lequel elles vivent, de pouvoir être désinscrite à condition de vivre encore avec lui. À travers cette disposition, la législation établit donc un lien entre l’honnêteté de la femme et l’acceptation de son rôle de mère et d’épouse que lui attribue la société. C’est d’ailleurs ce qui explique la fréquence avec laquelle l’argument « avoir fondé une famille » revient dans la défense des femmes accusées de prostitution et dans les demandes de désinscription. Ainsi, comme le montre le graphique ci-dessous, la naissance d’un enfant issu d’une union légitime ou tout au moins accepté par l’ensemble du corps social est, dans presque un cas sur quatre, un argument sur lequel les femmes s’appuient pour revendiquer la reconnaissance de l’honnêteté de leur conduite.
Graphique 17. – Place de l’argument « fonder une famille » dans la défense des prostituées – 1894-19308.
11En reprenant sa place sociale de mère et d’épouse, la femme joue donc son rôle et peut alors être considérée comme une femme honnête. Le cas de Ramona Chavarria illustre parfaitement la place occupée par l’argument « fonder une famille » dans la stigmatisation d’une femme. Inscrite en septembre 1894, elle dépose une demande de désinscription en décembre de la même année. Son unique argument est d’avoir fondé une famille avec son concubin Juan Cristobal :
« J’ai été inscrite en tant que femme publique dans le registre de prophylaxie vénérienne. Comme je suis une femme honnête dont le comportement n’est pas scandaleux puisque je vis avec M. Juan Cristobal avec qui j’ai 2 enfants, je vous prie de bien vouloir m’indiquer les jours et heures pour que les témoins que je présenterai soient interrogés conformément à l’interrogatoire qui suit :
[…] 2° – Qu’ils disent s’il est vrai et s’ils sont témoins que depuis deux ans et demi je vis avec M. Cristobal avec qui j’ai 2 enfants9. »
12Après audition des témoins qui viennent confirmer ses propos, Ramona est désinscrite par le chef de l’agence de prophylaxie vénérienne. Ce cas est particulièrement révélateur de l’importance pour une femme de respecter le rôle que lui attribue la société afin d’éviter d’être considérée comme une prostituée. Par extension, un glissement s’opère dans la conception que la population a du rôle de la femme qui passe d’un simple devoir d’éducation à une totale assimilation à ses fonctions d’épouse et de mère. En tant qu’individu à part entière, la femme cesse alors d’exister et n’est plus définie qu’en rapport avec les autres membres de la famille (ses enfants, son mari). Réciproquement, cette réduction de l’être à sa fonction engendre l’obligation pour la femme d’acquérir cette fonction pour pouvoir exister. Dans le contexte de la société costaricienne de la fin du xixe siècle, le célibat représente alors le pire des statuts pour une femme. Ricardo Fernandez Guardia, dans son œuvre Magdalena, dépeint le mariage comme un devoir féminin. Maria, le personnage de l’œuvre qui représente la femme respectueuse des « bonnes coutumes » s’opposant à Magdalena, la figure féminine libérale de la pièce, vante les attraits du mariage et son horreur du célibat :
« Quel est alors le destin de la pauvre femme célibataire ?… Le plus triste de tous… Objet de moqueries pour les uns…, redoutée par les autres à cause de sa langue de vipère… n’apitoyant personne : en bref, un être qui n’a sa place nulle part… C’est pour cela que je pense que la femme doit se marier à tout prix… Voilà sa mission primordiale ; les intérêts secondaires doivent être sacrifiés à son accomplissement10. »
13Maria montre ainsi l’importance qu’elle accorde au mariage qui n’est pas présenté comme la concrétisation de l’union de deux individus désirant vivre ensemble mais comme le résultat d’une nécessité sociale.
14Dans ce contexte, il est intéressant de remarquer que les femmes accusées de prostitution sont nombreuses à ne pas avoir connu ce schéma de relation familiale légitime formé par un couple marié dont le père subvient aux besoins de tous tandis que sa compagne s’occupe du foyer et de l’éducation des enfants. En effet, l’analyse du fichier de prostituées inscrites, établi à partir des données trouvées dans les Archives nationales du Costa Rica, montre que nombre d’entre elles sont issues de foyers monoparentaux. Ainsi, sur 1 400 femmes inscrites entre 1894 et 1930, 454 ne possèdent pas de deuxième nom ce qui tend à signifier que plus d’une sur trois n’a pas été reconnue par son père et n’est donc pas née d’une union légitime. Il faut ajouter à ce chiffre, toutes celles dont la mère a été abandonnée par le père au cours de l’enfance. Elles sont impossibles à dénombrer du fait qu’elles ont gardé le nom de ce père absent mais leurs histoires apparaissent parfois au fil des documents. Cette donnée est intéressante pour deux raisons : d’une part elle établit un lien entre l’enfance d’une femme, marquée par une éducation sortant des cadres sociaux établis, et son comportement social hors normes une fois arrivée à l’âge adulte ; d’autre part, elle démontre une filiation entre le comportement de la mère qui, en procréant en dehors du cadre établit à cet effet, s’est placée en position de marginale, et la conduite de la fille qui est perçue négativement par les autorités. Dans les deux cas, il faut souligner que l’éducation et l’exemple reçus par la petite fille participent à la construction de sa personnalité en tant qu’adulte marginalisée.
15La reproduction par les enfants du comportement social des parents connoté négativement explique l’attention particulière que les autorités et la population portent à la qualité de l’éducation. Les parents, en particulier la mère, doivent donc donner le « bon exemple » à leurs enfants. Ainsi en 1898, Concepción Madrigal Ramos réclame la garde de son neveu, faisant valoir la mauvaise conduite de sa mère :
« Un de mes frères appelé José Marcelino Madrigal, est le père d’un enfant d’Elisa Hernández. Mme. Hernández, après s’être séparée de mon frère, avec qui elle vivait en concubinage, n’a pas adopté une bonne conduite. Au contraire, elle se promène avec des hommes le soir dans les rues de la Sabana. Je ne l’ai pas vu moi-même mais on me l’a dit. Ce que je sais c’est que cette dame parle de manière obscène. C’est pour cela que je me soucie de ce petit, pour qu’il ne soit pas sous sa tutelle car elle lui donne le mauvais exemple11. »
16Remarquons tout d’abord que, là encore, ce n’est pas le père qui se préoccupe de la garde du petit garçon mais sa tante. Ceci renforce l’idée selon laquelle, seule la mère ou tout au moins un autre membre de sexe féminin, est chargé de l’éducation des enfants et se trouve responsable de sa construction identitaire. Ensuite, bien qu’incomplet – on ne sait pas quelle réponse reçoit cette demande – ce document met en évidence l’importance accordée à la conduite d’une mère dans l’éducation de ses enfants.
17Il ne faut pas déduire de ces analyses l’existence d’un lien absolu entre la stigmatisation d’une jeune fille comme prostituée et le comportement social inadapté de ses parents. Ce raisonnement trop mécanique donnerait une image abusive de la réalité. Toutefois, la mise en évidence d’une certaine corrélation entre la nature hors normes des modèles qui ont servi de repères à ces femmes et leur comportement d’adulte, permet d’expliquer au moins en partie, le rapport négatif que les femmes accusées de prostitution entretiennent avec les normes établies. Plus encore, dans certains cas, les parents apparaissent comme directement impliqués dans le cas des violences sexuelles qui jouent un rôle prépondérant dans la mise en place des processus de marginalisation.
Violence sexuelle et prostitution
18Maria Cecilia Claramunt12, citant de nombreuses études étasuniennes relatives à la conduite sexuelle des adolescentes et des jeunes adultes, établit un lien entre l’entrée en prostitution et les abus sexuels endurés lors de l’enfance :
« Diverses études signalent que la prostitution et la conduite sexuelle indiscriminée chez les femmes adolescentes sont des indicateurs d’une haute probabilité d’abus sexuel à l’âge enfant (Finkelhor et Browne, 1985 – James et Myeding, cité par Russell, 1986 – Faller, 1993). Et même, Faller (1990) a rapporté dans une étude effectuée par les Nord-Américains, que 90 % des adolescentes prostituées ont une histoire d’abus sexuel préalable et Sam Janus (cité par Blume, 1987), a observé dans cette population un pourcentage de 92 % d’expériences précoces d’inceste ou d’abus sexuel13. »
19Cette relation entre violence sexuelle subie par l’enfant et développement d’une sexualité hors normes s’explique notamment par l’impact psychologique engendré par cette maltraitance. Encore de nos jours, il est difficile de déterminer les effets exacts de ces abus sur le développement psychologique de l’enfant mais de nombreuses études ont permis de mettre en évidence certaines constantes. À travers de multiples entretiens avec des prostituées, le travail de Martiza Ortiz et Alicia Zamora14, met en évidence les conséquences que ces maltraitances ont eu sur leur vie : la perte de respect envers leur corps qui ne représente plus qu’un objet de plaisir pour les autres, conduit ces femmes à nier leur droit à choisir leur partenaire. Corrélativement, l’acte sexuel devient alors un acte banal, dénué de sentiment et de signification ce qui engendre à la fois la précocité de certaines activités sexuelles et l’utilisation du corps comme un objet leur permettant d’obtenir certains avantages. Il faut ajouter à cela les divers problèmes émotionnels (baisse de l’auto-estime, sentiment de culpabilité, dépendance, vulnérabilité, etc.) qui expliquent les difficultés de ces femmes à maintenir des relations personnelles durables15. Bien que contemporaines, ces analyses permettent d’apporter quelques éclairages sur la situation psychologique de ces femmes que l’éloignement temporel de la période étudiée ne permet pas d’envisager. Dans l’ensemble, ces quelques éléments bien que très superficiels et incomplets, participent aussi à la compréhension de la construction de ces femmes.
