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Introduction. Les régimes nationaux d’altérité : contextes, positionnements et interactions dans la constitution de l’indianité

p. 11-26


Texte intégral

1La question initiale qui a motivé la publication de ce recueil de textes était de comprendre, tout simplement, ce que signifiait être Indien à différentes périodes et dans deux contextes nationaux, en principe très différents en termes de démographie et dans leur manière de gérer les populations autochtones, que sont le Mexique et l’Argentine. Le résultat, cependant, comprend maintenant une diversité de contextes régionaux et nationaux d’Amérique latine, même si les exemples de ces deux pays restent majoritaires.

2Cet axe général d’analyse pouvait ensuite se décliner en d’autres questions : Est-ce qu’être identifié ou s’auto-identifier comme Indien a toujours eu la même signification ? Est-ce que cette catégorie d’identification a toujours désigné les mêmes personnes, les mêmes attributs ou les mêmes pratiques ? Autrement dit, est-ce que le référent social qui correspond au terme Indien est stable et fixe ? Ou bien, comme c’est notre hypothèse, s’agit-il plutôt d’un référent mobile, changeant et historique ? Par quels processus ce positionnement s’est-il rempli de contenus sociologiques devenus pour nous familiers ? Les auteurs des textes ici réunis ont donc accepté de mettre à l’épreuve ces questionnements dans leurs champs d’étude spécifiques, couvrant différentes périodes et objets d’étude entre la période des indépendances et la première moitié du xxe siècle.

3Or notre question initiale, si élémentaire, pouvant même sembler dénuée de sens de par son évidence, suppose une série de prémisses et implique un certain nombre de conséquences analytiques qu’il n’est pas inutile d’approfondir. Cette question – savoir qui est Indien ou qu’est-ce que cela veut dire – suppose, en effet, une approche particulière de la problématique générale de l’autochtonie ou de l’indianité en Amérique latine. Premièrement, se demander qui est Indien ou quels sont les attributs ou valeurs associés à cette forme d’identification ne prétend pas proposer une évaluation sur le degré d’authenticité ou de validité d’un groupe, une personne, une pratique, un discours, etc. Le mot « véritable » n’est donc pas sollicité ici, ni implicitement ni entre les lignes. Notre question n’est pas de différencier qui est un « vrai Indien » (ou qu’est ce qui est « vraiment » autochtone) et qui ne l’est pas, mais tout simplement de se demander quels sont les contenus sociologiques de cette catégorie ; sous quelles conditions sociales, politiques et historiques l’autochtonie d’une personne ou d’une pratique est reconnue ou revendiquée.

4Il s’agit, en fait, de s’engager, avec cette question élémentaire, sur une voie de recherche visant à constituer le sujet autochtone lui-même en problème d’investigation, en question d’analyse scientifique (et non pas en objet d’évaluation morale ou politique). Et de se pencher sérieusement sur les processus historiques et les rapports de pouvoir qui entrent en jeu dans la configuration de l’Indien en tant que catégorie désignant un positionnement dans un champ délimité de formes d’identification. Nous tâcherons donc, dans les pages suivantes, d’expliciter les présupposés qui sous-tendent notre approche, ainsi que d’exposer ce qu’elle permet d’observer, avant de présenter les résultats concrets obtenus par les différents auteurs de cet ouvrage collectif.

La catégorie « Indien », un intouché du constructionnisme ?

5À présent, l’idée que toute forme d’identification se construit dans la pratique, au présent, et se trouve donc soumise à la variation est presque un lieu commun, au moins dans la recherche. Il est aujourd’hui acquis que les identités ne peuvent plus être considérées comme naturelles ou essentielles1. Malgré cela, et bien qu’il soit aujourd’hui difficile de trouver un travail de recherche qui défende une approche essentialiste des formes d’identification, la dimension construite des identités a surtout été explorée dans les discours identitaires clairement issus de la modernité : l’identité nationale, bien sûr (Eric Hobsbawm), les identités de classe (Pierre Bourdieu), celles de genre (Judith Butler). L’ethno-nationalisme a également fait l’objet de ce type d’interrogations (Rogers Brubaker). Dans le contexte latino-américain, c’est la catégorie mestizo qui a fait l’objet d’une attention privilégiée, pour montrer sa dimension construite et ses effets, notamment en raison du statut qu’il occupe en tant que sujet national type2. Durant les dernières années, l’identification de certains secteurs de la population comme afro-descendants a également fait l’objet d’analyses dans le sous-continent, surtout en rapport avec les processus de visibilité des personnes ou avec les pratiques associées à cette catégorie3. Il est donc surprenant de constater qu’au contraire, la catégorie Indien (ou Indigène, autochtone, natif, etc.) et les positionnements identitaires qu’elle implique, ne semblent pas nécessiter une telle historisation, ce qui peut alimenter l’idée qu’elle possède une sorte de qualité naturelle ou évidente, que lorsque l’on dit autochtone on fait référence à une réalité qui n’est ni équivoque ni ambigüe.

6Certes, la longue histoire de marginalisation à laquelle les populations identifiées comme autochtones sont associées, les discours scientifiques et gouvernementaux, ainsi que les politiques publiques qui les identifient de par leur supposé manque d’adaptation à la vie moderne et leur culture « arriérée » ; mais aussi les mouvements politiques qui, au cours des trente dernières années ont construit leur légitimité sur la base de l’autochtonie, leur droit à la diversité et la demande de reconnaissance de leurs langues et pratiques ; enfin, les risques d’une invalidation de l’authenticité des discours identitaires autochtones de la part des anthropologues ou autres spécialistes de la question, sont autant de justifications pour ne pas constituer l’indianité – c’est-à-dire les formes d’identification en tant qu’autochtone ou indigène – en objet d’analyse critique.

