Des quarantaines au centre pour migrants : étude des stratégies d’attente dans les dispositifs biopolitiques (XIXe-XXe siècles)
p. 135-150
Texte intégral
1Depuis les écrits de Michel Foucault, la biopolitique n’a cessé de s’inscrire dans toute une série de travaux et débats en sciences sociales1. En effet, les dispositifs biopolitiques mis en place au sein des sociétés industrielles au xixe siècle s’organisent autour de « finalités curatives » (campagnes de prévention sanitaire, vaccination, dispositifs de protection sociale etc.) mais également dans des perspectives préfigurant des formes nouvelles d’une « thanatopolitique2 ». La corporéité des discours et pratiques politiques tend à redéfinir les cadres institutionnels d’exercice du pouvoir (démocratie, totalitarisme etc.), mais également à réévaluer les représentations sociales que ces pratiques peuvent générer. Comme le rappelle Lazzaroto : « La biopolitique “se greffe” et s’ancre sur une multiplicité de relations de commandement et d’obéissance entre forces que le pouvoir “coordonne, institutionnalise, stratifie, finalise”, mais qui ne sont pas sa projection pure et simple sur les individus3. » Néanmoins, il existe une différence réelle entre la verticalité du biopouvoir et l’éclatement des pratiques et dispositifs biopolitiques. Parti d’une approche centrée sur la question de l’exercice du biopouvoir – à travers notamment les ouvrages Surveiller et Punir et le tome 1 de l’histoire de la sexualité (la volonté de savoir) – Michel Foucault a lui-même réévalué une partie de ses recherches en s’intéressant plus subtilement aux relations entretenues entre le biopouvoir et la socialisation des pratiques et dispositifs biopolitiques, comme en atteste sa définition du concept de « gouvernementalité », dont les agencements se révèlent plus interactionnistes que déterministes : « J’appelle “gouvernementalité” la rencontre entre les techniques de domination exercées sur les autres et les techniques de soi4. »
2Les réflexions du philosophe Giorgio Agamben nous présentent également des arguments très novateurs, en reconsidérant notamment l’évolution des théories et usages de la raison d’État. Rompant avec l’idée d’une stricte verticalité du biopouvoir, Agamben analyse plus spécifiquement la nature biopolitique des sociétés modernes, en observant plus particulièrement les catégories « en marge » de la société. Ses réflexions s’articulent autour de l’idée d’une extensivité du recours à la raison d’État. Délaissant l’approche foucaldienne du pouvoir, en s’appuyant sur une analyse herméneutique des travaux de Carl Schmitt, Agamben interroge la question de la souveraineté et de ses différentes acceptions. En effet, son analyse des évolutions juridico-historiques de « l’État d’exception » vise à déchiffrer la manière dont les gouvernements contemporains organisent des usages du pouvoir, en investissant progressivement l’ensemble des champs de la vie et en balisant – à travers les lazarets ou les centres de rétention par exemple – des territoires dans lesquels l’exercice de ce pouvoir apparaît totalement souverain5. La reconsidération de la notion de souveraineté dans les logiques de contrôle et de répression du biopouvoir, permet à Agamben de repenser la biopolitique dans son territoire, à travers le paradigme du camp6. Par ailleurs, si les premiers « camps de concentration » apparaissent à la fin du xixe siècle, ces derniers s’inspirent également de structures antérieures. Les lazarets, dont l’édification s’intensifie dans les villes-ports suite à la première grande épidémie de choléra des années 1830, ressemblent par de nombreux aspects aux camps : vie réglée par des contraintes sanitaires et hygiéniques, organisation hiérarchisée avec une logistique de distinction socio-spatiale des personnes (malades/en bonne santé, équipages/passagers, officiers/matelots etc.), contraintes quotidiennes et, dans le même temps, jeux sociaux et transactions informelles plus moins tolérés par les autorités, etc.
3La quarantaine apparaît différente du lazaret. Elle peut se déployer dans tous types de lieux (la ville, le navire etc.). Son usage et ses règles se distinguent par une plus grande souplesse que ceux des lazarets : son territoire est extensible, modifiable en fonction de l’évolution de l’épidémie, de même que ses règles peuvent apparaître plus ou moins strictes en fonction de la dangerosité réelle ou estimée.
4Face à la montée en puissance de la navigation au long cours et du commerce transocéanique, les dispositifs de quarantaine vont faire l’objet de nombreux débats, réformes et dispositifs parfois singuliers. Les menaces épidémiques nouvelles, liées plus particulièrement aux effets socio-médicaux de l’urbanisation, favorisent le développement de stratégies prophylactiques renforcées par l’intensification des recherches débats et polémiques dans le domaine de la santé. Dans le xixe siècle des « Bourgeois conquérants », la quarantaine fait également l’objet de nombreuses réticences. Certains médecins militent en faveur de sa disparition, arguant notamment qu’il s’agit là d’une pratique archaïque, issu d’un temps (le Moyen-Âge) marqué par la superstition et le millénarisme7. Les lazarets et quarantaines ont également tendance à se multiplier au sein des villes-ports du xixe siècle, et ceci à mesure que les échanges commerciaux et les migrations s’accélèrent. La peur que génèrent les épidémies, converge par ailleurs avec le durcissement des dispositifs gouvernementaux de surveillance sanitaire, plus particulièrement ceux s’exerçant sur les plus pauvres, perçus comme un péril épidémiologique réel, notamment depuis les premières études statistiques sur le choléra. L’épidémie de typhus au lazaret de Grosse Île en 1847 vient considérablement renforcer cette impression8.
5Mais en analysant plus précisément les quarantaines et lazarets au sein des villes-ports, on ne peut se dispenser de faire des liens entre ces institutions et les nombreux centres pour migrants qui se développent dans les États industriels au xxe et xxie siècle. Les uns comme les autres produisent des règles en dehors, « à l’exception ». Il ne faut jamais oublier que le premier Centre de Rétention Administratif en France (à Marseille), n’avait aucune existence juridique réelle lorsque la préfecture de police de Paris en fit l’acquisition des locaux.
