Chapitre I. Les politiques hygiénistes dans la société costaricienne à la fin du xixe siècle
p. 45-68
Texte intégral
Réflexions générales
Les politiques étatiques envers la marginalité
1À partir du xixe siècle un double phénomène a permis un certain bouleversement dans la réflexion politique. Tout d’abord, le choc de l’industrialisation massive mettant en évidence les dysfonctionnements flagrants de l’État et les injustices sociales, va rompre avec l’idée d’un État conçu uniquement dans l’objectif du bien commun. Ensuite et surtout, l’apparition de nouvelles grilles d’analyse et notamment la mise en place d’un questionnement historique original vont enrichir la réflexion. La discipline historique ne va plus, comme le faisait la philosophie, chercher à créer des modèles idéaux mais elle va s’attacher à comprendre et à critiquer le réel. Commence alors à se développer l’idée selon laquelle l’utilisation de la force par l’État serait moins la conséquence d’un objectif de bien commun que la volonté de mettre en place un projet étatique visant à protéger l’intérêt des élites. Ainsi Max Stirner (1806-1856) dit de l’État qu’il
« cherche, par sa censure, par sa surveillance, par sa police, à faire obstacle à toute activité libre et tient cette répression pour son devoir, parce qu’elle lui est imposée […] par l’instinct de sa conservation personnelle1 ».
2Le thème de l’utilisation de la « force » par l’État passe donc, d’une dimension positive dans laquelle celle-ci était vue comme un élément fédérateur de la société, à une dimension négative qui y voit une façon pour l’État d’imposer une vision unilatérale afin de se protéger, lui et les couches sociales qui le composent. C’est alors que la réflexion commence à s’orienter autour de la notion de contrôle social, même si, comme nous allons le voir, les premiers pas dans ce domaine sont réalisés dans l’objectif de le rendre le plus fonctionnel possible et non de questionner sa nature.
Réflexions sur la notion de contrôle social
3À travers l’ouvrage de Michel Foucault, Surveiller et punir2, se profile la généalogie de la pensée répressive. Si l’Ancien Régime légitimait la répression par l’application du droit régalien, l’instauration de la démocratie, de par son précepte égalitaire fondamental, conduisait à puiser ailleurs la justification du droit de punir de certains sur les autres.
4Le Contrat social de Rousseau donne une base théorique au principe de coercition, conditionné par l’acceptation réciproque des différentes parties. Ce n’est qu’à partir de la fin du xviiie siècle que les règles de domination de l’État commencent à être pensées pratiquement. Les grands « réformateurs » du système, tel Beccaria dans Des délits et des peines écrit en 1856, prônent un assouplissement des peines qui oublient, selon eux, dans leur atrocité, la part humaine du condamné. Pourtant, même cette nouvelle vision de la répression ne s’enracine pas dans un système de pensée où le supplicié serait au centre des interrogations. Ces réformateurs reviennent sur l’idée, prédominante jusqu’alors, qui faisait de la punition la vengeance directe du souverain sur un élément de la société en rupture avec les lois, émanations de ses volontés. L’acte de punition ne tend alors plus à « viser l’offense passée mais le désordre futur3 ». On ne cherche pas à approfondir les causes du méfait mais à empêcher, par l’exemple, qu’il ne se reproduise. Il s’agit pour ces réformateurs, d’appréhender la marginalité dans son individualité, comme une démarche personnelle, et non comme la conséquence d’une pression sociale. Ils ne remettent donc pas en cause la punition mais veulent lui garantir une cohérence avec l’idée du « pacte social ». Dès lors, ils rejettent les supplices. Au xixe siècle, l’important est donc de réfléchir à la meilleure forme de punition, celle susceptible de toucher le plus grand nombre, sans susciter ni pitié ni horreur. Il n’a donc pas de remise en cause du fond même de l’acte punitif : faire un exemple qui permette d’éviter la reproduction de l’acte condamné.
5S’inscrivant dans cette démarche, le Panopticon de Jeremy Bentham4 va cristalliser la pensée du contrôle social durant cette période. Bien plus qu’un modèle carcéral, le panoptique est une nouvelle façon de penser les rapports de pouvoir, une nouvelle façon d’appliquer le « Contrat ». Partant du principe que, tout homme soumis aux pressions sociales, est potentiellement un délinquant, Bentham imagine un modèle de société dans lequel l’individu s’autocontrôlerait pour ne laisser transparaître de lui-même que le plus utile à la société. Il laisse se diffuser l’idée d’un contrôle social qui ne se fonde pas sur la répression mais sur la surveillance ou plutôt sur l’autocontrôle des individus par peur de la surveillance, le comportement de chacun étant soumis aux jugements de tous. De sorte qu’il met en place ce que Foucault appellera les « techniques du pouvoir », c’est-à-dire un ensemble de règles qui finissent par être assumées par la population comme des valeurs communes. L’objectif est alors d’améliorer le système répressif déjà en place. Il ne faudrait pas faire d’anachronisme, en voyant dans cette conception des relations sociales proposée par Bentham, une apologie du contrôle social, la marque d’un quelconque type de totalitarisme. Bien au contraire le principe de « visibilité intégrale », s’inscrit dans une démarche utilitariste visant à mettre en valeur tout ce qui peut servir au bonheur social. En ce sens, le droit de punir de l’État est pensé comme la base du contrat social, comme l’élément fondateur qui permet la construction d’une société démocratique stable. Plus précisément mais dans la logique, le travail de Parent-Duchâtelet5 sur la prostitution, se fonde sur la volonté de connaître un phénomène afin de mieux le contrôler. Dès lors, quoique l’ensemble de ces analyses soient révélatrices d’un certain mode de pensée, elles ne fournissent pas une réflexion autour de la notion même de contrôle social. Il ne s’agit pas de questionner le droit de punir, les pouvoirs de l’État… mais de les mettre en place.
6Ce n’est qu’en 1939 que Georg Rusch et Otto Kirchheimer, dans leur ouvrage Histoire et théorie critique du régime pénal, remettent en question l’idée selon laquelle la pénalité trouverait sa justification principale dans la punition des crimes. Ils se tournent vers l’étude des systèmes punitifs pris en tant que phénomènes sociaux, produits de dynamiques sociales, dont ne peut rendre compte la seule armature juridique figée. Ainsi comme le souligne Michel Foucault :
« Il s’agissait de montrer non pas seulement que le pouvoir réel échappait aux règles du droit, mais que le système du droit lui-même n’était qu’une manière d’exercer la violence, de l’annexer au profit de certains, et de faire fonctionner, sous l’apparence de la loi générale, les dissymétries et les injustices d’une domination6. »
7Michel Foucault s’inscrit dans ce mouvement de pensée qui tend à ne pas assigner au pouvoir étatique une place restreinte à la seule action législative. La force institutionnelle n’est plus analysée seulement au travers de ses émanations directes. L’État est alors envisagé comme un pouvoir global qui « vient de partout ». L’objectif n’est plus de réglementer la société en lui imposant des normes juridiques mais, à partir de « techniques » pour reprendre le terme employé par l’auteur lui-même, de créer une série de codes et de traditions enfermant l’être dans un système de pouvoir complètement digéré et dont il n’a même plus conscience. Là est le pouvoir, car ainsi il s’insinue partout, sans apparaître sous les traits d’un État fort, régisseur de la vie de ses sujets. Il n’est alors plus conçu en tant que monopole d’une institution, fondé sur des structures fixes. Il « est le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée7 ». Foucault donne donc à cette notion une nouvelle valeur dynamique, que les lourdeurs institutionnelles avaient fait oublier.
8Toujours avec la volonté d’analyser la mise en place du contrôle social, mais sous un autre angle, Bronislaw Geremek8, fonde son étude sur l’analyse des rapports ambigus que la société entretient avec ses pauvres. Il ne s’agit donc plus d’aborder le sujet comme la seule mise en pratique d’une volonté de domination axée sur la coercition, mais comme le résultat de la « fusion entre la contrainte policière et les idéaux chrétiens ». Il cherche à envisager « l’attitude à l’égard des pauvres dans toute l’épaisseur de ses multiples implications, religieuses, économiques, juridiques, sociales et mentales ». De sorte qu’en mettant en avant le complexe, il montre différents visages du concept de contrôle social et amplifie ainsi sa définition.
9Dans cette perspective l’objectif était de réaliser une étude panoramique, non exhaustive, des diverses significations englobées par le concept de contrôle social. Ainsi certains points essentiels, à travers lesquels se matérialisent les interactions directes entre l’État et la marginalité, se sont dégagés et ont permis de définir les axes concrets de ce travail : hygiénisme, prostitution et répression.