7Il faut cependant reconnaître que les travaux sur les sociétés identifiées comme autochtones, que ce soit ceux réalisés sur le passé de ces groupes ou ceux produits sur leur présent, souvent élaborés par des anthropologues, sociologues ou politologues, complexifient de plus en plus notre compréhension du phénomène. Par exemple, en intégrant de manière presque obligatoire, maintenant, une dimension diachronique dans l’analyse – et donc en considérant le changement social comme constitutif de ces sociétés ; de même pour des analyses qui articulent des échelles d’observation au-delà du strictement local, ainsi que la reconnaissance de rapports hiérarchisés dans la production de la culture ou de l’identité autochtone, tant au sein des sociétés en question que dans leurs rapports aux autres groupes des sociétés dont elles font partie. Par ailleurs, le fait que la catégorie d’identification « Indien » et les pratiques qui lui sont associées ne soient que très rarement interrogées explicitement, et encore moins constituées en problème analytique, ne veut pas dire que les chercheurs ne s’intéressent pas, dans leurs travaux, à comprendre, par des moyens et des méthodes variés, qui est cet autre ou ce qu’est l’indianité. Ainsi, avec en tête la question « qui est Indien ? » ou « comment se définit l’indianité d’une personne ? », plusieurs réponses ou stratégies analytiques peuvent être distinguées.

De quoi est faite l’indianité ?

8Au-delà des critères légaux (là où ils existent) ou gouvernementaux (de chaque État ou d’instance internationale) pour définir une population comme autochtone, de nombreux travaux scientifiques font fonctionner dans leurs analyses une manière de comprendre l’indianité qui, implicitement, est rattachée à l’idée de propriété (dans le sens de qualité4). Ce serait donc un certain nombre de propriétés, perçues comme spécifiques ou distinctives, qui permettraient de définir (ce) qui est autochtone, stabilisant, du coup, comme toute définition, des limites et des contenus. Que ce soit la langue maternelle, l’auto-identification, la filiation, la localité ou les rapports de classe – voire le statut de paysan –, il est habituel de fonder cette notion d’indianité sur des caractéristiques rappelant la continuité, la permanence, ce qui est stable (mais pas seulement ; voir par exemple l’ouvrage de Viveiros de Castro5, pour qui la particularité qui caractériserait les personnes avec qui il travaille serait l’inconstance6). Ces caractéristiques seraient organisées à partir d’une matrice ou logique, qui peut recevoir le nom de cosmovisión (notamment en espagnol), logique culturelle ou logique propre, noyau dur de la culture, ontologie, etc. Nous appelons ce modèle explicatif catégorisation propriétale. Cela ne veut pas dire que ce modèle explicatif n’intègre pas la mutation – sociale, culturelle. Elle est présente, mais seulement dans une certaine mesure. En effet, selon ce modèle explicatif de l’altérité que représentent les populations autochtones, malgré les variations historiques dans l’expression sociale de la différence, il y a un système ou une structure qui se maintiennent7. Autrement dit, les variations opèrent à un certain niveau, mais ne touchent pas le centre, le cœur du système qui organise les multiples éléments d’une culture ou forme de vie, véritable objet d’étude du chercheur.

9Ce cœur auquel on accède en dégageant la contingence et la variabilité du social, ce centre qui donne leur cohérence aux pratiques sociales et qui est chargé de maintenir les continuités, en étant ce qui définit les populations autochtones, doit être, comme toute définition, valable en tout temps, en tout espace et en toute énonciation, il doit être, de ce point de vue, au-delà de l’histoire. L’indianité, logée donc au cœur de cette logique culturelle intemporelle et comprise comme un ensemble de propriétés constantes, déterminerait, en grande mesure, pratiques et façons d’agir. C’est cette causalité qui permet aux anthropologues de comparer, encore aujourd’hui, les sociétés autochtones contemporaines à celles décrites dans les travaux sur les mondes précolombiens. La construction analytique que suppose le lien entre ces deux ensembles ne semble pas requérir d’explicitation ni de positionnement réflexif de la part des auteurs.

10En anthropologie notamment c’est ce système ou structure qui sera retenu comme source d’explication des pratiques, motivations et stratégies des populations désignées comme autochtones. En même temps, les pratiques observées, puisque déterminées par cette logique sous-jacente, confirmeraient également leur existence, de telle manière que les agissements des personnes joueraient le rôle de simple moyen pour accéder à l’objectif véritable : la logique ou noyau dur. Cette logique serait donc une sorte de préalable à l’action, l’expliquant et la déterminant. Par exemple, de nombreux travaux sur les pratiques légales des groupes identifiés comme autochtones expliquent ce que l’on appelle généralement les « us et coutumes » comme le résultat d’une altérité préalable (une conception différente de la frontière entre nature et culture, ou du corps humain ou du droit et de la tradition) qui jouerait de manière centrale (ou moins en termes de l’explication) dans les agissements des personnes8.

11En Histoire, cette conception de l’indianité comme un ensemble de propriétés articulées par une logique profonde et immuable joue un rôle différent dans l’analyse. Il ne s’agit pas tant de démontrer l’existence de cette logique que de construire l’explication d’un processus en partant de celle-ci. Il y aurait ainsi certaines pratiques, situations, etc., « propres » aux populations autochtones, qui ne demandent donc pas à être expliquées. C’est par exemple le cas de la défense du territoire, notamment de celui détenu collectivement par une entité politique identifiée comme autochtone (village, communauté, etc.). De même, la « résistance » comme dynamique primordiale du rapport entre populations natives et projets hégémoniques apparaît comme un axiome communément accepté. Il semblerait que certaines pratiques automatiquement liées aux populations identifiées comme autochtones n’aient pas besoin d’explication (puisqu’elles seraient « le propre » des Indiens), tandis que d’autres ont du mal à « rentrer » dans l’habitus de pensée comme faisant partie du répertoire d’actions possibles de ces mêmes groupes. Il en va ainsi, par exemple, de la participation active d’individus auto-identifiés comme Indiens dans la privatisation des terres détenues collectivement par les pueblos au tournant des réformes libérales du xixe siècle9, l’adoption de l’école ou la volonté d’hispaniser les enfants10.

12En somme, autant dans les travaux historiques que sur ceux des sociétés contemporaines, c’est donc cette logique culturelle ou noyau dur qui permet de savoir qui est Indien ou qu’est-ce que l’indianité. Par ailleurs, l’idée d’un ensemble de structures permanentes dans le temps donne au concept une forte stabilité, permettant de faire référence à des groupes sociaux qui apparaîtraient comme évidents, aux frontières nettes et permanentes.

