Préface
p. 13-16
Texte intégral
1Que n’a-t-on pas dit ou écrit, depuis 60 ans, sur le comportement des évêques français durant les années 1940-1945 ? Pour critiquer leur allégeance au maréchal Pétain et à son régime, voire leurs concessions à l’occupant allemand, et regretter leur maintien par Rome à la Libération. Ou au contraire pour justifier leur « loyalisme sans inféodation » à Vichy et nier toute forme de collaboration de leur part avec l’ennemi. Aujourd’hui, la litanie des commémorations et la redoutable exigence d’un « devoir de mémoire » ravivent les querelles d’antan, non seulement dans l’opinion publique, mais parmi les historiens1. Le consensus auquel ils semblaient parvenus – un épiscopat massivement maréchaliste, et vichyste jusqu’en 1942 au moins, mais peu collaborateur – est en effet remis en cause de deux manières difficilement compatibles. D’un côté, on tend à revaloriser son rôle résistant tout en justifiant de nouveau son soutien à Pétain et au régime dont il fut le chef2. De l’autre, on révise à la hausse ses complaisances envers l’occupant, dans le cas du cardinal de Paris Suhard notamment3.
2Tel qu’il est engagé, le débat risque de se figer sur des positions partiellement étrangères, dans le premier cas notamment, à la seule recherche historique. Obnubilés par la demande sociale concernant les années noires, nous autres historiens n’aurions-nous pas été un peu myopes ? Seul avant Frédéric Le Moigne, mais dans une perspective plus sociologique que lui, Marc Minier s’était posé la question de l’identité du corps épis- copal français au xxe siècle4. Le Moigne la reprend à son compte, comme hypothèse explicative majeure de son attitude controversée pendant les « années noires » et au-delà. Intrigué comme ses prédécesseurs par cette attitude, il a vite constaté qu’il ne pouvait renouveler l’approche du problème sans envisager l’ensemble de la « carrière » ecclésiastique des prélats concernés, au cœur de laquelle se situent les cinq années décisives. Grâce à ce recul, il distingue nettement deux générations dans la centaine de membres du groupe étudié. L’adhésion de la plus ancienne à Vichy et son hostilité envers la Résistance coulent de source : nommés avant la réprobation de l’Action française par Pie XI en 1926, pour combattre le modernisme religieux et la laïcité républicaine, ils ne pouvaient, eux aussi, qu’accueillir Vichy comme une « divine surprise ». En revanche, le ralliement similaire de la génération suivante, nommée entre 1926 et 1944 par les nonces Maglione et Valeri pour écarter la tentation maurrassienne, pose problème. Aussi Frédéric Le Moigne s’est-il attaché à restituer son parcours, avec toutes les ressources dont l histoire des élites a récemment doté la notion de génération, produisant ainsi une séduisante esquisse de biographie collective.
3Nés entre 1864 et 1897, mais pour plus de la moitié d’entre eux au cours des années 1880, les promus de Maglione et de Valeri ont certes été marqués dans leur formation sacerdotale et leurs premiers pas dans le ministère par l’anticléricalisme triomphant de la « Belle Époque ». Jouant pleinement le jeu de l’« union sacrée », ils ont toutefois cru résorber le fossé entre la France catholique et la France laïque par un patriotisme incarné dans les chefs qui les ont menés à la victoire. Leur confiance en Pétain ne date pas de Vichy, mais de Verdun. Insensibles pour la plupart d’entre eux aux sirènes maurrassiennes, ces prélats anciens combattants, dans toute l’acception du terme, sont précisément promus jeunes à de hautes responsabilités pour en purger l’Église de France. L’un des plus représentatifs d’entre eux, Achille Liénart, est fait évêque de Lille à 44 ans et cardinal à 45. Prélats de mouvement et prélats bâtisseurs, ils mettent le sens du commandement acquis dans les tranchées au service du catholicisme social et de l’Action catholique, en plein accord avec le vieux pontife Pie XI. À sa suite, ils récusent communisme et libéralisme au profit d’un catholicisme intégral, seul capable à leurs yeux de régénérer la France.
4La défaite de 1940 représente pour cette génération conquérante, comme pour l’ensemble des Français, une épreuve décisive. Son élan novateur est brisé net par un désastre qui y fait resurgir, avec l’esprit ancien combattant porté aux nues par Pétain, le mirage d’une revanche rapide sur la République persécutrice dont elle a souffert dans sa jeunesse. L’exploitation de multiples sources inédites et un art consommé de l’analyse des symboles, autant que des textes, permet à Frédéric Le Moigne de confirmer l’essentiel des connaissances antérieurement acquises. Oui, les évêques de la génération du feu ont rejoint leurs aînés dans un maréchalisme quasi mystique, jusqu’en 1944 et au-delà. Oui, ils ont été aussi vichystes qu’eux jusqu’en 1942 tout en défendant les droits de l’Église, leur prudence postérieure n’étant pas synonyme de rapprochement avec la Résistance. À la différence de ce qui s’est passé au même moment en Italie du Nord, rares sont ceux d’entre eux qui ont assumé le rôle de defensor civitatis dans les affres de la guerre civile et de la guerre de libération. Non, ils n’ont pas succombé, sauf exception, au piège de la collaboration, bien que le chapitre consacré au cardinal Suhard charge singulièrement son dossier, sur l’épisode de la rafle parisienne du Vélodrome d’Hiver notamment.