20Il faut toutefois prendre en compte les différences de temporalité et replacer ces données dans leur contexte. Les conséquences psychologiques de ces abus, déduits d’études relatives à la prostitution actuelle, s’ajoutent à l’impact social que signifie la perte de la virginité dans le Costa Rica de la fin du xixe siècle. Ainsi, entre stigmatisation sociale et difficulté psychologique, les femmes abusées sexuellement sont très souvent amenées à se prostituer ou tout au moins à adopter un comportement sexuel hors normes les conduisant à être assimilées à des prostituées. Dans son analyse de la société mexicaine du xixe siècle, à partir de l’étude du cas de la prostituée María Villa, Rafael Sagredo met d’ailleurs en avant le facteur de violence sexuelle comme l’une des raisons expliquant l’entrée de La chiquita dans le monde de la prostitution :
« L’expérience de l’inceste conduit ses victimes à se considérer elles-mêmes comme corrompues et méchantes et en arrive à leur faire croire qu’elles ne servent que pour se livrer au sexe. C’est ainsi que l’abus sexuel, qui dans le cas de Maria Villa semble être évident – même si l’on ne considère seulement qu’elle a été séduite “par le fils de ses patrons alors qu’elle avait à peine treize ans”, constitue une forte motivation, parfois inconsciente, pour se lancer dans une “mauvaise” vie et dans le monde “du vice”16. »
21L’auteur met donc en évidence le poids de l’inceste commis au sein de la famille ou de la violence sexuelle subie au cours de l’enfance et de l’adolescence, comme des éléments entrant en jeu dans le processus de marginalisation de la jeune fille. Ce phénomène se retrouve sous une forme identique dans le Costa Rica de la fin du xixe siècle. Les journaux sont d’ailleurs nombreux à dénoncer les abus sexuels comme l’un des facteurs engendrant l’entrée de certaines jeunes filles dans la « mauvaise vie ». La Nueva Prensa publie d’ailleurs une série d’articles sur ce sujet. Le journal met en évidence la variété des causes qui expliquent la dégénérescence comportementale d’une jeune fille et son adhésion progressive au monde de la prostitution. Parmi elles, la place prépondérante occupée par les relations incestueuses témoigne de l’importance que la population accorde à cet aspect :
« Combien de fois la première faute est-elle commise par le frère ou le père lors de ces moments horribles engendrés par l’ébriété et le vagabondage ! Combien de fois, malheureusement, la jolie fillette est poussée vers l’abîme fatal par sa propre mère que le mari a laissé affamée et sans protection17 ! »
22Remarquons que dans cet article, le journaliste souligne avant tout la responsabilité de l’homme coupable soit d’avoir lui-même eu un rapport incestueux avec sa fille ou sa sœur, soit d’avoir poussé la jeune fille à suivre le chemin de la prostitution en ne pourvoyant pas à ses besoins vitaux. Les vices masculins, ébriété et vagabondage, sont alors dénoncés comme les coupables de cette attitude « anormale ».
23Plus précisément, dans un autre article, La Nueva Prensa dénonce la promiscuité dans laquelle vivent de nombreuses familles pauvres comme la première des causes expliquant la quantité des violences sexuelles de natures diverses dont sont victimes les jeunes filles. Le journal met en avant, là en encore, la responsabilité des pères de famille dans la mise en place de relations incestueuses au sein même de leur foyer :
« La négligence, imprudente ou forcée, des chefs de famille, avares ou très pauvres, qui permet l’usage de petites chambres à des jeunes garçons et des jeunes filles qui dorment presque enchevêtrés, pendant des années, s’adonnant aux exhibitions propres à l’innocence, à la négligence ou au manque de vêtements ; cette négligence porte atteinte à la pudeur et au respect mutuel et les oblige à oublier leurs liens de famille, donnant lieu au crime de l’inceste…
Le père dit qu’il est chrétien et que pour cette raison il ne peut pas avoir dans sa maison un démon comme elle et… qu’elle aille en enfer, l’enfer de la prostitution18. »
24L’intérêt de cet article est de mettre en évidence le lien existant entre la violence sexuelle exercée par un membre de la famille à l’encontre de la jeune fille, le rejet général que cela suscite – remarquons que seule la jeune fille est incriminée – et son entrée dans le monde de la prostitution. L’existence de relations incestueuses apparaît alors comme l’une des causes principales participant à l’enclenchement des processus de marginalisation. La jeune fille ajoute au rejet familial dont elle est l’objet, le poids de la perte de sa virginité et de la culpabilité d’avoir commis l’acte interdit. Seule, sans protection ni argent, pas même une formation lui permettant d’obtenir un emploi, elle vient très vite grossir les rangs des prostituées de la ville. L’existence de ce type de cas, dénoncé par les journaux et donc par une partie de l’opinion publique, démontre l’influence du manque d’éducation et de la précarité des conditions de vie familiale dans la mise en place des processus de marginalisation. La pauvreté apparaît alors en filagrane, comme la grande responsable de la dégradation du comportement des jeunes gens.
25Plus encore, de nombreux journaux accusent directement certains parents de prostituer leurs filles afin d’en tirer certains avantages. Ainsi en 1898 un article paru dans La Nueva Prensa dénonce ces comportements et appelle les autorités à les réprimer :
« Il faudrait punir sévèrement les mères qui ont des filles mineures pratiquant la prostitution, qui vivent avec elles et les encouragent, avec une complicité criminelle, à continuer de mener cette vie déchaînée et qui mangent ensemble le pain que le vice leur apporte, pétri avec la sueur de l’ignominie19. »
26Cet encart est intéressant à deux niveaux : d’une part il renforce l’existence d’une certaine reproduction sociale des comportements hors normes amenant la fille à entrer dans la prostitution à la suite de sa mère, comme si l’observation quotidienne de ce comportement avait entraîné sa banalisation voire un processus de « re-normalisation ». D’autre part, il démontre l’existence d’un « marché aux vierges » dont les principales pourvoyeuses sont les mères et les tutrices elles-mêmes.
27Les documents d’archives viennent renforcer ces articles mettant en avant le rôle déterminant joué par certaines mères dans l’entrée de leur fille dans le monde de la prostitution. L’un des cas les plus révélateurs de cette situation est celui d’Anita Mora et de sa mère Carmen20. Anita a 12 ans révolus lorsqu’en avril 1923 sa mère tente de la vendre à un de ses collègues de travail. Les voisins, qui vivent dans la pièce contigüe à la leur, entendent toute la scène et appellent alors immédiatement la police. Ils évitent ainsi à la petite fille d’être violée. Interrogés le lendemain, ils racontent les événements. Vers 21 h, Carmen Mora est arrivée en compagnie de deux de ses collègues. Elle est ressortie immédiatement pour acheter de l’alcool tandis que les hommes, restés dans la maison, ont adopté un comportement « malhonnête » envers l’enfant qui s’est mise à pleurer. À son retour, Carmen s’est couchée avec l’un des deux hommes tandis que l’autre a tenté d’avoir des relations sexuelles avec Anita, ce que le témoin déduit des propos révélateurs tenus par cet individu à l’enfant : « Tu me coûtes très cher21. » Comme la petite pleure et se débat la mère l’a même grondé : « ne soit pas idiote, demain je te mettrai de l’huile22 ». Ce récit révèle deux perceptions différentes de l’événement. Si la mère, prostituée inscrite dans les registres de prophylaxie vénérienne, a conscience d’enfreindre la loi en vendant sa fille – ce qui explique qu’elle mente lors de son interrogatoire –, ses dires au moment des faits démontrent qu’elle perçoit la situation comme une initiation, un acte banal. Au contraire, la rapidité de réactions des voisins témoigne de leur conviction du caractère monstrueux de l’acte auquel ils sont en train d’assister. Plus explicitement encore, le refus de libération sous caution de Carmen Mora confirme la perception négative que l’opinion publique porte sur son acte. Le juge ordonne en effet son maintien en prison, demandant :
« que la prisonnière soit punie avec la rigueur nécessaire car le délit qui lui est attribué est hautement immoral et excessivement répulsif ; c’est un délit qui la dépouille de l’investiture sacrée de mère et la transforme en une panthère dégoûtante et répugnante23 ».
28À travers ce texte, le juge exprime toute l’horreur de l’acte qu’il doit juger. Carmen est accusée de complicité de tentative de viol et de proxénétisme aggravé du fait qu’elle est la mère de la victime. Elle a donc manqué à tous ses devoirs en provoquant le déshonneur de sa fille alors que sa fonction « naturelle » était de la protéger. Parallèlement à cette sévérité envers Carmen, le juge accepte de libérer sous caution les deux individus suspectés de tentatives de viol. Il démontre ainsi que c’est plus l’opposition entre le devoir de protection qui incombe « naturellement » à la mère et l’agression commise par Carmen sur sa fille Anita qui est stigmatisée, que la tentative de viol en elle-même. De sorte qu’il confirme le rôle assigné à la mère dans l’éducation des enfants et les conséquences sociales d’un manquement aux règles fixées par la société, tout en témoignant de l’existence d’une différence de traitement entre les hommes et les femmes. Parallèlement, l’inscription d’Anita Mora dans les registres de prophylaxie à la fin des années 1920 illustre la perpétuation par les enfants du mode de vie marginal dont ils ont été témoins et parfois victimes, au cours de leur enfance. L’analyse, malheureusement non exhaustive des fichiers « violación » et « incesto » des Archives nationales du Costa Rica a d’ailleurs permis d’observer de nombreuses concordances entre les femmes accusées de prostitution et celles ayant subi ce type d’abus. Il faudrait alors se pencher de façon plus systématique sur ce phénomène pour pouvoir avancer des conclusions plus consistantes, toutefois cette analyse partielle permet de mettre en avant le poids des traumatismes hérités de l’enfance dans la construction de la personnalité de l’individu marginal.
29Plus généralement, cette approche des rapports entre l’éducation reçue par l’enfant et sa conduite d’adulte démontre l’importance du rôle de la construction de l’individu dans l’enclenchement des processus de marginalisation. L’approfondissement de cette démarche qui vise à étudier les rapports entre la personnalité de la femme et la mise en place des processus de marginalisation, implique alors de s’interroger sur le rôle joué par certaines de leurs caractéristiques individuelles.