13Outre cette conception « propriétale » de l’indianité, une autre stratégie pour répondre à la question de savoir « qui est Indien » consiste à reprendre les catégories sociales circulant parmi les acteurs étudiés (soit dans le passé, soit « sur le terrain »), sans que cela suppose nécessairement une mise en analyse des mécanismes d’identification. C’est peut-être une des solutions les plus habituellement retenues pour établir qui est le sujet autochtone dans le champ spécifique étudié. Cette notion d’indianité peut être appelée à catégorisation vernaculaire.

14C’est ainsi que, par exemple, étant donné que les sources officielles ne parlent pas d’« Indiens », mais de citoyens ou de paysans, l’historiographie consacrée au xixe siècle, du moins au Mexique, n’utilisait pas le terme et ne cherchait pas à écrire une histoire des populations autochtones en tant que telles. Il est également rare que, tant dans les documents historiques postérieurs à la période coloniale que dans les témoignages contemporains, le terme « Indien », « Indigène » ou « autochtone » soit utilisé comme marqueur d’auto-présentation11. Il s’agit généralement de la manière dont d’autres acteurs (du gouvernement, des institutions de recherche, du milieu politique, etc.) désignent un secteur de la population avec lequel ils ne s’identifient pas.

15Pour une grande partie de l’historiographie sur le xxe siècle et même pour l’anthropologie, le critère linguistique, défini dans les recensements – et donc adoptant une définition à usage gouvernemental – est couramment utilisé, sans distance réflexive, la plupart des cas. Chez les anthropologues, une pratique courante consistait à adopter l’ethnonyme du groupe, souvent établi à partir de la langue parlée (mixtèque, kuna, ticuna, etc.). Cela s’explique peut-être par le fait que les personnes ont davantage l’habitude de s’identifier comme appartenant à un groupe plus restreint que celui que le nom ethnique peut décrire, quand ce n’est pas à un village ou à une localité.

16Certes, l’adoption par le chercheur de la typologie trouvée dans son matériel empirique ne signifie pas que celui-ci ne reconnaisse pas la dimension construite, historique, de la catégorie. Même si l’utilisation du terme « Indien » ou autre ethnonyme se fait sans expliciter le sens local, comme une sorte de raccourci qui désignerait sans problème une personne, un groupe, une pratique, etc., on ne peut pas, en effet, en déduire une posture épistémologique particulière quant à l’indianité. À notre sens, même s’il n’y a pas de volonté de réifier la catégorie « Indien » (ou équivalent), ni de la concevoir comme indicatrice de permanence ou conservation, et si son usage n’implique pas d’associer l’indianité à des caractères essentiels ni d’effacer son historicité, cette stratégie comporte deux risques.

17D’une part, cette manière de distinguer qui est Indien peut reproduire les contenus que les acteurs étudiés associent à la catégorie, pour ensuite la constituer en catégorie d’analyse, au lieu d’en faire un aspect de l’objet à analyser. Qu’un acteur donné, tant du passé comme sur le terrain, nomme quelque chose ou un certain groupe comme autochtone devrait nous inviter à comprendre comment ce concept est rempli de sens dans ce contexte particulier, au lieu de l’utiliser comme donnée, voire comme outil analytique. Autrement dit, le risque consiste à suivre de trop près les sources empiriques et à emprunter au langage vernaculaire les termes et contenus qui apparaîtront dans le langage analytique, c’est-à-dire, dans la voix du chercheur. Ainsi, lorsque le lettré urbain du xixe siècle dit « eux, les Indiens », ou lorsque l’instituteur des années 1930 parle d’éducation indigène, et encore, aujourd’hui, lorsque le président de la République – dans le cas de la Bolivie par exemple – peut dire « nous les Indiens », fait-on référence aux mêmes personnes ou aux mêmes attributs ?

18D’autre part, cette stratégie analytique de ne pas différencier les usages vernaculaires des catégories d’analyse en ce qui concerne la manière de comprendre qui est autochtone peut également amener le chercheur à remplir le terme des contenus les plus familiers pour lui, en les projetant vers d’autres contextes ou autres périodes. Par exemple lorsque l’on calque les contenus contemporains associés au terme « Indien » au mot et au concept colonial qui faisait surtout référence à un statut juridique et non pas à l’identité (voire la nature) des personnes.

19Enfin, une troisième réponse à la question « qui est Indien ? » consiste à considérer cette forme d’identification, non pas comme une propriété ni comme une catégorie vernaculaire, mais comme une position. Qu’est-ce que cela suppose ? Tout d’abord, qu’il n’y aurait rien, a priori, de spécifiquement « indien » ou « autochtone », il ne s’agirait pas d’une qualité intrinsèque déterminant, au préalable, l’action. Cette approche considère au contraire que l’indianité des personnes se produit dans l’interaction elle-même. Que c’est dans la pratique qu’un objet culturel, une personne, un groupe, une pratique, etc. est identifié comme différent, comme « autre ». Un présupposé de base de cette approche est donc que l’altérité est le produit de la pratique, de certaines interactions spécifiques, et non pas sa cause12.

20D’autres travaux ont pu signaler cette qualité relationnelle de l’indianité – ou des identités en général13 –, ou bien insister sur la nécessité d’une révision critique de la notion même de « différence » afin d’éviter sa naturalisation, en examinant les processus sous-jacents à la production de cette distinction14. De nombreux travaux s’intéressent également aux processus d’« ethnogenèse » – la transformation d’une forme d’identification ou le surgissement d’un discours identitaire fondé sur l’appartenance ethnique – faisant ainsi intervenir directement la diachronie, la mutation et la contingence dans l’analyse des sociétés identifiées comme autochtones15. Enfin, d’autres se sont intéressés aux systèmes de classification (scientifiques, gouvernementaux) pour montrer leur caractère construit et souvent arbitraire16, allant, pour certains, jusqu’à conclure que toute définition « objective » de l’Indien est impossible17.

