L’impression végétale, de l’illustration scientifique ancienne à la création artistique contemporaine
p. 101-111
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Index géographique : France
Texte intégral
1L’impression végétale désigne un ensemble de procédés destinés à obtenir une image d’un végétal, image unique ou image en plusieurs exemplaires, par impression à partir du végétal lui-même, directement ou indirectement. L’image est appelée empreinte végétale. Utilisées principalement pour les végétaux, mais aussi pour les plumes, les ailes de papillons, ou les poissons, ces techniques sont aujourd’hui rassemblées sous le terme d’impression naturelle, en anglais nature printing, en allemand Naturselbstdruck, et en latin typographia naturalis.
2Dès 1931, Albert Tiberghien s’intéresse à « l’impression des plantes à l’aide des plantes elles-mêmes », procédé qu’il nomme « phytotypie », et dresse un premier inventaire des « phytotypes1 ». Peu après, en 1933, Ernst Fischer esquisse l’histoire de l’impression naturelle aux xviiie et xixe siècles et propose une liste détaillée des ouvrages imprimés illustrés à l’aide de ces techniques2. Une trentaine d’années plus tard, Roderick Cave et Geoffrey Wakeman publient une première synthèse détaillée du sujet3. Suite à l’acquisition de deux manuscrits illustrés en impression végétale, la Bibliothèque nationale de France a mis sur pied, en 1993, une exposition de livres de botanique réalisés en impression naturelle du xvie au xixe siècles. Un catalogue commenté des ouvrages exposés est présenté par Isabelle de Conihout4.
3Une nouvelle synthèse exhaustive, largement illustrée, a été publiée, tout récemment, par Roderick Cave5 ; nous nous attacherons dès lors plus particulièrement ici, dans un premier temps, au développement de la technique entre le xve et le xixe siècle, et aux motivations ayant conduit à conserver une telle trace du végétal, ainsi qu’aux relations entre la plante et le procédé et, dans un second temps, à la présentation d’une création artistique contemporaine, suscitée par la rencontre entre une plasticienne en résidence dans un jardin botanique et cette technique.
1. L’impression végétale, technique d’illustration scientifique
Origine et développement d’une technique artisanale
4La transmission du savoir, principalement à propos des vertus des plantes médicinales, nécessitant l’identification correcte des espèces, est venue l’idée d’illustrer les végétaux non pas en les utilisant comme modèles pour en faire un dessin, mais en les prenant comme matrice pour l’impression.
5Les traces les plus anciennes connues de l’impression végétale remontent au début du xiiie siècle dans un manuscrit arabe du De Materia Medica de Dioscoride, où l’on peut voir l’empreinte du persil et de la coriandre, plantes médicinales connues depuis l’Antiquité. Mais la technique n’est décrite pour la toute première fois que trois siècles plus tard, à la charnière des xve et xvie siècles, par Léonard de Vinci6. Celui-ci explique, dans un texte en écriture spéculaire, entourant l’impression d’une feuille de sauge, une autre plante médicinale traditionnelle, qu’il faut enduire un papier d’un mélange d’huile douce et de noir de fumée, puis en recouvrir la feuille, comme on encre les caractères d’imprimerie. Il suffit alors d’imprimer la feuille selon la méthode habituelle.
6L’impression végétale s’est développée, au xvie siècle, parallèlement à l’herbier sec (herbarius vivus ou hortus hyemale), recueil de plantes séchées destiné lui aussi à servir de référence pour une identification correcte des espèces, dont l’inventeur serait Luca Ghini, professeur de botanique à Bologne.