6Il apparaît donc logique que les institutions qui succéderont, ou s’inspireront de ces territoires de quarentaine, ces centres de rétentions administratifs, centres pour migrants, camps de réfugiés, etc. parachèvent des formes nouvelles de contrôle et de répression. Désormais, l’attente devient une forme à la fois objective et extensive de gestion des mouvements de population. Dès lors, et en prenant en considération le fait que nous vivons dans des sociétés qui glorifient la vitesse, il faudra également se demander en quoi l’attente produite, institutionnalisée et réglementée par l’autorité, édifie des formes de moralisation qui passent également par des gestuelles contraintes et rituelles. En ce sens, la place du corps dans les stratégies de contrôle se dessine comme un objectif essentiel de l’autorité. A contrario, il reste également essentiel de mesurer les effets somatiques de l’attente. Au-delà des désirs d’ordre, les structures ont des fêlures. Dès lors, l’attente apparaît également comme un allié à double tranchant dans le sens où elle favorise les débordements, la réinvention de jeux sociaux interlopes etc. Cette dimension apparaît essentielle également à prendre en considération.
Quarantaines et migrations : le corps et l’attente
Régimes d’attente
7La révolution industrielle et technologique qui caractérise l’ensemble du xixe siècle, a contribué à juguler la pesanteur du temps et de l’attente. Les navires à voile laissent place aux navires à vapeur, ce qui contribue à réduire considérablement les durées des traversées transatlantiques, favorisant par là même des flux migratoires dont les proportions – pour la deuxième moitié du xixe siècle – demeurent absolument considérables. Néanmoins, l’accélération inhérente au modèle capitaliste ne doit pas occulter le fait que certaines catégories de population subissent des protocoles et des dispositifs dans lesquels l’attente – souvent associée au dénuement et à l’angoisse – occupe une place considérable. Les villes-ports les plus actives dans le négoce et le transport maritime édifient des lieux visant à sécuriser les marchandises et les hommes dans une perspective prophylactique. Et, même si la pertinence du modèle de quarantaine continue de faire débat tout au long du xixe siècle, cette solution semble être la seule réellement efficace pour sécuriser la ville lorsque le « danger pathogène » arrive au port.
8Le lazaret constitue de ce point de vue un archétype intéressant. Plus que la quarantaine dont il constitue une émanation, le lazaret fait peur pour différentes raisons : ses espaces carcéraux, l’insalubrité qui y règne souvent et le fait que les malades – si l’épidémie est importante – se trouvent souvent contraints de côtoyer quotidiennement des gens en bonne santé. C’est d’ailleurs cet argument qui est souvent mis en avant par les médecins pour réclamer sa suppression. Certains praticiens utilisent ainsi divers objets pour mesurer la qualité de l’air, tandis que les médecins et chirurgiens embarqués dans les navires de guerre dénoncent souvent le fait que les lazarets produisent des pathologies en enfermant indistinctement et dans les mêmes espaces des personnes saines et des malades. L’importance des migrations transatlantiques au milieu du xixe siècle ne fait que renforcer cette idée, ce qui détermine de nombreuses villes à édifier des lazarets dans lesquels il est possible d’isoler les malades, mais surtout de protéger les plus riches patients des plus pauvres. L’hygiénisme social des médecins accompagne en effet un contrôle fondé sur une distinction sociale plus que médicale.
9Enfermées et auscultées, les personnes mises en quarantaine vivent une expérience qui peut se révéler extrêmement traumatique. A la crainte de la maladie s’additionnent également l’attente et l’ennui. De par le terme même de quarantaine, le lazaret demeure un lieu qui ne cesse d’organiser l’ennui pour mieux le conjurer. Certains médecins pensent en effet que ces sentiments, en favorisant la somatisation, peuvent à eux seuls déclencher une maladie (Maher, 1856).
10Durant la première moitié du xixe siècle, la querelle autour du recours à la quarantaine se manifeste notamment par les querelles entre les médecins « infectionnistes » et leurs homologues « contagionnistes ». En résumé, si les seconds demeurent favorables à l’usage des quarantaines pour juguler les épidémies et pandémies, les premiers estiment que ces dernières constituent des vecteurs pathogènes, la densité très forte de malades générant selon eux des émanations miasmatiques. Cette polémique médicale, symptomatique d’une époque dans laquelle on n’a pas encore découvert les modes de contamination microbienne et animale, apparaît également liée à des considérations extra-médicales. Les études historiques montrent bien que dans le cas des quarantaines maritimes, les médecins libéraux se trouvent plus majoritairement infectionnistes que les médecins militaires9. Pour les premiers, la quarantaine maritime tend à freiner le commerce, tandis que les seconds y voient un moyen de sécuriser les territoires et de limiter les pertes civile et militaire. Avec les grandes migrations européennes de la deuxième moitié du xixe siècle, la quarantaine deviendra également un moyen – épisodique mais néanmoins réel – de mieux surveiller les dissidents politiques.
11Ces débats vont néanmoins engendrer de profondes modifications dans les dispositifs de quarantaines et lazarets au xixe siècle. En effet, l’idée d’une quarantaine de « quarante jours » est devenue une lointaine chimère et ces dernières sont désormais réglementées selon des impératifs qui mêlent à la fois contraintes sanitaires et nécessités économique et commerciale. C’est ce qui détermine la plupart des ports à établir des règlements fixant des délais variables selon la dangerosité du territoire de départ du navire. Les ports pratiquent également des délais variables en raison de la nature des marchandises (les produits manufacturés présentant par exemple moins de danger pour eux). Pour la Turquie, le médecin Charles MacClean recense six régimes de quarantaine différents10. Au milieu du xixe siècle, la commission sanitaire du port de New-York évalue également toutes les formes de quarantaine possibles pour faire face à l’afflux de plus en plus important d’hommes et de marchandises. Elle tente notamment de mettre en place un système alternant lazaret et quarantaine sur les navires, afin de rationaliser les durées et protocoles de sortie, mais également d’offrir une solution face à l’inflation des personnes transitant par le port américain.