Caractéristiques socio-économiques des femmes accusées de prostitution
30Remarquons dans un premier temps que les informations relatives à l’État civil des femmes accusées de prostitution, démontrent la continuité du mode de vie marginal dont elles ont été, pour la plupart, témoins dans leur enfance. Les graphiques ci-dessous permettent une comparaison significative de l’existence de ce phénomène de reproduction des modèles pour les périodes allant de 1894 à 1899 et de 1900 à 1930.
Graphique 18. – État civil des femmes accusées de prostitution – 1894-1930.
31Ces deux graphiques sont intéressants à plusieurs niveaux. D’une part, la symétrie observée entre les deux graphiques laisse apparaître le célibat des femmes accusées de prostitution comme une constante sur toute la période. D’autre part, en replaçant cette donnée dans son contexte, il est possible d’obtenir des informations sur la situation socio-économique de ces femmes. La femme célibataire doit à la fois travailler pour élever ses enfants alors même que la majorité des travaux féminins sont sous-rémunérés. Parallèlement, elle doit assurer leur éducation. Le tout en assumant sa position sociale qui rompt avec les codes établis. Cette situation complexe la place dans une position de précarité socio-économique qui se matérialise concrètement par l’existence d’une corrélation entre les lieux de vie des femmes célibataires et la distribution des quartiers pauvres de la ville de San José. En effet, en s’appuyant sur la répartition sociogéographique de la population dans la capitale et sur le recensement de 1904 qui permet de coupler la place de la femme au sein de la famille avec son lieu de résidence, des liens entre pauvreté et célibat apparaissent. À partir de l’ordonnance municipale du 7 août 1868 et malgré quelques variations presque insignifiantes au cours de la période d’étude (1870-1930), on observe une certaine continuité dans la répartition des caractéristiques sociales propres à chaque quartier de la ville. Autour des axes formés par l’avenue et la rue centrale, quatre districts voient le jour. À l’est, la Merced et Hospital regroupent la majorité des quartiers pauvres de la ville. Au Sud-ouest, le district Catedral présente une plus grande bigarrure, passant de pauvres maisons comme celles qui se trouvent dans les quartiers de Chile Perro et Turrujal, à de somptueuses demeures telles que celles que l’on peut admirer aux alentours de l’Église de La Soledad. Enfin, au Nord-ouest, le district El Carmen englobe les quartiers les plus aisés de la capitale et notamment le fameux Barrio Amón.
32Ces informations générales concernant les caractéristiques socio-économiques des zones constituant la ville de San José ont été recoupées avec les données fournies par le recensement de 1904 qui permettent de situer les lieux de vie des femmes célibataires. Remarquons tout d’abord que cette information pouvait s’obtenir à partir de deux données différentes : le taux de femmes célibataires par quartier ou le taux de femmes chefs de famille par quartier. La première solution ne semblait pas représentative étant donné que ce chiffre englobe les femmes sous tutelle masculine (enfants, sœurs, mère âgée; etc.), c’est-à-dire toute une catégorie d’individu certes non marié, mais ne connaissant pas les mêmes problématiques que les femmes adultes, seules, livrées à elles-mêmes. Inversement, dans un contexte culturel marqué par un système patriarcal omniprésent, les femmes désignées comme chef de famille sont forcément célibataires, ce qui permet d’utiliser cette donnée pour déterminer les lieux de résidence des femmes célibataires. On s’aperçoit alors qu’elles sont surreprésentées dans les zones les plus pauvres de la capitale à la fin du xixe siècle : 29 % des femmes sont chefs de famille dans le quartier de La Dolorosa ; elles sont environ 15 % dans les districts de La Merced et Hospital alors que la zone plus bourgeoise d’El Carmen n’en compte que 9 %24.
33Corrélativement, ce lien entre célibat féminin et pauvreté permet donc de ranger les femmes accusées de prostitution, majoritairement célibataires selon le graphique n° 18, dans le groupe des défavorisés économiques. Alors, logiquement, la carte représentant les zones dans lesquelles des prostituées ont été localisées – obtenue à partir d’informations sporadiques récupérées dans les dossiers de police et à partir de témoignages littéraires – se superpose à celle des quartiers et des districts pauvres.
34On retrouve notamment la majorité des femmes inscrites dans les registres de prophylaxie vénérienne dans des quartiers comme Peor es nada, Gracias a Dios, La Bomba, Rincón de cubillo, Las Latas, Los Angeles, Keith, Chile Perro et surtout dans le quartier de La Puebla. Sur ce point, Luisa Gonzalez nous offre d’ailleurs une description des plus révélatrices sur la nature de ce quartier :
« À ce moment-là, dans les années 1912, La Puebla était le quartier le plus pauvre, le plus sale, le plus scandaleux et licencieux de la capitale. Une zone où le vice, la misère et la prostitution se développaient tranquillement. […] La renommée de La Puebla se devait fondamentalement à la présence d’une vingtaine ou plus de prostituées de la plus basse extraction, dont le commerce donnait au quartier les couleurs les plus crues, les plus violentes et les plus grotesques25. »
35Autant au niveau statistique que littéraire, le quartier de La Puebla et avec lui l’ensemble du district de Hospital, apparaît comme la zone regroupant la majorité des prostituées. Ainsi, en associant les données relatives à la répartition socio-économique de l’ensemble de la population aux informations propres aux femmes dites prostituées, la nature précaire de leur position socio-économique passe de la simple évidence à la preuve. Le célibat féminin apparaît alors comme un élément de marginalisation sociale – ces femmes ne respectant pas le schéma idéal qui les réduit aux fonctions d’épouse et de mère –, mais aussi comme le vecteur d’une certaine marginalisation économique. En ce sens, cette caractéristique qui touche une majorité de femmes accusées de prostitution participe à la construction des processus de marginalisation en déterminant leur place dans la société.
Carte 1. – Présence des prostituées dans les quartiers de la ville26.
Légende : – Ligne noire : les axes centraux = avenue centrale et rue centrale. – En majuscule : les 4 districts principaux. – En minuscule : les quartiers populaires27. – Encadré en noir : les lieux de vie des femmes accusées de prostitution. – Taché de noir : les zones dans lesquelles ces femmes se rencontrent. – Carré noir : les bordels dénoncés par les institutrices en 193428. – Sur fond gris : les quartiers de la bourgeoisie.
36Parallèlement, toujours dans cette perspective de définir la place socio-économique qu’elles occupent, leur degré d’alphabétisation est une donnée qui devait être analysée. Les éléments fournis par le recensement de 1904 indiquent que plus de la moitié des femmes célibataires, chefs de famille, étaient analphabètes. Selon les calculs effectués par William Elizondo Calderon29, moins de 40 % d’entre elles savaient écrire et seulement 50 % savaient lire. Or, il précise que le pourcentage d’analphabétisme au sein de la population des chefs de famille était nettement plus bas, ne dépassant pas les 20 %. Cette donnée vient confirmer la pauvreté de ces femmes et de leur famille, en les plaçant bien en deçà de l’ensemble de la population.
37Plus spécifiquement, l’observation du degré d’analphabétisme des femmes accusées de prostitution permet de confirmer cette position socio-économique précaire. En effet, si les chiffres du taux d’analphabétisme de la population générale de San José diminuent considérablement en 35 ans, passant de 74 % en 1892 à 47 % en 192730, ceux des femmes accusées de prostitution n’évoluent pas. En témoignent les deux graphiques ci-dessous qui rendent compte de leur capacité à signer. Remarquons au préalable que, si le fait de savoir signer n’est pas, à lui seul, un critère permettant d’affirmer le degré d’instruction d’un individu, inversement, ne pas être capable d’écrire son nom révèle un analphabétisme total.
Graphique 19. – Degré d’analphabétisme des femmes accusées de prostitution, 1894-1930.
38L’amélioration générale de l’alphabétisation dans le pays s’explique par la mise en place de réformes éducatives à partir de 1886. Corrélativement, la stagnation des données relatives aux femmes accusées de prostitution témoigne de leur exclusion de ces réformes, ce qui tend à démontrer une double marginalité : économique tout d’abord, leur faible degré d’instruction indique qu’elles sont issues de familles dont les ressources financières étaient limitées et parallèlement, il signifie qu’elles sont cantonnées à des travaux mal rémunérés ; sociale ensuite, puisqu’en ne participant pas aux évolutions générales qui traversent la société, elles se retrouvent exclues du reste de la population. Ainsi, ces informations nous permettent de déterminer la place socio-économique de ces femmes qui, avant même d’être considérées comme des prostituées, sont déjà assimilées, par certains aspects, au groupe des marginalisées économiques.
39Il est alors intéressant de souligner que la population établit un lien entre la pauvreté de ces femmes et leur entrée dans le monde de la prostitution. L’existence d’une structure socio-économique inégalitaire est alors perçue comme l’une des causes de l’exploitation sexuelle de la partie la plus vulnérable de la population. Ainsi, dans un article de La Nueva Prensa datant de 1898, un journaliste dénonce les mauvaises conditions de travail des jeunes filles en situation difficile comme l’un des éléments engendrant leur entrée dans le monde de la prostitution :
« Lorsqu’une enfant orpheline, défavorisée, trouve du soutien, des gestes de bienveillance et un travail correspondant à ses capacités et équitablement rémunéré, cet enfant s’égarera difficilement. Mais, si sous prétexte de soutien, cette orpheline est obligée d’effectuer des tâches dures, fatigantes, sans repos, des métiers humiliants ou qui ne correspondent pas à ses capacités et si on ajoute à cela un mauvais traitement, grossier et autoritaire, le salaire insignifiant et même les reproches continuels qu’elle ne mérite pas le soutien qu’on lui accorde, qu’on la supporte par pitié – on peut affirmer que ce type de travail abonde au Costa Rica plus qu’on ne le croit –, ce sera une raison sûre pour que la victime de ce type de travail cherche à tout prix à s’en débarrasser31. »
40La dureté des tâches qui leur sont réservées, la faible rémunération à laquelle elles ont droit et les mauvais traitements qu’elles subissent apparaissent comme autant de facteurs expliquant le basculement de la jeune fille dans le « vice ». Dès lors, sur la base de cette première marginalisation, essentiellement économique, se construit une image négative de ces femmes potentiellement dangereuses. Le directeur de l’agence de prophylaxie vénérienne, écrivant au ministère, limite d’ailleurs à cette marginalité économique, de façon révélatrice même si trop mécanique, les raisons qui poussent les femmes à se prostituer :
« La pauvreté est aussi un facteur principal d’influence qui conduit la femme à se prostituer, en particulier dans les centres urbains, peut-être moins par passion immodérée pour le luxe que par nécessité ; et comme de la pauvreté à la misère il n’y a pas trop de distance et de la misère à la corruption il n’y a qu’un pas, nombreuses sont les filles qui, avant d’arriver à 15 ans et n’ayant pas de famille ou bien des parents extrêmement pauvres, cherchent dans les bras de la prostitution les moyens de subsistance qu’elles ne peuvent pas se procurer au moyen du travail honnête32. »
41Ce document est intéressant à plusieurs niveaux. D’une part, il démontre la place essentielle que les autorités attribuent à la pauvreté dans l’entrée d’une femme dans la prostitution. Par extension un glissement s’opère dans la conception que les autorités se font de la précarité économique d’une femme mais aussi du célibat et de l’analphabétisme, sources de dénuement. Ces aspects n’apparaissent alors plus seulement comme des éléments caractéristiques des femmes accusées de prostitution, mais deviennent des facteurs entrant en jeu dans la construction des processus de marginalisation. Coupables de pauvreté, les femmes répondant à ces caractéristiques, deviennent alors les premières suspectes de prostitution.