La construction de l’hygiénisme en tant que sujet historique
10Si la discipline historique a longtemps laissé de côté l’étude de la médecine, peut-être jugée trop insuffisante dans une époque où l’histoire se voulait totale, il n’en reste pas moins qu’elle apparaît aujourd’hui comme l’un des piliers de la compréhension des rapports entre les autorités et la population. En effet, de par la place qu’ils occupent dans la société, les praticiens sont une sorte de relais entre les valeurs de l’élite et les coutumes populaires. Ils cristallisent dans leurs pratiques, les normes que la classe dirigeante tente d’inculquer à travers différents moyens. L’observation de leur conduite envers la classe populaire, permet une approche, bien sûr partielle, mais significative de la mise en place du contrôle social.
11La première grande étude hygiéniste est réalisée en 1836 par un médecin, Alexandre Parent-Duchâtelet9. Attentif aux problèmes de salubrité de son temps, causes de nombreuses maladies et de la « dégénérescence de la race », l’auteur s’est attaché tout au long de sa vie à essayer de comprendre les phénomènes afin d’en détecter les failles et ainsi, de pouvoir améliorer l’hygiène publique. Après avoir passé de longues heures à inspecter les égouts de Paris, il entreprend donc naturellement de s’intéresser à l’autre « fléau » de cette époque, la prostitution. Les maladies vénériennes étaient en effet vues comme des calamités qui, au-delà de l’individu, s’attaquaient à la vigueur de la nation tout entière. Il est important de constater, afin de bien la resituer dans son contexte, que cette analyse n’avait pas pour objectif la compréhension du phénomène en soi, mais son étude afin de trouver des solutions aux problèmes soulevés. Alain Corbin, dans sa présentation, précise bien qu’il s’agit d’un « ouvrage sur la prostitution, non sur les prostituées, [qui] a pour but premier d’assurer l’harmonie d’une fonction sociale10 ». Dès lors, l’intérêt de cet ouvrage réside plus dans la place prépondérante qu’il occupe au sein de la généalogie des études sur l’hygiénisme que dans la vision proprement dite qu’il développe de la prostitution. L’objectif est d’essayer de comprendre pourquoi, pendant plus de cent ans, « ce chef-d’œuvre de la sociologie empirique11 » va rester la référence absolue, maintes fois copiée. Il est d’ailleurs révélateur de cette importance que, presque 150 ans après, le premier chapitre de l’ouvrage majeur d’Alain Corbin, Les filles de noces, soit consacré à la théorie de Parent-Duchâtelet. Le travail réalisé est en effet très complet et explique en partie les répercussions de l’ouvrage à travers les époques, comme en témoigne cet éloge d’Alain Corbin :
« L’importance de l’œuvre de Parent résulte aussi de la qualité de ce qu’il convient d’appeler sa démarche plutôt que sa méthode ou son plan d’analyse. Il s’emploie en permanence à décloisonner les espaces du savoir et à tenir les problèmes qui lui sont soumis sous les feux croisés de l’analyse multidisciplinaire. C’est la diversité des recours qui fait de son livre une somme, un modèle d’exhaustivité12… »
12L’auteur nous peint en effet un tableau très diversifié des prostituées, allant de l’analyse de leur état civil à l’observation de leurs mœurs et de leur psychologie, en passant par l’étude de leur réseau social. Sans remettre en cause la valeur incontestable de l’ouvrage, il faut toutefois rappeler qu’un autre phénomène lui a permis d’assurer sa pérennité en lui accordant une place presque hégémonique dans l’historiographie de l’hygiénisme : l’absence de concurrence. En effet, la quantité restreinte d’ouvrages analysant le rôle de la médecine d’un point de vue social, explique aussi en partie que pendant longtemps Parent-Duchâtelet soit resté la seule référence en la matière.
13Il faut attendre les années 1960, pour que la médecine devienne un sujet d’étude sociale et non plus seulement un outil d’analyse. Dans son ouvrage Médecins, malades et société dans la France du xixe siècle13, qui est en fait un recueil de textes extraits d’articles, Jacques Léonard pose comme objectif de briser les carcans dans lesquels la discipline historique s’est enfermée. Toutefois, et c’est là l’intérêt de son travail, il ne décontextualise pas le « pouvoir médical » en l’isolant pour ensuite l’analyser en tant que tel. Ces « acteurs – complices », pour reprendre son terme, ne sont qu’une partie d’un ensemble qu’il appréhende en tant qu’un rouage dans la grande « machinerie culturelle » mise en place au xixe siècle.
14Dans cette même optique d’analyse de la médecine pour comprendre la société, Juan José Marín Hernández dégage un certain nombre d’éléments pouvant servir de fondement à l’étude. En effet, dans son article De curanderos a médicos. Una aproximación a la historia social de la medicina en Costa Rica, 1800-194914, il montre la réciprocité des relations entre l’État et la science sanitaire. Si les législateurs protègent les médecins officiels contre les clandestins, ceux-ci participent, dans un même temps, au contrôle social, en intégrant les diverses institutions hygiéniques et en appliquant les réformes hygiénistes. Ainsi Juan José Marín montre comment la science médicale s’attribue un rôle moralisateur, en diffusant les mœurs et l’éthique sociale de la classe supérieure, de l’idéologie dominante. En essayant d’éliminer ce que les libéraux considèrent comme des maux sociaux – le célibat, les guérisseurs, etc. – les médecins deviennent des agents de contrôle des populations. À travers eux il est donc possible d’entrer en contact avec les individus touchés par les politiques sociales.
15Ainsi, les lois qui régissaient la prostitution (prophylaxie vénérienne…), ont favorisé l’établissement de relations très étroites entre les instances médicales, notamment les médecins de villes, et les prostituées. Ils peuvent donc nous permettre d’appréhender les dynamiques sociales existant entre l’État et la prostitution, en se fondant sur la mise en perspective de la pénétration des règlements imposés par l’État. Toutefois, avant d’aller plus loin dans l’analyse, il semble important d’observer comment la notion de prostitution devient un objet historique.
La prostitution et l’Histoire
16Par son objet d’étude, la prostitution peut sembler être le produit de la réflexion issue de l’histoire des femmes. Pourtant, les études relatives à ce phénomène social, comme en témoignent les ouvrages cités ci-dessus, entrent plus dans le cadre de la compréhension de la mise en place d’un système de contrôle social. Si par sa forme il peut être rattaché à l’histoire des femmes, l’analyse plus approfondie du contenu des ouvrages utilisés et les perspectives d’étude fixées, ont conduit à l’observer du point de vue de ses apports au thème du contrôle social.
17Avant d’entrer dans le sujet, il faut noter une exception. Le premier travail réalisé sur le thème de la prostitution, avec un intérêt strictement intellectuel et non dans le but de la contrôler, est sûrement l’ouvrage d’Alain Corbin, Les filles de noces15, qui dresse un tableau de la prostitution de 1871 à 1914. Il s’attache à restituer le plus fidèlement possible les interactions entre ces marginales et la société, en les replaçant dans leur contexte politique, économique et social. L’objectif est alors de mener une étude réellement attachée à la compréhension du phénomène. Dès le départ, A. Corbin donne le ton à son analyse, en l’inscrivant dans une tradition réglementariste, issue explicitement des théories de Parent-Duchâtelet. La prostituée est alors vue dans toute la complexité que les ambiguïtés du droit génèrent. De plus les chapitres consacrés aux évolutions physiques et vestimentaires de ces femmes, s’attachent à les resituer dans une relation de commerce « offre – demande » et donc à analyser leurs rapports avec la société. Il faut ajouter à cela qu’Alain Corbin étudie essentiellement la prostitution par le biais de l’observation des évolutions des règlements (querelle abolitionniste, néo-réglementarisme…). Dès lors, quel que soit l’angle d’analyse choisie, la prostitution est observée dans ses interactions avec la société, en tant que révélatrice d’une certaine culture, et non comme un monde enfermé dans les maisons de tolérance. Ainsi, en révélant l’évolution sociale de la clientèle, plus bourgeoise à la fin du Second Empire, il montre certes le recul de la clientèle ouvrière urbaine mais il met aussi en exergue certaines pratiques culturelles. La prostitution n’est plus alors, l’exutoire de la misère sexuelle des ouvriers, mais celui des désirs inassouvis d’une bourgeoisie encombrée de tabous. Il établit ainsi une corrélation liant l’évolution des relations entre les prostituées et leurs clients, à une évolution de la société dans son ensemble. Le lien avec la mise en place d’un certain type de contrôle social est alors bien évidemment traité dans l’ouvrage mais sans que l’auteur en fasse un objectif en soi.
