Chapitre III. Une application ambiguë, entre
objectivité légale et subjectivité culturelle
p. 85-116
Texte intégral
Limites de l’appréhension de la voix des
marginaux
1Cette étude vise avant tout à comprendre la
signification sociale de la construction des processus de
marginalisation à travers l’étude des femmes considérées comme des
prostituées. En ce sens, il ne s’agit pas seulement d’étudier les
actions gouvernementales ou les institutions de contrôle pour
elles-mêmes, mais plutôt de s’intéresser à leurs constructions et à
leurs réceptions. Une telle démarche implique de prendre en compte les
interactions, les mouvements et les réciprocités dans l’analyse. Ainsi
à la suite de Howard Becker1, il semble important de s’attarder sur les rapports
qui lient les prétendus déviants aux normes qui les jugent et que,
bien souvent, ils n’ont pas contribué à mettre en place. L’intérêt de
cette approche est de permettre, en se plaçant au niveau de
l’individuel, d’accepter l’idée que la notion « d’étranger » (outsider) est réciproque et
relative ; le déviant est étranger aux « normaux » certes, mais dans
sa conception ce sont « les normaux » qui lui sont étrangers. De sorte
que l’individu déviant n’est plus pensé comme inactif. Ce sont ses
interactions avec la société à laquelle il appartient qui prennent de
l’intérêt.
2Si dans un premier temps il convient d’observer les
formes et les significations du contrôle de la prostitution en
analysant la mise en place de normes institutionnelles, il faut
ensuite s’intéresser aux réactions qu’elles suscitent afin
d’appréhender la construction des processus de marginalisation dans
une perspective globale. Ces deux moments de la réflexion montrent que
la déviance n’est plus comprise comme un phénomène de caractère absolu
mais comme le produit d’un processus, résultat de facteurs à la fois
collectifs et individuels.
3Cette perspective d’étude implique alors d’écouter
les marginaux alors même que ces groupes ont rarement accès à des
modes d’expression directs. Il convient alors d’utiliser des sources
indirectes qui permettent, dans une certaine mesure, d’entendre leurs
voix. Mais cette démarche implique de garder toujours à l’esprit que
les mots qui nous parviennent ont été filtrés à travers ce que Carlo
Ginzburg appelle « des intermédiaires déformants2 ». Dans le cas présent, l’accès au groupe de
femmes considérées comme des prostituées s’est limité aux données
contenues dans les différents registres produits par l’administration.
Ainsi, 1812 prostituées ayant été inscrites pour un temps plus ou
moins long dans les registres de prophylaxie vénérienne, entre 1894
et 1930, ont pu être répertoriée. Bien entendu, ce chiffre ne
représente que la partie du groupe ayant eu des rapports directs avec
le monde administratif et notamment avec les secteurs répressifs
(police, hôpital) de l’État. Celles n’ayant jamais été en contact avec
ces institutions n’apparaissent dans aucune des sources accessibles
aujourd’hui.
4Toutefois, dans le cadre de cette étude, ce
phénomène restrictif n’est pas un obstacle, puisqu’il ne s’agit pas de
travailler sur un groupe précis, étude qui aurait nécessité l’approche
de diverses catégories de prostituées – inscrites et clandestines –
mais de comprendre la mise en place des processus de marginalisation.
En ce sens, cette étude ne s’intéresse qu’aux femmes ayant été
accusées de prostitution, à la construction et à la signification
sociale de leur stigmatisation. Dans cette logique, la marginalité
peut se laisser saisir dans bien des situations, notamment à travers
des manifestations de rejet par rapport à l’homogénéisation voulu par
l’État libéral – en tant que forme de résistance à cette
acculturation. L’étroitesse des sources directes peut être alors
compensée par l’analyse systématique des comportements des groupes
marginaux envers l’État, partout où les interactions ont laissé des
traces.
Un contrôle difficile de toutes les
prostituées
Les ambiguïtés de la définition de
prostituée
5D’après les différentes informations judiciaires,
visant à inscrire une femme dans les registres de prophylaxie
vénérienne, on remarque que nombre d’entre elles rejettent le
qualificatif de prostituée en s’appuyant sur la législation. Cette
attitude révèle à la fois, les failles législatives qui, à trop
vouloir englober, posent des définitions trop larges pour être
efficaces, mais elle permet aussi de comprendre la suspicion et la
rigueur dont font preuve les agents, habitués à être confrontés à
certains moyens de défense.
6L’exemple le plus révélateur des conséquences de
cette législation ambiguë se retrouve dans l’existence de multiples
interprétations de la circulaire n° 24 qui sert de fondement légal à
la fois à l’accusation et à la défense. En effet ce document
stipule :
« L’objectif de la loi n’est pas de
favoriser le concubinage mais il ne s’agit pas non plus de le
considérer comme de la prostitution publique, laquelle porte
préjudice au bien social dans tous les sens du terme. C’est
pourquoi, il ne faut pas intervenir dans le premier cas tant qu’il
ne dégénère pas en relation scandaleuse ou dangereuse pour la santé
publique mais la répression du second est obligatoire3. »
7Ainsi lorsqu’en 1895, Balvanera Sibaja Muñoz
demande à être désinscrite des registres de prophylaxie vénérienne,
alléguant qu’elle n’a jamais pratiqué la prostitution, elle appuie
sa demande sur cette circulaire d’octobre 1894 qui reconnaît le
concubinage comme une forme de relation légitime. Voici un extrait
de sa déclaration :
« Puisque je ne suis pas une prostituée et que
je ne l’ai jamais été, vous comprendrez bien que je ne puis me
satisfaire du qualificatif qui m’a été attribué et moins encore de
l’inscription évoquée. Avant de continuer, je me permets de vous
expliquer ma vie : à l’âge de 15 ans je me suis mariée avec M.
Julián Franco, habitant les environs ; peu de temps après, il m’a
abandonnée à cause de son vice et de ses amours avec une autre
femme. Après qu’il m’a abandonnée, je suis restée seule jusqu’à ce
que je me décide finalement à vivre en concubinage avec M. Alfredi
Guerrero, célibataire, journalier, âgé de 28 ans, demeurant ici même
et avec lequel je vis depuis 8 ans. Compte tenu de tout ce qui
est exposé et ne me considérant pas comme une prostituée, […] je
vous demande de m’exempter de toutes les obligations établies par le
Règlement de prophylaxie vénérienne conformément aux termes de la
circulaire suprême n° 24 du 23-10-18944. »
8Balvanera demande à être incluse dans les termes
de la circulaire n° 24 en s’appuyant sur divers arguments : d’une
part elle précise son innocence quant aux causes qui ont conduit à
la dissolution du couple légitime qu’elle formait avec Julien
Franco ; d’autre part elle insiste sur la durée de son concubinage
avec Alfredi Guerrero et sur l’unicité de son partenaire. À la suite
de cette déclaration, plusieurs témoins viennent certifier son
histoire. Malgré cela, l’agent de prophylaxie vénérienne rejette sa
demande en s’appuyant, lui aussi, sur ce texte législatif qui
assimile les concubinages scandaleux à des actes de
prostitution :
« Étant donné que : même si la loi ne favorise
pas le concubinage, elle ne le considère pas non plus de la même
manière que la prostitution. Toutefois, une telle appréciation ne
doit pas être prise en compte s’agissant du concubinage sur lequel
Mme Sibaja fonde ses
revendications. Celui-ci est en effet scandaleux du moment qu’étant
mariée avec M. Julián Franco et déclarant vivre publiquement en
concubinage depuis 8 ans avec Alfredo Guerrero, il prend une forme
adultérine ; […] Par conséquent : conformément à […] la
circulaire suprême n° 24 de 23-10-1894, au nom de la République du
Costa Rica, valant pour jugement définitif : la demande de Mme Balvanera Sibaja Muñoz,
dont la requête figure dans son écrit précité, est rejetée. Mme Sibaja doit demeurer
inscrite en tant que prostituée telle qu’elle l’est à présent5. »
9Si le concubinage est reconnu par l’agent, il
n’en reste pas moins, que son caractère « scandaleux » c’est-à-dire,
dans ce cas précis, non adaptée à la morale puisque Balvanera est
encore mariée, détermine l’accusation de prostitution qu’il porte à
son encontre en s’appuyant sur la circulaire n° 24. La comparaison
de la double utilisation de ce texte de loi met en évidence
l’existence de diverses conceptions. Balvanera fonde sa demande de
désinscription sur un critère législatif objectif – le concubinage
est reconnu comme une relation légalement acceptable – alors que
l’agent de prophylaxie vénérienne légitime son rejet par une
interprétation subjective de la loi. Certes, la circulaire n° 24
précise que les « concubinages scandaleux » doivent être jugés comme
des actes de prostitution mais il n’est pas spécifié la nature des
réalités regroupées sous ce terme. De sorte que la législation
laisse à la libre interprétation de ses agents exécuteurs le soin de
décider de ce qui doit ou non être considéré comme un concubinage
scandaleux. Dans cette logique, l’agent de prophylaxie fonde son
jugement sur sa subjectivité culturelle ce qui permet de comprendre,
dans le contexte du Costa Rica de la fin du xixe siècle, l’assimilation
entre la notion de scandale et d’adultère. La condamnation de
Balvanera peut donc être qualifiée d’abusive du fait des libertés
d’interprétation dont elle découle. Dans ces circonstances,
Balvanera fait appel de la décision de police devant le gouverneur
de la province.
10Il est alors intéressant de remarquer qu’en
s’appuyant là encore sur la circulaire n° 24, le gouverneur revient
sur la décision de police et accepte la désinscription de
Balvanera :
« Mme Sibaja Muñoz a prouvé, au
moyen de plusieurs témoins, qu’elle n’a jamais été ni n’est
actuellement connue comme prostituée publique ; qu’elle vit en
concubinage depuis plusieurs années avec un seul homme ; qu’elle n’a
jamais eu ni hier ni aujourd’hui un comportement scandaleux et
qu’elle consacre tout son temps aux tâches
ménagères. Conformément à la Circulaire suprême n° 24 du
23-10-1894, le jugement de première instance doit être infirmé et
Mme Balvanera Muñoz doit
être déclarée exempte de toutes les obligations déterminées par le
Règlement de prophylaxie vénérienne, dans la mesure où elle continue
d’observer une bonne conduite6. »
11La législation est alors utilisée dans sa forme
objective sans qu’aucune interprétation ne vienne en modifier le
sens. L’intérêt de ce document est de témoigner des conséquences des
ambiguïtés contenues dans la loi. La multiplication des
interprétations possibles conduit les autorités et les accusées à
fonder leur légitimité sur un même texte législatif et engendre
parfois des décisions judiciaires opposées. De ce fait, les failles
conceptuelles de la législation qui ne définit pas de façon claire
et précise la notion de prostitution, laissent la possibilité aux
femmes accusées de prostitution d’utiliser les textes législatifs
pour contrer la subjectivité des autorités. L’intérêt de ces
informations judiciaires est de remarquer que, paradoxalement,
l’objectivité législative se trouve alors du côté de l’accusée,
alors que les autorités se fondent sur des interprétations
subjectives et donc, forcément abusives. Ramona Muñoz Fernandez,
inscrite en 1895, en vient même à dénoncer l’illégalité
constitutionnelle de l’intrusion de la loi dans la vie privée des
individus, alors même que la constitution reconnaît certaines
libertés fondamentales :
« Hier, j’ai été indûment inscrite dans le
registre des prostituées. Je dis indûment parce qu’en termes
strictement légaux je ne suis pas une femme publique car je ne
possède pas de domicile spécifique dans lequel j’aurais pratiqué ou
pratiquerais le commerce de mon corps. Ce sont ces circonstances
qui, selon la loi de Prophylaxie vénérienne, entraînent toute femme
à s’inscrire dans ce registre. […] Je crois que la loi ne peut
d’aucune manière m’obliger à commercer avec mon corps mais elle ne
peut pas non plus m’obliger à être vertueuse ; c’est une question
qui ne concerne que le libre exercice des libertés accordées à toute
personne selon la constitution politique de la République. Il s’agit
d’une garantie naturelle que n’a réussi à modifier en aucune manière
une simple loi, telle que celle de Prophylaxie vénérienne qui n’est,
à mes yeux, qu’un règlement disciplinaire de la
prostitution. Selon cette loi, est considérée comme femme
publique celle qui commerce avec son corps, c’est-à-dire celle qui
se consacre exclusivement à l’exercice de la prostitution afin de
gagner leur vie7. »
12Ainsi pour Ramona il existe une nette différence,
entre les femmes pratiquant la prostitution et celles ayant un
comportement hors normes, non adapté à la morale, mais qui ne relève
pas du commerce sexuel. Elle s’oppose aux objectifs de la loi qui
vise moins à réprimer le groupe des prostituées restreint à la
conception communément admise de la prostitution, qu’à réprimer tous
les comportements sexuels susceptibles d’être dangereux pour la
population. Paradoxalement, elle s’appuie sur le règlement de
prophylaxie vénérienne et sur la constitution pour faire valoir son
droit à adopter le comportement sexuel de son choix.