12Ces différentes règles peuvent donc générer des « formes d’attente » très diverses. Être mis en quarantaine sur un navire, dans le cas notamment des navires de guerre, présente des risques évidents, tant l’attirance des marins pour la « terre ferme » peut également les inciter à s’évader du bateau :
« Monsieur le Préfet, Nous avons l’honneur de vous prévenir que le dénommé Frédéric F. de Montpellier matelot à la Balancelle le Printemps commandé par le capitaine Mouthier venu de Mahon en quarantaine à la chaîne du port s’est évadé cette nuit sur la chaloupe dudit navire11. »
13L’évasion ne constitue par ailleurs qu’un risque parmi d’autres. De plus, si l’évasion fait peur puisqu’elle met à jour les failles de la sécurité sanitaire du port et de la ville, elle demeure extrêmement marginale au xixe siècle surtout sur les navires quarantaines puisque la plupart des marins ne sait pas nager. Les principaux risques inhérents à la quarantaine se nichent dans la zone de quarantaine elle-même. La consultation des registres médicaux des chirurgiens embarqués montre en effet que les cas de folie se révèlent nombreux sur les navires et dans les lazarets, dans les prisons ou dans les quarantaines : mélancolie, boulimie, hypocondrie sont autant de termes récurrents au sein de cette littérature scientifique.
14Mais l’attente ne peut être réduite à sa seule pesanteur. Elle draine avec elle certains apprentissages. Les populations mises au lazaret peuvent aussi déployer certaines formes de compétences sociales face à l’attente. Les marins chevronnés sont très régulièrement décrits comme des personnes rodées à l’usage et aux procédures de quarantaine. Ces derniers développent des aptitudes et des astuces – qu’ils se transmettent – pour dompter la dangereuse austérité du temps qui passe. Pour les autres, et notamment la masse de migrants européens qui traversent l’atlantique à partir du milieu du xixe siècle, le cérémonial restera souvent bien différent. Les rigueurs du voyage altèrent les sens, renforcent l’angoisse et la quarantaine constitue la dernière marche avant la libération... la peur de chuter est à la hauteur de l’engagement physique du parcours. Ici l’attente se charge d’une dimension élégiaque latente. Comme une subversive réponse à l’implacable austérité des procédures et des règlements.
Une « industrie » des corps en attente
15On constate une intensification des polémiques médicales autour de l’usage des quarantaines et lazarets à la suite de la première grande épidémie de choléra de 1832. Le choléra représente beaucoup plus qu’une maladie. C’est une pathologie endémique qui frappe principalement les quartiers pauvres des cités industrielles, mais elle risque aussi de se développer dans les quartiers cossus qui commencent à fleurir dans les grandes capitales européennes et américaines. De fait, le choléra apparaît à une époque où l’on pratique la statistique médicale12. Cette dernière participe d’une forme de médicalisation des discours sur la pauvreté et les gens qui en constituent à la fois les vecteurs et les victimes. Dans le cas des épidémies, la mise en attente proposée par la quarantaine permet au moins un isolement strict. L’attente se divise entre classes sociales et il ne faut jamais oublier que la ville haussmannienne se pense aussi comme un territoire destiné à prémunir les riches du « choléra des quartiers populaires ».
16Le lazaret apparaît néanmoins comme plus marqué, dans son fonctionnement, par la dimension industrielle des corps en attente. Espace du biopouvoir par excellence, ce dernier se caractérise par le fait qu’il dispose d’une infrastructure lui permettant le déploiement d’une vie sociale en attente. Le lazaret arbore une logistique du camp qui le charge immédiatement d’une dimension carcérale à la fois patente et latente. Leurs édifications répondent en effet à trois critères importants :
171. Des espaces fonctionnels pour assurer la garantie des procédures de soins (hôpital), désinfection (salles de fumigation), vie sociale et religieuse (cantine, espace commun et bien entendu une église ou chapelle). L’attente du patient hospitalisé.
182. Des bâtiments garantissant une répartition socio-spatiale qui reproduit le plus fidèlement possible, notamment dans les zones portuaires, les hiérarchies en cours au sein des navires. L’État-major ne se mélange pas aux marins qui, eux-mêmes, prennent soin souvent de se distinguer des migrants (en cas d’irruption épidémique, la hiérarchie entre marins et migrants semble en revanche s’effacer de façon significative). Ici, l’attente se distribue selon un principe socio-spatial.
193. Une logique industrialiste du traitement des corps analogue à celle pratiquée dans les hôpitaux qui permet une rotation constante des personnes, afin d’éviter le plus possible une sur-occupation de l’espace. L’attente contraste, puisque le patient « végète » parfois très longtemps pour un examen d’une rapidité aussi incroyable qu’angoissante.
20Par ailleurs, le lazaret reste inféodé à deux difficultés majeures : préserver une certaine concorde sociale entre les personnes, tout en s’assurant un respect des préceptes hygiéniques nécessaires à la limitation des risques infectieux et contagieux. Car les lazarets demeurent aussi des lieux de discussion, de transaction, de complots et de révoltes : on y joue, on y vend son corps (avec les risques d’épidémies vénériennes attenant), on se bat, on se révolte, on cherche parfois à s’évader... l’attente est ici pour les autorités, une contingence inhérente aux structures de cloisonnement médical et il reste important de maintenir une vie sociale, oscillant souvent autour de la prière, des jeux et de la musique. Sans cela, le risque de mutinerie notamment est considérablement accru. Le bagne de Brest fut victime de sa pire révolte au début du xixe siècle lorsque les autorités maritimes avaient décidé de retirer le vin des cantines.