18Au contraire, l’étude menée par Marcela Suarez16 sur les relations entre le pouvoir et la sexualité au Mexique au xixe siècle, est significative d’un courant liant l’« imposition d’un nouvel ordre social » à la « répression de la sexualité ». Il s’agit en effet d’une réflexion critique sur la mise en place d’un système de contrôle social, se fondant sur l’observation du degré de pénétration dans les populations des discours de normalisation sexuelle diffusés par l’État. L’analyse du plan choisi par Marcela Suarez révèle ce refus de voir la notion de contrôle social par le biais d’une structure de pouvoir figée mais au contraire dans la dynamique des relations État-Société. Dans une première partie, elle met en perspective le contexte de la mise en place d’une culture officielle, s’attachant à montrer en quoi elle est le produit d’une époque. La deuxième partie vise à expliquer l’accueil que cette normalisation a suscitée, en montrant aussi bien la continuité culturelle – les prohibitions religieuses en matière de sexualité avaient préparé le terrain – que les résistances. Cette mise en relation lui permet de se rendre compte qu’« entre le discours et les réalités quotidiennes, il existe un fossé dans lequel les résistances populaires ont essayé de contrecarrer le pouvoir17 ». La sexualité n’est donc pas ici analysée en soi mais pour ce qu’elle signifie dans la théorie de la répression sociale.
19Dans cette logique, plus récemment, le travail de master 2 d’Alexandre Frondizi18 propose d’aborder, dans ses (micro) histoires des trottoirs, le sujet de la prostitution et des prostituées de façon moins « politico-intellectuelle » mais plus ancré dans la réalité quotidienne vécue par ces femmes. Il cherche alors à mettre en évidence la nature et la signification des relations de pouvoir qui s’instaurent entre ces femmes, leurs voisins, les autorités, et l’ensemble de la société. Il faut alors s’interroger sur leur place, sans victimisation aucune, en tenant compte à la fois de la répression dont elles sont victimes et des résistances qu’elles y opposent. Dès lors les prostituées sont analysées en tant que groupe agissant au sein d’un contexte spécifique.
20L’étude menée sur la prostitution par Juan José Marin dans son article, « Prostitución y pecado en la bella y prospera ciudad de San José (1850-1930)19 » relève de la même ambition de dévoiler un système de domination plus complexe qu’une simple imposition de nouvelles valeurs par l’État. Il présente un tableau récapitulatif des lois concernant les prostituées et analyse la perception que la population et les victimes de cette législation en ont. En mettant en parallèle la segmentation de la ville en deux zones géographiques (le nord-ouest et le sud étant les quartiers populaires alors que le nord-est est réservé à la classe bourgeoise), avec la volonté de contrôler les groupes dits dangereux, il inscrit la surveillance exercée sur les prostituées dans un ensemble plus vaste, formant un système de contrôle social mis en place dans les années 1880. De ce fait, les prostituées restent les objets et non les sujets de cette étude qui s’attache en premier lieu à recréer le contexte dans lequel elles évoluaient. Ce n’est d’ailleurs qu’à travers l’analyse de la législation et des documents administratifs révélant l’impossibilité d’installer un système de contrôle absolu, que Juan José Marin montre les résistances opposées à cette normalisation morale.
21Cette diffusion complexe du pouvoir dans la société, qui passe par des méthodes très différentes selon les pays, sert de voile normalisateur, permettant une certaine homogénéisation des mentalités et des comportements. En ce sens la notion de liberté de l’être humain prend une valeur toute relative puisque, même si les individus sont libres de leurs choix formellement, concrètement ils sont prédisposés à suivre les règles que la normalisation leur a fait intégrer. De plus, cette mise en perspective des relations de pouvoir, illustre la complexité des formes que peut prendre le contrôle social, en fonction des techniques employées par l’État dans leur mise en place, et des réactions des individus face à cette normalisation. De ce fait, le pouvoir ne peut être compris que dans une relation dynamique et non statique. Ces travaux ont donc permis de prendre conscience qu’il est important de replacer la normalisation dans son contexte. Il semblait alors logique de s’attarder sur les conditions particulières du pays étudié, le Costa Rica.
Contrôle social et politiques hygiénistes au Costa Rica
22Dans un article récent, Steven Palmer20 explique la tardive prise de conscience par les chercheurs de l’existence du phénomène de contrôle social au Costa Rica. Ce sujet, qui suppose la mise en place d’un système de maintien de l’ordre et de punition, a eu tendance, pendant très longtemps, à être associé au thème de la dictature militaire. Il a donc été relégué à un problème presque exclusivement étranger, très éloigné du développement « démocratique » du système costaricien. Pourtant, comme le souligne Palmer, la mise en place très tôt d’une « toile normative sociale punitive », excluant et marginalisant forcément des secteurs jugés dangereux, fut essentielle pour la consolidation d’un système politique civil stable. C’est pourquoi, les premiers travaux qui se penchèrent sur cette question, s’orientèrent vers la compréhension de la création de l’identité nationale et non vers l’étude en soi du contrôle social.
23Ainsi Victor Hugo Acuña Ortega dans son article « Nation et classe ouvrière en Amérique centrale à l’époque libérale21 », analyse de façon très détaillée la formation idéologique du monde ouvrier et artisan par les libéraux, avec l’objectif de comprendre la création d’une culture nationale. À la fin du xixe siècle, aucune identité nationale propre n’existe dans les pays de la région centraméricaine et l’État en pleine construction identitaire doit, pour s’imposer, créer la nation et unir le peuple autour de bases culturelles homogènes. Ainsi à partir de 1870, et au fur et à mesure qu’ils obtenaient un certain pouvoir politique, les libéraux essayèrent de faire des groupes d’ouvriers et d’artisans urbains, surtout à San José, leur principale base sociale au sein des classes populaires. En échange de la protection de l’État, les « enfants du travail22 », comme on les appelait sur un ton paternaliste, devaient se montrer respectueux de l’ordre et « aimer » les nouvelles valeurs inculquées. Leur programme d’identité nationale façonna les manières d’agir de ce groupe urbain entre 1870 et 1930. De sorte que cette rhétorique permit d’unir dans un même destin la nation et les ouvriers ; ceux-ci ayant adopté la « religion civique » amenée par les libéraux. À travers le prisme de la création d’une identité nationale et de l’État, Acuña Ortega analyse ainsi les premiers fondements du contrôle social libéral.
24Dans la logique de cette recherche, Gerardo Morales dans Cultura oligárquica y nueva intelectualidad en Costa Rica, 1880-1914, étudie le développement de cette mise sous tutelle culturelle à partir des réformes que vont mettre en place les libéraux et, de façon différente, la nouvelle intellectualité. Il cite d’ailleurs l’historien britannique Eric J. Hobsbawn qui avait affirmé que
« dans une société de classes, il y a normalement séparation des cultures des différentes classes même si presque toujours dans le cadre d’une culture commune (christianisme, institutions communes, systèmes d’enseignement) dont les formes sont fixées par les couches et les institutions dominantes de la société23 ».
25Sur cette base, Gerardo Morales montre comment la culture nationale dominante dérive de la culture commune de la « Nation24 ». Celle-ci n’est pas neutre puisque sa forme finale en a été dessinée par les secteurs dominants de la société, c’est-à-dire par ceux qui ont possédé ou possèdent le pouvoir politique et culturel. Toutefois, elle n’est pas non plus une création ex-nihilo qui aurait été imposée sans fondements quelconques. C’est ce qui permet d’expliquer qu’elle ait été acceptée, et par la suite revendiquée, par les populations.
26Dans cette optique d’assimilation, les différents moyens de contrôle mis en place pour surveiller et diriger cette population n’ont pas été indexés sur le mode de la répression mais sur celui de l’éducation et de la prévention. José Daniel Gil le montre dans un article écrit en 1999 et dont le titre, « Controlaron el espacio, hombres, mujeres y almas. Costa Rica (1880-1920)25 », est significatif de cette double notion de surveillance et de répression. L’auteur analyse le dernier tiers du xixe siècle comme une période de rupture au sein de l’histoire du Costa Rica, préparant le remodelage de la société. Dans les années qui vont de 1869 à 1935, la bourgeoisie transmet et impose sa vision au reste de la société, la transformant profondément, surtout sur le plan moral. Ainsi des mécanismes et des agents de contrôle vont quadriller le territoire et, dès 1920, la majeure partie du pays est contrôlée à la fois sur les plans économique et social26.