21Il s’agit, en effet, d’une approche pragmatique qui se concentre sur les « usages » que les personnes font du terme ainsi que les valeurs et attributs qu’elles y associent. Plus que de rester sur la piste de traits immuables aux origines lointaines, cette conception de l’indianité privilégie le rôle de la contingence sur la manière de remplir de sens cette position d’autochtone, d’Indien ou d’Indigène. C’est donc cette contingence, ces variations, qu’il s’agit d’étudier, afin de comprendre qui peut occuper la position d’autochtone (attribuée ou réclamée) à un moment spécifique donné et avec quels attributs.

22Si, comme l’énonce Laura Rita Segato dans ses travaux sur le racisme au Brésil, « race est signe18 », cela implique que celle-ci ne fait pas sens, qu’elle est dénuée de signification, qu’elle est juste l’indice, la marque de quelque chose d’autre. Il en découle que « son sens dépend d’une attribution, d’une lecture socialement partagée et d’un contexte historique et géographique délimité19 ». C’est ainsi que nous comprenons l’idée d’une indianité-comme-position. Tel un signe qui, tout seul, en soi, n’a pas de sens, mais dépend de contextes pour obtenir sa signification. En la concevant comme une position (ou un signe), cette approche suppose également que l’indianité n’est qu’une des positions possibles parmi d’autres dans un champ plus large mais toutefois délimité, de formes d’identification interdépendantes et hiérarchisées (national, urbain, rural, étranger, citoyen, Blanc, etc.).

23L’objectif est donc de comprendre comment une personne, un groupe, un objet, une pratique en vient à occuper une de ces positions (et pas une autre) – ici celle d’Indien. Autrement dit, quelles sont les conditions de possibilité intervenant pour que cette position soit remplie d’une certaine signification ou associée à un certain ensemble d’attributs ? Qui est alors reconnu, identifié ou auto-identifié comme « Indien » dans un contexte, une circonstance et un moment spécifiques ? Il faudrait ensuite savoir quels sont les contenus associés à cette position à une période ou à un moment précis, étant donné qu’ils varient historiquement.

24En ce sens, outre son aspect pragmatique, cette approche est hautement contextuelle, en replaçant au centre de l’explication ce qui se trouve généralement relégué à la périphérie : à savoir, tous ces facteurs circonstanciels qui déterminent que l’indianité ait pris – ou prenne – une forme donnée, notamment la sociabilité locale, les conditions socio-économiques, les représentations dans les médias et dans les discours gouvernementaux et politiques. En somme, il s’agit de comprendre quel est le régime d’altérité qui, à chaque période, rend « vraie » la distinction qui fonde un « nous » et un « autre » marginal et différent20. Cette notion d’indianité, comprise comme hautement marquée par la contingence, suppose, enfin, qu’il est un facteur qui ne peut pas être laissé hors de l’analyse : l’ordre social et politique plus large, notamment celui donné par l’État-nation et son processus, également historique et singulier, de formation.

25Claudia Briones a signalé la centralité de l’État-nation dans la définition de l’autochtonie, à partir de ses travaux sur les Mapuches argentins, processus qu’elle appelle « formations nationales et régionales d’altérité21 ». Elle insiste donc sur les « performativités de l’action étatique », notamment dans l’ébauche de ce qui sera tenu pour « autre », pour « différent ». Cela implique « que l’émergence de styles particuliers de gestion de la diversité ne peut se comprendre comme le résultat automatique de processus d’intervention sur des réalités préétablies et stabilisées en amont22 ». Il faut donc comprendre les « grammaires nationales23 » qui organisent le vocabulaire de la différence, en tenant donc compte des histoires singulières et des contenus idiosyncratiques attachés à chaque processus de construction nationale, y compris ceux qui peuvent sembler accomplis ou inachevés. Enfin, les rapports entre processus d’étatisation, processus de nationalisation et processus d’altérisation seraient intimement reliés, voire mutuellement constitutifs. C’est ainsi que l’on aboutit à ce que nous appelons des « régimes nationaux d’altérité ».

26Sous ce titre sont réunis des travaux ayant comme dénominateur commun une réflexion sur l’articulation entre les projets hégémoniques, principalement de l’État-nation (même si certains d’entre eux retracent aussi l’histoire coloniale), et la manière d’identifier et de gérer les populations identifiées comme autochtones. Même si la question de cette introduction – qui est Indien ? – n’organise pas nécessairement chaque chapitre, ils offrent, à partir de perspectives et stratégies analytiques variées, des réponses ou des clés quant à la manière dont le concept fut rempli de contenus par les élites nationales (1re partie : Les archives de l’altérité, chapitres i-iii) ; les efforts pour stabiliser des réalités sociales étiquetées comme indiennes et souvent associées au primitivisme ou au pôle de la barbarie (2e partie : Régimes d’altérité aux marges territoriales et symboliques, chapitres iv-vii) ; les interactions entre projets gouvernementaux et populations identifiées comme autochtones (3e partie : Les régimes d’altérité et les projets réformateurs de l’État-nation, chapitres viii-x) ; enfin, un épilogue retrace un panorama chronologique large et comparatif, notamment entre le Mexique, l’Argentine et l’Espagne.

Les régimes d’altérité : études de cas

27Cet ouvrage collectif s’ouvre sur un ensemble d’articles consacrés à l’articulation entre la formation de l’État-nation, l’institutionnalisation des disciplines scientifiques – notamment celles qui étudient l’Homme – et l’altérité que représentent, pour les élites du xixe siècle, les populations désignées comme autochtones. L’ensemble propose une réflexion sur la manière dont la catégorie « Indien » s’est remplie de sens à une période où, d’une part, le vocabulaire scientifique naissant devenait dominant pour parler des populations ; et de l’autre, les contenus coloniaux de cette catégorie (principalement fiscale et juridique) se voyaient fortement déstabilisés.