13Face aux diverses extrapolations judiciaires qui
découlent des objectifs de protection sanitaire de la législation et
de la subjectivité des agents de prophylaxie vénérienne, ces
documents témoignent de la capacité des femmes accusées de
prostitution à remettre en cause la conception de la prostitution
telle qu’elle est présentée par les autorités. Leur résistance
active passe par la mobilisation de divers mécanismes visant à
permettre d’éviter de se soumettre aux registres de prophylaxie
vénérienne. L’analyse de ces mécanismes permet de saisir la nature
de leurs formes de résistance en mesurant leur capacité à utiliser
la législation.
La résistance sous ses diverses formes
14Deux types de mécanismes défensifs ont retenu
l’attention du fait de leur récurrence dans les dossiers et de leur
signification : les recours prévus par la justice et les
manipulations identitaires. Par souci de clarté, ils seront abordés
ici successivement même si on les retrouve souvent simultanément
dans les documents.
Les recours légaux : prendre un avocat et
faire appel
15Lors d’une instruction judiciaire, deux recours
légaux permettent aux accusées de se défendre, l’assistance d’un
avocat et l’appel. Les connaissances juridiques des avocats
permettent la mise en évidence des vices de procédures et/ou des
interprétations abusives de la législation émises par les
autorités. En 1896, Maria Avila, Trinidad Mesen, Aquilea Arias,
Isabel Mora et Adelina Quesada, toutes cinq inscrites dans les
registres de prophylaxie vénérienne, sont accusées d’avoir
provoqué un scandale dans le quartier de La Puebla de San José.
Leur avocat, Francisco Calderón Hernandez, met en avant une
multitude de défaillances judiciaires et demande l’annulation de
la procédure :
« Les nombreux et considérables vices que
révèle l’information à laquelle je fais référence, m’obligent à
demander son annulation à partir même de l’acte d’accusation :
premièrement, parce que les déclarations des agents de police, à
elles seules, ne sont pas du tout pertinentes pour agir en droit.
En effet, conformément à l’article 193 du Code d’instruction
criminelle, ils ne peuvent pas être considérés comme des témoins
impartiaux du fait qu’ils sont les dénonciateurs du délit en
question. De plus, ils n’expliquent aucune circonstance capable de
mettre en évidence les détails du scandale auquel ils font
référence ; deuxièmement, parce que les déclarations des inculpées
auraient dû être reçues séparément, tel qu’il est prévu par la
loi, et non pas en même temps ; troisièmement, parce que dans
cette déposition, il est établi que Maria Avila, accusée, est âgée
de 18 ans et qu’aucun représentant légal n’a été désigné ;
quatrièmement, parce qu’un des agents déclarants affirme, lors de
son interrogatoire, ne pas avoir d’empêchements légaux pour
témoigner mais il omet de dire s’il les connaît ou pas ; comment
savoir alors, s’il est cousin, frère, neveu, oncle ou grand-père
de l’une ou l’autre des accusées8 ? »
16Ce texte met en évidence diverses violations de
la procédure judiciaire dont ont été victimes ces femmes et qui
permettent à l’avocat de contester leur mise en accusation. Suite
à cette déclaration, la procédure est immédiatement stoppée, et
les quatre femmes sont relaxées. Toutefois, cet exemple démontre
l’existence de ce type de transgressions même s’il est impossible
d’en déterminer les proportions. Il faut alors s’interroger sur
leurs conséquences quant à l’issue d’une mise en accusation, si
l’accusée n’est pas assistée d’un avocat capable de les distinguer
et de les dénoncer. De fait le graphique 39, réalisé à partir de 141 cas d’instructions
judiciaires visant à faire condamner des femmes pour prostitution
entre 1894 et 1899, permet de constater une réelle disproportion
dans les résultats selon la nature des moyens mis en œuvre par
l’accusée pour se défendre.
17Ce graphique montre que le nombre de
condamnations passe de près de 70 % à moins de 10 % si un avocat a
été requis. Cette disproportion est moins évidente dans les cas où
les femmes condamnées en 1re instance font appel. Il
n’en reste pas moins que l’on observe un rééquilibrage entre les
taux de condamnations et d’acquittements en comparaison avec la
suprématie des condamnations lorsqu’aucun moyen de défense n’est
utilisé. Dans les deux cas, ce déséquilibre entre le taux de
réussite des accusées utilisant un moyen de défense et celui des
femmes ne faisant appel à aucun des recours juridiquement admis,
met en évidence à la fois les défaillances de la législation et
les abus commis par les autorités.
Graphique 3. – Moyens de défense utilisés
par les femmes accusées de prostitution, 1894-1899.
18Parallèlement à l’utilisation de ces recours
légaux, les accusées mobilisent souvent d’autres types de
mécanismes permettant de contourner la loi et notamment la
manipulation de leur identité.
Les manipulations identitaires : fausse
déclaration et changement de domicile
19Le règlement de prophylaxie vénérienne interdit
l’inscription des prostituées de moins de 16 ans qui restent
soumises à la législation sur le vagabondage. Celle-ci est moins
contraignante puisqu’elle ne les contraint pas à se plier à une
visite hebdomadaire chez le médecin de prophylaxie :
« Art. 18. – Dans le cas des prostituées âgées
de moins de seize ans la procédure à suivre sera conforme à
l’article 5 de la loi sur le vagabondage. Cependant, si elles
étaient atteintes d’une maladie vénérienne, elles devront se
soumettre à un isolement préalable et à un traitement curatif dans
un hôpital10. »
20Dans le cas particulier des prostituées de
moins de 16 ans, elles ne sont forcées à consulter un médecin
qu’en cas de maladie, contrairement à leurs aînées qui doivent
obligatoirement consulter régulièrement, qu’elles soient malades
ou non. De sorte que nombreuses sont celles qui modifient leur âge
selon leurs intérêts afin d’éviter une inscription dans les
registres de prophylaxie vénérienne. Ainsi en 1895, Maria Ullate
Garcia affirme avoir 15 ans lors de son arrestation, espérant
ainsi ne pas entrer dans le cadre du règlement de 1894. Après
l’interrogatoire, elle revient sur sa déclaration et affirme avoir
17 ans, ce qui rend valable l’inscription dans les registres.
Inversement, Adela Josefa Solis Lopez, accusée de prostitution en
1895, déclare avoir 16 ans ce qui la conduit à être inscrite dans
les registres. Ce n’est qu’un an plus tard en 1896, qu’elle
demande l’annulation de son inscription en faisant valoir son âge
réel 14 ans, certifié par un acte de baptême :
« Je suis inscrite en tant que prostituée sur
les registres de cette ville. Cette procédure est contraire à la
loi car pour être inscrite en tant que prostituée, comme je le
suis effectivement, il faut avoir 16 ans révolus. Comme vous
pouvez le constater à partir de mes certificats de baptême, je
suis mineure car je n’ai que 14 ans 3 mois et 24 jours11. »
21Si le mensonge de Maria est compréhensible au
premier abord – elle tente d’éviter une inscription dans les
registres –, celui d’Adela reste plus difficile à expliquer
puisqu’il conduit à son inscription. Peut-être est-il possible
d’émettre l’hypothèse que pour une raison quelconque, elle a
souhaité être inscrite dans les registres en 1895 mais qu’au bout
d’un an, après avoir pris conscience des désagréments que cela
impliquait, elle a cherché un moyen d’en sortir. Dans les deux
cas, il apparaît clairement que la manipulation de l’âge est
volontaire et répond à une nécessité ponctuelle. Loin d’être des
cas isolés le graphique ci-dessous effectué à partir de 161 cas de
prostituées suivies à travers 498 dossiers, montre que nombre de
femmes modifient leur âge, de façon régulière ou occasionnelle, au
cours des diverses informations judiciaires qui jalonnent leur
vie.
Graphique 4. – Pourcentage de femmes ayant
déclaré un âge falsifié lors des instructions judiciaires.