27À travers l’analyse du rôle d’une certaine catégorie de ces agents de contrôle, les médecins, Juan José Marín Hernandez27 va mettre en évidence les mécanismes formels de cette domination. Ainsi, son analyse de la persécution des coutumes populaires, notamment celle de la médecine traditionnelle, et de la stigmatisation des secteurs dits dangereux comme celui des femmes seules, des vagabonds, des étrangers, etc., va donner un fondement concret à la théorie du contrôle social. De plus, à travers cette étude qui, de par son étroitesse quantitative a permis un véritable approfondissement qualitatif, Juan José Marín a pu se rendre compte des difficultés rencontrées dans la propagation des nouvelles valeurs. En effet, la vigueur des traditions populaires et leur diversité, furent des obstacles importants à l’imposition de ces mécanismes formels que l’oligarchie essaya de développer. Ils n’acquirent d’ailleurs une certaine légitimité dans les communautés qu’en faisant la preuve de leur capacité à résoudre ou à canaliser les antagonismes quotidiens et, donc, en démontrant qu’ils répondaient au besoin de ces groupes. Ainsi, les codes pénaux et de police, qu’émit la classe dominante, créèrent les chemins à suivre pour toute la société mais les secteurs populaires, à travers leurs traditions, habitudes et coutumes tendirent à les réinterpréter selon leurs propres nécessités. Juan José Marín apporte donc ici la preuve qu’une étude à partir de groupes réduits permet de mettre en évidence des interactions beaucoup plus complexes que ne le laissaient entrevoir des analyses uniquement structurelles. Il sort ainsi du niveau descriptif pour entrer dans celui de la compréhension des processus à travers leurs dynamiques. Avec son analyse nous accédons à une autre dimension de la réflexion historique, moins dirigée à englober une vision d’ensemble, qu’à comprendre un phénomène singulier dans la complexité de ses interactions sociales.
28Dans cette logique, il s’agit ici d’essayer de saisir la réalité de la domination étatique à travers sa mise en relation avec la marginalité et, dans un ensemble plus vaste, avec le contexte social. L’objectif n’est pas de décrire la marginalité comme un état de fait mais d’essayer de l’intégrer aux divers réseaux formant la société pour comprendre les mécanismes de domination. La connaissance des réactions de la population marginale permet alors une approche moins globale, mais plus approfondie de la notion de contrôle social, en ce sens qu’elle donne la mesure du degré de pénétration des valeurs homogénéisatrices. Partant de ce principe, il fallait définir et étudier la mise en place concrète des politiques hygiénistes dans le Costa Rica de la fin du xixe siècle afin de mesurer leur rôle dans la construction des processus de marginalisation. Dans cette perspective, la notion de travail est apparue comme un élément essentiel pour appréhender la construction des identités marginales.
Le travail comme élément régulateur des individus
Développement économique et croissance démographique
29À partir des années 1830, l’agriculture costaricienne connaît un boum économique sans précédent relatif à l’explosion du commerce du café. Comme le signale Hector Pérez Brignoli28, l’enrichissement engendré par ce commerce permit notamment d’importer de nombreux biens manufacturés et ainsi, de faire profiter le pays des bénéfices de la révolution industrielle. Parallèlement de grands travaux furent entrepris afin d’adapter les infrastructures du pays aux nouvelles nécessités de déplacement. En 1871, le président Rafael Guardia et Henry Meiggs, riche entrepreneur étasunien, signent un contrat pour la construction d’une ligne de chemin de fer reliant San José au port de Limón, sur la côte caraïbe. Même s’il faut attendre l’année 1890 pour voir le premier train relier effectivement les deux villes, il n’en reste pas moins que la construction même de cette ligne, mobilisa une importante main-d’œuvre et ouvrit de nouvelles perspectives agricoles. Ainsi, à partir des années 1880, Minor Keith neveu d’Henry Meiggs, en charge de la construction du chemin de fer depuis 1879, développe la culture bananière.
30Cet essor économique est soutenu par une continuelle croissance démographique du pays tout au long du xixe siècle. Le tableau ci-dessous a été réalisé à partir de divers recensements jalonnant la période 1864-1900 et de la monographie de la population costaricienne rédigée en octobre 1900 par Bernardo Augusto Thiel29, évêque du Costa Rica de 1880 à 1901.
Tableau 2. – Croissance démographique de la population costaricienne au xixe siècle.
Année |
1801 |
1864 |
1883 |
1892 |
1900 |
Nombre d’habitants en chiffre absolu |
52 591 |
120 499 |
182 073 |
243 205 |
303 762 |
31Il témoigne de la formidable croissance de population (environ 577 %) du pays au xixe siècle. Dans ce même ouvrage, Thiel analyse cette explosion démographique et met en évidence l’importance de trois facteurs explicatifs :
« Cette notable augmentation proportionnelle est due à un plus grand développement de l’agriculture, qui se manifeste en particulier dans le domaine de la culture du café, ce qui a libéré, au xixe siècle, les énergies latentes de la population…
Les éléments destructifs de la guerre et de la peste n’ont guère arrêté la marche progressive de la population, à l’exception de l’invasion des flibustiers et du choléra en 185630… »
32Pour l’évêque démographe, la nécessité de main-d’œuvre engendrée par le développement agricole et industriel, apparaît donc comme l’un des éléments ayant permis cette exceptionnelle croissance de la population costaricienne pendant cette période. En retour, cet essor économique, dépendait entièrement de la capacité du pays à fournir une importante main-d’œuvre. L’existence de ce rapport dialectique entre économie et démographie, l’une nourrissant l’autre et réciproquement, explique en partie l’attitude de l’État libéral qui dès son accès au pouvoir dans les années 1870, cherche à favoriser la croissance de la population par la mise en place de normes sanitaires et morales. Comme l’a très justement analysé Jean Bernard Wojciechowski dans un contexte différent :
« Le dispositif de prévention morale, médicale et sociale qui se constitue à la fin du xixe siècle reste très imprégné de la question sociale, de la crainte de la dénatalité, et d’un certain patriotisme. La volonté de préserver la race témoigne de ce souci biologique qui n’implique pas forcément une attitude raciste, mais plutôt, l’apparition de ce que Michel Foucault a appelé, la bio-politique31. »
33Cette volonté de protéger la santé publique passe alors, par la diffusion de valeurs homogènes à l’ensemble social à travers un discours « hygiéniste, thérapeutique, libéral et juridique32 », visant à fonder la domination sur la base d’un consensus systématique. C’est pourquoi, dès la fin du xixe siècle, les divers règlements répressifs mis en place sont relayés au sein de la population par la propagation de valeurs nouvelles.
Fondements d’une politique d’hygiénisme moral et physique
34Il ne s’agit pas ici d’inventorier tous les éléments qui participent à la mise en place d’une politique hygiéniste globale dans le cadre de cette homogénéisation culturelle, mais plutôt de chercher à comprendre leurs influences sur la construction de valeurs hygiénistes communes. Les normes institutionnelles – essentiellement visibles à travers la législation – appartiennent à ce que Michel Foucault appelle les « techniques positives d’intervention et de transformation33 » de la société. Elles fixent les limites entre le positif et le négatif, entre les comportements socialement acceptables et les autres, afin de fonder la société sur des bases cohérentes. Elles n’ont donc pas pour fonction de rejeter mais, au contraire, d’homogénéiser la société autour de valeurs communes, en intégrant34 les valeurs dominantes aux coutumes populaires dans ce qu’on pourrait appeler des normes sociales collectives. En ce sens :
« l’institution et les normes qu’elle produit n’apparaissent plus comme extérieures au champ social ni comme imposées à lui. Elles sont inséparables de la configuration du jeu social et des actions qui y sont possibles35 ».