5La finesse du travail de Le Moigne introduit toutefois des nuances régionales inédites. Le patriotisme de plusieurs prélats des frontières de l’Est ne faiblit pas et l’esprit frondeur du Sud-Ouest contamine jusqu’aux évêchés, par-delà les cas notoires de Saliège et de Théas. En revanche, la proximité de Vichy fait des évêques du Massif central des inconditionnels du Maréchal. Ces précisions géographiques contribuent à diversifier un tableau moins uniforme qu’il n’y paraissait auparavant, sans pour autant en bouleverser l’ordonnance générale.
6Outre son idée maîtresse de génération épiscopale du feu, l’apport majeur de Frédéric Le Moigne concerne donc moins les « années noires » que celles qui ont suivi immédiatement la Libération. Menacés par une épuration qu’ils récusent en bloc et à laquelle le refus de Rome et le souci de conciliation du général de Gaulle leur permet d’échapper, les évêques de Pie XI, qui n’ont guère plus de 60 ans en 1945, se trouvent prématurément vieillis du fait de leur adhésion à l’« ancien régime ». Certes, nombre d’entre eux acceptent sans réticence la conjoncture nouvelle et apportent leur concours au redressement du pays. Mais combien d’« émigrés de l’intérieur » aussi parmi eux, selon la crainte de Pie XII rapportée par l’ambassadeur Maritain5 ? Combien de prélats qui ne reconnaissent le Gouvernement provisoire que du bout des lèvres, le craignant impuissant face à une tentative de subversion sociale et morale ? Ceux-là, et non des moindres, un Feltin ou un Liénart par exemple, se refuseront jusqu’à leur mort à renier Pétain, dont ils ont défendu la bonne foi devant ses juges, et la mémoire après sa disparition.
7Aussi la génération étudiée perd-elle alors une homogénéité que ne lui rend pas un incontestable dynamisme apostolique et pastoral. Sur tous les conflits qu’elle doit gérer, qu’il s’agisse de l’affaire des prêtres-ouvriers ou de la guerre d’Algérie, elle se divise, tandis que s’élargit la faille qui la sépare désormais de militants laïcs auxquels la Résistance a permis d’acquérir tout à la fois d’importantes responsabilités dans le pays et une plus grande autonomie par rapport à l’autorité ecclésiastique, jugée défaillante pendant la guerre. Directement ou indirectement, les crises récurrentes qui secouent l’Église de France jusqu’au début des années 1960 sont filles de la période de l’occupation. Seules la hantise du communisme de « guerre froide » ou la lutte pour donner un statut à l’école privée permettront, en resserrant quelque peu les liens, de redorer le blason bien défraîchi d’une génération épiscopale frappée en pleine ascension par une épreuve qu’elle a négociée dans un sens différent de celui qu’ont fini par adopter les Français. Sa carrière s’achève sans éclat sur un concile qu’elle n’a guère vu venir et auquel son vieillissement l’empêche, sauf exception notoire du cas Liénart, de participer pleinement.
8Ainsi les « années noires » ont-elles transformé cette brillante génération du feu en une sorte de génération perdue. Bien que ses leaders aient accédé aux plus hautes charges ecclésiastiques, ils pâtissent jusqu’à leur mort, au dehors de l’Église comme en son sein, des choix qu’ils ont faits entre 1940 et 1944. Distingués dès la fin des années 1920 pour rendre la France à la foi, ils ont cru y parvenir grâce au court-circuit de Vichy. Leur crédit se trouve brutalement dévalué à la Libération, sans que Rome accepte d’en tirer les conséquences, en procédant à un second renouvellement de l’épiscopat. Partagée jusqu’à sa retraite entre les regrets de l’occasion manquée et la nécessité de faire contre mauvaise fortune bon cœur dans une conjoncture imprévue, la génération étudiée par Le Moigne a sensiblement perdu de son autorité et ne peut donc plus réduire les germes d’indépendance, voire de dissidence, qui se multiplient ensuite dans le corps ecclésial, laissant ainsi le champ libre à l’intervention directe de Rome.
9Le grand mérite de Frédéric Le Moigne est d’avoir découvert, avec l’aide de Michel Lagrée, qu’on ne pouvait comprendre le comportement des évêques de France sous Vichy sans restituer l’ensemble de leur trajectoire, depuis l’aube de la Grande Guerre, décisive une fois de plus, jusqu’au crépuscule du concile, pour cette génération du moins.
Notes de bas de page
1 Étienne Fouilloux, « Église catholique et Seconde Guerre mondiale, Vingtième siècle. Revue d’histoire, janvier-mars 2002, p. 111-124.
2 Jean-Louis Clément, Les évêques au temps de Vichy : loyalisme sans inféodation. Les relations entre l’Église et l’État de 1940 à 1944, Paris, Beauchesne, 1999.
3 Philippe Burrin, La France à l’heure allemande, 1940-1944, Paris, Seuil, 1995, p. 222-232.
4 L’épiscopat français du Ralliement à Vatican II, Padoue, 1982 (il est étrange qu’un tel ouvrage de référence n’ait pas trouvé d’éditeur en France).
5 « En somme vous estimez qu’ils sont des émigrés de l’intérieur ? », lui demande le pape lors de son audience du 19 février 1947. « Ce que je n’ai pas manqué de confirmer », ajoute le philosophe (télégramme au Quai d’Orsay du même jour).
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