22Dans la même logique, certaines femmes
n’hésitent pas à se présenter sous de faux noms. C’est un
phénomène assez répandu : sur les 1 448 femmes12 qui composent le fichier 413
ont eu recours, au moins une fois, à ce mécanisme visant à éviter
des condamnations pour récidives ou de nouvelles inscriptions lors
de changements de résidence. Ainsi, la prostituée Maria Maclovia
Rivera Bustamente est aussi connue à San José sous le nom de Maria
Maclovia Busta Rivero, de Maria Rosa Jimenez Bustamente et
d’autres encore. Cherchant à fuir les registres de prophylaxie de
San José, elle s’installe à Cartago en 1895 et, comme l’atteste le
document ci-dessous, tente d’éviter une nouvelle inscription en
changeant son identité :
« Maria Rosa Maclovia Jiménez Bustamante a
changé son nom, dans la ville de Cartago, devant les autorités
compétentes, pour prendre celui de Rosa Jiménez Solano dans le but
d’éluder les obligations prescrites par le Règlement de
prophylaxie vénérienne auxquelles elle est soumise étant inscrite
en tant que prostituée13. »
23Ce document illustre les raisons qui poussent
les femmes accusées de prostitution à changer leur identité et
plus généralement à utiliser certains mécanismes, légaux ou non,
afin de contourner la législation. Mais il témoigne aussi d’une
autre forme de résistance fréquemment mise en pratique : le
changement de lieux de résidence. Là encore, sur les 1 448 femmes
composant le fichier, on en dénombre 309 qui ont changé au moins
une fois de lieu de vie. En modifiant leur résidence, les femmes
accusées de prostitution cherchent soit à se rendre dans un lieu
où l’application du règlement est moins contraignante, soit à en
être exemptées. Les services de police sont d’ailleurs
parfaitement conscients des raisons qui poussent les femmes
inscrites à demander leur transfert. Le courrier reproduit
ci-dessous est une note adressée au Ministre de la police par le
directeur de l’agence principale de San José :
« J’ai l’honneur de m’adresser à vous afin de
vous poser la question suivante : la plupart des femmes inscrites
demandent de façon quotidienne, à être transférées définitivement
dans d’autres lieux de la République. Comme, dans ce cas, je ne
trouve pas quelle est la procédure à suivre dans le Règlement de
prophylaxie, je me permets de porter cette situation à votre
connaissance dans l’espoir que vous consentirez à me donner les
directives à suivre. D’après ce que j’ai entendu, ces femmes
cherchent à se rendre dans d’autres lieux où l’application du
Registre est moins contraignante ; voilà les raisons qui les
poussent à demander leur transfert14. »
24Ce document met en évidence à la fois la
fréquence de l’utilisation de ce moyen de résistance par les
femmes inscrites mais aussi les interrogations des autorités face
à ce genre de démarche. Toutefois, il est intéressant de remarquer
que les doutes manifestés ici par le directeur de la police de San
José ne correspondent à aucune carence législative. En effet, si
l’on se réfère à l’article 14.2 du règlement de 1894, la
législation prévoit une procédure claire pour ce type de requête :
lorsqu’une femme inscrite en tant que prostituée souhaite
transférer son domicile dans un autre point de la ville ou dans
une autre province, elle doit le signaler au chef de l’agence de
prophylaxie vénérienne de sa résidence originelle :
« Art. 14. – Les prostituées publiques et
clandestines sont soumises, dans le pays, aux restrictions
suivantes : 2°. – Elles informeront l’autorité respective de
tout changement de domicile qu’elles effectueraient, en indiquant
le nom et le numéro de la rue de leur nouveau lieu de
résidence15. »
25Lorsque cette mesure est respectée, la
prostituée est alors rayée du registre original pour être inscrite
dans son nouveau lieu de résidence. Néanmoins, dans de nombreux
cas la procédure n’est pas respectée et la prostituée ne déclare
aucun changement de domicile, espérant ainsi pouvoir éviter une
réinscription. Ainsi Auristela Romero Mendez inscrite depuis 1894,
ne se présente plus au registre depuis le mois de mai 1895. Elle
est retrouvée en juin 1896 et le chef de l’agence de prophylaxie
vénérienne écrit au chef de la police de San José afin qu’il aille
l’appréhender :
« Madame Auristela Romero Méndez, inscrite le
18 septembre 1894 sous le n° 161, ne se présente plus au registre
depuis le 22 mai de 1895 et ayant changé de domicile sans préavis,
elle n’a pas été localisée, pas même à San Francisco de dos Ríos
dont elle est originaire. Nous avons appris qu’elle se trouvait
sur la ligne [de chemin de fer], c’est pourquoi aujourd’hui, elle
a été retrouvée fortuitement. Je vous communique ces faits en
mettant cette femme à votre disposition, afin que vous appliquiez
la peine qui correspond à ces fautes16. »
26Ce cas démontre la corrélation entre le
changement de domicile et les tentatives d’évasion des obligations
imposées par le registre. Il semble donc qu’il faille interpréter
les interrogations du directeur de la police, non pas comme la
conséquence d’une ambiguïté législative, mais plus comme une
réaction à la capacité des femmes inscrites à contourner la loi.
La réponse du ministère est révélatrice des contradictions
existantes entre la volonté de contrôler et l’obligation de
respecter certaines libertés fondamentales inscrites dans la
constitution :
« En réponse à votre communication n° 89
d’hier, j’ai le plaisir de vous communiquer que la constitution
garantit la libre circulation si bien qu’il n’est pas possible de
bloquer les femmes publiques comme vous y faites référence. Ce
qu’il convient de faire dans le cas que vous mentionnez, est de
chercher où se trouve chacune de ces femmes qui s’absentent et de
prévenir l’autorité respective des tâches qui lui incombent17. »
27Pour justifier sa réponse et mettre en avant
l’illégalité d’une accentuation du contrôle des femmes inscrites,
le ministre ne s’appuie pas seulement sur le règlement de
prophylaxie mais il rappelle les fondements constitutionnels qui
garantissent notamment, la liberté de circulation. Par extension,
en émettant la possibilité d’entraver ce droit, le chef de
l’agence de police retire à ces femmes accusées de prostitution
leur droit à la citoyenneté.
28Malgré tout, dans certains cas, la capacité des
femmes inscrites à utiliser le changement de domicile afin de se
soustraire aux registres suffit à justifier les abus commis par
les autorités qui refusent le transfert alors même que la loi et
la constitution le permettent. Ainsi, en janvier 1899, Adelina
Quesada est condamnée pour avoir déménagé sans en avoir reçu
l’autorisation. Sa réponse témoigne manifestement d’une violation
de la loi par les autorités :
« Je lui ai notifié les charges qui lui sont
imputées dans la communication précédente et elle a répondu : que
ces charges sont vraies et que si elle a agi de la sorte c’est
parce qu’elle avait demandé la permission au chef de Prophylaxie
vénérienne de partir à Turrialba et que ce fonctionnaire la lui
avait refusée18. »
29D’après cet exemple qui n’est pas un cas isolé,
le fonctionnaire de police commet un abus de pouvoir en violant la
liberté de circulation protégée par la constitution mais aussi la
loi relative aux prostituées qui confirme leur droit à se
déplacer. Il démontre surtout l’exclusion dont sont victimes les
femmes accusées de prostitution auxquelles ne s’appliquent plus
les droits citoyens élémentaires.
30Entre les ambiguïtés législatives permettant la
mise en place de défenses effectives de la part des femmes
inscrites dans les registres et les abus commis volontairement par
les autorités afin de pallier ces capacités défensives, le
règlement de 1894 est largement bafoué dans la pratique. Plus
généralement, l’observation de certains documents émanant
notamment du ministère de la police et faisant le bilan de l’année
écoulée permet d’aborder de façon plus globale les difficultés
concrètes rencontrées lors de la mise en application du règlement
prophylactique de 1894. Ils témoignent de l’écart important qui
existe entre la théorie législative et la matérialisation concrète
de certains points. Il ne s’agit donc plus ici, de mettre en
évidence les logiques expliquant la répercussion des ambiguïtés
théoriques sur les tentatives de mise en application de la
législation, mais d’essayer de comprendre la signification de
l’incapacité à faire appliquer, dans la réalité, certains aspects
abordés par le règlement de façon pourtant parfaitement
cohérente.
La reconnaissance médicale : une obligation
partiellement appliquée
31Le règlement d’août 1894 prévoit notamment, parmi
les diverses mesures auxquelles sont assujetties les femmes
inscrites, l’obligation d’être auscultées par un médecin toutes les
semaines afin de vérifier la propagation des maladies vénériennes.
C’est ce que précise le paragraphe 3 de l’article 14 :
« Art. 14. – Les prostituées publiques et
clandestines sont soumises dans le pays aux restrictions
suivantes : 3°. – Elles se présenteront tous les huit jours dans
le local prévu à cet effet, pour être auscultées par le
Médecin-directeur correspondant. Si elles sont saines, le Médecin
leur donnera une attestation de bonne santé qu’elles devront
présenter à la police ou aux particuliers chaque fois qu’ils le
demandent. Si elles sont malades, elles seront conduites à l’hôpital
par ordre du Médecin-directeur et elles ne pourront pas quitter cet
établissement jusqu’à ce que le Médecin qui s’occupe d’elles, les
déclare en bonne santé en émettant l’attestation correspondante19. »
32Pour diverses raisons, cette mesure est largement
inapplicable et inappliquée. En 1898, le docteur José Varela
Zequeira témoigne, auprès du département de prophylaxie vénérienne,
des difficultés techniques rencontrées par les médecins lors de la
réalisation des examens prophylactiques :
« Même si la loi les oblige à se soumettre à un
examen hebdomadaire, il est évident qu’une maladie syphilitique ou
gonorrhéique peut être en période d’incubation au moment où l’examen
est effectué et se développer avant l’examen suivant. La maladie
peut alors se propager à de nombreux individus qui deviennent à leur
tour, de nouveaux foyers d’infection. Par ailleurs, la plus
fréquente de ces maladies spécifiques, la blennorragie, revêt, dans
sa forme chronique, des symptômes extérieurs si restreints, qu’ils
passent souvent inaperçus à l’inspection oculaire la plus
minutieuse20. »
33Il soulève là un point essentiel susceptible
d’expliquer, au moins en partie, les défaillances observées dans
l’application de la législation par certains médecins : les carences
techniques existant à cette époque ne permettent pas de repérer les
maladies vénériennes. Face au développement rapide de la maladie et
aux difficultés liées au repérage visuel des symptômes extérieurs,
les médecins sont dépourvus de moyens et incapables de prononcer des
diagnostics appropriés à temps. Les exigences de la théorie
législative se trouvent alors contrecarrées par un problème d’ordre
technique, indépendant de la volonté des praticiens, et qui
participe pleinement à leur incapacité à faire appliquer la
législation conformément aux règles établies.
34Toutefois, l’existence et la persistance
temporelle de témoignages mettant directement en cause les capacités
individuelles des médecins, leur manque d’intérêt ou de
connaissances, tendent à prouver que les difficultés d’ordre
technique ne sont pas les seules raisons pouvant expliquer leur
inaptitude à faire appliquer cette mesure de prophylaxie vénérienne.
Dès 1897, dans son compte-rendu annuel, le ministre de la police
désigne l’incompétence de certains des médecins chargés d’effectuer
cet examen hebdomadaire comme responsable de l’inefficacité de la
mesure :
« Il a été constaté que beaucoup des examens
pratiqués par certains médecins n’étaient pas effectués avec un soin
suffisant, et qu’en conséquence, étaient considérées saines de
nombreuses femmes malades qui propageaient le mal vénérien. Compte
tenu de ces faits, ce Ministère a donné l’ordre de considérer comme
valables uniquement les certificats délivrés par les médecins
responsables officiellement du service et ce jusqu’à nouvel
ordre21. »
35L’attestation délivrée par le médecin étant le
seul document certifiant la bonne santé d’une femme inscrite,
l’introduction d’un doute, quant à la rigueur avec laquelle elle a
été établie, engendre une remise en cause générale des bénéfices
sanitaires apportés par le règlement de 1894. Dans la même optique,
en 1908, le maire du canton d’Escazú dans la province de San José,
fait remonter au ministère les difficultés qu’il a rencontrées lors
d’une épidémie de syphilis au cours de l’année écoulée. Là encore,
on retrouve un problème lié à la compétence des médecins chargés de
veiller à la bonne application de la législation :
« Une petite épidémie de cette terrible maladie
s’est produite au milieu de cette année. Malheureusement il ne nous
a pas été possible d’isoler les femmes qui en étaient atteintes car
même si elles ont été envoyées à l’hôpital, elles sont revenues trop
tôt, en plein pendant la seconde phase de la maladie22. »
36Le maire remet ici en question l’attitude trop
laxiste des médecins qui ont effectivement soigné la maladie mais
n’ont pas observé les mesures nécessaires pour endiguer l’épidémie,
à savoir la réclusion jusqu’à la fin de la période contagieuse.
Ainsi, dès sa promulgation, le règlement de 1894 laisse apparaître
des difficultés quant à son application concrète du fait de
l’existence d’un certain nombre d’obstacles techniques. Remarquons
toutefois, qu’à ce moment-là au moins, seuls les individus sont
incriminés comme responsables des difficultés d’application de la
loi.
37Il faut attendre quelques années plus tard pour
que les hommes politiques commencent à s’interroger sur la
pertinence de certaines dispositions législatives. Un document
datant de 1910, illustre d’ailleurs l’incohérence du règlement qui
oblige des femmes, déjà en difficulté financière, à s’acquitter
régulièrement d’une consultation chez le médecin :
« Je trouve qu’il serait convenable de chercher
un moyen pour que le registre soit gratuit quand il est effectué par
les Médicos del pueblo car il semble un peu dur que ces pauvres
femmes doivent payer 1 colon tous les 15 jours pour une démarche
qu’elles ne trouvent pas du tout agréable et qui leur importe peu.