35En tant que produit d’une volonté étatique, les normes sociales collectives fondent donc leur légitimité dans la légalité institutionnelle ; mais le processus qui les convertit en valeurs communes à l’ensemble de la société et assure ainsi leur perpétuation temporelle, doit s’ancrer, pour être effectif, dans les représentations sociales issues des coutumes populaires. Dès 1883, les mémoires du ministère de la Guerre, de la marine et de la police font référence à cette nécessité de diffuser ces nouvelles normes dans la population afin d’en assurer la pérennité :
« L’action de l’autorité locale ne pourra jamais, à elle seule, améliorer l’hygiène publique si les notions élémentaires de cette science que tout individu doit connaître pour sa propre conservation, ne sont pas diffusées préalablement au sein du peuple36. »
36Cette logique implique de ne pas stigmatiser un des deux facteurs de l’équation dans une perspective univoque. Au contraire, il faut comprendre le processus à la base de cette intégration comme une interpénétration, une « négociation37 », pour reprendre le terme de Jacques Revel, entre le contenu législatif et les représentations communes. De sorte que l’appréhension de la construction du modèle normatif se fonde sur l’observation des interactions entre les structures institutionnelles et les représentations collectives. Bien que la fonction première de la norme soit de permettre une certaine homogénéisation de la population autour de valeurs communes au plus grand nombre, il est intéressant de remarquer qu’en établissant certaines règles de conduite, la mise en place de ce système normatif engendre l’exclusion des individus qui n’ont pas réussi, volontairement ou non, à intérioriser les règles. Cette « non-observance » des codes selon le terme employé par Frédéric Teulon38 est alors sanctionnée socialement voir pénalement de façon plus ou moins dure. La norme apparaît alors à la fois comme un élément essentiel à la construction d’une culture commune mais aussi en tant que responsable du rejet d’une partie de la population par la communauté. Dans le contexte particulier de modernisation et de développement économique du Costa Rica de la fin du xixe siècle, la valorisation du travail, qui corrélativement, engendre la répression du vagabondage, est particulièrement significative des liens qui unissent la mise en place de normes rigides à la construction des processus de marginalisation.
Le cas de la répression du vagabondage : un exemple de politique hygiéniste
37Il ne faut pas penser que le rejet du vagabondage surgit à ce moment-là du néant. Bien au contraire, il s’appuie sur des cadres hérités du passé et déjà largement diffusés dans la population. Comme l’a très justement démontré Miguel Izard, le terme sert toujours, quelle que soit l’époque, à désigner « les récalcitrants39 » ceux qui ne veulent pas travailler selon les normes établies par le pouvoir en place. Servant essentiellement à désigner les Indiens et les cimarrones pendant la période coloniale, dans ce contexte d’essor économique, la notion de vagabondage, s’enrichit de nouvelles caractéristiques. En atteste l’article 1 de la loi sur les vagabonds de 1864 :
« Sont désignés comme vagabonds :
1º Ceux qui, n’ayant ni métier, ni biens, ni revenu quelconque, ne peuvent justifier des moyens licites et honnêtes dont ils subsistent40. »
38La « race » n’apparaît alors plus comme un critère déterminant, remplacée par la position économique de l’individu. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que ce n’est pas l’oisiveté en soi qui est condamnée mais l’inactivité des pauvres, les rentiers n’étant pas concernés par la dénomination de vagabond. Après avoir désigné les individus reconnus comme tels, la législation prévoit les diverses mesures auxquels ils devront être soumis et notamment la possibilité de réquisitionner les hommes valides, sans emploi, pour les mettre au service des entrepreneurs dont la main-d’œuvre est insuffisante :
« Les vagabonds, majeurs, seront conduits, pour une période de 6 à 12 mois, devant une autorité quelconque qui puisse, en les rétribuant correctement, les occuper à un métier ou à un travail tenant lieu de service public ; ils peuvent également être amenés chez des entrepreneurs souhaitant les recruter pour effectuer des services soit dans leur maison, soit dans leur propriété ou leur établissement41… »
39Ne pas travailler, sans pour autant posséder des rentes suffisantes pour pouvoir vivre décemment, a toujours suscité une certaine condamnation populaire. Toutefois, dès l’inscription de l’obligation au travail dans la législation, cette simple désapprobation se transforme en infraction légalement réprimandable. Plus clairement encore, la nouvelle loi sur le vagabondage promulguée en 1878, destine les hommes considérés comme des vagabonds à travailler à la construction du chemin de fer, mettant ainsi en évidence les nécessités économiques les plus pressantes :
« Les vagabonds, majeurs, ne dépassant pas l’âge de cinquante ans, déclarés comme tels par la loi, seront remis par l’autorité compétente aux commandants des provinces respectives, lesquels les mettront à disposition du superintendant des chemins de fer, section centre, afin qu’ils puissent être destinés aux travaux se rattachant à la voie ferrée sur la division atlantique42. »
40Ainsi les libéraux superposent une condamnation législative à la traditionnelle réprobation du vagabondage qui acquiert alors un statut plus légitime. Toutefois, malgré l’existence de ces textes législatifs, certains documents permettent de douter de leur efficacité. En juillet 1886, à travers la circulaire n° XIII, le gouvernement ordonne aux gouverneurs de province de « pourchasser les vagabonds » :
« Dans les plus brefs délais, veuillez envoyer à ce Ministère une liste détaillée de tous les vagabonds et les pauvres, tant nationaux qu’étrangers, qui existent dans votre juridiction […] Nous excitons votre zèle et celui de vos subalternes afin de poursuivre, par tous les moyens légaux, tout vagabond et pauvre, de quelque condition et type que ce soit43. »
41L’existence même de cette circulaire révèle la non-application effective de la loi de 1878. La réponse du directeur de l’agence de police de San José, adressée au gouverneur de la Province de San José, rappelle à la fois l’importance de ce contrôle et les faibles recours légaux dont ils disposent à cet effet :
« Le nombre de vagabonds a augmenté considérablement et en conséquence le nombre de vols…
La cause du vagabondage ne peut pas être vraiment attribuée à une pénurie d’emploi pour tous ceux qui souhaitent travailler car ce qui saute aux yeux au Costa Rica, c’est le manque de main-d’œuvre dont se plaignent les agriculteurs et les entrepreneurs dans toutes les sphères de notre industrie.
L’action de l’autorité, même si elle est très énergique, ne peut pas donner des résultats favorables tant que la loi prévoit uniquement l’arrestation des vagabonds. Cette peine, examinée de plus près, loin de corriger le vice, ne fait que l’encourager ; elle a, en outre, l’inconvénient d’être nuisible pour les fonds municipaux car il faut nourrir les personnes arrêtées sans disposer de la faculté de les faire travailler44. »
42En rappelant les conséquences sociales et économiques déplorables du vagabondage, le directeur de l’agence de police insiste sur la nécessité d’une répression systématique du vagabondage. Toutefois, il dénonce les carences législatives qui empêchent la bonne application de la loi et favorisent le développement du nombre de vagabonds. Conscient de la nécessité de remédier à ces lacunes, dès 1887, le gouvernement promulgue la « loi sur les vagabonds » qui pose un cadre juridique plus répressif au contrôle du vagabondage, favorisant ainsi sa répression :
« Les vagabonds, majeurs, seront affectés à des travaux publics, à caractère national ou municipal, pour une période n’étant pas inférieure aux trois mois et ne dépassant pas un an. Durant la condamnation et pendant les heures qui ne seront pas travaillées, les vagabonds resteront dans la prison publique de la ville, village ou petit village.
S’il n’y avait pas de travaux publics à effectuer dans ces lieux, les vagabonds pourront être conduits à un lieu où il y en aurait45. »
43Cette nouvelle législation reprend ainsi la forme de l’ancienne – il s’agit toujours de mettre au travail les individus ne participant pas à l’effort économique national – mais en élargissant les lieux de travail envisageables à d’autres espaces que le seul chantier de construction de la ligne de chemin de fer. Cette ouverture permet aux autorités de déplacer les vagabonds dans tout le pays en fonction des besoins des entreprises.