28En comparant la naissance et le développement des musées d’ethnologie ou anthropologie dans deux contextes nationaux en principe contrastés – le Mexique et l’Argentine –, le travail de Jesús Bustamante retrace les enjeux et les acteurs impliqués dans ces processus, tout en montrant comment ces circonstances précises ont joué un rôle dans l’ébauche des conceptions relatives aux populations autochtones de chaque pays. Il montre dans quelle mesure la manière dont les élites rendent « l’autre » intelligible peut aussi être un moyen d’interroger comment le « nous » est en train de construire. Son analyse démarre à la fin du xviiie siècle et va jusqu’au début du xxe, ce qui lui permet de faire lumière sur le rôle de l’héritage colonial associé aux collections d’antiquités sur la construction des musées nationaux. S’articulent alors les spécificités du processus d’étatisation dans chaque pays, avec l’histoire singulière d’institutionnalisation des disciplines scientifiques (l’accent est davantage mis sur la craniologie et la paléontologie en Argentine, l’archéologie et l’ethnologie étant privilégiées au Mexique). Ces deux facteurs seraient donc déterminants du type d’altérité qui a été « mise en musée » dans ces deux pays.

29Un approfondissement de la manière dont l’autochtonie a été produite en Argentine est proposé par Christophe Giudicelli dans son texte sur la « découverte » des « ruines précolombiennes » dans les vallées Calchaquíes, durant la deuxième moitié du xixe siècle. Il retrace l’histoire des incursions étatiques dans les vallées Calchaquíes, sous couvert de recherche scientifique, ainsi que l’articulation des « naturalistes organiques » avec des réseaux internationaux de recherche anthropologique et ethnologique. Articulant donc processus de formation de l’État et de la nation et consolidation des sciences archéologiques – et plus particulièrement la naissance de la « calchacologie » – ce chapitre rend compte du processus complexe à travers lequel la catégorie « Indien » ou « natif » s’est emplie de contenus et de sens à une période donnée. La signification que ce vocable va acquérir suppose une double valeur antagonique, que d’ailleurs l’on retrouvera dans d’autres cas analysés ici : d’une part, l’écrasement militaire des habitants des vallées et leur élimination ou assimilation en tant que main-d’œuvre des projets d’expansion territoriale des élites ; d’autre part, le « souci généalogique », qui situe l’Indien à l’origine historique de la République argentine.

30Ce nouvel héritage qu’intellectuels, scientifiques et politiques ébauchent autour des ruines calchaquíes suggère en effet une conception de l’indianité fondée sur une discontinuité historique des sujets (les habitants actuels n’ayant rien en commun avec ceux du passé), mais une continuité historique du territoire (le passé retrouvé sous terre est en effet l’héritage des élites du présent24). Peut-on alors se demander si le régime d’altérité qui prend forme en Argentine à travers l’exaltation du passé calchaquí donne lieu à une autochtonie sans autochtones ?

31Une troisième étude de cas ferme cette première section. Le travail d’Aura Reyes porte également sur la manière dont les élites scientifiques et politiques concevaient l’indianité dans la Colombie du xixe siècle. Elle explore deux espaces discursifs où l’altérité autochtone prend forme : le musée et les missions en zone de frontière. Dans les deux cas, comme l’explique Reyes, ce que veut dire « Indien » et les contenus associés à cette catégorie seront déterminés par le rôle potentiel que cet « autre » peut jouer dans le mythe et le projet d’unification nationale promu par le gouvernement dit de Régénération instauré en 1886. Ainsi, la question de savoir qui est Indien et quelle différence il représente vis-à-vis du « nous national » ne peut se comprendre que dans le cadre d’un projet national spécifique, qui gouvernerait cette catégorie et ce sujet. L’Indien serait ainsi un « autre muséifié » qui pouvait apporter des racines, un passé, une spécificité culturelle ; il pouvait également être « l’autre des missions », une sorte de « main-d’œuvre » de la souveraineté territoriale dont l’État avait besoin, apportant en plus le futur en puissance d’une patrie unifiée. Deux espaces, donc, de production d’indianité : l’un au cœur de l’État-nation (le musée), l’autre en périphérie ; l’un au passé, l’autre au présent. En tout cas, par contraste avec le cas argentin, il n’y aurait pas nécessairement de discontinuité entre ces deux espaces, seulement une variété de positionnements possibles, mais tous deux resteraient marginaux par rapport au nous national.

32Les chapitres de la première partie ont en commun d’explorer des observatoires « centraux » où est produit le profil de chaque altérité (les musées, les discours scientifiques). Cependant, le travail d’Aura Reyes annonce déjà la deuxième partie, en combinant l’analyse du musée avec l’examen des missions religieuses en zone de frontière. En effet, les chapitres de la deuxième partie déplacent l’objectif vers des zones de frontière (physique et symbolique) pour analyser les processus d’altérisation à l’œuvre dans ces marges de l’État. Les quatre chapitres sont traversés par des éléments communs malgré leur distance : la guerre (civile ou internationale), la colonisation du territoire, les efforts expansionnistes des représentants de l’État et des élites économiques, ainsi que l’instabilité des catégories d’identification.

33Lorena Rodríguez étudie le passage du régime colonial à la république dans la province de Tucumán (Argentine), en analysant spécifiquement le devenir de la catégorie « Indien ». En effet, comme dans bien d’autres contextes latino-américains, le terme « citoyen » devient dominant à la suite des indépendances, invisibilisant ainsi, dans les sources historiques, les populations identifiées comme autochtones. En même temps, comme l’explique Rodríguez, s’opère aussi un marquage social et subalterne de l’« autre » indien. Si dans le contexte colonial « Indien » était surtout une catégorie fiscale et juridique utilisée pour faire référence à ceux qui étaient obligés de payer le tribut, elle deviendra une catégorie d’identification sociale, dont la définition sera plus floue, jusqu’à ce que, comme l’analyse de Rodriguez le montre, sa signification soit déplacée vers les marges symboliques de la nation, là où le barbare ou le sauvage subsistent. Occuper la position d’Indien signifiait être « en dehors » de la civilisation car les Indiens tributaires d’avant étaient désormais nommés « citoyens ». Indien et sauvage deviendront ainsi interchangeables. Cette recherche rend donc compte de ce qu’ailleurs nous avons nommé les « variations historiques de l’autochtonie25 ». Variations qui, comme nous le verrons, rappellent le processus analysé par Luc Capdevila sur la catégorie d’Indien au Paraguay, mais un siècle plus tard.