Si c’était gratuit, elles n’auraient aucun prétexte pour éluder
cette obligation qui leur est imposée23. »
38Le fonctionnaire souligne là un des paradoxes
majeurs de la loi. En effet, l’existence d’un coût médical non
négligeable qui incombe aux femmes concernées par le règlement de
prophylaxie vénérienne implique l’impossibilité de les obliger à s’y
soumettre contrairement aux exigences de la théorie législative. Il
ne s’agit plus alors de désigner les défaillances individuelles
comme responsables des difficultés d’application de la loi mais de
mettre en évidence les contradictions existantes entre certaines
dispositions législatives et la réalité concrète de la vie de ces
femmes.
39Plus généralement, à la fin de la période, les
mémoires du ministère de la Police témoignent de l’inefficacité du
règlement de 1894 dans son ensemble. Cette institution s’appuie pour
cela sur les chiffres présentés par les agences de prophylaxie
vénérienne, qui mettent en évidence la non-présentation des femmes
inscrites aux registres sanitaires. Le tableau ci-dessous24 cherche à mettre en valeur le décalage existant
entre le nombre de femmes inscrites et celles se soumettant aux
dispositions législatives.
40Ce tableau permet d’observer les fluctuations,
sur la période 1919-1923, du rapport entre les prostituées inscrites
et celles se présentant au registre de prophylaxie vénérienne.
Remarquons que cette proportion est largement inférieure dans la
province de San José, à celle observée dans le reste de la
République. L’anonymat permis par les grandes villes – même si la
province de San José en 1924 ne compte que 153 819 habitants, elle
n’en reste pas moins la province la plus peuplée – peut expliquer ce
phénomène. Mais surtout, le faible taux de participation qui ressort
de ces chiffres fait apparaître des défaillances évidentes dans
l’application de la législation auxquelles s’ajoute, au vu de la
constance de ces rapports, une incapacité des autorités à y
remédier.
Tableau 3. – Prostituées inscrites se
présentant régulièrement au registre de prophylaxie vénérienne.
Province de San
José
Dans la République
Inscrites
Se présentant au
registre
Inscrites
Se présentant au
registre
1919
561
135
24 %
904
287
32 %
1920
469
70
15 %
769
198
26%
1921
Nsp
42
Nsp
495
198
40 %
1922
533
97
18 %
763
179
23 %
1923
414
92
22 %
625
193
31 %
41Plus généralement, les diverses difficultés
rencontrées par la mise en pratique de certaines dispositions
législatives conduisent à mettre en évidence l’inaptitude des
autorités à faire respecter le texte de la législation. C’est dans
cette perspective qu’il faut comprendre le problème que posent les
femmes pratiquant la prostitution clandestinement. Alors que
l’objectif de la loi de prophylaxie de 1894 est de recenser toutes
les prostituées afin de les contrôler et d’éviter, autant que faire
se peut, la propagation des maladies vénériennes, leur existence
apparaît comme l’une des failles les plus évidentes du système.
Les prostituées clandestines
42Tout au long de la période d’étude, les mémoires
du ministère de la police font référence aux prostituées
clandestines, ces femmes qui pratiquent la prostitution sans pour
autant être inscrites dans les registres de prophylaxie vénérienne.
Leur existence est très vite dénoncée comme une source importante de
propagation des maladies vénériennes. Dès 1898, les autorités
soulignent la nécessité de réviser la loi de 1894 afin d’éviter leur
accroissement :
« Le nombre d’inscriptions de prostituées
publiques est aujourd’hui plus ou moins égal à celui de l’année
dernière. Cependant, l’augmentation considérable de la prostitution
clandestine est due au fait que la loi n’accorde pas suffisamment de
liberté d’action à l’encontre de ce groupe qui constitue un vrai
danger social. […] Il me paraît très convenable d’attirer
l’attention de la Chambre sur l’augmentation de la prostitution dans
le pays, en particulier, de type clandestin, qui reste encore
aujourd’hui hors de portée de la loi. Ce mal si grave, exige
l’adoption de lois sévères tendant à corriger ce vice puisque son
éradication complète s’avère impossible25. »
43En soulignant les dangers représentés par ces
femmes non soumises au contrôle sanitaire, ce texte rappelle
l’existence de nombreuses carences législatives, déjà abordées dans
une première partie. Il met surtout en perspective l’importance de
renforcer les dispositions législatives afin d’en étendre la portée.
Il semble pourtant que l’existence de prostituées clandestines
perdure temporellement puisque l’on retrouve des documents vingt ans
plus tard qui continuent de dénoncer les méfaits socio-sanitaires de
ces femmes. Bien qu’il soit impossible de les chiffrer, un document
datant de 1919 se risque à une évaluation :
« Selon les données obtenues auprès des
différentes autorités de la République, il ressort que le nombre de
femmes inscrites, conformément à la Loi de Prophylaxie vénérienne,
est de 904. Mais ces femmes ne sont pas les seules à exercer la
prostitution car le nombre de prostituées clandestines est très
élevé, représentant peut-être près de 50 pour cent des femmes qui
sont sous la surveillance de ce bureau26. »
44L’intérêt, mais aussi la limite de ce document,
est d’être le seul à faire un effort de quantification des
prostituées clandestines. Il ne s’agit donc pas d’utiliser cette
donnée comme une information exacte mais d’essayer de comprendre sa
signification. En avançant un pourcentage de prostituées
clandestines équivalent à près de 50 % du total des inscrites, le
ministère révèle l’importance de ce groupe de femmes qu’il considère
comme des prostituées mais qui pourtant ne sont pas soumises à la
loi de prophylaxie vénérienne. L’énormité de ce chiffre résonne
comme un aveu d’impuissance de la part des autorités, incapables
d’appliquer la législation et donc de contrôler toutes les femmes
pratiquant la prostitution.
45Sur cette base, il faut s’interroger sur la
signification de l’incapacité générale de la législation à être
appliquée de façon efficace. Sans prétendre à l’exhaustivité, cette
démarche implique d’essayer d’aborder le plus grand nombre de
facteurs explicatifs possibles en s’intéressant, autant aux failles
institutionnelles qui empêchent un fonctionnement efficace des
agences de police, qu’aux relations de protection qui lient les
prostituées à des individus détenant un certain pouvoir.
Une législation concrètement inefficace
Les dysfonctionnements des agences de
police
Un budget restreint
46La décennie 1880 est marquée par la mise en
place de diverses législations répressives visant à unifier le
fonctionnement des autorités et à homogénéiser les comportements
sociaux autour de normes codifiées. Ainsi, sont publiés en 1885 le
Règlement de la police de
la sécurité, de la salubrité et de l’ornement de la ville de San
José, en 1887 la Loi
sur le vagabondage et en 1888 le code civil. Malgré
cette volonté législative de renforcer le contrôle sur les
populations, les mémoires du ministère de la police font état d’un
dysfonctionnement au niveau pratique dû au manque de moyens
financiers mis en œuvre. Les fonctionnaires dénoncent
régulièrement ces problèmes :
« Malgré ces dépenses, il est indéniable que
le personnel de la police, en particulier dans cette capitale,
n’est pas aussi nombreux que l’intérêt public l’exige. Cela se
déduit des rapports officiels que j’ai sous les yeux et des
nombreuses pétitions qui, à titre privé ou par le biais de la
presse, sont adressées à ce ministère dans le but de promouvoir
une augmentation du budget afin de permettre d’augmenter un peu le
nombre insuffisant d’employés actuels27. »
47Ce texte qui dénonce un budget inapte à
permettre l’application des mesures législatives édictées ne
semble pourtant pas trouver l’écho nécessaire au sein des
autorités compétentes. En effet, loin de se résorber avec le
temps, l’observation des différentes répartitions budgétaires pour
la période 1890-1904 met en évidence la permanence de la faiblesse
des sommes allouées à la police et plus généralement à la justice.
Le graphique ci-dessous laisse d’ailleurs clairement apparaître
l’insuffisance des ressources financières mises à disposition des
institutions judiciaires. Cette carence économique engendre un
manque de moyens d’action et, particulièrement, un déficit au
niveau des effectifs qui participe aux difficultés rencontrées par
les autorités lors de la mise en application de la
législation.
Graphique 5. – Extrait de la répartition
budgétaire pour la période 1890-1904.
48Parallèlement, ces problèmes budgétaires
conduisent les diverses agences de police à se retrancher sur
leurs activités propres, voire à chercher à les réduire, rendant
alors la coopération entre elles d’autant plus difficiles.
Des relations difficiles entre les
agences
49En 1920, le directeur de la police répondant à
une injonction du gouverneur de procéder à l’expulsion de
prostituées, témoigne de façon révélatrice de son incapacité à
faire face à cette requête :
« Je n’ai pas d’effectif pour assurer le
service de ce bureau. Il arrive, M. le Ministre, que M. le
Commandant soit ignore les devoirs liés à sa fonction soit ne veut
pas prêter secours à cette autorité car cela se produit à chaque
fois que je fais appel à lui ; et si cette fois-ci je l’ai
sollicité c’est parce que, d’après ce que je sais, l’école n° 7 à
laquelle vous faites référence, est située sur sa zone d’action,
mais pour la raison figurant en bas de la note que je vous ai
envoyée, vous pourrez juger les procédés de ce monsieur qui, à mon
humble avis, est dans l’obligation de me prêter secours28. »
50Cet extrait met parfaitement en évidence le
rapport entre les problèmes budgétaires qui engendrent un déficit
d’effectif, et l’existence de difficultés relationnelles entre les
diverses agences de police. Il paraît probable que le commandant,
soumis à la même restriction budgétaire, refuse son aide au
directeur de la police afin de conserver ses propres effectifs au
complet. Ce dernier se trouve alors dans l’incapacité matérielle
de répondre à la requête de son supérieur, du fait du décalage
entre la volonté théorique du gouvernement et la réalité des
moyens mis à disposition des agents chargés d’appliquer la
législation. Ce cas précis n’est d’ailleurs pas isolé. En effet,
on retrouve mentionné dans les mémoires du ministère de la police,
ce même phénomène à de nombreuses reprises ce qui tend à prouver
qu’il s’agit là d’un problème général :
« Un autre obstacle pour l’application de
cette loi est le fait que M. l’agent n’a qu’un seul policier sous
ses ordres, lequel ne peut, même s’il fait preuve d’une grande
activité et de beaucoup de dynamisme, s’occuper comme il faut de
son obligation de poursuivre et de contraindre à se présenter à
l’examen hebdomadaire auquel elles sont assujetties toutes les
femmes inscrites sur les registres et celles dont on sait qu’elles
exercent la prostitution, sont malades et ont éludé
l’inscription29. »
51On voit ici, parfaitement exprimées, les
conséquences des incohérences du gouvernement qui affiche une
claire volonté de contrôle, à travers la législation, et ne
fournit aux fonctionnaires que de faibles possibilités matérielles
pour sa mise en pratique.
52Le même problème se retrouve dans les cas de
changements de domicile des prostituées pour lesquels
l’insuffisance des moyens financiers engendre un manque de
coordination entre les autorités des différentes provinces. Ce
phénomène facilite d’autant plus l’utilisation de ce subterfuge
par les femmes accusées de prostitution afin de se soustraire aux
registres. En 1920, le chef de l’agence de prophylaxie vénérienne
de San José se plaint au ministère de la police de l’inaction des
autorités de la ville de Limon :
« Je me permets de vous informer que j’ai
épuisé tous les recours possibles afin de faire venir à mon bureau
Mme Zoila Duarte,
laquelle est allée s’installer à Limon sans le permis
correspondant. Même ainsi, je vous fais savoir que les autorités
de ce port refusent de me venir en aide30. »
53Dans ce cas, il n’est pas précisé les raisons
du refus catégorique opposé par l’agence de Limón à celle de San
José. Le manque de personnel doit certes y jouer un rôle mais cela
démontre la nature des priorités des agences qui préfèrent
conserver leurs effectifs pour d’autres actions que la
surveillance et la répression des femmes accusées de prostitution.