44De nombreux articles de journaux font état d’une application effective de la loi et soulèvent l’importance d’une telle répression. En 1890, El Demócrata publie une brève dans laquelle il manifeste son soutien aux policiers chargés de retrouver les vagabonds :
« Nous trouvons que les visites que la police fait aux établissements, à la recherche des vagabonds, sont très utiles et nous espérons que leur zèle soit attisé en ce sens, en particulier, dans divers établissements du marché où tous les gens sans travail se donnent rendez-vous au vu et au su de tous. Le vagabondage est la cause d’un manque de bras dans les ateliers ou d’une utilisation de ces bras pour le vol lorsque les nécessités obligent à chercher de quoi se nourrir46. »
45Ainsi, en contraignant les hommes à travailler, la répression contre le vagabondage participe à la poursuite du développement économique du pays. Parallèlement, la valorisation du travail qui en découle, apparaît aussi comme un élément visant à discipliner les mœurs autour de valeurs morales communes et ainsi à protéger la santé publique. De nombreux documents désignent d’ailleurs le vagabondage comme la source de certaines plaies sociales telles que le jeu, l’alcoolisme et la prostitution. Ainsi, en 1880, le ministère de la police écrit au gouverneur de la province de San José en l’exhortant de poursuivre « la répression du vagabondage et des vices qui sont presque toujours engendrés par lui47 ». Il s’agit alors de contrôler l’hygiène physique et morale de la population. Encore en 1915, les mémoires du ministère de la police établissent un lien très clair entre les vices comportementaux, parmi lesquels figurent le vagabondage, et la dégénérescence de l’individu :
« En plus du grave danger que ce phénomène [le développement du vagabondage, la prostitution, l’alcoolisme et le jeu] entraîne pour les bonnes mœurs et la proverbiale honnêteté de notre peuple, il est bien connu que la propagation du vice a pour conséquence immédiate la dégénérescence de l’individu et de l’espèce et porte atteinte aux bases sur lesquelles repose l’ordre social48. »
46Ainsi, à travers le règlement de 1887 concernant la répression du vagabondage, apparaît nettement la volonté de l’État d’obliger la population saine à travailler afin notamment, de protéger sa santé morale. Le travail est alors perçu comme un dérivateur aux vices engendrés par l’oisiveté. Les mémoires du ministère de la police attestent de ce rapport étroit entre la volonté de diffuser un message hygiénique et celle de favoriser le travail de la population :
« L’intérêt toujours croissant, même dans nos villages les plus petits, pour tout ce qui se rattache à l’hygiène est une preuve évidente de civilisation bien comprise. Cela montre que partout surgit l’idée selon laquelle l’obéissance à ses préceptes signifie bonne santé et en conséquence, disposition au travail duquel découle le bien-être des peuples49. »
47Ce lien entre travail et moralité est rapidement repris par les journaux, confirmant ainsi la préexistence d’une vision négative du vagabondage dans la population. C’est d’ailleurs ce qui explique la facilité avec laquelle ces valeurs hygiéniques se diffusent dans la société. En 1894, La República appelle à la répression des vices avec l’objectif clairement affiché de faire progresser la morale par le travail :
« C’est en en finissant à tout prix, avec le vagabondage, l’ivresse et le jeu interdit que ce peuple, manifestement laborieux, avancera sur le plan moral, autant que l’on peut le désirer50. »
48Le journal confirme la place essentielle de la notion de travail dans l’éradication des vices et la protection morale de la population. De sorte qu’il ne faut pas analyser les politiques hygiénistes de cette période comme une volonté de protection de l’individu dans le cadre d’un idéal démocratique mais au contraire en tant qu’expression du contrôle exercé par l’État sur la moralité publique. La protection de la santé publique passe alors devant toutes autres considérations, comme en atteste le ministère de la police dans son rapport annuel de 1894 : « La santé publique est la loi suprême et tous les éléments qui y portent atteinte doivent être écartés51. »
49En s’attribuant un devoir de protection sur l’ensemble de la société, l’État hygiéniste légitime un droit à s’immiscer dans la vie privée des individus au nom du bien-être collectif. Dès 1889, les mémoires de police revendiquent d’ailleurs ce droit à légiférer « la vie civile » dans une perspective de protection de la société :
« L’exécutif est pénétré de la conviction que les délicates fonctions de la police sont si étroitement liées à la vie civile qu’il ne faut pas omettre des sacrifices qui aillent dans le sens d’une recherche de l’organisation et du maintien de celle-ci et qui correspondent aux hautes fins contenues dans leur nature, à savoir, la protection des vies et des propriétés, toujours exposées malheureusement à des inconvenances même dans le milieu social dans lequel le plus gros effort a été fait pour diffuser les maximes de la morale et de l’obéissance à la loi52. »
50Ce texte illustre parfaitement la réflexion proposée par Pierre Rosanvallon au sujet des interférences public-privé dans le domaine de l’hygiène publique :
« La question de l’hygiène publique transforme les notions même de privé et de public. Elle amène la constitution d’un point de vue, celui du médecin hygiéniste, pour lequel tous les éléments de la vie humaine et de son environnement ont potentiellement une dimension publique53. »
51Dans cette logique, les politiques hygiénistes ne s’intéressent plus seulement aux éléments publics de la vie de l’individu mais aussi à sa vie privée. La normalisation de la conception de la famille devient alors un élément à part entière de la politique hygiéniste globale.
La normalisation de la famille
La famille noyau élémentaire de diffusion des politiques hygiénistes
52La mise en place et la pérennisation de certaines valeurs hygiéniques sont certes le résultat d’une action législative visant à les imposer, mais elles dépendent surtout de la capacité des élites libérales à les diffuser au sein de la population. De nombreuses institutions contribuent par leurs actions à cette entreprise de moralisation : l’école, les « Médicos del pueblo54 » mais aussi certaines institutions caritatives visant à aider les défavorisés telle que la célèbre « Société des Dames de la Charité Saint-Vincent-de-Paul55 ». Comme le rappelle Luis Osvaldo Barrantes dans son article56 sur l’abandon d’enfant, cette organisation privée cherche à maintenir l’hégémonie de l’élite sociale et de l’Église à travers la diffusion d’une certaine vision du monde. Il s’agit de faciliter la pénétration des notions d’hygiène morale et physique auprès de la population, en utilisant un discours plus accessible, fondé sur la religion et non plus sur des modèles scientifiques.
53Toutefois, malgré la mise en place de ces nombreux moyens de diffusion, la famille, en tant que noyau principal de développement et de formation de l’individu, reste le cadre élémentaire de la transmission des valeurs hygiéniques. Tout au long de la période étudiée, les journaux sont d’ailleurs nombreux à rappeler son rôle, essentiel dans l’éducation des nouveaux citoyens : « L’amour de la patrie commence avec l’amour et la vénération des enfants envers leurs parents57. »
54Dans ce contexte d’explosion démographique et de bouleversement économique, le renforcement du cadre familial cherche à stabiliser moralement et géographiquement les individus. Il s’agit tout autant de renforcer les possibilités de contrôle de la population que d’assurer la pérennité et la qualité de la main-d’œuvre nécessaire au développement de l’appareil de production. Dès lors, le mariage qui fixe un cadre rigide et soumis au regard public, à l’union privée de deux individus, apparaît comme un instrument disciplinaire de premier plan. De nombreux documents, émanant du ministère de la police notamment, attestent du rôle fondamental qui lui est attribué dans le cadre du contrôle de la moralité publique :
« La tendance au mariage est bénéfique pour la morale publique car la naissance d’un foyer et la création de liens de famille bien organisée, constituent un des éléments les plus puissants contre le vice58. »
55Ce texte illustre parfaitement le rapport valorisé par les autorités entre l’institution du mariage et l’ordre social. L’existence de la famille légitime est alors inexorablement liée au mariage qui apparaît comme le seul capable de protéger l’individu contre les divers vices qui corrompent la société.
Le mariage comme instrument disciplinaire
56Si le mariage en tant que consécration religieuse de l’union entre deux individus de sexes différents apparaît bien avant la fin du xixe siècle, c’est toutefois pendant cette période qu’il se consolide et prend toute sa valeur. Le graphique ci-dessous, réalisé à partir des recensements effectués entre 1864 et 1927, atteste d’ailleurs de la croissante quantité d’individus choisissant de légaliser leur union en se mariant. Le taux de célibataires inclut les personnes vivant seules – célibataires au sens propre, veufs et divorcés – mais aussi les individus vivant en concubinage.
Graphique 1. – État civil de la population de la province de San José entre 1864 et 1927.
57Il apparaît clairement que les couples mariés, encore minoritaires au xixe siècle, tendent à augmenter de façon constante jusqu’à arriver à une quasi-égalité avec les célibataires/concubins en 1927. Eugenia Rodríguez Saenz59 donne plusieurs raisons à cette croissance quantitative du taux de mariage. Tout d’abord, le développement économique et notamment l’explosion de l’agriculture caféière qui permet une certaine mobilité sociale, pousse les individus à légitimer leur descendance et donc leur couple, afin de favoriser la transmission de leur patrimoine. Ensuite, la croissante emprise de l’Église qui diffuse au sein de la population la doctrine chrétienne relative à la sexualité.
58Cette généralisation progressive du mariage, qui acquiert alors une place prépondérante dans la constitution des familles, lui confère une certaine légitimité. Ce phénomène ne manque pas d’être soulevé par les journaux :
« Nul n’ignore les avantages du mariage, cet acte légal qui est encouragé partout et qui reproduit fidèlement la moralité avec ses lignes parfaites et ses lumières resplendissantes60. »
59Remarquons que l’instauration du mariage civil en 188861, s’inscrit certes dans la logique libérale de récupération du contrôle de la société jusqu’alors à la charge de l’Église, mais surtout il atteste de l’intérêt croissant que les libéraux accordent à cette institution dans le contrôle de la vie des individus. Le mariage apparaît alors comme le cadre permettant la mise en place d’une certaine conception de la famille dont l’objectif, selon l’article 50 du code civil de 1888, est « la procréation et l’aide mutuelle62 ».