34Ces variations historiques de la catégorie « Indien » font aussi l’objet du chapitre de Laura Brondino. À partir du cas du Yucatán, une autre province périphérique du Mexique maintenant, elle explore comment la notion de service public rattachée à celle de citoyenneté, comprise dans son acception républicaine d’appartenance à une communauté par la participation au bien commun, permet une redéfinition du terme « Indien » à la suite de l’indépendance du Mexique. Ce sont donc les variations de cette notion de citoyenneté, courante durant la période coloniale, tout au long du xixe siècle qui constituent le centre de l’analyse. La guerre civile qui y éclata vers 1845 entre des paysans soulevés et les élites foncières (dite de castas), ainsi que l’intervention, vers la fin du siècle, de l’État fédéral du Mexique seront les deux facteurs qui, dans l’analyse de Brondino, semblent déterminer le cours des variations de signification de la catégorie Indien et de son lien avec la citoyenneté.

35C’est sur le Paraguay entre 1880 et 1940 que porte le travail de Luc Capdevila, période traversée par deux guerres internationales de haute intensité (celle de la Triple Alliance en 1864-1879 et la guerre du Chaco, contre la Bolivie, entre 1924-1936), et une période d’entre-guerres où un « national-indigénisme », comme l’appelle Capdevila, se développe. Certes il ne s’agit pas, stricto sensu, d’un processus à la marge de la nation, mais, tout comme les deux études de cas précédentes, le processus ici à l’œuvre porte sur les défis que l’incorporation des zones de frontière nouvellement acquises – à la marge de l’État paraguayen – a supposé pour le projet de formation de l’État et de l’identité nationale.

36En effet, l’identité nationale qui se développe dans ce pays peut être comprise comme une sorte d’identité « cannibale », au sens où elle intègre l’indianité, non pas, comme au Mexique, pour résoudre ce qui était perçu comme un problème d’hétérogénéité nationale, mais pour construire un « entre-soi », pour penser le nous national. Ce nous national se fonde sur l’idée de métissage entre descendants hispaniques et autochtones, sur la souveraineté historique sur le territoire et, enfin, sur l’établissement de la langue guarani comme langue nationale « de connivence ». C’est ainsi qu’au moins jusqu’à la fin de la Guerre du Chaco, il n’y aura pas de marquage particulier pour l’altérité, ou, formulé autrement, l’altérité autochtone n’est pas reconnue comme « autre », mais plutôt comme dissoute dans le nous. Avec la nouvelle frontière intérieure qu’est la région du Chaco, une altérité inédite, associée, encore une fois, à la barbarie, à la sauvagerie, commencera à se stabiliser. La catégorie Indien acquiert donc une sorte de double sens négatif : s’il s’agit de l’Indien-intégré, il disparaît dans le métissage ; s’il s’agit de l’Indien des frontières, il devient le Sauvage, représentant du coup un problème de souveraineté car il ne fait pas partie du peuple, du nous.

37En somme, jusqu’ici, trois cas sont présentés où l’altérité semble se polariser, bien que de manière différente dans chaque cas. Si au Tucumán, s’opère une invisibilisation de l’autre Indien vers le « blanchissement », au Yucatán on n’assiste pas tant une disparition de l’autre qu’à une reformulation de la frontière le séparant du reste du corps social. Enfin, au Paraguay, l’invisibilisation se joue en « indianisant » le nous national ou (est-ce la même chose ?) en « désindianisant » certains marqueurs sociaux tels la langue ou le phénotype.

38Enfin, à partir d’une étude contemporaine dans le Chaco paraguayen, mais portant sur l’après-guerre du Chaco (1940-1960), le chapitre de Nicolas Richard entame une discussion ouverte sur la dimension nationale de l’État et des altérités qui se produisent au sein du processus hégémonique que celui-ci suppose. De son point de vue, il s’agit plutôt d’un processus colonial qui n’implique pas de construction nationale. Son étude établit une typologie des formes prises par l’ensemble « prénom-nom » au Chaco à la suite de la guerre contre la Bolivie, lorsque ce mécanisme d’identification commence à se systématiser dans la région. Richard décèle trois types de prénom-nom parmi la population native de la région : ceux qui sont complètement hispaniques ; ceux qui combinent des noms hispaniques et des noms en langue native ; et ceux qui, bien qu’hispaniques, ne répondent pas à la logique étatique d’un nom/une personne mais sont changeants et ne s’héritent pas. Trois formes d’articulation au projet hégémonique, en somme : disparition de l’ancien, mélange entre l’ancien et le nouveau et maintien de l’ancien sous-jacent dans le nouveau. Ce chapitre partage avec les précédents la volonté d’étudier des populations vivant dans des régions où la présence de l’État, quand elle existe, n’est qu’éphémère et toujours incomplète.

39La dernière partie du livre comprend deux chapitres qui examinent les mesures prises par les responsables gouvernementaux pour transformer les populations perçues comme « autres » autochtones : celui de Laura Giraudo sur le Mexique et celui de Françoise Martinez sur la Bolivie au début du xxe siècle.

40En analysant les trajectoires professionnelles et les témoignages des premiers maîtres ruraux explicitement identifiés comme « Indiens » dans le Mexique des années 1930, Laura Giraudo montre comment l’attribution de la catégorie Indien, tant par les fonctionnaires de l’Éducation nationale que par les maîtres – qu’ils soient ou non identifiés comme Indiens – est hautement circonstancielle. Son analyse fait apparaître clairement que la position en tant qu’Indien a une valence plutôt négative. Cependant, être placé dans cette position n’est pas systématique, un même village pouvant être perçu comme indien ou comme mestizo par le même fonctionnaire à des moments différents. À travers ces témoignages et en pointant du doigt l’instabilité du sens donné au terme « Indien », Giraudo montre comment les contenus de la catégorie, loin d’être immobiles, se construisent progressivement ; ils deviennent ainsi un objet d’interrogation historique.