En ce sens, bien plus qu’un décalage entre la volonté
gouvernementale et les moyens réels des policiers, on observe une
distorsion entre l’importance, même théorique, accordée par le
gouvernement à la surveillance des prostituées et le manque de
motivation dont font preuve certaines agences. Nombre de documents
font état de difficultés similaires mettant ainsi en avant les
divers obstacles qui bloquent l’application de la législation. De
sorte que comprendre les facteurs permettant d’expliquer les
difficultés rencontrées par la loi de 1894 lors de son
application, implique de ne pas s’intéresser seulement aux
dysfonctionnements institutionnels mais au contraire d’ouvrir
l’analyse aux rôles joués par les individus.
Protection, abus de pouvoir et
proxénétisme
Les relations ambiguës entre prostituées et
policiers
54Outre leurs difficultés matérielles, de
nombreux documents mettent en avant le manque de dynamisme des
policiers. Ainsi en 1924, le ministre de la police accuse les
directeurs des diverses agences du pays de ne pas remplir les
obligations prévues par la législation :
« Cette insuffisance [peu de prostituées
inscrites accomplissent leur reconnaissance hebdomadaire] est
surtout due à un manque d’énergie autant de la part de l’Agent
principal de la police de prophylaxie vénérienne que des Agents
principaux de la police des capitales de province, lesquels ne
punissent pas comme il faut de telles infractions31. »
55Même s’il ne faut pas généraliser cette
accusation – d’autres documents exprimant exactement le contraire
en vantant le travail des policiers32 – son existence même implique de
s’interroger sur les raisons qui expliquent ce « manque
d’énergie » dont font preuve les policiers lorsqu’il s’agit de
faire respecter la législation de prophylaxie vénérienne. De par
sa fonction, le policier appartient aux institutions mises en
place par les élites libérales dans la décennie 1880. Cependant,
l’analyse des similitudes salariales entre les agents de police de
la ville de San José et certains artisans de la capitale, témoigne
d’une proximité socio-économique, mise en relief notamment dans un
article de Francisco Javier
Rojas Sandoval33.
Dans son analyse celui-ci note que selon le budget de l’année
1890-1891 :
« Le salaire des menuisiers qui travaillaient
à la construction du chemin de fer du Pacifique, en particulier
dans l’atelier de réparations a été noté : dans un cas, un salaire
mensuel de 65 pesos a été enregistré, ce qui représentait des
revenus annuels de 780 pesos, dans un autre cas des revenus
annuels de 900 pesos [ce qui représente un salaire mensuel de
75 pesos]34. »
56Plus loin, il cite l’exemple d’un autre
artisan, un maçon travaillant pour la prison dans les années 1890,
qui perçoit un salaire de 25 pesos mensuels, soit une rémunération
annuelle de 300 pesos. La comparaison de ces données avec le
tableau ci-dessous présentant les salaires des différents membres
de la police de la ville de San José pour la même période, montre
certaines similitudes.
Tableau 4. – Salaires des fonctionnaires de
police pour la période 1889-1894.
Grade
1889a
1890-1891b
1894-1895c
1er commandant de
police
150d
200
Nsp
2e commandant de
police
75
80
Nsp
Agent principal de police
Nsp
150
150
Policiers gradés (sergents,
inspecteurs, etc.)
25 à 60
60 à 70
60 à 70
Policiers subalternes
15
45 à 55
Nsp
a) ANCR, Policía, n° 5724, 07-1889 ;
b) ANCR, Leyes y decretos, 1890 ; c) ANCR, Leyes y decretos, 1894
; d) Les sommes sont exprimées en pesos par mois.
57Ainsi, ces précisions salariales mettent en
évidence une position économique similaire entre ces deux
catégories socioprofessionnelles même si toutes deux présentent
une grande hétérogénéité, allant du travailleur journalier à
l’ouvrier spécialisé, du chef d’agence au simple policier. De
sorte que ce rapprochement entre les deux catégories vise moins à
définir précisément la position socio-économique occupée par le
groupe des policiers, objectif qui ne tiendrait aucunement compte
de cette hétérogénéité, qu’à mettre en évidence son appartenance
aux classes moyennes voire populaires.
58De plus, il est intéressant d’observer que sur
les 38 policiers officiant à San José pendant la période d’étude
et ayant été amenés à fournir un témoignage lors d’une ou de
plusieurs instructions judiciaires, 18 déclarent occuper un autre
emploi, parallèlement à leur fonction publique. Il s’agit d’un
travail soit dans l’artisanat (maçon pour la plupart) soit dans
l’agriculture, ce qui renforce l’idée que la position sociale et
économique des policiers les rapproche plus des couches populaires
que des élites de la capitale. Cette place socio-économique permet
d’expliquer les relations individuelles qui lient, de diverses
façons, les policiers aux femmes accusées de prostitution, rendant
d’autant plus difficile l’application objective de la loi.
59Les dossiers consultés font état de plusieurs
cas de figure. Dès la mise en place de la loi de 1894 les
autorités supérieures, gouverneur et ministère, signalent que de
nombreux agents de police refusent de témoigner contre les femmes
accusées de prostitution et vont jusqu’à défendre leurs intérêts.
Ainsi en décembre 1895, répondant aux accusations émises par le
ministère de la police, le gouverneur de la province de San José
déclare :
« Je me réfère à votre communication n° 450
d’hier. Il n’est pas vrai qu’à l’heure actuelle des employés qui
sont directement sous mes ordres s’occupent de défendre des
prostituées. Il est vrai qu’au début de l’application de la loi
sur ce sujet certains se sont occupés chez eux et encore, en
dehors des heures de service, à rédiger des écrits dans cette
perspective, croyant qu’ils avaient la liberté de le faire ; mais
dès que j’ai pris connaissance de ce fait j’ai interdit ce type de
procédé non seulement au secrétaire de mon bureau mais aussi à
ceux de l’Agence principale de la police qui, je l’ai aussi
appris, se mêlaient de ces affaires et je crois qu’à ce jour mon
interdiction a été dûment respectée35. »
60Le gouverneur reconnaît à travers cette lettre
de réponse adressée au ministère, l’existence de liens d’amitiés
qui unissaient les prostituées aux policiers, ceux-ci ayant
cherché à leur venir en aide lors de la mise en place de la loi.
Toutefois, selon lui, ces relations ont cessé lorsqu’il les a
interdites. Pourtant, suite à cet échange, le 9 décembre, Napoléon
Umaña, alors secrétaire de police, est destitué de son poste par
le gouverneur sous prétexte selon l’accusé :
« que depuis mon poste de travail et en
cachette, je défendais des femmes en matière de prophylaxie
vénérienne : que j’entretenais des liens illicites et que je me
promenais en public avec elles, bras dessus bras dessous, dans les
rues de cette ville36 ».
61Ainsi, les autorités supérieures reprochent à
Napoléon d’entretenir des liens avec ces femmes. Il est alors
intéressant de remarquer, que la fonction sociale des individus,
policier et prostituée en l’occurrence, prend le pas sur leur
liberté individuelle. Même en dehors des heures de services, un
représentant de la loi se voit interdire de nouer des rapports
avec celles qui sont considérées comme des « mauvaises femmes ».
Le policier doit donner l’exemple et exclure les femmes accusées
de prostitution du cercle de ses proches. Remarquons que suite à
cette révocation, ce même Napoléon Umaña devient alors l’un des
avocats les plus sollicités par les femmes accusées de
prostitution. Ce cas particulier démontre l’existence de liens
entre les policiers et les prostituées mais aussi les tentatives
effectuées par les autorités supérieures pour éviter ce type de
contact.
62Malgré tout, d’autres dossiers montrent la
perpétuation de diverses relations entre les autorités et les
prostituées. En septembre 1896, le chef de l’agence de prophylaxie
vénérienne se plaint au gouverneur de la province de San José du
refus de coopérer de nombreux policiers lors des
instructions :
« Peu d’individus sont plus informés que les
policiers en activité sur les femmes de mauvaise vie, en
particulier sur celles qui sont des prostituées publiques ;
cependant à chaque fois qu’un policier est invité à déclarer […],
il refuse de témoigner s’opposant ainsi à la loi et prétextant
qu’ils ont reçu l’ordre de leur commandant de ne pas déclarer en
faveur ou contre aucune prostituée. […] pour éviter ces excuses
qui peuvent s’expliquer par le souhait de ne pas blesser les
affinités réciproques qu’ont les policiers eux-mêmes, je porte ce
qui a été exposé à votre connaissance, pour que vous sollicitiez
auprès de qui de droit la remise en ordre des choses face à de
tels abus37. »
63Cette dénonciation met en évidence l’existence
de relations personnelles entre les policiers et les femmes
accusées de prostitution qui empêchent une stricte application de
la loi en poussant les agents de police à se montrer cléments
voire à mettre leurs connaissances du système au service de ces
femmes. Plus précisément, certains policiers n’hésitent pas à
entrer en concubinage avec ces femmes accusées de prostitution.
C’est le cas notamment de Napoleón Burgos, policier de la ville de
San José, qui partage la vie de Maria Quiros Huertas, inscrite
dans les registres de prostitution depuis 1894 et qui dépose une
demande de désinscription en octobre 1896 :
« Faisant usage du droit que m’accorde le 4e paragraphe de la
circulaire suprême n° 24 du 23-10-1894 et de la loi n° 3 du 22-10
de la même année, je demande que soit ouverte une information sur
mon cas et que soit reçue la déclaration sur l’honneur des témoins
que je présenterai en temps opportun et qui fourniront leur
témoignage conformément à l’interrogatoire suivant : 2° – S’il
est vrai que depuis un peu plus de trois ans, je vis en
concubinage avec M. Napoleón Burgos, majeur, veuf, agent de police
exerçant dans ce canton et résidant ici même, avec qui je n’ai
aucun lien de parenté. 3° – S’il est vrai et ils en sont
témoins, qu’avec ce concubin j’ai eu un enfant appelé José
Napoleón qui est décédé il y a un an à l’âge de 3 mois. Et si, de
par les caractéristiques que je présente, ils se sont aperçus que
je suis enceinte, puisqu’en effet je le suis38. »
64Plus qu’une simple relation passagère, Napoléon
entretient une véritable histoire avec cette femme dont il a eu au
moins un enfant et un autre à venir. Cet exemple révèle donc
l’existence de rapports entre policiers et femmes accusées de
prostitution allant de l’amant éphémère au concubin stable. Ceci
met en évidence l’impossibilité d’exiger une totale neutralité de
la part d’individus partageant la vie des femmes qu’ils sont
censés surveiller et réprimer le cas échéant.