60Dans cette logique de codification, les rôles des différents éléments composant la famille se mettent en place. Là encore, il ne s’agit pas de penser que la répartition des rôles sexués des individus participant à la vie familiale est issue du néant, mais de comprendre comment sa cristallisation a favorisé sa diffusion à grande échelle.
Définition des rôles sexués au sein de la famille
61Comme le remarque Eugenia Rodríguez Saenz, à la fin du xixe siècle :
« Nous assistons à la construction et à la redéfinition idéologique du modèle de la famille et des rôles sexués. Ce processus doit être replacé dans le contexte de construction d’un discours hégémonique libéral-séculier dans lequel le développement d’une réforme sociopolitique et la redéfinition du système de genre, qui tend à rationnaliser et à harmoniser la vie sociale et politique et à civiliser et à moraliser les secteurs populaires, ont joué un rôle clé63. »
62Ainsi cette redéfinition des rôles sexués au sein de la famille participe pleinement à la mise en place des politiques hygiéniques visant à établir certaines normes morales et physiques. Selon l’article 74 du code civil de 1888, l’homme se doit de pourvoir aux nécessités financières et, plus généralement, au bien-être matériel de sa famille :
« Art. 74. – Le mari est tenu de prendre en charge les frais d’alimentation et tout autre frais de la famille. Si le mari ne peut les assumer, en tout ou en partie, la femme est obligée de le faire subsidiairement64. »
63En inscrivant cette responsabilité déjà bien présente dans le droit coutumier, dans le texte de la loi, les autorités cherchent à encourager l’homme à travailler, tout en l’éloignant des vices jugés moralement et physiquement dangereux (alcool, jeux, etc.). Dans les deux cas, l’objectif est de diffuser un profil type de l’homme idéal, tout en favorisant sa participation au développement économique du pays. On retrouve cette idée dans certains articles de journaux et notamment dans la série intitulée « Petit livret des devoirs » paru en novembre 1889 dans le journal La Prensa Libre. Cette rubrique énumère les diverses obligations des citoyens envers la patrie et la société :
« Se comporter en bon père de famille, en mari prudent et en défenseur assidu de l’honneur, en frère ou en fils sans tâche : voilà le grand desideratum humain à partir duquel sont résolues toutes les afflictions et les ambitions relatives à la vie en société.
Si vous vous laissez emporter par le courant bourbeux des vices et que vous abandonnez votre foyer, son feu sacré s’éteindra et les affections, construites autour de sa flamme, se refroidiront.
Malheureux le citoyen, membre de famille, qui néglige ses devoirs et s’abandonne au gaspillage, à l’orgie et au scandale. Lui-même en est la première victime ; ensuite, viennent tous ceux qui forment le foyer domestique et de là, la société en général65. »
64Ce texte est intéressant à plusieurs niveaux. D’une part il met clairement en évidence la corrélation entre la normalisation du foyer autour de certaines règles de conduite et le bon fonctionnement de la société en général. La famille apparaît alors comme le plus petit maillon de la grande chaîne sociale, ouvrant ainsi la voie à un droit de regard des autorités sur cet espace privé. D’autre part, en conférant à l’individu masculin un rôle de ciment familial, il lui attribue une place prépondérante qui tend à responsabiliser l’homme dans sa fonction de fils, de mari et de père au sein de sa famille. Corrélativement, cette détermination des rôles se traduit, pour les femmes, par la cristallisation des conceptions patriarcales héritées de la période coloniale. Eugenia Rodríguez dans son étude sur la famille analyse les relations genrées en ces termes :
« Les discours figurant dans les magazines – de même que dans la littérature de l’époque – tendaient plutôt à appuyer le modèle patriarcal de la femme de l’élite ; ce modèle encourageait la subordination de la femme dans la sphère domestique, mythifiait son rôle de mère-épouse, capable de faire de grands sacrifices pour maintenir l’institution de la famille et pour former les futurs citoyens de la patrie. Bref, les images évoquant la femme se centraient sur la mère-épouse, alternée d’images de la femme bien élevée, belle, décente et diminuait l’aspect de son engagement dans la lutte pour ses droits politiques et ceux relatifs au travail66. »
65La femme est ainsi cantonnée à son rôle de mère et d’épouse, nouvelle Marie, dénuée de vice, elle est chargée de maintenir la cohésion du foyer et d’inculquer les valeurs communes à ses enfants. Dès le début du xxe siècle, de nombreux journaux mettent en avant ce rôle moralisateur de la mère de famille, témoignant de la présence déjà bien établie dans la population de cette conception sexuée des rôles au sein du foyer ainsi que de la participation active des élites intellectuelles à sa diffusion :
« Des mères dépendent que le peuple soit digne et vertueux, parce que ce qui détermine sa valeur ce sont les coutumes, qui constituent la pratique de la vie ; et les coutumes, ce sont les femmes qui les forment. Que sont les lois ? Sinon des “formules écrites sur le papier qui demeurent très fréquemment enfermées dans des codes et n’atteignent pas le cœur”. Par contre, comme les coutumes subjuguent, l’action des femmes est nécessaire au législateur67. »
66Cet article met en avant la corrélation entre l’importance accordée au rôle de diffusion des coutumes qui incombe à la femme au sein de la famille et la volonté de protéger la moralité publique. La fonction de mère de la femme dépasse alors le simple cadre familial et devient un élément constitutif de la politique hygiéniste globale :
« La mère de famille, qui n’est pas uniquement la génitrice de ses enfants mais surtout la formatrice d’hommes, constitue en effet l’élément le plus important de la société et de la civilisation68. »
67Dans cette perspective, la moralité de la femme doit être irréprochable afin de conserver sa capacité à transmettre les valeurs morales dominantes.
⁂
68Comme l’ont montré de nombreux travaux, du plus récent aux plus anciens, au niveau international, le xixe siècle est marqué par le développement du concept d’hygiénisme. S’inscrivant dans cette transformation des relations état – société, les élites costariciennes s’attachent à diffuser, au sein de la communauté, un ensemble de codes visant à « protéger » moralement et physiquement les individus. La mise en place d’une politique hygiéniste touchant essentiellement à la répartition des rôles au sein de la famille, vise à prévenir la dégénérescence de la « race nationale » par la transmission de certaines valeurs à la communauté. Il s’agit pour les autorités de valoriser le travail et la famille en tant qu’éléments stabilisateurs favorisant à la fois la construction d’une nation culturellement homogène, le maintien d’un certain ordre social et le développement économique. Corrélativement, selon la théorie développée par Howard Becker69, la cristallisation de ces codes hérités du passé s’accompagne d’une modification significative de la conception de la marginalité et des marginaux en général. Dans cette logique, il s’agit alors de comprendre la nature des processus de marginalisation qui touche les femmes ne répondant pas aux normes socialement acceptées.
Notes de bas de page
1 Max Stirner cité dans Terestchenko M., Les grands courants de la philosophie politique, Paris, Le Seuil, coll. « Mémo », 1996, 96 p.
2 Foucault M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1975, 360 p.
3 Ibid., p. 110.
4 Bentham J., Panoptique. Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection, et nommément des maisons de force, Paris, Mille et une nuits, n° 38, 2002 (1791), 70 p.
5 Parent-Duchatelet A., La prostitution à Paris au xixe siècle (édition abrégée de « De la prostitution à Paris, considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration »), Paris, Le Seuil, 1981 (1836), 216 p.
6 Foucault M., Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2001 (1976), p. 116-117.
7 Foucault M., Histoire de la sexualité, op. cit., p. 123.
8 Geremek B, La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris, Gallimard, 1987 (1978), 330 p.
9 Parent-Duchatelet A., La prostitution à Paris au xixe siècle, Paris, Le Seuil, coll. « L’Univers Historique », 1981 (1836), 216 p.
10 Corbin A., « Présentation », dans A. Parent-Duchatelet, La prostitution à Paris au xixe siècle, op. cit., p. 13.
11 Ibid., p. 26.
12 Ibid., p. 25.
13 Leonard J., Médecins, malades et société dans la France du xixe siècle, Paris, coll. « Sciences en situation », 288 p.
14 Marin Hernandez J. J., « De curanderos a médicos. Una aproximación a la historia social de la medicina en Costa Rica, 1800-1949 », Revista de historia, Costa Rica, n° 32, 1995, p. 65-108.