21Cette réalité est tout aussi palpable au sein des autres dispositifs de quarantaine. Celle-ci peut en effet – lorsqu’elle s’étend à une ville par exemple – créer une sorte de régime d’exception souverain, dans lequel les personnes infectées se voient déchues empiriquement d’une partie de leurs droits au nom d’une condition politique s’exerçant directement sur « l’organique ». En ce sens, la quarantaine politise explicitement la vie matérielle en statuant sur l’attente – parfois vaine pour le patient – d’un retour à la normalité. La quarantaine propose donc un arsenal réglementaire qui peut se comprendre plus justement en réinvestissant les analyses posées par Agamben quant à l’usage de la suspension des droits civiques et de l’exil depuis l’antiquité : « Cette zone d’indifférence dans laquelle la vie du réfugié [...], à la fois exposée au meurtre et insacrifiable, marque une relation politique originaire qui est plus originelle que l’opposition schmittienne entre ami et ennemi, entre citoyen et étranger. » Agamben repense ainsi la logique de mise au ban en lui redonnant son historicité. En effet, « la structure de ban » apparaît très féconde pour reconsidérer les formes de conflictualité sociale que l’attente génère lors des périodes de quarantaine : « C’est cette structure de ban que l’on doit apprendre à reconnaître dans les relations politiques et dans les espaces publics où nous vivons encore13. »
22La quarantaine déploie parfois des formes d’attente contradictoires. Il y a celle des malades qui espèrent pouvoir fuir les zones infectées ou, à défaut attendre une hypothétique rémission. Mais, face à eux, les populations civiles non infectées constatent également leur assujettissement à des formes d’attente renforçant ou déclenchant des comportements et des réactions que l’on pourrait qualifier de « culturellement biopolitiques ». C’est le cas aux États-Unis où, dès la deuxième moitié du xxe siècle, des milices civiles se forment dans les zones de frontières mexicaines, notamment lors des épidémies de fièvre jaune. Les formes d’impatience sociale produites par les quarantaines altèrent les opinions, animalisent également les relations sociales. À tout cela s’ajoutent les manifestations de l’imaginaire religieux et païen. La quarantaine, lorsqu’elle s’étend à l’échelle d’une ville, transforme radicalement les pratiques et la configuration socio-spatiale. La dimension psychosociale de l’attente peut déterminer une partie de la population à être à la fois productrice et revendicatrice d’un régime d’exception structuré autour des « zones d’attente ». Chacun fabrique ses lois et les plus puissants assument des fonctions régaliennes – comme celle de la police et de la justice par exemple. Cette réalité fait écho aux analyses de Giorgio Agamben sur les règles et leurs applications au sein des centres de rétention administrative : « Un lieu apparemment anodin délimite, en réalité, un espace où l’ordre juridique normal est en fait suspendu et où commettre ou non des atrocités ne dépend pas du droit, mais seulement du degré de civilisation et du sens moral de la police qui agit provisoirement comme souveraine [...] le camp en tant que localisation disloquante est la matrice cachée de la politique où nous vivons encore et que nous devons reconnaître [...] dans les zones d’attente de nos aéroports comme dans certaines périphéries de nos villes. Il est ce quatrième élément qui vient s’ajouter, en la brisant, à l’ancienne trinité État-nation (naissance)-territoire14. » L’attente d’une « rémission collective » favorise l’irruption de la « bestialité clinique » et de la « peur épidermique » qui souvent la façonne. L’attente participe ainsi d’une restructuration des représentations culturelles du territoire et, dans le cas des épidémies, elle conjugue à l’animalité des pratiques de contrôle, des formes nouvelles de déplacement et d’enfermement.
Attente, territoire et animalité : la place du corps en attente dans les dispositifs biopolitiques
23Les procédures de quarantaine et l’édification de lazarets vont s’intensifier considérablement durant la seconde moitié du xixe siècle. La colonisation européenne et les échanges commerciaux galvanisent le commerce vers l’Amérique et l’Asie. Mais dans le même temps, ce commerce accélère le développement de dispositifs prophylactiques, que l’on regarde très souvent comme des solutions coûteuses et inefficaces. Néanmoins, la diffusion d’épidémies comme le choléra et le typhus, qui voyagent plus rapidement à mesure que le transport maritime gagne en efficacité, persuade les autorités administratives et portuaires des villes à protéger leur population ainsi qu’à garantir la sécurité du port et de ses marchandises :
« The Judge denies that he has ever granted as injunction in favoir of the bone-boiling establishments. On that point he speaks with a frankness which in these unhealthy days is refreshing:
“I regard all those bone-boiling, fat-boiling and similar establishments as being abominable nuisances, which, instead of being protected by the courts, I wonder the people have not abated by their strong arm, without any Board of Health” We hope that the upholders of ill-health have heard this vigorous piece of judicial opinion, and will take counsel forthwith as best suits the health and quiet of the city15. »
24Confrontée à une immigration de plus en plus massive, la ville de New York incarne un archétype intéressant dans la prise en compte de la dimension sécuritaire (et aussi biopolitique) de la santé. Si les migrants européens ne se voient que très rarement refusés l’accès au sol américain, les peurs épidémiques se traduisent finalement par la multitude des procédures de quarantaine qui s’apparentent à de l’enfermement. Les examens médicaux consistent parfois pour le patient à tester sa capacité à masquer ou minorer les stigmates pathologiques inhérents aux conditions de voyage :
« The country has had four visitations of Cholera. In June 1832, it was found in an emigrant vessel in the St. Lawrence river, it reached Quebec a few days later, New York two weeks later than Quebec, and soon afterward cases were found in Albany and other cities along the water line of the Middle States. In this city, it then killed 3,513. On the 2nd of December, 1848, it again reached New-York, having killed 14 passengers during the voyage of the three weeks from Havre. About the same time, it arived at New-Orleans, killing there 1,400 during Jannuary16. »
25L’article insiste par ailleurs sur le fait que les migrants pauvres des villes constituent une menace à l’arrivée du navire... mais également lorsqu’ils se trouvent installés dans la cité. Contraint de loger dans des conditions insalubres, les immigrés nouvellement arrivés sont dépeints comme un risque, aussi bien lorsqu’ils sont au port qu’une fois insérés dans le maillage urbain d’une ville qui peine déjà à absorber sa population :
« Thus the medical officers report that in the of Jewksbury the cholera was first announced in an alley containing a slaugther-house, pig-aties and a bone-deposit; and for more than a mont hit lingered there, sprending thence over the town17. »
« There is no exception to this rule [la règle de propagation du choléra dans les villes].It applies to the court, alleys and houses occupied by the industrious classes ; it applies to public institutions of every kind; to prisons, to hospitals, to lunatic asylums, and, above all, to etablishments specially erected to teste the value of sanitary principles – to model lodging houses of the metropolis18. »
26Le rapprochement opéré au xixe siècle entre mobilité et épidémie permet aussi de mieux concevoir la fonction de « stase » inhérente à la quarantaine19. Puisque le mouvement des populations diffuse l’épidémie, il convient – lorsque cette dernière survient – de bloquer les flux de population dans les ports. Paradoxalement, à mesure que cette conception biopolitique de la gestion épidémiologique se développe, la fonction curative de la quarantaine tend, elle, à décliner. L’isolation des passagers vise avant tout à protéger le reste de la population. Beaucoup de praticiens du soin en remettent en cause la pertinence prophylactique, mais la persistance de la pratique démontre également que les quarantaines et lazarets servent parfois davantage à protéger la population « de l’extérieur » contre la population flottante et migrante astreint à la surveillance sanitaire. En rassurant une bourgeoisie urbaine en demande de sécurité sanitaire, les quarantaines contribuent à l’émergence de nouvelles pratiques et modalités de discours xénophobes et racistes.