7Vers 1508, Luca Pacioli, ami et collaborateur de Léonard de Vinci, donne une description plus détaillée de la technique dans un manuscrit intitulé De Viribus Quantitatis7. Il précise qu’on peut utiliser du charbon, mais que le noir de fumée employé en imprimerie est nettement meilleur. Le mélange huileux doit être étalé en couche mince, à l’éponge ou à la brosse, sur une surface propre. La feuille est alors placée, les nervures vers le bas, sur la surface encrée et recouverte d’un papier, puis noircie par pression avec la main ou les doigts, délicatement, pour éviter de la casser. La feuille noircie est alors transférée sur un autre papier, à nouveau recouverte et pressée pour être imprimée. Seuls les contours et les nervures apparaîtront en noir ; pour lui donner un aspect plus naturel, elle peut être peinte au vert-de-gris ou à l’aide d’une autre couleur à l’eau.
8L’impression naturelle se propage dans le nord de l’Italie au cours de la première moitié du xvie siècle. On n’imprime plus seulement des feuilles, mais des plantes entières. Vers 1520, Zenobio Pacini8 place la plante, encrée sur les deux faces, dans une feuille de papier pliée en deux, puis la presse avec un cylindre pour obtenir l’impression des deux faces en vis-à-vis9. Certaines de ses planches sont coloriées et, si nécessaire, les détails qui n’ont pas été imprimés sont ajoutés à la main. Par ailleurs, les progrès de l’imprimerie permettent une plus grande diffusion des traités, journaux de voyage et livres des secrets, qui sont imprimés et non plus manuscrits. C’est ainsi que peu à peu le procédé s’améliore, tout en gardant un caractère artisanal.
9Jérôme Cardan, dans la première édition française de son célèbre traité De Subtilitate, publié en latin en 1550 et réédité à de multiples reprises durant plus d’un siècle, reprend les termes de Pacioli, mais mentionne, en outre, que : « (d) aucuns peignent l’herbe par le suc de l’herbe, les fleurs par le suc des fleurs, mais ils espreignent l’eau du suc, & adjoutent une gomme, qu’ils appellent dragacantum10 ».
10La gomme adragante est une gomme qui exsude des tiges et des rameaux de plusieurs arbrisseaux du genre Astragalus ; elle sert d’excipient en pharmacie, de solvant en aquarelle, et d’apprêt en teinture. La trace du végétal est donc obtenue directement par le végétal, et renforcée avec l’aide d’un autre végétal.
11Le livre des secrets d’Alexis de Piémont11 contient un secret intitulé « À contrefaire toute sorte de feuilles vertes, qui sembleront naturelles ». Piémont12 complète la recette de base, décrite par Léonard de Vinci. Il incorpore du vernis au mélange d’huile et de noir de fumée et en badigeonne la face inférieure de la feuille à l’aide d’un petit linge ou coton. Il propose ensuite, pour lui donner un aspect plus naturel, de colorer l’image au vert de vessie. Le vert de vessie est un pigment naturel, d’origine végétale, extrait des baies de nerprun. Son nom vient du procédé ancien de fabrication : les baies concassées sont mises à fermenter au soleil puis le jus est coulé dans des vessies de porc ou de bœuf, et placé à l’abri de la lumière, afin d’achever de se concentrer13. Ce pigment n’est malheureusement pas permanent, mais ici encore la trace du végétal est rehaussée par un autre végétal.
12Petit ouvrage destiné aux étudiants en médecine de l’Université de Padoue, Isagoge in rem botanicam14, publié à l’aube du xviie siècle par le Bruxellois Adrien de Spiegel, est le premier manuel pratique de poche pour la confection des herbiers. Il propose l’impression naturelle comme un substitut du dessin et suggère l’utilisation de la balle des typographes pour un meilleur encrage.
13Dans la seconde moitié du xviie siècle, l’impression végétale n’est encore utilisée que pour produire des images uniques, destinées à illustrer un herbier manuscrit, mais la technique, toujours artisanale, franchit les Alpes et commence à être connue en France, en Allemagne et en Angleterre, par l’intermédiaire, notamment, de Paolo Boccone, botaniste sicilien, qui visite Londres en 1670, et Paris l’année suivante.