65Dans de nombreux cas, ces relations
d’« amitié », prenant explicitement la forme d’un échange de
faveurs, s’apparentent plus à des rapports de protection entre des
agents de polices corrompus qui abusent de leur position pour
obtenir des faveurs sexuelles ou financières et les prostituées
qui se servent de la vénalité des fonctionnaires pour éviter
d’être inscrites. Examinons tout d’abord le cas particulier de
Manuel Esquivel, chef de l’agence de prophylaxie vénérienne de San
José en 1896, accusé d’abus de pouvoir par Maria Garcia :
« Il y a trois jours j’ai eu une dispute avec
Mme Susana Orta de
Callejas, une femme qui vit publiquement avec Manuel Esquivel,
actuel agent principal de police, en charge de l’agence de
prophylaxie vénérienne. Aujourd’hui, à cause de cette dispute,
j’ai été appelée à cette agence pour être inscrite dans les
registres. M. le Gouverneur, la conduite de M. Esquivel ne serait
pas passible de reproche si j’étais une vagabonde ou si je
commerçais de mon corps, mais je vis d’un petit magasin établi
chez Abelardo Cepa et de ce que m’envoie Emilio Pincheli avec qui
je vis depuis 2 ans ; je n’aurais aucun reproche à faire, M. le
Gouverneur, si mon enregistrement était effectué en conformité
avec la loi mais pour quelle raison Madame Susana n’est pas
enregistrée alors qu’elle vit non seulement avec M. Esquivel mais
aussi avec tous les hommes qui la sollicitent et qu’elle n’a
d’autre revenu que celui que lui procure son corps39. »
66Ce document met en lumière la capacité de
Manuel Esquivel à détourner la loi afin d’en tirer un bénéfice
personnel : protéger sa concubine Susana Orta d’une inscription
dans les registres et y inscrire d’autres femmes de façon abusive,
sans respecter les critères déterminés par la législation. Ainsi,
il met en évidence les conséquences judiciaires des rapports
intimes qui unissent certains policiers aux prostituées.
67Ce rôle de protecteur joué par le policier
placé dans la situation du client/amant des femmes accusées de
prostitution, n’est pas un cas isolé. Au contraire, nombre de
dossiers montrent les tentatives répétées des autorités
supérieures de mettre un terme à ce phénomène qui représente un
frein à l’application objective de la législation. Surtout, en
tant que membre de l’institution, les policiers se doivent
d’observer une morale irréprochable, censée donner l’exemple à
l’ensemble de la population et ainsi, participer à
l’homogénéisation culturelle de cette fin de xixe siècle. Ce double
problème encourage les autorités à combattre l’existence de ces
liens, comme en témoigne le document reproduit ci-dessous, extrait
d’un courrier rédigé par le chef de la police de prophylaxie
vénérienne de San José au Gouverneur de la capitale et retransmis
par celui-ci au ministère de la police :
« Tous les employés, en particulier ceux de la
police, avons le devoir de donner le bon exemple avec nos
coutumes, notre obéissance et notre respect des autorités.
Cependant, j’ai le regret de vous informer M. [ministre de la
Police], pour la seconde fois, que des fautes sont commises par la
police active selon l’information figurant sur le rapport de ronde
qui m’a été présenté aujourd’hui par les agents de prophylaxie
vénérienne Joaquín Hidalgo et Juan Pérez, lesquels déclarent :
“Dans la nuit d’hier, à 9 h 30 du soir, dans un endroit sombre du
Parc national, en face du collège de Sion, se trouvait Flora
Araya, domestique qui travaille chez le Dr J. Ulloa, en pleine
conversation amoureuse avec l’agent de police n° 38, Agustín Coto.
Lorsque la femme a été interrogée sur son nom et sur ce qu’elle
faisait à cet endroit à une heure si tardive, le policier et la
femme ont proféré des injures contre ces agents, les traitants de
fainéants et de malheureux. L’agent de police, de son côté, a
ajouté sur un ton menaçant, que n’importe lequel d’entre eux
pouvait s’approcher s’ils étaient des hommes. Les agents étant
désarmés, ils s’en sont tenus là et cet agent de police est resté
avec la femme”40. »
68Ce document met l’accent sur le rôle d’exemple
que doit jouer un policier et les difficultés rencontrées pour
faire respecter l’instauration d’une certaine distance entre eux
et les femmes perçues comme des prostituées. Malgré les tentatives
pour remédier à ce problème, des documents datant de la fin de la
période d’étude, témoignent de la pérennité de la corruption
policière. Ainsi, en 1920, Rafael Angel Chaves succède à Manuel
Gonzalez Soto comme chef de l’agence de prophylaxie vénérienne.
Dès sa prise de fonction, il note certains dysfonctionnements au
sein de l’agence, qu’il présente en ces termes au ministère de la
police :
« Je me permets de vous informer qu’une
difficulté se présente au quotidien dans le bureau qui se trouve
sous ma responsabilité : sur les registres, tenus par ce bureau,
plusieurs prostituées figurent comme étant annulées et dans les
archives il n’existe aucun dossier leur conférant la possibilité
d’être exclues du Registre de prophylaxie. Au vu de cette
difficulté, je les fais comparaître dans mon bureau afin
d’élucider ce qu’il y a de certain autour de cette question mais
toutes me montrent une attestation délivrée par les Agents
précédents et elles me disent qu’elles ont payé telle ou telle
quantité d’argent pour être effacées des Registres41. »
69La corruption des fonctionnaires de
l’administration précédente est ici clairement mise en cause par
leur successeur qui appuie sa dénonciation sur le dire de cinq
femmes accusées de prostitution. Toutes affirment avoir payé l’un
d’eux, en particulier Manuel Gonzalez Soto, afin de voir leurs
noms retirés des registres de prophylaxie :
« Ensuite, [j’ai fait venir] dans mon bureau
Mme Clotilde Cubillo
Rojas, majeure, célibataire, résidant dans le voisinage, inscrite
actuellement sur le registre des prostituées. Je l’ai interrogée
pour savoir s’il était vrai que M. Manuel González Soto, actuel
secrétaire de l’agence principale de Police de Prophylaxie
vénérienne, lui avait demandé, à une certaine occasion, trois
colons en échange desquels il l’avait acquittée d’une inscription.
Elle a répondu que c’était vrai, que ce monsieur lui avait pris
cette somme dans ces conditions et qu’elle savait et était témoin
qu’il a l’habitude de demander de l’argent contre la promesse de
dispenser du registre42. »
70Clotilde confirme donc à travers cette
déclaration les accusations de corruption qui pèse sur l’ancien
directeur de l’agence de prophylaxie vénérienne de San José.
71L’ensemble de ces documents permet de
comprendre que divers liens, des relations amicales aux abus de
pouvoir, unissent les prostituées aux policiers quelle que soit
leur place dans l’institution. En conduisant à la manipulation des
informations individuelles, ils représentent des freins à
l’application objective et impartiale de la législation. Même si
peu de documents permettent de déterminer avec précision la nature
de ces relations, ils mettent en perspective l’ambiguïté des
rapports existants entre les prostituées et les policiers. La
frontière entre la protection, l’abus de pouvoir et le
proxénétisme est alors souvent difficile à fixer précisément. Plus
généralement, cette réflexion conduit à s’interroger sur la nature
des relations qui lient les hommes détenant du pouvoir et les
femmes considérées comme des prostituées.
Relations personnelles entre l’élite et les
prostituées
72Faisant référence aux problèmes
socio-sanitaires posés par les nombreuses prostituées pratiquant
la prostitution de façon clandestine, les mémoires du ministère de
la police de l’année 1923, révèlent l’existence de liens de
protection entre certains membres de l’élite et les
prostituées :
« Tous les jours, des jeunes hommes de
quatorze à dix-sept ans, atteints de maladies secrètes, viennent
en consultation. Interrogés sur leur état, ils me répondent en me
donnant le nom de femmes non inscrites qui ont généralement un
protecteur influent qui les soustrait au poids de la loi pouvant
tomber sur elles. Tant que cet état de choses perdurera, nos
efforts pour délivrer la communauté des ravages causés par les
maladies vénériennes auront très peu de résultats pratiques43. »
73Outre l’intéressante façon de nommer les
affections vénériennes par la périphrase « maladies secrètes » qui
dénote toute la honte et le déshonneur qu’elles génèrent, ce
document pose la question de la nature des rapports qui lient les
« protecteurs » à leurs « protégées ». En interférant entre ces
femmes et les autorités, ces hommes nuisent à la bonne application
de la loi et en ce sens, jouent un rôle important, même si
symétriquement opposé, dans la mise en place des processus de
marginalisation. Il faut alors s’interroger sur la nature du lien
qui unit un homme et une femme accusée de prostitution.
74Il est souvent difficile de fixer la limite
entre une relation d’exploitation relevant du proxénétisme, et une
relation de protection dans laquelle l’homme se rapprocherait plus
du client-amant. Cette ambiguïté provient de la conception même de
la notion de proxénétisme, qui se définit comme une forme de
protection consistant à favoriser le « commerce prostitutionnel »
en l’organisant et en le développant, pour en augmenter les
profits et les accaparer. De sorte que si, face aux contraintes
législatives, l’action de « protection » est similaire dans les
deux cas, les divergences proviennent des intentions du
protecteur. Le proxénète cherche avant tout à tirer un profit
matériel de l’activité de sa « protégée », tandis que le
client-amant est surtout attiré par la nature des possibilités
offertes par l’entretien d’une telle relation. Il s’agit en effet
de relations sans engagement, laissant une totale liberté de
mouvement à l’homme, tout en lui permettant d’assouvir certains
fantasmes réprimés par la morale bourgeoise. Ainsi, comme le
signale Rafael Sagredo dans son ouvrage sur María Villa,
prostituée mexicaine à l’époque porfirienne :
« Beaucoup de clients se fatiguaient de
réciter à deux, avec leur partenaire : “Ce que nous faisons,
Seigneur,/ce n’est ni par vice ni par désir de fornication,/mais
pour engendrer un enfant/À votre saint service”, et ils se
rendaient au bordel à la recherche de la luxure et de la
concupiscence niées dans la chambre matrimoniale44. »
75Dans cette perspective, il est possible de
déterminer l’existence d’une relation de protection en se fondant
sur certains critères objectifs tels que l’assistance d’un homme à
une femme accusée de prostitution, face aux obligations
législatives. La nature de ses intentions apparaît comme plus
difficile à apprécier du fait qu’elle se fonde sur des aspects
subjectifs qu’il est souvent difficile de définir. La complexité
de ces enchevêtrements demande donc une certaine circonspection au
moment de déterminer la nature des relations entre ces hommes et
ces femmes.
76Il convient donc de ne pas assimiler de façon
abusive les rapports entretenus par certains hommes puissants
(policiers ou membres de l’élite) avec des femmes exerçant la
prostitution dans le cadre d’une relation client-amant, à des
actes de proxénétisme. De sorte que même les documents suggérant
la pérennité de relations de protection voire, dans certains cas,
d’abus de pouvoir commis par des policiers, ne permettent pas, au
vu des restrictions que nous venons de poser, d’en déduire
l’existence d’un proxénétisme à grande ou à petite échelle.
77L’histoire de Beatriz Zamora, prostituée connue
des services de police à partir de 1887 pour divers scandales et
plusieurs actes de violences45, illustre parfaitement
l’existence de ces relations de protection entre l’élite et les
femmes de « mauvaises vies », sans pour autant qu’il soit possible
de parler de proxénétisme. Née en 1871 dans une zone rurale de la
province de San José, issue d’un milieu paysan pauvre, elle entre
très tôt au service d’une des plus grandes familles de l’élite
joséphine. Selon Gonzalo Chacon Trejos46, Beatriz et sa sœur Vicenta connue sous le
surnom de La Cucaracha, commencent
alors à fréquenter la jeunesse de l’élite de la capitale auprès de
laquelle leur intelligence et leur beauté connaissent un certain
succès. Les documents d’archive montrent que ce comportement les
conduit à être inscrites très vite, dès 1894, dans les registres
de prophylaxie vénérienne. C’est dans ce contexte que Beatriz
rencontre Ricardo Jiménez Oreamuno, membre éminent de l’élite
joséphine et futur président de la République du Costa Rica47. Le couple s’installe alors en
concubinage jusqu’en 1928, date à laquelle leur relation est
légitimée par un mariage. De sorte que, durant ses deux premiers
mandats électoraux en tant que président de la République, Ricardo
Jimenez entretint publiquement une relation de concubinage avec
une femme ayant été inscrite dans les registres de prostitution.