27La quarantaine finit donc par structurer une attente de type carcéral, le distingo entre prison et lazaret jouant de la subtile nuance qui peut exister entre les termes de « détention » et de « rétention ». Par ailleurs, les lazarets – structures fixes souvent présentes sur les îles et dans les ports – génèrent également des formes de distinction sociale, renforcées par la compétence qu’à chaque personne à pouvoir supporter l’attente (la maîtrise de la lecture, les amis, les habitudes sociale et culturelle etc.). En effet, si celle-ci peut être propice à la détente, la réflexion, l’écriture ou la lecture, pour nombre de migrants débarqués dans les villes-ports, il s’agit essentiellement d’une expérience traumatique dans laquelle la médecine industrialise les corps : examen médical avec instruments, passage en salle de fumigations, isolement strict des malades avec parfois les drames familiaux consécutifs des formes arbitraires de contraction de la maladie, peur et comportements violents des personnels médicaux lorsque ces derniers commencent à craindre pour leur propre vie etc. On peut ici parler d’une sorte « d’animalité clinique », générée plus particulièrement par l’attente d’une sortie de crise épidémiologique. Le corps se voit réduit à sa simple expression biologique ; agent « sain » ou « pathogène ». Enfin, la survivance des pratiques de rétention dans nos sociétés industrielles signale également que la quarantaine médicale s’est progressivement étendue à d’autres stratégies biopolitiques, tout particulièrement celles liées aux stratégies de contrôle de l’immigration. La perte de la dimension médicale de la quarantaine tient avant tout au fait que la sécurité prime sur le soin. Néanmoins, même de manière résiduelle, la médecine sociale du xixe siècle, en produisant toute une série de pratiques sur les corps, contribue aussi à façonner les stratégies de contrôle au sein des lieux destinés à mettre en attente les migrants.
De la biopolitique à la « biocitoyenneté »
Des considérations médicales aux stratégies de contrôle des migrants
28C’est à partir de la fin du xixe siècle que les règles sanitaires internationales vont faire évoluer les règles de quarantaine de façon plus significative. L’épidémie de choléra de 1890 en Espagne va réactiver la tenue de Conférence Sanitaire Internationale, débouchant sur la signature d’une Convention diplomatique le 30 janvier 189220. L’objectif consiste alors à concilier les intérêts du commerce et les intérêts de santé publique, mais également à questionner la pertinence du lazaret et de la quarantaine comme modèle de régulation de la santé publique. Les travaux de Pasteur et les progrès dans la connaissance médicale en matière de contagiosité animale (rôle du moustique dans la transmission de la fièvre jaune) ou bactérienne (bacille de Koch, responsable de la Tuberculose et identifié en 1882 par l’allemand Robert Koch) ont permis de mieux appréhender les mécanismes de contractions des maladies. Si les opposants aux théories contagionnistes sont de moins en moins nombreux à la fin du xixe siècle, le corps médical apparaît également comme plus légitimes à penser les stratégies de confinement. Les délais d’attente dans les quarantaines et les lazarets se réduisent de façon significative21. Par ailleurs, si les navires sont arraisonnés et mis en quarantaine d’observation dans le cas où ces derniers renferment des malades, il est en revanche proscrit de pratiquer des quarantaines d’observation lorsqu’il n’y a qu’une suspicion d’infection. Le médecin dispose quant à lui du diagnostic. Autrement dit, et face aux patients auscultés en série, il se pose désormais comme un maître du temps.
29Ces transformations attestent d’un progrès de la médecine dans le domaine de l’épidémiologie. Mais ces avancées témoignent aussi d’une adéquation entre le discours médical et les pratiques commerciales : à côté des délais réduits de quarantaine, beaucoup de gouvernements font également en sorte que les espaces de lazarets soient plus spacieux et l’isolation des patients plus performante. En Méditerranée comme dans l’espace Atlantique, on voit se constituer des réseaux de lazarets interconnectés qui rendent la communication médico-sanitaire nettement plus efficiente22.
30Il reste que cette réduction des délais de quarantaine s’accompagne également de considérations biopolitiques plus explicites. Les représentations anthropomorphiques du microbe influencent les discours et représentations racistes de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle. Le principal effet de l’évolution des théories et pratiques de santé publique résident notamment dans la prise en charge des populations migrantes. Les lois Johnson-Reed (1920) aux États-Unis en constituent l’un des exemples les plus caractéristiques. Mais d’autres exemples existent également. Ainsi, au début du xixe siècle, en Argentine, le Département national de la migration, de concert avec le Département national d’hygiène, met en pratique une politique d’exclusion à l’endroit des candidats à l’immigration. La maladie, le trachome, qui frappe l’œil et peut engendrer la cécité, devient de ce seul fait un critère de sélection des migrants23. Le microbe se juxtapose aux discours génétiques sur les différenciations raciales, la maladie, quant à elle, devient une sorte de stigmate juridique, une circonstance aggravante. En conséquence, si les délais de quarantaine se réduisent, la pratique de quarantaine quant à elle semble s’étendre bien au-delà des impératifs hygiéniques. La conjugaison de la Première Guerre mondiale et de l’épidémie de grippe espagnole (dont on estime le nombre de morts à plus de 300 millions) favorise le développement de dispositifs d’attente et de mises au ban à la fois plus systématiques et ancrés dans des représentations xénophobes.
31La médicalisation du discours autour des jeux migratoires, très fortement corrélés par le développement au xixe siècle des stratégies de contrôle sanitaire, est parfaitement illustrée actuellement par les flux migratoires qui se nouent à la frontière entre les États-Unis et le Mexique.