42À un autre niveau, ce document établit un lien entre la pauvreté, la jeunesse et la prostitution. La nécessité financière apparaît alors comme la cause principale poussant les femmes à se prostituer tandis que la jeunesse facilite l’entrée dans ce milieu. Les documents observés, relatifs à l’âge des femmes accusées de prostitution, viennent d’ailleurs confirmer les propos du directeur de l’agence. Les deux graphiques ci-dessous témoignent de la jeunesse des femmes accusées de prostitution.
Graphique 20. – Âge des femmes accusées de prostitution, 1894-1930.
43La comparaison entre les deux graphiques met en évidence une évolution significative. En effet, si au cours de la première période on note qu’une nette majorité de femmes accusées de prostitution est comprise entre 21 ans et 30 ans, cette tendance tend à se renforcer au tournant du siècle. Les moins de 21 ans représentent alors près de 50 % du total des femmes accusées de prostitution, alors même que les moins de 30 ans représentent la quasi-totalité d’entre elles. Il est aisé de comprendre que les jeunes filles sont plus nombreuses à exercer la prostitution du fait de la supériorité de leur pouvoir d’attraction et donc de leur facilité à « se vendre ». Réciproquement, l’argument « avoir un âge avancé » est utilisé par de nombreuses femmes afin d’invalider leur mise en accusation. C’est notamment le cas de Maria Chavarria Sanchez, prostituée inscrite en septembre 1894 et qui dépose une demande de désinscription en 1898 :
« J’ai été inscrite dans le registre de prophylaxie vénérienne sans que le qualificatif de prostituée puisse m’être attribué de manière justifiée.
[…] 4° – Qu’ils disent par conséquent, s’ils savent que j’observe une conduite modérée et ne commerce pas charnellement avec les autres hommes, du fait même de la connaissance que les déclarants ont de moi et de mon âge qui n’est plus tout jeune33. »
44Maria établit ici un lien direct entre son honnêteté et son âge qui selon ses propos « n’est plus très jeune ». Elle témoigne ainsi de l’existence d’un rapport entre la jeunesse et la conduite hors norme d’une femme. Toutefois, ce qui préoccupe les autorités est moins l’âge en soi d’une femme que sa signification sociale. En effet, la jeunesse apparaît comme un facteur favorisant la prostitution uniquement lorsqu’elle se superpose à d’autres éléments stigmatisant : la pauvreté et le célibat notamment. De sorte que la jeune fille ne devient une source de préoccupation pour les autorités qu’à partir du moment où elle rompt avec les schémas établis pour elle dans la société en se libérant des entraves de la domination masculine. La jeune fille de « bonne famille » soumise à la domination paternelle et courtisée de façon « respectable » par les jeunes gens de la « bonne société », ne fait donc pas partie du groupe des suspectes.
45Dans cette perspective, la plupart des dossiers d’instructions judiciaires relatifs à des jeunes filles, utilise des arguments censés atténuer l’impact de leur jeunesse par la mise en avant du respect des codes sociaux. En effet, nombre d’entre elles font valoir leur soumission à la famille en arguant notamment de l’obéissance à leur père. Elles dissimulent ainsi leur jeune âge couplé à leur célibat, alliance suspecte aux yeux des autorités, derrière un comportement adapté aux codes établis. Dans cette logique, en octobre 1897, Fidelina Muñoz Villalobos inscrite depuis août de la même année, dépose une demande de désinscription faisant valoir sa bonne conduite à travers, notamment, son obéissance à la figure paternelle :
« Mardi dernier, l’agent de la police de l’hygiène, M. Miguel Alfaro, est venu chez mon père […] et il m’a dit à moi et à ma sœur Maria Agueda, que par ordre de son chef, nous devons nous présenter un jour par semaine au registre de prophylaxie vénérienne de cette ville ; de cette manière, il nous a confondues avec les femmes qui ont le malheur de faire commerce de leur corps pour se gagner la vie.
Je trouve que le procédé de l’agent est assez surprenant et je considère qu’il s’agit plutôt d’une erreur car j’ai toujours eu une attitude très réservée, vivant sous la surveillance de mon père qui est assez sévère avec nous, de mon travail et du peu qu’il me fournit34. »
46Sa déclaration démontre l’existence d’un lien entre honnêteté et soumission à la volonté paternelle. En restant vivre dans le foyer paternel, Fidelina affirme à la fois son respect des relations parents-enfants et, plus généralement, sa soumission aux codes de bonnes conduites avalisés par la société. Le verdict de l’agence de police est d’ailleurs révélateur de l’importance de cet argument dans la conception que les autorités se font de la prostitution :
« Fidelina Muñoz Villalobos ayant démontré qu’elle observe une conduite correcte, puisqu’elle habite avec son père qu’elle assiste et soigne et qu’elle ne commerce pas avec son corps, ni publiquement ni clandestinement, conformément aux dispositions de la circulaire n° 24 du 23-10-1894, elle est exemptée de l’obligation de se présenter aux registres de prophylaxie35. »
47L’utilisation de la conjonction « puisque » démontre le lien de cause à effet que les autorités établissent entre la bonne conduite d’une femme et sa permanence dans le foyer familial. Ainsi, Fidelina atténue les caractéristiques qui font d’elle une potentielle prostituée – sa jeunesse ajoutée à un célibat suspect qui la soustrait au contrôle exercé par le mari – par la mise en évidence de sa condition de fille obéissante. En ce sens, la jeune fille qui, libérée des entraves sociales imposées par le père et le mari, apparaît aux yeux des autorités comme un potentiel danger, n’est plus qu’une femme sans importance une fois soumise à une domination masculine légitime.
48Cette tendance à lier de façon quasi automatique certaines caractéristiques à certains comportements, conduit les autorités à suspecter, en tant que prostituée potentielle, l’ensemble de la population de sexe féminin, jeune, célibataire et pauvre. Ainsi, cette surreprésentation de ces particularités au sein de la population accusée de prostitution est certes le reflet d’une authentique réalité, mais aussi, et surtout, le résultat d’un intérêt prononcé des autorités pour les femmes regroupant l’ensemble de ces attributs. Dès lors, avant même l’adoption volontaire ou non d’un comportement négativement connoté par la société, certaines femmes répondant à des caractéristiques socio-économiques particulières sont marquées par le sceau de la marginalité. Malgré l’existence de ce phénomène d’assimilation, il serait abusif de penser que toutes les femmes rassemblant l’ensemble ou une partie de ces caractéristiques, sont assimilées à des prostituées. Il s’agit alors de s’interroger sur la nature des éléments qui entraîne le basculement d’une femme déjà marginale par bien des aspects dans le groupe des prostituées.
La prostituée dans la société
« La responsabilidad cae sobre nosotros36 »
49Sur cette sentence se conclut un des articles de la série intitulée « La traite des blanches dans le monde37 ». Publié le 15 janvier 1935 dans le journal La Prensa Libre, il traite, en réalité, de la nature et de la signification de la traite des blanches au Costa Rica. L’article cherche à attirer l’attention du lecteur sur l’injustice dont sont victimes les femmes accusées de prostitution, notamment du fait des complicités existant entre les proxénètes et les policiers :
« La police connaît les noms, l’occupation et le domicile de tous les exploiteurs de femmes et des trafiquants qui s’occupent de la traite des personnes. Ils agissent fréquemment de concert avec la police : celle-ci leur permet d’agir librement à condition qu’ils rendent compte de ce qui se passe dans un certain milieu38. »
50En utilisant ces trafiquants comme des informateurs, la police sacrifie les femmes qui « tombent entre leurs mains ». Logiquement, à aucun moment les autorités ne cherchent à empêcher ces jeunes filles d’entrer dans le monde de la prostitution, car cela reviendrait à porter atteinte au commerce lucratif de leurs informateurs. Protégés par la législation qui autorise la prostitution sous certaines conditions, et fort de la soi-disant « liberté individuelle » de ces femmes, policiers et trafiquants s’accordent pour perpétuer ce commerce. L’article poursuit sa dénonciation en mettant en perspective l’injustice qui se cache derrière cette alliance contre-nature entre délinquants et représentants de l’ordre. À aucun moment, la loi ne questionne la responsabilité de ces hommes alors qu’elle condamne sévèrement et durablement les jeunes filles dont le seul tort est d’avoir été abusées, souvent par de fausses promesses.
51Ce paradoxe dans la condamnation de la prostitution se retrouve à tous les niveaux au sein de la société. Légalement mais aussi moralement et physiquement, la femme accusée de prostitution est seule désignée comme coupable par la population et les institutions. Toutefois, progressivement, comme en témoigne cet article, certains individus commencent à prendre conscience de la complexité du partage des responsabilités. Les prostituées ne sont alors plus présentées comme des femmes intrinsèquement mauvaises mais comme des victimes des circonstances et des hommes en particulier.