Pendant les trente ans qui précédèrent la légalisation de leur
union, Ricardo Jimenez s’est donc trouvé dans la position de
protecteur de Beatriz Zamora. Pourtant, en aucun cas, il ne peut
être accusé de proxénétisme.
Illustration 1. – Beatriz Zamora.
78Vicenta quant à elle, maintint une relation
passionnée avec le neveu de Cleto Gonzalez Viquez48, relation qui ne dura qu’un temps certes,
mais qui confirme l’existence de ces relations intimes entre les
membres de l’élite et les femmes accusées de prostitution. Dans le
cadre de ces rapports avec les sœurs Zamora, les deux hommes
jouèrent publiquement de leur influence pour les protéger de la
justice. Ainsi, lorsque Beatriz accusa Vicenta de lui avoir volé
un bijou de grande valeur, Gonzalo Chacon Trejos rapporte dans
quelle situation difficile se retrouva le juge Adán Acosta, en
charge du dossier. Selon lui, le commentaire qui circulait alors
dans le milieu de l’élite ressemblait à cela :
« Le pauvre Adán est dans l’embarras parce que
s’il se prononce en faveur de Beatriz, qui retiendra Fabio [neveu
de Cleto González Viquez] ? Et s’il le fait en faveur de Vicenta,
il se mettra à dos ni plus ni moins que M. Ricardo49 ! »
79Cette remarque met donc en évidence, à la fois
la pleine conscience de la société de l’époque de l’existence de
ces relations de protection, mais aussi l’importance de ne pas les
assimiler automatiquement à du proxénétisme. Dans ce cas précis,
les deux hommes jouent de leur influence pour protéger leur
relation de couple mais aucun des deux n’agit dans l’intention
d’en tirer un bénéfice financier.
80À travers l’observation des difficultés
rencontrées lors de la mise en place de la législation, on perçoit
l’existence de décalages entre la volonté législative théorique et
la réalité concrète. Les nombreuses obstructions pratiques,
résultats de dysfonctionnements institutionnels et individuels,
ajoutées aux incohérences involontaires de la législation,
expliquent les difficultés d’application que connaît la loi de
1894. Ainsi, malgré la volonté politique de lutter contre les
conséquences sociales néfastes de la prostitution, divers
facteurs, internes et externes, viennent enrayer le processus et
annulent, en partie, les « bénéfices » qui permettaient
d’envisager la mise en place de la législation vénérienne. En
témoigne la levée de bouclier contre la loi de 1894 qui, dès le
début du xxe siècle, fait valoir
l’inefficacité de la protection sanitaire mise en place par la
législation, et qui se cristallise dans la montée en puissance du
courant abolitionnisme.
Quand le progrès de l’abolitionnisme se fait
le témoin de cette inefficacité
81La querelle entre les abolitionnistes et les
réglementaristes n’est pas propre au Costa Rica. Loin s’en faut. Si
le courant réglementariste domine jusqu’à la fin du xixe siècle, les
abolitionnistes engagent leurs premiers combats, en Europe, dans les
années 1870 au côté de Joséphine Butler. Sans prétendre à
l’exhaustivité, il est important de présenter les pivots qui
caractérisent ces deux courants en reprenant l’analyse qu’en propose
Alain Corbin dans son ouvrage sur la prostitution aux xixe et xxe siècles50. L’objectif de cette remise en contexte est
de mieux saisir l’originalité de la nature de cette querelle dans le
Costa Rica du début du xxe siècle.
82Le discours réglementariste qui commence à être
entendu sous le Consulat, est à l’origine de ce que l’on appellera
ensuite « le système français ». Il est fondé sur une théorie selon
laquelle la prostitution est « nécessaire mais dangereuse. [Elle]
doit donc être étroitement contrôlée [afin] d’empêcher tout
excès51 ». Alain Corbin observe toutefois une évolution
entre le réglementarisme52
d’un Parent-Duchâtelet qui « affectait de ne traiter qu’un problème
de voirie, de ne remédier qu’à une menace souterraine qu’il
importait surtout d’endiguer et de canaliser » et celui des
« réglementaristes de « l’ordre moral » » qui intègre la répression
de la prostitution à un projet plus vaste de « répression globale de
la sexualité », l’objectif étant alors de « contrôler la sexualité
de tout le groupe social ».
83À la fin du xixe siècle, dans un contexte
d’apparition de nouveaux courants de pensée, les échecs répétés du
réglementarisme engendrent la naissance du combat
abolitionniste53 en Europe. L’analyse qu’en fait Alain Corbin
est particulièrement intéressante du fait qu’elle révèle la
multiplicité des idéologies qui sous-tendent ce courant. Ainsi, il
met en évidence le caractère profondément moraliste du courant
prohibitionniste emmené par Joséphine Butler qui s’attaque à la
prostitution en tant qu’elle porte atteinte « d’une part [au]
“patrimoine” des “libertés publiques”, et particulièrement [à] la
liberté de la femme, d’autre part, [à] la moralité et [à] la
famille ». Ce courant qui « combat à la fois l’esclavage de la fille
soumise et la tolérance officielle des relations extra-conjugales »,
inspira le congrès qui se tint à Genève du 17 au 22 septembre 1877
et qui donna naissance à la Fédération britannique et
continentale pour l’abolition de la prostitution. Parallèlement
à ces prohibitionnistes empreints de moralité religieuse, les
libéraux vont développer une autre conception de l’abolitionnisme,
idéologiquement fondée sur le « respect de la liberté individuelle,
de l’égalité devant la loi, du droit commun, bref, […] se référant
aux grands principes de 1789 et à la Déclaration des Droits de
l’Homme ». Suivant ces préceptes, il s’agit moins pour eux de lutter
contre la prostitution en soi que contre la réglementation de
celle-ci. Comme le souligne Alain Corbin :
« Ils refusent l’intervention de l’État dans les
rapports sexuels individuels et réclament de ce fait, contrairement
aux prohibitionnistes, la liberté de la prostitution privée
lorsqu’elle n’offense pas la vue du public54. »
84Ainsi, bien que les deux courants abolitionnistes
luttent pour le même objectif, ils se différencient au niveau des
raisons profondes expliquant leur conviction : l’un dénonce les
règlements comme des mesures légitimant la prostitution, l’autre
demande l’abrogation de ces lois liberticides. Malgré cela, pour
l’ensemble des abolitionnistes, la réglementation de la prostitution
doit être supprimée afin de protéger la femme, la moralité ou la
liberté selon les conceptions idéologiques de chacun. Au contraire,
les partisans de la réglementation de la prostitution s’appuient sur
l’argument « d’un mal nécessaire » qu’il vaut mieux contrôler que
renvoyer dans la clandestinité en prenant alors le risque de le
perdre de vue. De fait, le combat engagé entre ces deux courants,
correspond tout autant à la prise de conscience des échecs répétés
du système réglementariste qu’à une évolution des conceptions
idéologiques des individus. La consolidation des idéaux libéraux
remettant en cause le système de contrôle étatique, l’apparition de
courants socialistes défendant le prolétariat naissant mais aussi
l’émergence de la pensée féministe, tous ces facteurs, entre autres,
ont nourri de leurs apports divers la pensée abolitionniste. Le
féminisme surtout, a joué un rôle important, permettant à la femme
prostituée de ne plus être considérée comme la seule coupable,
responsable unique de sa déchéance, mais plutôt comme la victime
d’un système patriarcal immoral.
85Face à cette complexité, il est intéressant de
remarquer qu’au Costa Rica l’apparition du courant abolitionniste
correspond moins à des évolutions idéologiques diverses, qu’à la
prise de conscience de l’inefficacité de la législation. On ne
trouve en effet que très peu de références à ces débats idéologiques
internationaux alors que dès le début du xxe siècle, les mémoires du
ministère de la police font régulièrement état de l’inefficacité de
la loi. Ainsi, au départ, sans remettre en cause le système
réglementariste, ils réclament la mise en place de véritables
mesures de prévention face à la propagation des maladies
vénériennes. Ce thème apparaît de façon régulière dans les mémoires
à partir de 1908, comme en témoignent les quelques exemples cités
ci-dessous :
« La tuberculose et les maladies vénériennes
gagnent du terrain dans le pays à cause de leur très forte
contagiosité et du manque de moyens pour empêcher leur propagation.
[cette situation continuera d’exister] tant que la prostitution ne
sera pas poursuivie ou réglementée de façon efficace et que les
femmes publiques, qui ne sont pas en bonne santé ne demeureront pas
inaptes à pratiquer leur si triste et si honteux commerce55. »
86Ainsi, ce document semble ne faire aucun cas de
l’existence du règlement de 1894, comme si celui-ci ne servait
réellement à rien et ne pouvait être utilisé pour empêcher la
propagation des maladies vénériennes. Et de fait, les médecins sont
de plus en plus nombreux à dénoncer les conséquences de l’inaction
des autorités face au péril représenté par la diffusion de ces
affections. En 1910, les mémoires du ministère retranscrivent la
lettre envoyée par le médecin du circuit n° 5 au gouverneur de la
province de San José :
« J’ai soigné plusieurs patients porteurs de
maladies vénériennes et ce sont principalement les individus qui
viennent dans la capitale pour faire leur service militaire qui sont
atteints ; je crois qu’il devient urgent de réglementer le service
de prophylaxie vénérienne56. »
87Ce document souligne la jeunesse des individus
affectés qui, selon le médecin, sont en train d’effectuer leur
service militaire ou viennent de le terminer. Ce témoignage vient
donc confirmer le lien souvent mis en avant entre le développement
de la prostitution et l’existence d’une double morale genrée57 : les
hommes ont le droit d’avoir une activité sexuelle avant mariage,
contrairement aux femmes, ce qui, pour les hétérosexuels, pose le
problème du partenaire… Surtout, en pressant le gouvernement de
prendre des mesures afin de restreindre la propagation de ces
maladies particulièrement contagieuses, ce texte démontre
l’inefficacité des règlements déjà en place.
88Au début des années 1920, on observe une
évolution dans la nature des arguments employés mais aussi et
surtout dans le type de solution proposée. Il ne s’agit plus
seulement alors de critiquer mais de dénoncer et, dans de nombreux
cas, de réclamer la suppression du service prophylactique. Un pas
est alors franchi. Ainsi, dès 1919, le ministère s’appuie sur l’avis
d’un « éminent médecin » pour réclamer la mise en place d’une
nouvelle législation58.
89Pour la première fois, il est fait état des
raisons pratiques qui rendent la législation de 1894 inefficace
voire dangereuse. Le médecin met en cause la « fausse sécurité » que
l’existence même de la loi engendre en laissant croire au client
qu’une prostituée présentant son carnet de santé à jour est
absolument libre de toute maladie vénérienne. Il accuse alors la loi
de participer à la propagation des maladies vénériennes en incitant
le client à ne pas se protéger. Plus généralement, il s’appuie sur
l’expérience acquise dans les autres pays et, notamment dans les
pays européens, pour dénoncer une législation qui favorise
l’immoralité et qui protège le développement du commerce sexuel avec
tout ce que cela suppose d’intermédiaires. À travers ce texte, le
médecin ne fait pas que dénoncer l’inefficacité de la loi, il
attaque son caractère profondément immoral et injuste. L’intérêt du
document est alors de ne pas se contenter de critiquer la
législation de 1894 mais de réclamer son abrogation, en enrichissant
l’argument de l’inefficacité par des éléments idéologiques.