15 Corbin A., Les filles de noces. Misère sexuelle et prostitution aux 19e et 20e siècles, Paris, Aubier, coll. « Historique », 1978, 571 p.
16 Suarez M., « De amores y castigos. Algunas consideraciones sociológicas sobre el poder y la sexualidad en los albores del siglo XIX en México », Revista Sociológica, México, División de Ciencias Sociales y Humanidades, n° 26, numéro spécial (el siglo XIX mexicano), 1994, p. 223-234.
17 Ibid., p. 229.
18 Frondizi A., Histoires des trottoirs : prostitution, espace public et identités populaires à la Goutte-d’Or, 1870-1914 (texte imprimé), master 2 sous la direction de M. Jean-François Sirinelli, 2007, 300 p.
19 Marin Hernandez J. J., « Prostitución y pecado en la bella y prospera ciudad de San José (1850-1930) », dans Ivan Molina et Steven Palmer (dir.), El paso del cometa, chap. ii, San José, Editorial Porvenir, Plumstock mesoamerican studies, col. « Ensayo », 1994, 232 p.
20 Palmer S., « Confinamiento, mantenimiento del orden y surgimiento de la política social en Costa Rica, 1880-1935 », Revista mesoamérica, Woodstock, n° 43, juin 2002, p. 17-52.
21 Acuña Ortega V. H., « Nación y clase obrera en Centroamérica durante la época liberal (1870-1930) », dans I. Molina Jiménez et S. Palmer, El paso del cometa : estado, política social y culturas populares en Costa Rica, 1800-1950, San José, Editorial Porvenir, Plumstock Mesoamerican Studies, col. « Ensayos », 1994, 232 p.
22 « Hijos del trabajo ».
23 Morales G., Cultura oligárquica y nueva intelectualidad en Costa Rica, 1880-1914, Heredia, UNA, 1994, 244 p.
24 Terme impropre puisque celle-ci n’existe pas encore dans la réalité lorsque ces divisions culturelles concernent encore chaque classe sociale.
25 Gil J. D., « Controlaron el espacio, hombres, mujeres y almas. Costa Rica (1880-1920) », Repertorio Americano, Nueva época, n° 7, janvier-juin 1999, p. 1-11.
26 Nombre d’agences de police sur le territoire costaricien et en particulier à San José :
1890 : San José 18 ; nationalement 61
1900 : San José 24 ; nationalement 102
1920 : San José 60 ; nationalement 257.
27 Il s’agit moins ici d’analyser le contenu d’une œuvre que de montrer le tournant que marquent les travaux de Juan José Marin. C’est pourquoi je me contente de mettre en évidence les apports de sa réflexion, les ouvrages dans leurs apports particuliers sont étudiés dans la partie suivante.
28 Perez Brignoli H., Breve historia contemporánea de Costa Rica, México, D. F., Fondo de cultura económica, col. « Popular », p. 61.
29 Thiel B. A., Monografía de la población de la República de Costa Rica en el siglo XIX, San José, Dirección general de estadística y censo, 1951 (1900), 43 p.
30 Thiel B. A., Monografía de la población de la República de Costa Rica en el siglo XIX, op. cit., p. 41.
31 Wojciechowski J. B., Hygiène mentale et hygiène sociale : contribution à l’histoire de l’hygiénisme, Tome 2 : La ligue d’hygiène et de prophylaxie mentales et l’action du docteur Édouard Toulouse (1865-1947) au cours de l’entre-deux-guerres, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 125.
32 Barrantes Barrantes L. O. et al., « Liberalismo, políticas sociales y abandono infantil en Costa Rica (1890-1930) », dans E. Rodríguez Sáenz, Entre silencio y voces, Genero e historia en América central (1750-1900), San José, UCR, Instituto de las mujeres, 2000, 254 p.
33 Foucault M., Les anormaux : cours au collège de France (1974-1975), Paris, Gallimard/Le Seuil, coll. « Hautes Études », 1999, p. 46.
34 Pris dans son acception mathématique qui consiste à appréhender le tout final. De sorte que le terme renvoie plus à la notion de « syncrétisme » qu’à l’idée d’une somme entre deux éléments.
35 Revel J., « L’institution et le social » dans B. Lepetit (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, op. cit., p. 83.
36 ANCR, Memoria de policía, n° 321, 1883, p. 10.
37 Revel J., « L’institution et le social », dans B. Lepetit (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, op. cit., p. 84.
38 Teulon F., Sociologie et histoire sociale, Paris, PUF, coll. « Major », 1996, p. 151.
39 « Los recalcitrantes », Izard M., « Vagos, profugos y cuatreros. Insurgencias antiexcedentarias en la Venezuela tardocolonial », Boletin Americanista, vol. 32, n° 41, 1991, p. 182.
40 Ley de vagos, BNCR, La Gaceta oficial, n° 286, 02-10-1864, p. 1.
41 Ley de vagos, BNCR, La Gaceta oficial, n° 286, 02-10-1864, p. 1.
42 BNCR, La Gaceta oficial, n° 115, 13-07-1878, p. 1.
43 ANCR, Leyes y decretos, 1886, p. 358.
44 ANCR, Serie Policía, n° 4813, 1886, note 558, f. 1-2v°.
45 ANCR, Leyes y decretos, 1887, p. 49.
46 BNCR, El Demócrata, n° 13, 01-02-1890, p. 2.
47 ANCR, Leyes y decretos, 1880, p. 2.
48 ANCR, Congreso, n° 12239, 1915, p. 172.
49 ANCR, Congreso, n° 3529, 1897, p. 8-9.
50 BNCR, « Moralidad pública », La República, n° 2316, 05-06-1894, p. 2.
51 ANCR, Congreso, n° 3330, 1894, p. 10.
52 ANCR, Congreso, 10485, 1889, p. 66-67.
53 Rosanvallon P., L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1990, p. 129.
54 Il s’agit d’un médecin « public » dont le traitement est à la charge de la municipalité, qui rend régulièrement visite aux habitants afin de vérifier l’état de santé général de la population.
55 « Sociedad de Señoras de la Caridad de San Vicente de Paúl. »
56 Barrantes Barrantes L., « Liberalismo, políticas sociales y abandono infantil en Costa Rica (1890-1930) », dans E. Rodríguez Sáenz, Entre silencio y voces, Genero e historia en América central (1750-1900), San José, UCR, Instituto de las mujeres, 2000, 254 p.
57 BNCR, « El problema feminista », La época, n° 1610, 14-06-1916, p. 1.
58 ANCR, Congreso, n° 10425, 1889, p. 13.
59 Rodríguez Sáenz E., Hijas, novias y esposas. Familia, matrimonio y violencia domestica en el Valle Central de Costa Rica (1750-1850), Heredia, EUNA, 2000, p. 21.
60 BNCR, El Diario de Costa Rica, n° 442, 11-07-1886, p. 1.
61 Guardia V. et Alvarado A. (comp.), Código civil de 1888, San José, Imprenta nacional, 1935, 345 p.
62 Ibid., p. 21.
63 Rodríguez Sáenz E., « Los discursos sobre la familia y las relaciones de genero en Costa Rica (1890-1930) », Serie Cuadernos de la historia de las instituciones de Costa Rica, EUCR, n° 2, 2003, p. 22.
64 Guardia V. et Alvarado A. (comp.), Código civil de 1888, San José, Imprenta nacional, 1935, p. 24.
65 BNCR, « Librito de los deberes – VI », La Prensa Libre, n° 136, 24-11-1889, p. 2.
66 Rodríguez Sáenz E., « Los discursos sobre la familia y las relaciones de genero en Costa Rica (1890-1930) », Serie Cuadernos de la historia de las instituciones de Costa Rica, EUCR, n° 2, 2003, p. 22.
67 BNCR, « La educación maternal », La época, n° 1610, 14-06-1916, p. 1.
68 BNCR, « El problema feminista », La época, n° 1610, 14-06-1916, p. 1.
69 Théorie selon laquelle la marginalité est déterminée directement par son contexte socioculturel. En ce sens elle ne saurait exister, et donc être appréhendée, en dehors de lui, « Le même comportement peut constituer une transgression des normes s’il est commis à un moment précis ou par une personne déterminée, mais non s’il est commis à un autre moment ou par une autre personne ; certaines normes – mais pas toutes – sont transgressées impunément. Bref le caractère déviant, ou non, d’un acte donné dépend en partie de la nature de l’acte (c’est-à-dire de ce qu’il transgresse ou pas une norme) et en partie de ce que les autres en font », Becker H., Outsiders : études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 (1963), p. 37.
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