La frontière américano-mexicaine, biopolitique de l’attente et jeux migratoires de l’espoir
32La frontière américano-mexicaine se caractérise par un durcissement de ses techniques de contrôle, comme en atteste l’édification du mur de sécurité voulu par l’administration Bush, ainsi que par le développement de milices. De l’autre côté, au Mexique, des milliers de personnes attendent de pouvoir tenter leur chance, créant à la frontière des zones de peuplement extrêmement précaires et dangereuses. L’attente se nourrit aussi de la misère.
33La place des milices dans la sécurisation de la frontière américano-mexicaine atteste également d’une biopolitique para-étatique ou para-gouvernementale. Au Mexique, on voit également ce phénomène se développer à travers des structures telles que Les Casas del Migrante tenues par la congrégation des Scalabrinis24 et qui constituent des nœuds de déplacements, des points d’ancrage temporaire ponctuant les parcours migratoires en Amérique latine. Leur rôle au sein de ces circuits migratoires se trouve déterminé par des objectifs et des enjeux divers. Ces refuges se situent en effet au croisement de plusieurs influences : leur champ d’intervention les apparente d’une certaine manière à des Organisations Non Gouvernementales (ONG25). Néanmoins, ils s’en distinguent par leur dimension religieuse et leur lien avec des organismes d’État qui tentent de gérer les flux migratoires. Comment s’articulent les différentes logiques d’intervention de ces organes d’assistance ? En outre, ces refuges participent-ils à la mise en place d’une idéologie sécuritaire ?
34La notion de biopouvoir26 permet de décrire certaines dimensions de la prise en charge des migrants rapatriés et/ou « deportados » des États-Unis vers le Mexique, dont les corps et les activités sont contrôlés au sein de ces lieux semi-fermés. En effet, l’architecture et le fonctionnement des refuges sont en partie calqués sur le modèle du Panopticon de Michel Foucault27, espace carcéral qui renvoie à l’instauration d’une « technologie fine et calculée de l’assujettissement » permettant de rendre les corps « dociles ». De manière plus idéelle, la morale catholique exerce sur les migrants un contrôle « ouvert » de leurs pratiques et de leurs mœurs, veillant à éviter toute déviance. Or, l’expérience des quarantaines évoquée dans cet article nous montre que l’attente façonne aussi les comportements déviants.
35L’État mexicain apparaît reconnaissant de l’aide apportée par les Scalabrinis aux migrants : en 2006, le président mexicain Felipe Calderon décerne au Père Flor Maria le prix de Défenseur des Droits de l’Homme28. Les membres de la congrégation, conscients de la politisation croissante du thème migratoire, en profitent alors pour inviter les gouvernements mexicain et américain à réformer la politique migratoire afin de redonner toute leur dignité aux exilés. Dans quelles mesures ces refuges scalabriniens permettent-ils de pallier les absences des États en matière d’assistance aux migrants ?
36Les missionnaires agissent selon une logique d’application du principe de subsidiarité : l’État n’ayant pas mis en place des structures d’aide aux migrants, ils prennent en charge cette aide aux personnes vulnérables. Ainsi, ces refuges constituent une réponse religieuse aux lacunes et travers des lois migratoires et révèlent les inévitables écueils d’une fermeture de la frontière imposée sans aucune alternative et sans dialogue. José Moreno Mena, président de la Coalicion Pro Defensa del Migrante basée depuis 200529 dans la Casa del Migrante de Tijuana30, met en avant le paradoxe du rôle de l’État : « D’un côté, les autorités américaines des États-Unis obligent les migrants à passer la frontière par des routes de haut risque, ce qui accentue leur vulnérabilité face aux dangers et aux risques de mort. De l’autre, elles forcent les organisations de défense des migrants à prendre des mesures de protection pour atténuer les risques créés par celles-là mêmes31. » Un journaliste du quotidien El mexicanco soutient également que ces refuges constituent « un palliatif pour faire face à la responsabilité que le gouvernement n’assume pas ». Le fondateur de la Casa del Migrante de Tijuana, le Père Flor Maria, évoque les mêmes motifs à l’origine de l’intervention sclabrinienne et précise que « l’Église anticipe et commence par se faire une simplepièce de secours » ; elle permet ensuite d’asseoir les bases d’un « observatoire politico-social des migrations32 » que la société civile ou les gouvernements finissent par assumer. Nous pouvons donner un exemple concret de l’attitude contradictoire des gouvernements dans leur relation avec les migrants clandestins. Le 25 août 2011, certains membres du consulat américain livrent en effet à l’Instituto Madre Assunta, des donations issues de collectes faites en Californie (il s’agit surtout de vêtements : écharpes en laine, chaussures, etc.). Selon la travailleuse sociale, cet événement illustre le « comble » d’une position non assumée de la part du gouvernement américain, tiraillé entre un sentiment de culpabilité et une fermeté à toute épreuve concernant l’étanchéité des frontières.
37Les Casas del Migrante matérialisent-elles le processus d’« étatisation des mécanismes de discipline » décrit par Foucault, ou alors signalent-elles une forme de privatisation de la gestion de l’immigration (en lien aussi avec le surgissement du néolibéralisme et la volonté de réduire drastiquement les dépenses publiques) ? Ou alors, constituent-elles des membres internes du « macro-dispositif de contrôle social de l’État » comme l’affirme Iban Trapaga ? Celui-ci met en doute la prétendue neutralité de l’Église vis-à-vis de l’État. Pour cet ethnographe mexicain, des « synergies persistantes » lieraient Église et État, ces deux acteurs participant à un même système de contrôle et de criminalisation des migrants. La philanthropie des Scalabrinis rejoindrait par conséquent l’exercice du pouvoir (ou biopolitique) des gouvernements sur les migrants clandestins.