90Cette double évolution, à la fois dans la forme
et dans la nature de la remise en cause, s’explique par la prise de
conscience des autorités de la part de responsabilité de la
prostitution dans la propagation des maladies vénériennes. Les
tableaux 5 et 659 présentés page
suivante synthétisent les données fournies par diverses mémoires du
ministère de la police et permettent de mettre en évidence la
continuelle propagation des maladies vénériennes et son lien avec la
prostitution.
91Cette augmentation constante des maladies
vénériennes au sein de la population est particulièrement
révélatrice de l’inefficacité de la loi, dont l’objectif principal
reste la protection sanitaire de la population. L’importance de la
part de responsabilité de la prostitution dans cette contagion, qui
tourne autour des 90 % au début des années 1930, renforce l’idée
selon laquelle la législation en vigueur n’est pas à la hauteur de
ses ambitions.
92Répondant à cette réalité accablante et
s’inscrivant dans le processus de remise en cause de la législation
observé depuis le début du xxe siècle, les mémoires du
ministère de la Police de 1930 demandent « la suppression totale du
service de Prophylaxie vénérienne60 ». L’intérêt de ce document est
de proposer une synthèse des divers arguments servant de points
d’appui à l’idée d’une abrogation de la législation de 1894 : d’une
part, l’immoralité du règlement qui conduit à autoriser une pratique
allant à l’encontre des « bonnes mœurs » ; d’autre part, l’injustice
du système qui condamne uniquement la femme, laissant l’homme libre
de toutes persécutions ; enfin la nature trompeuse de la loi qui
laisse croire en sa capacité à protéger. Mais surtout, il faut
remarquer la place privilégiée occupée par l’argument de
l’inefficacité dans ce classement : des diverses défaillances des
agents chargés de faire appliquer la loi (policiers et médecins) à
l’existence d’une importante prostitution clandestine, le ministère
pointe du doigt les décalages volontaires et involontaires qui
engendrent cette incapacité concrète à faire appliquer efficacement
la loi.
Tableau 5. – Caractéristiques des
syphilitiques entre 1923 et 1931.
Caractéristiques des
syphilitiques
1923
1925
1930
1931
Sexe
Hommes
–
–
1 847
2 073
Femmes
–
–
1 343
1 478
État civil
Célibataires/Veufs
–
–
2 079
2 214
Mariés
–
–
1 111
1 337
Origine de
l’infection
Prostitution
–
–
2 676
soit 84 %
3 098
soit 87 %
Accidentelle
–
–
237
224
Héréditaire
–
–
277
229
TOTAL du nombre
d’infectés
1 413
2 476
3 190
3 551
Tableau 6. – Caractéristiques des
blennorragiques entre 1923 et 1931.
Caractéristiques des
blennorragiques
1923
1925
1930
1931
Sexe
Hommes
–
–
464
297
Femmes
–
–
132
163
État civil
Célibataires/Veufs
–
–
436
386
Mariés
–
–
160
74
Origine de
l’infection
Prostitution
–
–
543 soit
91 %
421 soit
92 %
Accidentelle
–
–
53
39
TOTAL du nombre
d’infectés
159
293
596
460
93Ainsi, l’analyse du contenu des critiques
contenues dans les divers documents observés met en évidence la
primauté de l’argument de l’inefficacité de la législation sur les
aspects plus idéologiques. Peu de documents révèlent une volonté de
modifier la loi dans un objectif de justice sociale ou de
rétablissement de la moralité. La plupart se contentent de mettre en
avant son inutilité et donc, sa dangerosité. Certes, l’observation
de la nature des arguments employés tend à évoluer et certains
aspects idéologiques, absents au début du siècle, commencent à jouer
un rôle important dans les années 1920-1930. Il n’en reste pas moins
que la volonté de réviser puis de supprimer la loi de prophylaxie
vénérienne relève plus d’une prise de conscience de l’incapacité de
la loi à contrôler efficacement la prostitution que d’évolutions
idéologiques majeures.
94Ajoutons que la multiplicité des catégories
d’individus dont émanent les diverses critiques qui viennent d’être
exposées – depuis les « médicos del pueblo »
jusqu’aux plus éminents praticiens, en passant par les secrétaires
d’État et les ministres eux-mêmes – révèle un certain consensus dans
le combat contre la législation de 1894 et dans la réclamation de la
mise en place d’une véritable politique de lutte antivénérienne. Il
n’a d’ailleurs pas été trouvé de document officiel datant d’après
1920 dans lequel une quelconque autorité aurait vanté les mérites du
modèle réglementariste. Cette absence renforce l’idée d’une
législation inefficace et reconnue comme telle par l’ensemble du
groupe dominant.
⁂
95Concentrée sur l’objectif à atteindre, éviter la
propagation des maladies vénériennes, la loi perd le sens de la
mesure et prône la mise en place de mesures qui dépassent les
possibilités offertes par la réalité. Certaines décisions sont alors
promulguées sans tenir compte ni de la réalité vécue par les agents
chargés de leur application – médecins et policiers – ni du
quotidien des femmes condamnées. Ainsi, les dispositions
législatives relatives à la reconnaissance médicale des prostituées
se heurtent autant aux faibles moyens et aux capacités limitées des
médecins qu’à la situation socio-économique des femmes concernées.
Ces décalages peuvent être qualifiés d’involontaires dans la mesure
où ils sont le fruit d’une connaissance insuffisante de la réalité
par les législateurs et non le résultat d’un manque de volonté. Au
contraire, c’est bien leur ferme détermination à contrôler la
prostitution qui les conduit à négliger les contraintes engendrées
par le quotidien des individus concernés. Ils prennent alors des
mesures difficilement applicables et, de fait, participent
pleinement aux difficultés d’application rencontrées par la loi de
prophylaxie vénérienne.
96Il est toutefois intéressant de remarquer que,
parallèlement à ces décalages « involontaires », certains documents
mettent en avant d’autres types de problème, opposant cette fois les
exigences théoriques de la loi aux moyens concrets mis en place par
les autorités. Ce n’est plus seulement la réalité sociale qui
apparaît comme un frein à l’application de la législation, mais la
législation qui se fait elle-même obstacle, en ne se donnant pas les
moyens de se matérialiser. L’analyse de la signification des
déficiences observées dans le fonctionnement des agences de police
permet de comprendre ce phénomène que nous pourrions qualifier, pour
bien le différencier du précédent, de décalage « volontaire » étant
donné qu’il relève du manque de détermination de la part des
dirigeants. Ainsi, les problèmes budgétaires des agences engendrent
des défaillances à plusieurs niveaux : institutionnels d’abord, du
fait qu’ils impliquent une moindre capacité de mobilisation de
personnels et de moyens en général pour faire appliquer la loi ;
individuels ensuite, attendu que le manque de contrôles qu’ils
entraînent encourage la pratique des abus de pouvoir chez les
individus chargés de faire respecter la législation.
97Cette mise en perspective des défaillances du
règlement de 1894, témoigne de l’existence d’incohérences propre au
règlement de prophylaxie vénérienne qui engendrent des difficultés
d’application. Il s’agit là d’une réflexion permettant d’approcher
la signification et les limites structurelles de la législation. En
ce sens, elle participe à la compréhension de la mise en place des
processus de marginalisation mais ne permet pas, à elle seule, de
donner une vision d’ensemble de ces phénomènes. Il faut alors
s’intéresser à l’impact de ces structures, même défaillantes, sur
les individus afin d’en mesurer la portée. En effet, en fixant les
valeurs dominantes autour d’un cadre législatif déterminé, les
élites costariciennes de la fin du xixe siècle enrichissent les
conceptions populaires existantes et concourent à la formation des
représentations collectives de la prostitution.
Notes de bas de page
1Becker H., Outsiders : études de sociologie de
la déviance, Paris, Métailié, coll. « Observation », 1985 (1963),
248 p.
2Ginzburg
C., Le fromage et les vers,
l’univers d’un meunier du xvie siècle, Paris, Flammarion,
1980, p. 9.
3 ANCR, Leyes y decretos, circular n° 24,
23-10-1894. Texte intégral annexe I.
9 Là encore, le choix d’une période d’étude courte
s’explique à la fois par la volonté de concentrer l’étude sur les
quelques années qui suivent la mise en place du règlement de
prophylaxie vénérienne et par les possibilités offertes par les
archives.
12 Fichier obtenu à partir de l’analyse de dossier
judiciaire entre 1880 et 1930. Il est composé des femmes ayant été
inscrites dans les registres durant une période x et ayant résidé
dans la ville de San José.
20 ANCR, Congreso, n° 3573,
Memoria de gobernación y policía, 1898, p. 193.
21 ANCR, Memoria de gobernación y
policía, n° 3529,1897, p. 59.
22 ANCR,
Memoria de gobernación y policía, n° 339, 1907-1908, p. 273.
23 ANCR, Congreso 14980, Memoria de gobernación y
policía, 1910, p. 309.
24 Ce tableau a été réalisé à partir des
Mémoires du ministère de l’intérieur et de la police, de 1919
(n° 724), 1920 (n° 260), 1921 (n° 261), 1922 (n° 262) et 1923
(n° 263).
25 ANCR, Congreso, n° 3573, Memoria de gobernación y
policía, 1898, p. xviii-xix.
26 ANCR, Memoria de gobernación y policía, n° 724,
1919, p. 216-217.
27 ANCR, Congreso, n° 10485, Memoria de gobernación,
policía y fomento, 1889, p. 68.
31 ANCR, Memoria de gobernación y policía, n° 263,
1923-1924, p. 283.
32 ANCR, Memoria de gobernación y policía, n° 261,
1921-1922, p. 281.
33Rojas Sandoval Francisco
Javier, « La cultura política de las clases trabajadoras urbanas
de Costa Rica : el caso de los carpinteros y ebanistas
(1890-1943) », Revista de
Historia, Costa Rica, San José, UCR, 07-2002, en
ligne.
57 L’ONU avertit que : « Ces mesures sociales
n’arriveront qu’à diminuer le désastre, sans en venir à bout, tant
que ne seront pas éliminées les causes morales de la prostitution.
Soyons clair, toutes les causes morales prennent leur source à un
seul endroit : la dualité des morales sexuelles. Tant que les hommes
auront une morale sexuelle dif férente des femmes, la prostitution
sera indestructible, puisqu’elle résulte essentiellement d’un
déséquilibre passionnel entre les sexes. Les féministes ont aussi
raison quand elles incluent dans le nombre de leurs revendications
la reconnaissance d’une morale unique pour les hommes et les
femmes », dans Blázquez
N., La prostitución. El amor
humano en clave comercial, Madrid., San Pablo, 2000, p. 207. On
retrouve ces analyses dans Trochon Y., Las rutas de Eros. La trata de
blancas en el Atlántico Sur. Argentina, Brasil y Uruguay
(1880-1932), Montevideo, Taurus, 2006, 510 p.
58 ANCR, Memoria de
gobernación y policía, n° 724, 1919, p. xxxix. Voir annexe
II.
59 Les chiffres pour 1923
proviennent de ANCR, Memoria de Gobernación y Policía, n° 263, 1924,
p. 270. Les chiffres pour 1925 proviennent de ANCR, Congreso,
n° 21424, 1925, p. 579. Les chiffres pour 1930 et 1931 proviennent
de ANCR, Congreso, n° 22418, 1931, p. 30.
60 ANCR,
Congreso, n° 22418, p. 29-30. Un extrait plus complet de ce document
se trouve en annexe III.
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Vierge ou putain ?
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Giraldou, M. (2014). Chapitre III. Une application ambiguë, entre objectivité légale et subjectivité culturelle. In Vierge ou putain ? (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.pur.42396
Giraldou, Marion. « Chapitre III. Une application ambiguë, entre objectivité légale et subjectivité culturelle ». In Vierge ou putain ?. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2014. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.pur.42396.
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