41Pour sa part, Françoise Martinez présente également une synthèse des projets d’éducation – dits de régénération – en Bolivie au début du xxe siècle. Elle aussi décèle une tension entre la volonté d’incorporer le sujet autochtone et l’apparente impossibilité d’effacer toute trace d’altérité. Autrement dit, un antagonisme entre des projets d’homogénéisation (qui se concevaient généralement comme la dissolution de l’altérité dans le national) et une réticence à renoncer au marquage de certains pans de la population comme « autres ». Il ressort de l’analyse proposée par Martinez qu’au moins jusqu’aux années 1950 (et peut-être au-delà), le marqueur d’altérité dominant en Bolivie était celui de la « race ». Contrairement au cas développé par Giraudo, la différence entre le « nous national » et les « autres autochtones », la frontière qui les séparait semblait assez stable et pouvait se nommer en termes raciaux. Ainsi, bien que l’école ait été au centre du projet de régénération et d’unification nationale, la proximité entre « l’autre » et le « nous » ne pourrait jamais franchir la barrière « raciale » qui les séparait. Le projet réformateur avait donc une limite.

42Le livre se clôt sur un article de Carmen Bernand qui propose un parcours de moyenne durée (entre la fin du xviiie siècle et les premières décennies du xxe), où elle compare les cas mexicain et argentin, en les situant également en rapport avec l’Espagne durant la période coloniale. L’auteure retrace ainsi les coordonnées qui donneront forme à l’indianité durant cette longue période : tout d’abord, la base agraire du sujet autochtone ainsi que sa position en tant que paysan et travailleur rural dans la structure socioéconomique. Ensuite, la tension constante entre la quête d’égalité pour tous les citoyens de chacune des nouvelles nations et les conséquences que ce projet avait sur la manière dont les élites qui le promouvaient s’identifiaient. En effet, si les élites pouvaient souhaiter que les Indiens « s’élèvent » pour intégrer la Nation, accepter que « nous » et « les autres » soient tous « les mêmes », semblait toutefois impossible. Enfin, un troisième phénomène transversal sur le continent est le basculement de la catégorie « Indien » vers le pôle de la barbarie, avec l’ébauche, surtout dans la deuxième moitié du xixe siècle, du « Sauvage ».

43C’est donc depuis ces différents contextes, acteurs et problématiques que l’indianité est ici interrogée. Le plus souvent, en l’articulant aux processus de formation de l’État et de la Nation, même si, comme le suggère Richard pour le cas du Paraguay, cet État-nation s’est construit suivant une forme colonialiste. Un effort donc pour restituer non seulement l’histoire des populations désignées comme indiennes ou autochtones, mais également des processus de catégorisation et de remplissage et variation des sens attribués à ce concept, à cette position, à cette forme d’identification.

44Si, longtemps, la recherche sur l’indianité a été fascinée – pour ne pas dire obsédée – par les continuités, les permanences, les substrats culturels perçus comme anciens, voire « originaires », nous faisons le choix de déplacer notre regard pour centrer l’analyse davantage sur l’instabilité, la contingence et la variabilité de cette forme d’identification. Nous croyons que ce changement de focale peut contribuer à poser d’autres coordonnées pour la recherche sur ces problématiques, ou du moins à relancer le débat, qui ne peut se satisfaire de la circularité dans laquelle il s’est trop longtemps trouvé enfermé.

Bibliographie

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Notes de bas de page

1 Cf. entre autres Barth F., Ethnic groups and boundaries. The social organization of culture difference, Oslo, Universitetsforlaget, 1969 et Schnapper D., La Relation à l’Autre. Au cœur de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1998.

2 Cf. Bartra R., La jaula de la melancolía. Identidad y metamorfosis del mexicano, Mexico, Grijalbo, 2003 (1987) ; Basave Benítez A., México mestizo. Análisis del nacionalismo mexicano en torno a la mestizofilia de Andrés Molina Enríquez, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 2002 ; Lomnitz C., Deep Mexico, Silent Mexico. An Anthropology of Nationalism, Minneapolis, University of Minneapolis Press, 2001 ; Tenorio-Trillo M., « Del mestizaje a un siglo de Andrés Molina Enríquez », in E. C. Kouri (éd.), En busca de Molina Enríquez. Cien años de « Los grandes problemas nacionales », Mexico, El Colegio de México/Universidad de Chicago, 2009 ; Stern A. M., « Mestizofilia, biotipología y eugenesia en el México posrevolucionario ; hacia una historia de la ciencia y del Estado, 1920-1960 », Relaciones. Estudios de Historia y Sociedad, vol. xxi, 2000, p. 57-99.

3 Cf. Cunin E., Administrer les étrangers au Mexique : Migrations afrobéliziennes dans le Quintana Roo (1902-1940), Paris, Karthala Editions, 2014 ; Cunin E. et Hoffmann O., Blackness and Mestizaje in Mexico and Central America, Trenton, Africa World Press, 2014 ; Hoffmann O. et Rinaudo C., « The Issue of Blackness and Mestizaje in Two Distinct Mexican Contexts: Veracruz and Costa Chica », Latin American and Caribbean Ethnic Studies, vol. 9, n° 2, 2014, p. 138-155 ; Wade P., « Blackness, Indigeneity, Multiculturalism and Genomics in Brazil, Colombia and Mexico », Journal of Latin American Studies 45(2), 2013, p. 205-233.

4 Selon le TLF une propriété comprend « des attributs propres à un corps particulier qui peuvent déterminer sa manière d’agir ou de réagir dans des conditions précises », [http://www.cnrtl.fr/definition/propri%C3%A9t%C3%A9].

5 Viveiros de Castro E., « Le marbre et le myrte : de l’inconstance de l’âme sauvage », in A. Becquelin et A. Molinie (éd.), Mémoire de la tradition, Nanterre, Société d’Ethnologie, 1993, p. 365-431.