38Par ailleurs, du point de vue des migrants, ces refuges agissent davantage comme des tremplins de la migration. Ils constituent, pour tous les coyotes des villes frontalières, de véritables viviers de migrants en attente de traversée et prêts à débourser des sommes extravagantes pour rejoindre les États-Unis (souvent plus de 2 000 dollars). Les migrants peuvent, grâce à ce nœud de connexions, entrer en contact avec d’autres migrants, et ainsi s’entraider dans la réalisation de leurs projets. Le séjour passé dans les refuges où les repas sont offerts, leur permet de mieux s’organiser et de reprendre suffisamment de force pour réussir leur retour aux États-Unis. La légitimité et l’utilité des Casas del Migrante font donc débat des deux côtés de la frontière. La CNN fit par exemple un reportage d’une semaine en 1987 lors de l’ouverture du refuge. Le journaliste écrivit alors : « Cette Casa correspond parfaitement à l’hypocrisie de l’Église catholique : de même qu’elle interdit l’usage des préservatifs [...] elle ouvre un refuge pour illégaux et criminels. » Ces refuges font-ils barrière à la délinquance ou augmentent-ils le trafic de personnes ? Certes, comme le souligne le Père Flor Maria, « le crime organisé a choisi les routes migratoires comme territorialité », transformant les carrefours migratoires en lieux de recrutement pour la prostitution, la séquestration, l’extorsion et l’« industrie du toyotisme ». Cette incursion de la criminalité a suscité la mise en place d’un réseau très dense de sécurité : des agents de terrain aux patrouilles frontalières, en passant par les sources infiltrées. Les polices américaine et mexicaine restent en effet méfiantes et suspicieuses face au rôle joué par les Casas del migrante. Le 28 juillet 2011, des agents de la Police Fédérale mexicaine (la PGR, Procuradoria General Republica) ont par exemple fait irruption dans la Casa del Migrante de Tijuana sans ordre judiciaire, à la recherche d’un soi-disant assassin. José Moreno Mena a alors dénoncé les abus de la police, toujours prompte à ratisser les refuges pour y démanteler un réseau de trafic de migrants. Selon le directeur de la Coalicion pro Defensa del Migrante, les refuges promeuvent le respect de l’État de droit et font en sorte que règne la justice, mais les acteurs de l’aide demandent en retour que « l’autorité respecte leur travail33 ».
39Le cas de la frontière américano-mexicaine nous révèle également l’incapacité des États à freiner les flux migratoires. On peut même dans certains cas tenter de transformer des villes-frontières en zones d’attente. Ainsi, en Guyane française, région dans laquelle 90 % des reconduites à la frontière concernent des populations frontalières (du Brésil au sud et du Suriname au nord), les villes situées à la frontière de cette région outre-mer française sont surveillées par un poste de gendarmerie placé à l’extérieur de la ville et contrôlant les pièces d’identité des personnes entrant et sortant. Ce dispositif est très explicitement destiné à contenir l’immigration au sein des villes-frontières, en empêchant les migrants d’atteindre le chef-lieu de la région, la ville de Cayenne. Saint-Laurent du Maroni au nord et Oyapock au sud deviennent ainsi des villes d’attente, conjuguant mouvement perpétuel et « mise en attente », traversées par des migrations pendulaires qui ne cessent de se « jouer des frontières ». Car les candidats à l’immigration se révèlent être devenus des migrants du mouvement. Sur le Maroni, on peut voir ainsi tous les soirs, dans le quartier populaire de la Charbonnerie, un ballet de pirogues dans lesquels des hommes et femmes surinamiens viennent apporter des produits qu’ils pourront revendre plus cher dans la ville franco-guyanaise.
40Dès la fin du xixe siècle, lors des périodes d’épidémie de fièvre jaune, les populations nord-américaines de la frontière s’organisaient pour empêcher l’afflux de réfugiés mexicains34. Ainsi, la pesanteur du lien entre épidémie, quarantaine et population migrante au xixe siècle participe d’une structuration d’un discours médicalisant les corps. La théorie miasmatique des infectionnistes avait stigmatisé les dangers de l’insalubrité des quartiers populeux des grandes villes. La théorie pasteurienne et l’apparition de la microbiologie renforcent cette dimension en la déplaçant directement sur le danger organique des corps pauvres, ces derniers devenant des vecteurs de transmission épidémique de part leurs déplacements. Le corps du migrant se voit assujeti à toute une série de procédures de contrôle vis-à-vis desquelles l’attente constitue une contingence et, dans le même temps, une forme de rituel destinée à trier « le bon grain de l’ivraie ». L’attente se révèle comme un outil destiné à juguler les effets potentiellement dangereux des mouvements de population. Néanmoins, cette stratégie, ainsi que l’atteste l’exemple des Casas de Migrantes, n’apparaît pas comme l’apanage des seuls gouvernements. Le biopouvoir influe sur la relation entre les populations du dedans, pris dans la vitesse du quotidien des villes et métropoles de l’économie de marché, et celles du dehors, qui espèrent transformer leurs conditions. Dans cette perspective, le territoire du migrant devient celui sur lequel le temps s’exerce par pesanteur.
Fig. 1. – Yellow Fever Refugees.
41
42Car si l’attente se vit aussi en fonction des compétences sociales de chacun à la pratiquer, elle demeure essentiellement marquée par la volonté de distinction sociale. Il ne faut en effet jamais perdre de vue qu’à l’instar des quarantaines et lazarets, beaucoup de centres de rétention et de détention pour migrants ont été créés, ex-nihilo, sans qu’aucun cadre juridique ne soit encore en place pour en déterminer les usages et les règles. Ce fut le cas du premier Centre de Rétention administratif français mis en place à Marseille dans les années 1960. Il faudra en effet attendre les années 1980 pour que cette structure obtienne une existence juridique. Le lien entre attente, corps et biopouvoir reste donc un élément essentiel pour la compréhension des formes de vie des migrants dans nos sociétés marquées par l’hyper-industrialisation et son corollaire la vitesse.
Notes de bas de page
1 Latour B., « Biopouvoir et biopolitique », Mutltitudes, n° 1, mars 2000, p. 94-98.
2 Agamben G., Homo Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue (Paris 1995), Paris, G. Agamben, Homo Sacer, II, 2, Le Règne et la Gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement, Paris, 2008.
3 Lazarroto M., « Du biopouvoir à la biopolitique », Multitudes, n° 1, mars 2000, p. 48-49.
4 Foucault M., « Les techniques de soi », Dits & Écrits (1976-1988), Paris, F. Ewald & D. Defert [dir.], Paris, Gallimard, 2001 [1994], p. 1604.