14Boccone a l’habitude d’offrir à ses mécènes des herbiers, en guise de remerciements, certains en impression naturelle15. Ces derniers ne sont pour lui qu’un outil de travail dans l’étude des végétaux, un substitut de l’herbier ou un complément à l’illustration de l’herbier. Ces empreintes, qui ne sont pas destinées à être conservées, sont des ephemera, un brouillon personnel qu’il n’y a pas lieu de multiplier… nonobstant, Boccone conserve parfois la trace de son travail : les plantes encrées qui ont servi à l’impression sont alors intégrées dans sa collection de plantes séchées16.
Production de plusieurs copies
15L’idée de multiplier les copies commence à se profiler. En 1687, le botaniste allemand Johann Daniel Geyer17 décrit la technique consistant à encrer une plante avec une balle de typographe pour en réaliser une empreinte, manuellement ou à l’aide d’une presse.
16C’est ainsi qu’à la fin du xviie siècle, le mélange de noir de fumée est remplacé par de l’encre d’imprimerie ; l’encrage s’effectue avec une balle de typographe ; l’impression est obtenue à l’aide d’une presse et plusieurs copies peuvent être produites avec la même plante. La voie vers l’industrialisation s’ouvre.
17En 1728 à Erfurt, en Allemagne, est fondée la première imprimerie botanique, destinée à produire ce type d’impression, suite à la collaboration entre Johann Hieronymus Kniphof, qui a aussi appris la technique de Boccone, et l’imprimeur Johann Michael Funcke. Si les premières planches imprimées par Kniphof sont en noir18, les suivantes sont colorées19, la couleur en aplat masquant parfois les détails de la structure. La comparaison entre différents exemplaires montre que plusieurs spécimens d’une même plante ont été utilisés pour l’impression.
18De retour en Amérique après un séjour en Europe, Joseph Breitnall réalise, vers 1730, des impressions naturelles par contact de feuilles, dont les deux faces sont encrées, mais aucune information sur sa technique, qui permet d’imprimer de multiples exemplaires, n’a été conservée. Au même moment, à Philadelphie, son ami Benjamin Franklin met au point un procédé d’impression de moulages de feuilles sur des billets de banque, en utilisant une presse à plateaux en cuivre. Le procédé, qui lui permet de rassembler différentes images sur une seule planche, est resté secret. Il ne s’agit plus ici d’illustration botanique, mais d’empêcher la contrefaçon du papier-monnaie par l’impression d’une image dont les détails sont impossibles à reproduire.
19En 1748, Johann Michael Seligmann, éditeur et graveur à Nuremberg, entreprend la publication d’impressions naturelles de squelettes de feuilles20, mais ici encore le détail de la technique est resté inconnu. Un siècle plus tard, Frédéric Gérard, dans un ouvrage paru en 1853, décrit un procédé qui permet d’obtenir un squelette de feuille :
Pour obtenir le réseau vasculaire d’une feuille, on la fait macérer dans l’eau jusqu’à ce que la substance en soit assouplie ; on l’étend sur un corps parfaitement horizontal, qui ne présente pas trop de rigidité, et avec une brosse à poils droits et raides on frappe doucement pour détruire peu à peu le tissu parenchymateux, jusqu’à ce qu’il ait tout à fait disparu. C’est seulement alors qu’on prend l’empreinte de la feuille, qui est d’une netteté admirable, puisque chaque maille de ce réseau délié est devenue parfaitement distincte21.
20Benjamin Martin, à Londres, semble être le premier, en 1772, à avoir reproduit le végétal non plus directement, mais par l’intermédiaire d’un moulage obtenu à l’aide d’une résine, l’ichtyocolle, extraite de la vessie natatoire de poissons22.
21Au tout début du xixe siècle, Humboldt et Bonpland confrontés à des problèmes de conservation de leurs herbiers, lors de leur expédition en Amérique tropicale, mettent encore en œuvre la technique artisanale de l’impression végétale pour conserver une trace de leurs récoltes23.