La prostituée, une femme maltraitée et abandonnée
52Dans le contexte du Costa Rica à la fin du xixe siècle, l’homme en tant que « sexe fort » a envers la femme, « sexe faible », une obligation financière : il est chargé de subvenir au besoin matériel de toute sa famille. Mais plus généralement, il est soumis à un devoir de protection. Cette responsabilité apparaît clairement dans le cas des outrages verbaux commis à l’encontre de la gente féminine. En effet, une insulte envers une femme porte tout autant atteinte à celle-ci qu’à son père, si elle est célibataire, ou à son mari dans le cas où elle est mariée. Ces derniers se retrouvent alors dans l’obligation de défendre l’honneur de la dame attaquée, honneur lié au leur. Les nombreuses plaintes déposées par les pères et les maris viennent témoigner de cette relation entre la préservation de l’honneur d’une femme et celui de sa famille. Ainsi lorsqu’une épouse ou une fiancée est accusée de prostitution, son partenaire vient témoigner en sa faveur. C’est notamment le cas de Juana Mora Fallas39 qui demande à être désinscrite en 1896 afin de se marier. Elle appuie sa demande sur divers arguments et notamment sur l’honnêteté de sa conduite et de son travail de domestique mais aussi sur la longévité de son concubinage avec Moises Rodriguez. Elle présente trois témoins qui viennent confirmer l’exactitude de sa déclaration. Malgré cela le directeur de l’agence de prophylaxie refuse sa désinscription arguant de l’incapacité de Juana à prouver la nature de la conduite qu’elle observait avant d’entrer en concubinage. Toutefois, étant lui-même incapable de produire des témoins déclarant à l’encontre de la jeune fille, le chef de la police accède à la demande de désinscription de Juana. En désaccord avec cette décision, le directeur de l’agence de prophylaxie fait appel. Il est intéressant de remarquer qu’il ne renonce définitivement aux charges contre Juana que lorsque son fiancé dépose lui-même une demande de désinscription. Sa réponse est alors révélatrice de l’importance de la parole du mari ou tout au moins du responsable masculin de la conduite de la femme, dans sa décision de désinscription :
« Malgré l’appel interjeté contre la décision par laquelle il est ordonné que soit annulée l’inscription de Mme Juana Mora Fallas, en tant que prostituée, dans les registres qui sont sous ma responsabilité ; et comme cette annulation doit avoir lieu en raison du mariage que M. Moisés Rodríguez lui-même affirme être en train de préparer avec cette dame et que l’objectif de cette demande, était de ne pas entériner le mariage avec une femme inscrite ; pour ces raisons et tout en me réservant le droit de renouveler l’inscription dans le cas où cette dame récidiverait dans ses fautes et dans le cas où elle ne se marierait pas40. »
53Ce document est intéressant à plusieurs niveaux. Il met en évidence le poids de la parole du mari ou, dans le cas présent, du futur mari, dans la décision du directeur de l’agence de prophylaxie vénérienne. En effet, celui-ci n’a tenu compte ni des témoins ni de l’argumentation de l’avocat. Seule la promesse de mariage émise par Moisés a su le convaincre du bien-fondé de la désinscription de Juana. De plus en « se réservant le droit » d’inscrire à nouveau Juana dans le cas où ce mariage n’aurait pas lieu, il le fait apparaître comme l’un des éléments essentiels ayant permis la désinscription de la jeune fille. Ce sont donc les perspectives de normalisation sociale offertes par la promesse d’une union légitime qui ont convaincu le directeur de l’agence de prophylaxie de désinscrire Juana.
54Si le mariage apparaît alors comme la cause de la désinscription, parallèlement, cette inscription est présentée comme un frein à ce mariage. En venant témoigner en faveur de sa fiancée, Moisés cherche avant tout à reblanchir son honneur afin de se protéger des conséquences sociales qu’impliquerait l’inscription de sa fiancée dans les registres de prophylaxie vénérienne. Il s’agit alors pour les époux de défendre leur femme, lorsqu’elles sont suspectées de prostitution, afin d’éviter qu’une inscription ne vienne les déshonorer elle et l’ensemble de leur famille.
55L’importance pour un mari de ne pas voir apparaître le nom de sa femme dans les registres est telle, que son refus de déposer devient un argument en faveur de l’accusation. C’est notamment le cas lors de la demande de désinscription d’Adelina Quesada. En ne se présentant pas pour déposer lors de son inscription, son mari vient tacitement confirmer l’accusation pour prostitution émise par le chef de l’agence de prophylaxie :
« Si cette dame a été inscrite le 21-11, sans qu’aucune information ait été ouverte à cette fin, cela a été possible en vertu de l’article 13 de la loi de prophylaxie vénérienne, selon lequel la notoriété de ces femmes qui exercent la prostitution en tant que métier suffit pour l’inscription ; […] et si cette dame, lorsqu’elle a été inscrite avait été l’opposé de cela, son mari aurait levé la voix en sa faveur et pris sa défense41. »
56Ainsi, lorsqu’Adelina dépose une demande de désinscription, presque un an après avoir été inscrite, alléguant qu’elle n’a jamais été une prostituée et que son inscription relève de l’erreur judiciaire, le chef de l’agence s’y oppose prenant appui sur l’absence de participation de son mari lors du premier procès. Le refus de soutenir sa femme accusée apparaît donc, par défaut, comme un symptôme de culpabilité ce qui démontre l’importance pour le mari de venir témoigner pour protéger sa compagne. Ainsi, le conjoint légitime, responsable de la conduite de sa femme, est à la fois garant et dépendant de son honneur.
57À l’inverse, le concubin ou l’amant est socialement irresponsable de la conduite de sa partenaire. Remarquons d’ailleurs que sur l’ensemble des dossiers d’instruction consultés, les concubins ne viennent jamais témoigner en faveur de leur partenaire. Même si le concubinage est accepté, il n’est toutefois pas perçu comme une union légitime équivalente à un mariage et, en ce sens, le fait même d’accepter de vivre en concubinage avec une femme place celle-ci dans une position marginalisante. Le cas de Manuela Garita Hernandez illustre parfaitement ce propos. Manuela a 16 ans lorsqu’elle s’enfuit du foyer paternel avec un dénommé Pedro Montero. Lors de l’interrogatoire de celui-ci, suite à la plainte déposée par le père de la jeune fille, il est clairement mis en évidence les conséquences du concubinage :
« Interrogé pour savoir s’il était conscient qu’en vivant en concubinage avec Manuela, il entraîne la souffrance de ses parents à elle et lui apporte le malheur […]. Il a répondu qu’il sait bien que tout cela fait souffrir les parents de Manuela et qu’il a conscience d’être l’artisan de son infortune ; cependant, il a l’intention de se marier avec elle dans 4 ou 5 mois et, selon lui, il en a même parlé avec le père de Manuela. À ce moment-là, le père de la jeune fille déclare qu’une fois il lui en a parlé sérieusement mais que ces derniers temps il a fait preuve d’intentions contraires42. »
58Ce document met en exergue plusieurs éléments intéressants éclairant le rôle de l’homme dans la préservation de l’honneur féminin. Le fait même que le père dépose une plainte confirme l’influence voire la dépendance existante entre la conservation de l’honneur de la fille et celui de l’ensemble de la famille. À un autre niveau, en affirmant accepter le mariage, le père de Manuela démontre que c’est moins la relation entre les deux jeunes gens qui est en cause que sa forme illégitime et donc socialement inacceptable. Parallèlement, ce document atteste de la responsabilité du père chargé d’empêcher sa fille d’adopter une conduite connotée négativement alors même que le déshonneur de Manuela ne revêt que peu d’importance pour son concubin. Cette totale déresponsabilisation du partenaire masculin illégitime explique son manque d’implication s’agissant de la surveillance de la conduite de leur concubine.
59Plus explicite encore, en comparant le nombre important d’hommes vivant en concubinage qui n’hésitent pas à abandonner leur partenaire, avec les faibles taux de divorce ou de séparation légale, on s’aperçoit d’une nette disproportion. Selon les archives de l’INEC le nombre de divorcés et de séparés reste extrêmement bas tout au long de la période étudiée. En témoigne le tableau ci-dessous, extrait des quatre recensements qui la jalonnent.
60S’il n’existe aucun document similaire permettant de chiffrer le taux de séparation des couples vivant en concubinage, l’omniprésence de ces histoires au sein des dossiers d’archives de police, illustre leur importance sociale. Ce déséquilibre révèle la différence de perception sociale existant entre le mariage et le concubinage. Le mariage est considéré comme un lien indéfectible qui unit l’homme et la femme, imposant à chacun un certain rôle au sein du couple dont l’accomplissement fonde la reconnaissance sociale des individus. À l’inverse, le concubinage n’engage pas la responsabilité du partenaire masculin qui est alors libre de toute obligation sociale envers sa concubine. Nombre de documents d’archives mettent en scène des cas d’abandon de femmes par leur concubin. Seules, souvent avec des enfants à charge, ces femmes se retrouvent alors dans une situation financière difficile. Il faut ajouter à cette précarité économique, le poids du jugement social. La femme, ayant accepté de fonder son couple dans l’illégitimité, est alors stigmatisée comme seule responsable de son infortune. L’histoire de Teodora Sanchez illustre les conséquences du désintérêt des concubins envers leur partenaire. Accusée de prostitution en 1895, elle rejette cette accusation, alléguant mener une vie honnête malgré l’abandon dont elle a été victime :
« Hier, l’autorité correspondante m’a fait inscrire dans le registre de prostituées en tant que telle. Comme je ne crois pas mériter ce vilain qualificatif, je vous prie de bien vouloir ouvrir une information judiciaire à ce propos et interroger les témoins que je présenterai de cette façon :
II – Qu’ils disent comme il est vrai que je ne pratique pas et que je n’ai jamais pratiqué la prostitution publique.
III – Qu’ils disent aussi comme il est vrai qu’ils m’ont toujours vue vivre en concubinage avec un seul homme et que de cette union j’ai eu deux enfants, âgés à présent de trois et quatre ans.