5 Voir notamment les analyses de Katia Genel. Genel K., « Le biopouvoir chez Foucault et Agamben », Methodos, n° 4, 2004, [http://methodos.revues.org/131. Consulté le 12 décembre 2013].
6 Parmi les populations principalement sujettes aux pratiques biopolitiques, on trouve notamment deux figures cristallisant les peurs et comportements xénophobes : la figure du sans-papier (perçu comme une menace sociale) et – depuis le 11 septembre 2001 notamment – le terroriste (perçu lui comme une menace politique). Voir notamment Aspe B., Combes M., Retour sur le camp comme paradigme biopolitique, Multitudes, 1, 1., 2000, 15.
7 Ferrier J., Des lazarets et des quarantaines et de la Conférence internationale pour l’organisation d’un service sanitaire en Orient, Paris, Baillière, 1867, p. 3-4 ; Valluy J., La nouvelle Europe politique des camps d’exilés : génèse d’une source élitaire de phobie et de répression des étrangers, Cultures & Conflits, 57, 2005, p. 13-69 ; Fassin D., Une double peine : la condition sociale des immigrés malades du Sida, L’Homme, 160, Droit, coutume, mémoire, 2001, p. 137-162.
8 Sur cette épidémie, voir le travail extrêmement complet de Charbonneau A., Sévigny A., Grosse Île au fil des jours, Quebec/Ottawa, Ministère des Travaux Publics/Services Gouvernementaux/Canada, 1997. Charbonneau A., Drolet-Dubé D., Répertoire des décès de 1847 à la Grosse-Île et en mer, Québec/Ottawa, Ministère des Travaux publics/Services gouvernementaux Canada, 1997.
9 Beriet. G., « Une querelle médicale du début du xixe siècle : infectionnisme et contagionnisme, ou l’ambiguïté du rapport entre raison et progrès », dans Concepts, cultures, progrès scientifiques et techniques : enseignement et perspectives : Collection des actes des congrès des sociétés historiques et scientifiques. 131e congrès national des sociétés historiques et scientifiques, ed. G. Pajonk (Paris 2009, CD-Rom), p. 71-79.
10 MacClean C., Suggestions for the Prevention and Mitigation of Epidemic and Pestilential Diseases, comprending the Abolition of the Quarantines and Lazarettos with some Remarks upon the Danger of Pestilence from Scracity, London, University of California, 1817, p. 462-466.
11 Collectif Maurice Florence, Archives de l’infamie, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2009, p. 105.
12 C’est en 1836, en France, que sera créée la Statistique Générale de France. Cette dernière est d’ailleurs dirigée par un médecin, Moreau de Jonnès.
13 Agamben G., Homo Sacer I, op. cit., p. 121.
14 Ibid., p. 189.
15 New-York Daily Tribune, 4/08/1866, New York Public Library.
16 Daily National Republican, 31/01/1866, New York Public Library.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Heaman E.-A., « The Rise and Fall of Anticontagionism in France », dans CMBH/BCHM, Vol. 12, 1995, p. 3-25.
20 Laget P.-L., « Les lazarets et l’émergence de nouvelles maladies pestilentielles au xixe et au début du xxe siècle », Revue des patrimoines, 2002, n° 2. [http://insitu.revues.org/1225], consulté le 1er mai 2014.
21 Cinq jours pour le choléra, sept pour la fièvre jaune.
22 Laget P.-L., « Les Lazarets... », op. cit., p. 10.
23 Di Liscia S.-M., Marrón F.-M., « Sin puerto para el sueño americano. Políticas de exclusión, inmigración y tracoma en Argentina (1908-1930) », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, 2009, [http://nuevomundo.revues.org/57786], consulté le 10 mai 2014.
24 La naissance de la congrégation remonte à la fin des années 1880, lorsque l’évêque italien Juan Bautista Scalabrini se rendit en gare de Milan en pleine période de crise agricole : il prit alors conscience de l’« hémorragie » migratoire en provenance du Mezzogiorno et à destination de la France
25 Elles bénéficient d’ailleurs du soutien financier de fondations laïques philanthropiques telle la TIDES Foundation et sont liées de plus en plus à des institutions académiques tel que le Centre d’Études Latinoaméricaines (CELA). En outre, les Casas del Migrante formeraient un « secteur interstitiel » au rôle pourtant primordial dans les processus de gestion des migrations selon Iban Trapaga dans son article « Instituciones de asistencia a migrantes colonizadas por el discurso securitario: La Casa del Migrante de Ciudad Juarez », dans Chihuahua hoy. Visiones de su historia, economia, politica y cultura, volume X, Ciudad Juárez, 2012.
26 Ce biopouvoir s’exerce par une surveillance des individus, la menace de sanctions, une gestion de leur occupation de l’espace et un contrôle de leurs gestes.
27 Foucault M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 257.
28 13 décembre 2006, un article relatant les faits, [http://cimacnoticias.com.mx/node/59142].
29 Après avoir été à Mexicali, au sein du refuge appelé « del Desierto », la Coalicion Pro Defensa del Migrante a permis l’ouverture d’un module d’assistance aux migrants au niveau de la guérite de San Ysidro en 2004.
30 La esperanza truncada. Menores deportados por la Garita Mexicali-Caléxico et Las mujeres en la migración, éditorial de l’Albergue del Desierto, coordonnés par Blanca Villaseñor et José Moreno, Mexico, 2006.
31 « Por un lado las autoridades de Estados Unidos obligan a los migrantes a cruzar por las rutas de mayor riesgo, que acentuan la vulnerabilidad, el peligro y la muerte. Por otra, se ven forzadas por las organizaciones defensoras de migrantes a tomar medidas de proteccion para atenuar los riesgos que ellas mismas crean », p. 159.
32 « Un observatorio politicosocial partiendo de la movilidad humana », p. 7, propos écrits dans le numéro spécial de la revue Migrantes, à l’occasion du 25e anniversaire de la Casa del Migrante de Tijuana.
33 « Allanan federales Casa del Migrante », ou « Des agents fédéraux ont fouillé la Casa del Migrante », article paru dans El Mexicano, le 28 juillet 2011 : « Los albergues de migrantes buscan y fomentan que se respete el estado de derecho y que la justicia prevalezca, pero también demandan de la autoridad respeto por su trabajo. »
34 Voir figure 1.
Auteurs
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