Développement d’une technique industrielle en Autriche et en Angleterre
22En 1853, Alois Auer, directeur de l’imprimerie nationale de Vienne, publie un article sur la découverte d’une nouvelle technique d’impression naturelle24. Il ne s’agit plus d’encrer la plante pour imprimer son image, mais d’en réaliser une matrice qui sera utilisée pour en faire un cliché. Pour ce faire, l’objet à reproduire est pressé entre une plaque de cuivre et une plaque de plomb dans laquelle se dessine son empreinte. Le cliché est alors obtenu par galvanoplastie, dépôt par électrolyse d’une couche de cuivre. C’est à l’aide de cette nouvelle technique qu’Auer illustre le Physiotypia plantarum Austriacarum de Constantin von Ettingshausen et Alois Pokorny25.
23À l’occasion d’un séjour à Vienne en 1852, l’Anglais Henry Bradbury apprend la technique d’Auer et, de retour en Angleterre, dépose un brevet avant d’illustrer les ouvrages de Thomas Moore26. Les impressions végétales publiées par Bradbury atteignent le sommet de l’art et les travaux publiés ultérieurement sont loin d’égaler cette qualité.
L’impression naturelle, précurseur de la photo
24Dans la seconde moitié du xixe siècle, le courant constructiviste met en évidence la subjectivité de la représentation graphique de la nature et l’impression naturelle est vue comme un moyen de pallier ce défaut. Concomitamment, l’industrialisation de la technique permet une large diffusion des ouvrages.
25À côté de la galvanoplastie, d’autres techniques d’impression naturelle se développent, faisant appel notamment à la lithographie, procédé moins onéreux. Remplacée ensuite par la photographie, l’impression naturelle disparaît alors des ouvrages scientifiques pour devenir l’apanage des artistes27 et évolue vers la recherche de nouvelles techniques d’art plastique, où végétal et papier sont intimement liés. C’est pourquoi l’exposé historique qui s’achève ici fait place à la plume et aux émotions personnelles de l’artiste plasticienne.
2. L’impression végétale, exemple d’une création artistique contemporaine – Témoignage d’une plasticienne
26Ma rencontre avec le livre d’impressions végétales The Ferns of Great Britain and Ireland, illustré par Henry Bradbury, a suscité une émotion particulière, qui m’a amenée à une nouvelle création artistique : Le livre des fougères - Sporen der sporen.
Préambule : les trois temps de ma démarche artistique autour de la trace
27La plasticité, c’est la caractéristique d’une matière malléable, sa qualité sculpturale. Pour moi, être plasticienne, c’est être malléable à certains mouvements qui nous entourent et qui me touchent, tenter une mise en forme, trace de cette émotion originelle mobilisatrice qui pourra peut-être en mobiliser d’autres.
28Trois étapes rythment généralement ce processus, la trace finale passant par un triple détournement.
291er temps : la trace originaire, souvent tangible, est liée à l’émotion : c’est le temps de la déambulation et du glanage : cet étonnement face à une matière, un mouvement, une forme, mobilise une collecte des éléments dans de petits sachets et ou par des prises de notes. La trace tangible s’échappe une première fois : la couleur d’une feuille évolue, le duvet d’une graine se flétrit, la mémoire aussi.
302e temps : la trace dans la matière est le temps de la mise en forme, en espace, c’est la création de « reliquaires de moments d’émerveillement » dans la pulpe de papier. Celle-ci est préparée à partir de chutes de papier-coton d’un graveur, mixées avec de l’eau, puis étendue sur un tamis, sans colle, les fibres se retissent et un nouveau papier se crée en insérant des éléments végétaux dans la surface humide et malléable. La trace s’émancipe une deuxième fois car les impressions végétales dans la pulpe de papier humide provoquent des décolorations, des torsions, des reliefs inattendus.
313e temps : la trace écrite est le temps de la mise en mots, voire en livret. C’est le temps des déambulations historiques, étymologiques, poétiques, botaniques… par des recherches sur le net, en bibliothèque, en questionnant des spécialistes, pour arriver à des mises en lien, du sériel, une installation plus complète au niveau de la forme.