6 Cette association entre propriétés et stabilité est d’autant plus notoire dans le cas des populations autochtones qu’à notre connaissance, aucun autre groupe social ne fait l’objet d’une telle quête. En effet, nous n’avons connaissance d’aucune recherche visant à montrer la continuité des logiques culturelles chez des populations perçues comme éminemment modernes dans le contexte latino-américain (par exemple les mestizos, les ouvriers, les migrants, etc.).

7 Pour une critique systématique de cette manière de comprendre l’altérité, voir, entre autres, Bazin J., Des clous dans la Joconde : l’anthropologie autrement, Paris, Anacharsis, 2008 ; Naepels M., Histoires de terres kanakes. Conflits fonciers et rapports sociaux dans la région de Houaïlou (Nouvelle-Calédonie), Paris, Belin, 1998.

8 Pour une analyse critique du droit coutumier en ce qui concerne les pratiques légales agraires au Yucatán contemporain, voir Torres Mazuera G., La común anomalía del ejido posrevolucionario. Disonancias normativas y mercantilización de la tierra en el sur de Yucatán, Mexico, CIESAS, sous presse.

9 Kourí E., Un pueblo dividido. Comercio, propiedad y comunidad en Papantla, México, Mexico, Fondo de cultura económica, 2013.

10 Barrera-Aguilera Ó. J., « Entre apatía y colaboración : actitudes hacia las escuelas rurales en la región de San Barolomé de los Llanos, Chiapas, 1926-1940 », Revista Liminar. Estudios Sociales y Humanísticos, 11e année, vol. xi, n° 1, janvier-juin, 2013, p. 42-56.

11 Sur la tension entre les discours politiques fondés sur l’indianité et le fait que les personnes désignées comme autochtones s’auto-identifient rarement comme telles en Bolivie – mais valable pour de nombreux contextes latino-américains –, voir notamment Canessa A., « Conflict, claim and contradiction in the new “indigenous” state of Bolivia », Critique of Anthropology, vol. 34, n° 2, 2014, p. 153-173.

12 Pour une analyse plus détaillée de cette approche de l’indianité au Mexique, voir López Caballero P., Les Indiens et la Nation au Mexique. Une dimension historique de l’altérité, Paris, Karthala/Sciences Po, 2012.

13 Cf. Bonfil Batalla G., « El concepto de indio en América : una categoría de la situación colonial », in G. Bonfil Batalla (éd.), Identidad y pluralismo en América latina, Buenos Aires, Fondo editorial de CEHASS et Editorial de la Universidad de Puerto Rico, 1992, p. 25-48 ; Friedlander J., Being Indian in Hueyapan: A Study of Forced Identity in Contemporary Mexico, New York, Saint Martin’s Press, 1975.

14 Robin Acevedo V. et Salazar Soler C. (éd.), El regreso del indígena. Retos, problemas y perspectivas, Lima, Institut Français d’Études Andines (IFEA)/Centro Bartolomé de las Casas (CBC)/Coopération régionale française, 2009.

15 Cf. Boccara G., Guerre et ethnogenèse mapuche dans le Chili colonial : L’invention du soi, Paris, L’Harmattan (Recherches Amériques latines), 1998 ; Hill J. D., History, Power, and Identity : Ethnogenesis in the Americas, 1492-1992, Iowa City, University of Iowa Press, 1996.

16 Cf. Giudicelli C., « Historia de un equívoco. La traducción etnográfica de las clasificaciones coloniales. El caso neovizcaíno », in C. Giudicelli (éd.), Fronteras Movedizas. Clasificaciones coloniales y dinámicas socioculturales en las fronteras americanas, Mexico, Zamora, Colmich, CEMCA, 2010, p. 139-171 ; Lestage F., « Peut-on parler d’idéologie “séparatiste” au Mexique ? À propos de la persistance des catégories indien/non indien en contexte migratoire », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [en ligne], Débats, mis en ligne le 20 septembre 2013, consulté le 25 mars 2015. URL : [http://nuevomundo.revues.org/65735] ; DOI : [.65735] ; López Beltran C. (éd.), Genes (&) Mestizos. Genómica y raza en la biomedicina mexicana, Mexico, UNAM, 2011.

17 Cf. Lavaud J.-P., « Essai sur la définition de l’Indien : le cas des Indiens des Andes » in G. Gosselin et J.-P. Lavaud, Ethnicité et mobilisations sociales, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 41-65 ; Morner M., Le métissage dans l’histoire de l’Amérique latine, Paris, Fayard, 1971.

18 Ségato L. R., « Raza es signo », in L. R. Ségato (éd.), La nación y sus otros, Buenos Aires, Prometeo, 2007, p. 131-150.

19 Ibid, p. 133.

20 Cf. López Caballero P., Les Indiens et la Nation au Mexique, op. cit. ; López Caballero P., « La formation nationale de l’altérité. Art, science et politique dans la production de l’autochtonie à Milpa Alta (Mexico), 1900-2010 », L’Homme, n° 203-204, 2012, p. 239-264.

21 Briones C., « Madejas de alteridad, entramados de Estados-nación : diseños y telares de ayer y hoy en América latina », in D. Gleizer et P. López Caballero (coord.), Nación y alteridad. Mestizos, indígenas y extranjeros en el proceso de formación nacional, Mexico, UAM-Cuajimalpa, Ediciones Educación y Cultura, 2015, p. 17-61.

22 Ibid, p. 59.

23 Ségato L. R., « Raza es signo », op. cit., p. 29.

24 À ce sujet la distinction proposée pour un cas différent par Benoît de l’Estoile entre passé (sans héritiers visibles) et héritage peut s’avérer utile : De L’Estoile B., « The past as it lives now: an anthropology of colonial legacies », Social Anthropology/Anthropologie Sociale, vol. 16, n° 3, 2008, p. 267-279.

25 López Caballero P., « Mexicains sans être métis, autochtones sans être indiens. Variations dans la représentation de soi chez les originarios de Milpa Alta (Mexico) (1950-2000) », in N. Gagné, T. Martin et M. Salaün (coord.), L’autochtonie en question. Regards croisés France-Québec, Québec, université de Laval, 2009, p. 229-247.

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