IV – Qu’ils disent aussi comme il est vrai que le concubin auquel je fais référence s’appelle José Robles, majeur, célibataire à cette époque, commerçant, originaire de San Tomas et habitant ce voisinage, étant aujourd’hui marié, raison pour laquelle il s’est séparé de moi il y a plus d’un an43. »
Tableau 12. – Taux de divorce et de séparation dans la province de San José – 1864-1927.
1864 |
1883 |
1892 |
1927 |
|
Nombre de divorcés |
18 Soit 0,05 % |
182 Soit 0,32 % |
289 Soit 0,38 % |
236 Soit 0,3 % |
Nombre de séparés |
554/37 206 Soit 1,5 % |
– |
– |
1786 Soit 2,1 % |
61Ce texte confirme à la fois l’irresponsabilité sociale du concubin envers l’honneur de sa partenaire et la supériorité du mariage sur le concubinage. Dans ce cas particulier, José Robles abandonne sa compagne et ses enfants afin de s’engager dans une union légitime avec une femme « honnête ». Surtout ce document témoigne du rôle joué par les abandons de ce type dans la mise en accusation de certaines femmes. En déresponsabilisant l’homme, tout en maintenant une forte pression sociale sur la femme, le concubinage participe à la mise en place des processus de marginalisation.
62Plus généralement, les journaux, reflets d’une certaine opinion publique, sont nombreux à établir un lien entre un comportement masculin désinvolte et la perte de la virginité qui signifie la marginalisation de la femme. Le cas de María Tomasswich, relaté par « La República44 », illustre parfaitement le rôle de l’homme dans la perte de l’honneur d’une femme, tout en démontrant la violence de ses conséquences sociales. Après avoir obtenu des promesses de mariage, María accepte d’avoir des relations sexuelles avec son fiancé Justo Bisbé. Par la suite, celui-ci refuse de tenir parole et abandonne María pour se marier avec une autre femme. En juillet 1911, María décide de venger son honneur perdu et abat Justo d’un coup de révolver, au milieu de la rue. Ce fait divers est intéressant à un double niveau. Tout d’abord la violence de la réaction de María confirme la gravité de ce que signifie, pour elle, la perte de sa virginité hors mariage. De plus, l’intérêt porté par ce grand journal politique à un simple fait divers, qui plus est étranger – l’événement a eu lieu à Santiago de Cuba – démontre, outre les similitudes de conception entre les deux pays, le poids social de ce genre de situation. Enfin et surtout, en se plaçant du côté de la jeune femme, le journal dénonce l’attitude des hommes et met en cause leurs responsabilités dans la perte de « l’honneur » féminin. L’article démontre ainsi la prise de conscience progressive, par une partie de la population, du rôle essentiel de l’homme dans l’enclenchement des processus de marginalisation.
63Par extension, l’homme est souvent présenté comme l’unique responsable de l’entrée de la femme dans le monde de la prostitution, coupable de sa détresse pour ne pas avoir su ou voulu la soutenir afin de lui permettre de préserver son honneur :
« La femme, être faible qui doit recevoir soutien et protection, sous les coups incessants que l’homme lui assène, est jetée au fond du courant où, traînée par la violence que le sexe fort exerce sur elle et sans pouvoir se défendre en raison de sa faiblesse naturelle, celle qui aurait dû être une fleur odorante née pour parfumer la vie, devient une pourriture répugnante. Malheureuses femmes celles qui sont victimes d’un destin si fatal45 ! »
64La prostituée est ainsi perçue comme un être méprisable, transmetteur de maladie morale et physique, mais aussi et surtout comme une femme abandonnée par son protecteur naturel et dont la faiblesse naturelle empêche qu’on la tienne pour responsable de son malheur. Conscient de ce phénomène, certains intellectuels commencent, dès le début du xxe siècle, à remettre en cause la responsabilité unique de la femme. L’action des hommes est alors montrée du doigt comme un élément essentiel de ce mouvement. Ainsi, la revue médicale La Gaceta médica, dans un article de 1914 visant à déterminer les moyens de prévenir l’entrée des jeunes filles dans le monde de la prostitution, appelle à responsabiliser les hommes :
« Prévenir la prostitution en permettant les recherches de paternité, en attribuant à la jeune fille déflorée les droits de la femme légitime, en infligeant une sanction pécuniaire ou pénale à l’amant qui abandonne sa compagne46. »
65En cherchant à responsabiliser l’homme face aux conséquences jusqu’alors non assumées de l’entretien de relations sexuelles illégitimes, il s’agit avant tout d’éviter la banalisation de l’attitude négligente qu’ils adoptent à l’égard des femmes en dehors du cadre du mariage. L’objectif est alors de prévenir certains des facteurs qui apparaissent comme responsables dans la mise en place des processus de marginalisation.
66Il n’y a donc pas de « réhabilitation » de la prostituée, qui reste marquée par le sceau de l’infamie, mais une tentative de faire prendre conscience, de gré ou de force, à la gente masculine de sa responsabilité dans le processus qui conduit une femme à se prostituer. Il convient alors de s’interroger sur la nature et la signification sociale de cette vision ambivalente de la prostitution existant au sein de l’opinion publique et qui définit la place occupée par les prostituées au sein de la société.
La prostituée, entre corruptrice et salvatrice
67Ce poème publié dans un des plus importants journaux ouvriers du début du siècle illustre parfaitement le mélange de dégoût et de pitié que suscite la femme qui se prostitue. Il met ainsi en avant l’irresponsabilité de l’individu victime des circonstances socio-économiques défavorables. Même si cette relation de cause à effet est trop mécanique, il n’en reste pas moins qu’elle témoigne d’une conception paradoxale de la prostitution.
Document 1. – Poème extrait de La Aurora Social, 06-08-1912, n° 5, p. 1.
68Plus généralement, c’est l’ensemble des journaux de l’époque et, par extension, la majorité de l’opinion publique de la fin du xixe siècle qui est dominée par cette vision. Connotée négativement par l’ensemble de la population, la prostitution apparaît à la fois comme la conséquence d’un dysfonctionnement socio-économique mais aussi comme un mal indispensable à la sauvegarde de l’honneur des familles « honnêtes ». La plupart des journaux s’accordent d’ailleurs sur ce point et de nombreux articles le rappellent :
« Que les femmes publiques disparaissent et l’honneur des familles sera compromis. L’homme est capable de tout pour satisfaire ses appétits charnels. Il ira surprendre le sommeil tranquille des demoiselles47. »
69La prostituée apparaît donc comme l’unique rempart entre les « besoins sexuels » de l’homme, présentés comme naturels et donc ne pouvant pas être condamnés par la législation, et la virginité indispensable de la femme honnête. Dans cette perspective, la femme accusée de prostitution suscite à la fois l’horreur due à son avilissement mais aussi une certaine compassion du fait qu’elle sacrifie son honneur au bon fonctionnement de la société. Dans cette perspective, pour La Nueva Prensa, la prostitution est toujours cette plaie sociale qu’il faut soigner, mais le journal décriminalise la prostituée en la présentant comme le résultat de causes variées :
« Nous prétendons définir la prostitution comme un effet car nous avons toujours pensé que le cancer social que nous connaissons sous ce nom est tout simplement, la conséquence logique d’une multitude de causes qui s’enchaînent entre elles et se complémentent les unes les autres pour l’engendrer48. »
70Assimilée à un cancer, à une maladie mortelle, la prostitution n’est toutefois plus perçue comme le résultat d’une dégénérescence individuelle mais comme la conséquence de nombreux facteurs individuels et collectifs :
« Être orphelin, humilié, contraint à des travaux pénibles, voilà les éléments qui ébranlent les tempéraments timides et affaiblis par l’ignorance. Les mauvais exemples et la compagnie de gens pernicieux, soulevant le voile, enseignent le chemin du vice. La prostitution est un monstre à cent têtes parce qu’il est engendré par cent causes différentes49. »
71En mettant en évidence la variété des éléments qui, ensemble, concordent pour donner naissance, ou tout au moins favoriser, le développement de la prostitution, le journal souligne l’inefficacité des mesures qui s’attaquent au résultat, la prostituée, sans combattre les causes. Cette série d’articles qui laisse apparaître la prostituée plus comme une victime des circonstances que comme responsable de sa condition, démontre l’existence de cette perception de la femme accusée de prostitution au sein de l’opinion publique. Ainsi, une vision compréhensive de la prostitution se développe en parallèle d’un courant plus radical appelant à la répression des prostituées. Alors même que le journal La Nueva Prensa est le premier à soulever les injustices dont sont victimes les prostituées, il est aussi en première ligne pour dénoncer l’inaction de la police face à l’invasion du Parc Central par les prostituées :
« Les cocottes ont envahi à nouveau le Parc Central aux heures de pause et de repos. Nous considérons que c’est une situation embarrassante mais à présent la police ne fait plus que contrôler les citoyens50. »
72En réclamant une plus grande fermeté des autorités face à « l’immoralité » que représente la présence de prostituées au milieu de la société saine, le journal démontre la permanence du sentiment de rejet que les prostituées suscitent malgré la compréhension dont il a su faire preuve dans ses colonnes en d’autres occasions.
73On retrouve cette perception paradoxale de la prostitution dans de nombreux journaux et notamment dans les articles de La Prensa Libre qui oscillent en permanence entre le dégoût et la pitié que ces femmes lui inspirent :
« S’il est vrai que ces femmes de petite vertu, perdues et sans pudeur, véritables plaies humaines, sont nuisibles à la société, elles ne sont pas pour autant indignes de pitié et de charité chrétiennes51. »
74Désignées avec familiarité sous le terme de « mujerzuelas », les prostituées ne sont plus perçues comme des femmes à part entière mais comme des êtres diminués. On observe toutefois une opposition entre les qualificatifs négatifs, employés pour stigmatiser le dégout qu’elles suscitent, et les termes plus favorables, utilisés pour exprimer les sentiments qu’elles doivent éveiller chez les « honnêtes gens » : la pitié et la charité.