Cadre : Résidence au Jardin botanique national de Belgique
32Durant une année, en 2011, j’ai été accueillie au Jardin botanique. Pour y plonger dans un cycle végétal des quatre saisons, pour m’extraire d’un rythme rapide et d’un entour minéral urbain. Sont nés de cette plongée une exposition et un carnet catalogue28. Ma question était : Quelles traces laisse le Jardin botanique à qui s’y plonge, soit en promeneur, soit comme professionnel du Jardin botanique, soit comme artiste ?
33Trois niveaux de recueil des traces du végétal, qui correspondent chacun à un chapitre du carnet comme à un étage de l’expo qui a eu lieu au donjon médiéval du château au cœur du Jardin.
34Je vais à présent développer les traces d’une rencontre qui correspond au deuxième niveau de recueil des traces : ma rencontre, grâce à la responsable de la Réserve précieuse de la bibliothèque du Jardin botanique national de Belgique, avec l’ouvrage de Thomas Moore, illustré par Henry Bradbury29. Cela me permettra de présenter mon travail Traces de fougères – Sporen der sporen, sur les empreintes et spores de ces végétaux.
Les trois temps face au livre illustré par Bradbury
351er temps : l’émerveillement face à deux éléments. Le premier est la finesse des détails et le rendu des petites imperfections des fougères : une feuille pliée, une autre mangée ou brunie… ; ce n’est plus le végétal idéal qui est montré, mais la beauté de ses fragilités. La trace de ces fougères est tellement tangible, je me sens en présence de la fougère vivante et en même temps je ressens le manque de sa présence. Le deuxième élément est le dos des planches où se dessine en fin relief la fougère dans le papier-coton, ce qui s’approche de ma technique. Depuis le début de mon travail avec la pulpe de papier il y a 12 ans, je travaille l’empreinte dans la pulpe malléable du papier coton ; cette trace du végétal a pour moi un pouvoir mobilisateur, parfois plus que le végétal lui-même : elle m’évoque les traces mnésiques et oniriques de ce que l’on traverse, le passage du temps et la question de la transmission et rejoint ma question de départ : que reste-t-il d’une plongée dans le végétal ?
36J’ai ensuite été glaner des fougères dans la serre de fougères tropicales.
372e temps : le temps de la mise en forme : empreintes de fougères. Pour nourrir encore mon travail d’empreintes de fougères, je rencontre, entre autres, Elke Bellefroid, botaniste, responsable des collections vivantes sous verre. Ses parents tenaient une pépinière de fougères et elle a fait son doctorat sur des fougères africaines. Elle me fait découvrir les multiples manières dont les fougères portent leurs spores, ce qui permet de les identifier. Certaines s’ordonnent en fines raies ou doubles lignes, d’autres dans de minuscules pois ou sur toute la surface de la feuille, suivant son limbe ou ses nervures, blotties dans de petits sacs… Je tente de recueillir et fixer les spores dans la pâte à papier, en même temps que l’empreinte de cette plante aux multiples silhouettes.
38Ce travail a été mis en forme dans l’installation « Livre de fougères – Sporen der sporen » avec la présentation de 18 planches, au format des planches de l’ouvrage illustré par Bradbury, sous forme de livre géant.
393e temps : le temps de la mise en mots, autour de Bradbury et du mot spore. Henry Bradbury est un imprimeur et un illustrateur naturaliste britannique du xixe siècle. Fils de William Bradbury, le créateur de la maison d’édition Bradbury & Evans, il étudie à Vienne sous la direction d’Alois Auer et développe ensuite à Londres la technique de l’impression naturelle inventée par Auer. Des disputes éclatent entre Auer et Bradbury quant aux droits de ce dernier de s’approprier la technique de son maître, ce qui pousse Henry Bradbury à se suicider à l’âge de 29 ans, par ingestion d’acide d’imprimerie. Cette fin tragique de l’illustrateur me fait réaliser que trace et transmission sont étroitement, voire dangereusement, liées.
40Une petite promenade linguistique à travers le mot spore m’a également intéressée. Spore vient du grec ancien σπoρά, ensemencement. Les spores sont liées à la reproduction, à la transmission de l’espèce. Toute l’énergie du végétal est de transmettre la vie, de laisser une trace vivante de lui-même. Chaque fougère va tenter de se reproduire par la dispersion de ses millions de spores.
41En montrant les spores serties dans le papier, c’est aussi cette vérité de base que j’ai envie de transmettre, et l’incroyable créativité de formes que le végétal prend pour y arriver. C’est aussi une métaphore du travail artistique, mais aussi de toute production humaine.
42Le mot spore se traduit en néerlandais par spoor, qui a encore deux autres sens, issu de l’anglo-saxon spor, trace : empreinte, impression, trace, marque sur quelque chose, ce qui subsiste du passé, vestige… ; voie de chemin de fer, piste, sentier pédestre… D’où le sous-titre de mon installation reprenant les impressions de fougères : Sporen der sporen, traces de spores, mais aussi impressions de vestiges, sentiers d’empreintes…
43Ces digressions me ramènent à différents sens dans la définition du mot trace : vestige qu’un homme ou un animal laisse à l’endroit où il a passé ; (fig. 1) Exemple à suivre. Sur les traces de quelqu’un, à sa suite ; Toute marque laissée par une chose ; (fig. 2) Impression que les objets font dans l’esprit, dans la mémoire.
Conclusion : Sporen der sporen dans la lignée historique de l’impression scientifique ?
44Procédé artisanal remontant au Moyen Âge, l’impression végétale s’est propagée, à la Renaissance, au départ de l’Italie, dans toute l’Europe. Imaginée pour conserver la trace des plantes à côté des herbiers secs et remplacer le dessin dans les manuscrits scientifiques, elle a bénéficié des progrès de l’imprimerie, pour illustrer des ouvrages de botanique.
45Au xixe siècle, dans la foulée de la révolution industrielle, le procédé s’est mécanisé et la qualité des illustrations ainsi réalisées a atteint des sommets inégalés. Mais de nouvelles techniques se sont bientôt élaborées, qui ont abouti à la photo, sonnant le glas de l’impression naturelle comme moyen de transmettre le savoir dans les ouvrages scientifiques.
46Aujourd’hui le procédé fait de nouveaux adeptes. L’œuvre de la plasticienne contemporaine, qui se situe donc dans la lignée de Léonard de Vinci ou de Humboldt, vise à transmettre une émotion esthétique, et à susciter une mobilisation, une envie d’en savoir plus, de porter un autre regard sur la fougère, et le végétal en général, de cheminer sur ses traces… comme l’artiste, elle-même, l’a vécu, en vérité, grâce aux transmissions de scientifiques, au Jardin botanique national de Belgique.
Fig. 1 : Plate 14, “Lastra Filix mas”, Thomas Moore, The Ferns of Great Britain and Ireland, London, Bradbury & Evans, 1856.

Bibliothèque du Jardin botanique national de Belgique.
Fig. 2 : Sandrine de Borman, Planche de l’installation Livre de Fougères - Sporen der sporen.

Empreinte de fougère dans la pulpe de papier, Meise, 2011.
Notes de bas de page
1 A. Tiberghien, « Phytotypie et phytotypes : Notice sommaire, bibliographique et historique sur l’impression des plantes à l’aide des plantes elles-mêmes », Bulletin de la Société Royale de Botanique de Belgique, vol. 64, 1931, p. 81-91.
2 E. Fischer, « Zweihundert Jahre Naturselbstdruck », Gutenberg-Jahrbuch, Bd. 8, 1933, p. 186-213.
3 R. Cave & G. Wakeman, Typographia naturalis, Wymondham, Brewhouse Press, 1967.
4 I. de Conihout, Botanica in originali ; Livres de botanique réalisés en impression naturelle du xvie au xixe siècles. Exposition présentée par Isabelle de Conihout, 5 mai - 12 juin 1993. Paris, Bibliothèque nationale, 1993.