75Ce double regard porté sur ces femmes s’illustre dans la controverse que l’opinion publique se livre dans les journaux suite à la décision prise en septembre 1894, d’arrêter et d’expulser une partie des prostituées de San José. Il s’agit pour les autorités de frapper un grand coup dans la fourmilière de la prostitution joséphine, en arrêtant la majorité des femmes exerçant, effectivement ou prétendument, ce commerce dans les rues, les maisons particulières, les bordels officieux et officiels, et en les exilant dans des zones particulièrement insalubres du pays : Talamanca et Golfo Dulce. Si la majorité des journaux s’accordent sur la nécessité de réglementer la prostitution et saluent la mise en place de la législation de prophylaxie vénérienne de 1894, les modalités de répression sont plus controversées. L’analyse des articles parus dans les deux plus importants journaux de cette époque, La República – journal dont l’opinion s’accorde à celle du gouvernement – et La Prensa Libre – organe de l’opposition, permet de mettre en évidence l’existence de cette vision ambiguë de la prostitution et des prostituées qui domine au sein de la population.
76Notons d’abord que cette manœuvre policière résulte d’une interprétation abusive de la loi. En effet, le règlement de prophylaxie vénérienne ne prévoit pas l’exil des femmes accusées de prostitution. Seule la loi sur le vagabondage permet d’appliquer cette peine et encore, uniquement dans certains cas, très précisément décrits par la loi :
« Art. 5. – Les femmes auxquelles fait référence l’alinéa 8 de l’article 1, si elles sont majeures, devront se consacrer, dans la maison de réclusion pour femmes, à des travaux appropriés [à leur sexe], pour une période qui ne soit pas inférieure à trois mois ni supérieure à un an. Si elles ne faisaient pas preuve de bonne volonté vis-à-vis du travail ou bien si elles étaient désobéissantes ou insubordonnées, elles seront envoyées à Talamanca ou dans un autre endroit lointain, pour une période qui correspondra au double du temps qu’il leur reste à faire pour terminer leur peine52. »
77C’est d’ailleurs sur cet article que s’appuie le journal La República pour défendre l’expulsion de ces femmes dans ces zones. Pourtant, cette action est déjà le signe d’une interprétation abusive étant donné qu’il aurait fallu que ces femmes commettent des actes d’insubordination dans la prison pour mériter ce châtiment. Or, cet exil est décidé avant même leur incarcération. Plus encore, le règlement de prophylaxie interdit l’application de la loi sur le vagabondage de 1887 aux femmes ayant préalablement été arrêtées et jugées pour prostitution. En témoigne l’article 9 extrait de ce texte législatif :
« Art. 9. – Les femmes inscrites en tant que prostituées ne pourront pas être jugées pour vagabondage, en raison de leur condition sauf dans le cas où, condamnées conformément à ce décret, elles récidiveraient de quelque manière que ce soit, agissant d’une façon qui réclame la répression de l’autorité de police53. »
78De sorte que cette mesure, visant à donner un exemple aux autres prostituées, n’entre dans le cadre d’aucune loi et apparaît comme parfaitement illégale. Il s’agit là d’un abus de pouvoir caractérisé que La Prensa Libre ne manque pas de relever alors que La República tente de le justifier. Dès lors les deux journaux vont se livrer durant deux semaines une bataille d’idée autour de cette décision qui permet de prendre la mesure des divers courants parcourant la société.
79Le 6 juillet 1894, La Prensa Libre publie dans ses colonnes le premier article dénonçant l’exil des prostituées dans des zones insalubres du pays sous le titre révélateur de « Condamnées à mort54 ». Dès le départ le journal met en avant l’illégalité de cette décision policière :
« Condamnées à mort I – Voilà une mesure de toute évidence arbitraire. Ni ce gouvernement ni aucun autre ne possède les facultés pour agir de la sorte. Quel tribunal compétent, après avoir rempli les formalités légales, a imposé à ces femmes une peine aussi grave que le confinement dans un endroit insalubre55 ? »
80Ce texte rappelle le caractère arbitraire de cette mesure qui ne s’appuie sur aucune loi. Le journal met ainsi en avant la gravité de cette décision qui selon le titre même de l’article, condamne ces femmes à une mort certaine du fait de l’insalubrité des lieux de confinement. Golfo Dulce et Talamanca sont en effet des zones situées dans des régions particulièrement difficiles du pays.
81La chaleur et l’humidité de ces contrées ainsi que leur topographie qui oscille entre marécages et forêts vierges inexplorées, favorisent le développement des épidémies comme la fièvre bilieuse. Les difficultés rencontrées pour accéder à ces zones rendent d’autant plus ardu l’accès à l’eau potable, à l’alimentation et encore plus aux médicaments. Tous ces éléments donnent à ces lieux un aspect particulièrement hostile.
82Dès le lendemain La Prensa Libre continue sa dénonciation en accentuant le caractère illégal de cette décision de police :
« Condamnées à mort II – Une personne, digne de foi, affirme que lors du dernier jugement des femmes envoyées à Talamanca et à Golfo Dulce, celles-ci n’ont pas été écoutées et il ne leur a pas été permis de se défendre, ce qui rend d’autant plus atroce la peine imposée à ces malheureuses56. »
Carte 2. – Division administrative du Costa Rica en 191057.
83À en croire cette affirmation, en plus d’avoir été condamnées par une loi inapplicable, les prostituées déportées n’ont même pas eu droit à une défense équitable, pourtant prévue par la constitution. Ainsi, le journal dénonce le peu de cas que les autorités font de ces femmes qui perdent leurs droits de citoyenne au nom de la protection de la santé publique. La troisième partie de cet article insiste d’ailleurs pour rappeler l’appartenance de ces femmes à la communauté comme si l’attitude des autorités rendait nécessaire le rappel d’une telle évidence :
« La dernière de ces femmes, la plus dépravée, la plus abjecte, jouit du droit à la vie garanti par la constitution. Et les sentiments d’humanité demandent de vive voix de la commisération pour ces infortunées58. »
84En rappelant leurs droits en tant que citoyenne à part entière, le journal souligne deux processus : d’une part la tendance des autorités à considérer ces femmes comme des êtres ne méritant aucune reconnaissance sociale. D’autre part, la parution d’une telle dénonciation dans les colonnes d’un journal à grand tirage prouve l’existence, dans une partie de l’opinion publique, d’une vision paradoxale de la prostituée : à la fois considérée comme l’être le plus abject, elle est aussi celui qui mérite le plus de commisération. Enfin, cette dénonciation témoigne de l’existence au sein de la population d’une conception des prostituées diamétralement opposée à celle du gouvernement. Le journal ne se prive d’ailleurs pas de faire remarquer que son opinion est partagée par un grand nombre de citoyens :
« Condamnées à mort – La Prensa Libre a reçu hier des témoignages d’appui en rapport avec ses efforts et son travail concernant les questions d’intérêt général. Des personnes jouissant d’une très haute considération nous ont déclaré spontanément être d’accord avec nos opinions sur cette question59. »
85Cette démonstration de soutien démontre l’importante résonance que cet événement a eu dans la société costaricienne atteignant même les plus éminentes sphères sociales – en témoigne l’utilisation du superlatif « altísima » (très haute). À travers cette série d’articles, La Prensa Libre, journal d’opposition, mène une véritable croisade contre les mesures de prophylaxie vénérienne prises par le gouvernement. En attaquant ces décisions, le journal joue parfaitement son rôle d’opposant. Il n’en reste pas moins que la réalité du sort de ces femmes démontre la véracité de ses dires. En effet, un mois après les faits, le rapport du médecin chargé d’examiner les prostituées confinées confirme ces prédictions en informant le public de leur lamentable état de santé :
« Selon ce que le chef politique a dit au Dr Parreño, parmi les 17 femmes qui sont confinées : six sont allées chercher du travail dans d’autres endroits du Golfo. Que sont-elles devenues ?
Parmi les autres onze qui restent, neuf souffrent d’un accès de paludisme aigu et les autres sont galeuses. En plus Monsieur Parreño dit que les habitants de Golfo Dulce souffrent d’anémie plus ou moins intense due au paludisme chronique et entretenue par l’absence totale d’un traitement adéquat…
Ces malheureuses, sont-elles oui ou non condamnées à mort ou à la gale, ce qui est encore pire60 ? »
86Ce texte confirme les conséquences démesurées de l’expulsion de ces femmes dans des zones insalubres et vient donc, de fait, renforcer l’existence d’une double conception des prostituées à la fois source de malheur social et considérées, elles-mêmes, comme des malheureuses. D’autres articles, issus de journaux moins engagés politiquement, témoignent de l’existence de cette vision paradoxale de la prostitution. El Heraldo et El Diarito61 notamment. À l’opposé La República justifie dans sa forme les agissements du gouvernement en citant la loi sur le vagabondage, alors même que celle-ci ne permet pas de condamner les prostituées. Toutefois, aucun des articles parus dans ce journal en réponse aux attaques de La Prensa Libre ne met en avant des arguments permettant de justifier, sur le fond, l’action des autorités. Il est toutefois intéressant de remarquer que c’est La Prensa Libre qui apporte un éclairage sur les raisons qui ont fondé les actions de déportation, en citant, sans le nommer, les dires d’un personnage influant au sein du gouvernement :
« Une personne influente et qui occupe un poste important, disait hier que les femmes confinées étaient mauvaises et incorrigibles et que dans cette perspective, le confinement devait être applaudi, même si aucune d’entre elles ne revenait.
Penser que la célèbre mesure se soit inspirée de ce critère généreux et humanitaire, fait mal62. »
87Cet article présente plusieurs intérêts. D’une part, il met en évidence le peu de cas que les autorités font des femmes accusées de prostitution qui ne représentent alors plus des membres à part entière de la société mais des êtres à part, ne méritant aucune considération sociale. Socialement néfastes, leur vie perd alors toute valeur. D’autre part, le commentaire du journaliste montre l’opposition d’une partie de la population à cette façon de penser et l’importance qu’ils accordent aux aspects « humain » et « généreux » dans la résolution des problèmes sociaux. Bien qu’il faille relativiser l’emphase utilisée par La Prensa Libre du fait de sa nature même de journal d’opposition qui le place en position de dénonciation permanente, il n’en reste pas moins que ces articles témoignent de l’existence d’un courant s’opposant à un traitement inégal et illégal des femmes accusées de prostitution.