5 R. Cave, Impressions of nature: A history of nature printing, New York, Mark Batty Publisher, 2010.
6 Codex Atlanticus (1478-1518). Le manuscrit, conservé à la bibliothèque ambrosienne à Milan, a été transcrit et édité par Giovanni Piumati : Il Codice Atlantico di Leonardo da Vinci, nella Biblioteca Ambrosiana di Milano Milano, U. Hoepli, 1894-1904.
7 De viribus quantitatis, (1496-1508) Le manuscrit, conservé à la Bibliothèque universitaire de Bologne, a été transcrit par M. Garlaschi Peirani et édité par Augusto Marinoni : Luca Pacioli, De viribus quantitatis, Milano, Ente Raccolta Vinciana, 1997.
8 Z. Pacini, Plantes vivantes exprimées par le cylindre, Florence, c. 1520. Manuscrit conservé à la Bibliothèque Nationale à Paris, Est. Rés. Jd. 50.
9 I. de Conihout, op. cit., p. 12.
10 G. Cardano, Les livres de Hierome Cardanus, médecin milannois, intitulés De la subtilité. Traduits par Richard le Blanc, Paris, Charles l’Angelier, 1556.
11 A. Piemontese, Les Secrets du seigneur Alexis Piémontois. Paris, J. Marnef et G. Cavellat, 1573.
12 Pseudonyme probable de l’Italien Girolamo Ruscelli (I. de Conihout, op. cit., p. 7).
13 « Vert de vessie », Wikipédia, l’encyclopédie libre. 2 juilllet 2012 ; voir : http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Vert_de_vessie&oldid=80390841>.
14 A. van de Spieghel, Isagoges in rem herbariam, Padova, Paulo Meietti, 1606.
15 M.-É. Boutroue, e.a., L’herbier de Paolo Boccone. Exposition virtuelle de la BIUM publiée en septembre 2001 (additif en novembre 2002). Voir : http://www.bium.univ-paris5.fr/boccone/
16 P. Boccone, Herbarium Siculum, 1674. Collection de plantes séchées conservée à l’Herbier du musée Naturalis à Leiden.
17 J.-G. Geyer, Dictamnographia sive brevis Dictamni descriptio, Francfurt, Leipzig, G. H. Oehrling, 1687.
18 J. H. Kniphof, Botanica in originali seu herbarium vivum, Erfurt, J. M. Funcke, 1747.
19 J. H. Kniphof, Botanica in originali seu herbarium vivum, Halle, J. G. Trampe, 1757-1764.
20 C. J. Trew, Die Nahrungs-Gefässe in den Blättern der Baume, Nürnberg, Fleischmann, 1748.
21 F. Gérard, Nouvelle flore usuelle et médicale, Paris, chez Firmin Didot, 1853, P. xcvi.
22 B. Martin, Typographia naturalis, London, printed for the author, 1772.
23 H. Lack, « The plant self impressions prepared by Humboldt and Bonpland in Tropical America », Curtis’s Botanical Magazine, vol. 18, 2001, p. 218-229.
24 A. Auer, Die Entdeckung des Naturselbstdruckes, Wien, Aus der kaiserlich-königlichen Hof- und Staatsdruckerei, 1853.
25 C. von Ettingshausen & A. Pokorny, Physiotypia plantarum Austriacarum, Wien, Druck und Verlag der kaiserlich-königlichen Hof- und Staatsdruckerei, 1856.
26 Notamment T. Moore, The ferns of Great Britain and Ireland, London, Bradbury and Evans, 1855.
27 Au sein notamment de la Nature Printing Society, organisation internationale, fondée en 1976, vouée à la nature et à l’art de l’impression naturelle. Voir : http://www.natureprintingsociety.org/
28 S. de Borman, Détours végétaux : Carnet-catalogue d’une année en résidence artistique au Jardin botanique national de Belgique : avril 2010 - mars 2011, Meise, Jardin botanique national de Belgique, 2011.
29 T. Moore, op. cit.
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