88Ainsi, à travers le cas particulier de la déportation de certaines de ces femmes, il est possible de déceler l’existence de deux visions opposées de la prostitution. Dans les deux cas, la prostituée apparaît comme un être infâme, nécessaire certes mais dont les actions doivent être surveillées afin d’éviter la diffusion des maux dont elle est porteuse. Cependant, la première conception, leur retire leur place dans la société alors que la deuxième appelle à la miséricorde, faisant valoir la malchance de ces femmes victimes de circonstances contraires. La mise en évidence de cette vision paradoxale de la prostitution, salutaire mais corruptrice, permet de saisir la place occupée par ces femmes au sein de la société. Provoquant le dégoût des familles honnêtes, elles suscitent également la pitié d’une certaine catégorie de la population qui voit en elle la femme abandonnée, utilisée, dont l’honneur a été sacrifié sur l’autel de la préservation des « bonnes mœurs ».
89Ainsi, en mettant en relation la nature de la construction des personnalités des prostituées avec la vision que l’ensemble du corps social porte sur elle, l’objectif était de comprendre la place qu’elles occupaient au sein de la société costaricienne.
90On se rend alors compte que la mise en place d’un système normalisateur qui oriente le regard porté par la société sur certains individus, participe tout autant à l’enclenchement des processus de marginalisation que la nature du comportement individuel. Si la construction de la personnalité de la prostituée démontre une certaine marginalisation originelle dont il faut chercher l’origine dans l’enfance et l’adolescence, la récurrence de certains éléments renvoie plus à une focalisation des autorités sur les femmes présentant certains critères considérés comme potentiellement dangereux. Dans cette logique, ce n’est pas la personnalité d’une femme en soi qui détermine la mise en place des processus de marginalisation mais l’interaction entre cette personnalité originale et la société. De sorte que les normes sociales cristallisent la perception de certaines caractéristiques et comportements individuels dans une dualité manichéenne rigide : tout ce qui n’entre pas dans le cadre d’un comportement socialement acceptable devient alors symptôme de « mauvaise conduite ». Le regard de la société s’oriente alors sur certaines femmes regroupant l’ensemble ou partie de ces attributs discriminatoires et discriminés.
Notes de bas de page
1 Prost A., 12 leçons sur l’histoire, op. cit., p. 151.
2 Notamment, pour le Costa Rica, les travaux de Rodríguez Sáenz E., Hijas, novias y esposas. Familia, matrimonio y violencia domestica en el Valle Central de Costa Rica (1750-1850), Heredia, EUNA, 2000, 178 p.
3 BNCR, La época, 14-06-1916, año VI, n° 1610, p. 1.
4 Cardona J., El primo, op. cit., 260 p.
5 Ibid., p. 93.
6 Barrantes Barrantes L. et al., « Liberalismo, políticas sociales y abandono infantil en Costa Rica (1890-1930) », dans E. Rodríguez Sáenz, Entre silencio y voces, Genero e historia en América central (1750-1900), San José, UCR, Instituto de las mujeres, 2000, p. 93.
7 Circulaire n° 24 du 23-10-1894, p. 184. Voir annexe n° I.
8 Dans la plupart des cas, la défense présente de multiples arguments ce qui explique que le total des données enregistrées dépasse largement les cent pour cent.
9 ANCR, Policía, n° 6679, 1894, f. 1.
10 Fernández Guardia R., Magdalena, San José, UCR, col. « Retorno », 1995 (1902), p. 60.
11 ANCR, Policía, n° 6821, 1896, f. 1-1v°.
12 Claramunt M. C., Explosión sexual en Costa Rica. Análisis de la ruta critica de niños, niñas y adolescentes hacia la Prostitución, San José, UNICEF, 1998, 164 p.
13 Ibid., p. 34.
14 Ortiz M., Zamora A. et al., Soy una mujer de Ambiente. Las mujeres en Prostitución y la prevención del VIH/SIDA, San José, EUCR, Serie de investigaciones sociales, 1998, 270 p.
15 Ortiz M., Zamora A. et al., Soy una mujer de Ambiente…, op. cit., p. 86-88.
16 Sagredo R., Maria Villa (a) La Chiquita, n° 4002, México, Cal y arena, col. « Condesa », 1996, p. 53.
17 BNCR, La Nueva Prensa, n° 26,10-08-1898, p. 2.
18 BNCR, La Nueva Prensa, n° 34, 23-08-1898, p. 2.
19 BNCR, La Nueva Prensa, n° 59, 23-09-1898, p. 2.
20 ANCR, Juzgado 2ndo del crimen de San José, n° 4135, 1923.
21 Ibid., f. 8.
22 Ibid., f. 9.
23 ANCR, Juzgado 2ndo del crimen de San José, n° 4135, 1923, f. 47.
24 INEC, recensement de 1904.
25 Gonzalez L., A ras del suelo, op. cit., p. 19.
26 Le fond de carte représente la ville de San José en 1934 avec l’emplacement des bordels dénoncés par les institutrices en 1934. Le terme « bordel » renvoie alors à des lieux de rencontre établis avec des prostituées mais aussi, plus généralement, à de simples résidences principales regroupant plusieurs prostituées. ANCR, Congreso, n° 16994, 1934.
27 Populaire étant un terme très général, j’ai regroupé dans cette catégorie tous les quartiers abritant des travailleurs salariés. Cela englobe des journaliers en situation d’extrême pauvreté jusqu’aux artisans qui forment la classe moyenne.
28 Selon le classement qu’en donne Juan José Marín à partir de ANCR, Congreso, n° 6994, 1934.
29 Elizondo Calderón W., « Madres solteras, jefas de hogar y pobreza en la ciudad de San José de 1904 », dans F. Enríquez Solano et I. Molina Jiménez (comp.), Fin de siglo XIX e identidad Nacional en México y Centroamérica, Alajuela, Museo Histórico cultural Juan Santamaría, 2000, 467 p.
30 Voir tableau n° 11.
31 BNCR, La Nueva Prensa, n° 29, 17-08-1898, p. 2.
32 ANCR, Gobernación, n° 44239, 1920, f. 68.
33 ANCR, Policía, n° 12636, 1898, f. 1-1v°.
34 ANCR, Policía, n° 6846, 1897, f. 1-1v°.
35 Ibid., f. 3v°.
36 « La responsabilité nous incombe. »
37 BNCR, La Prensa Libre, n° 10446, 15-01-1935, p. 6.
38 BNCR, La Prensa Libre, n° 10446, 15-01-1935, p. 6.
39 ANCR, Policía, n° 9612, 1896.
40 Ibid., f. 8.
41 ANCR, Policía, n° 10431, 1895, f. 4v°-5.
42 ANCR, Policía, n° 2321, 1906, f. 3-3v°.
43 ANCR, Policía, n° 8404, 1895, f. 1-1v°.
44 BNCR, La República, n° 8221, 05-07-1911, f. 2. Voir annexe VI.
45 BNCR, El Diarito, año I, n° 153, 16-06-1894, p. 3.
46 BNCR, La Gaceta médica, año XVII, n° 8, 05-1914, p. 94.
47 BNCR, La Prensa Libre, n° 1585, 10-10-1894, p. 2.
48 BNCR, La Nueva Prensa, n° 25, 15-06-1898, p. 1.
49 BNCR, La Nueva Prensa, n° 47, 07-09-1898, p. 2.
50 BNCR, La Nueva Prensa, n° 108, 22-11-1898, p. 3.
51 BNCR, La Prensa Libre, n° 1585, 10-10-1894, p. 2.
52 ANCR, Leyes y decretos, 1887, p. 50.
53 ANCR, Leyes y decretos, 1894, p. 63.
54 BNCR, La Prensa Libre, n° 1581, 06-07-1894, p. 2.
55 Ibid., p. 2.
56 BNCR, La Prensa Libre, n° 1582, 07-07-1894, p. 2.
57 Carte réalisée à partir des informations et des fonds de cartes fournies dans Robles Soto A., Patrones de población en Costa Rica, San José, UCR, 1986, p. 76-80.
58 BNCR, La Prensa Libre, n° 1584, 09-07-1894, p. 2.
59 BNCR, La Prensa Libre, n° 1583, 08-07-1894, p. 3.
60 BNCR, La Prensa Libre, n° 1604, 02-08-1894, p. 3.
61 BNCR, El Heraldo, 05-07-1894 « Caso triste », El Diarito, 06-07-1894, « Hecho monstruoso », etc. Tous sont des articles dédiés au problème de la déportation des prostituées.
62 BNCR, La Prensa Libre, n° 1586, 11-07-1894, p. 3.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Premiers Irlandais du Nouveau Monde
Une migration atlantique (1618-1705)
Élodie Peyrol-Kleiber
2016
Régimes nationaux d’altérité
États-nations et altérités autochtones en Amérique latine, 1810-1950
Paula López Caballero et Christophe Giudicelli (dir.)
2016
Des luttes indiennes au rêve américain
Migrations de jeunes zapatistes aux États-Unis
Alejandra Aquino Moreschi Joani Hocquenghem (trad.)
2014
Les États-Unis et Cuba au XIXe siècle
Esclavage, abolition et rivalités internationales
Rahma Jerad
2014
Entre jouissance et tabous
Les représentations des relations amoureuses et des sexualités dans les Amériques
Mariannick Guennec (dir.)
2015
Le 11 septembre chilien
Le coup d’État à l'épreuve du temps, 1973-2013
Jimena Paz Obregón Iturra et Jorge R. Muñoz (dir.)
2016
Des Indiens rebelles face à leurs juges
Espagnols et Araucans-Mapuches dans le Chili colonial, fin XVIIe siècle
Jimena Paz Obregón Iturra
2015
Capitales rêvées, capitales abandonnées
Considérations sur la mobilité des capitales dans les Amériques (XVIIe-XXe siècle)
Laurent Vidal (dir.)
2014
L’imprimé dans la construction de la vie politique
Brésil, Europe et Amériques (XVIIIe-XXe siècle)
Eleina de Freitas Dutra et Jean-Yves Mollier (dir.)
2016