Les sources pour connaître l’attente
p. 29-40
Texte intégral
1Traiter d’une « histoire sociale de l’attente1 » sous-tend une démarche méthodologique qui prend en compte les représentations sociales et culturelles des populations. En effet, l’attente reste de nature labile, puisqu’il s’agit avant tout d’une sensation plus que d’une durée proprement dite. De fait, lorsqu’elle est le résultat inattendu d’un intervalle de temps, d’un entre-deux dans un déplacement, l’attente est rarement documentée en tant que telle. Dès lors, c’est souvent dans les marges que l’on peut trouver des informations sur la façon dont est éprouvée l’attente. D’où la nécessité de privilégier un regard attentif aux « intensités faibles », et d’être ouvert à une grande variété de sources. En revanche, lorsqu’elle est encadrée par un dispositif architectural, il est possible d’affirmer que préexiste une pensée de l’attente de la part des autorités chargées de la mettre en pratique – que cela soit pour des migrants, des réfugiés, ou encore dans le cadre des procédures de quarantaine. Mais pour autant, la façon dont est vécue l’attente par ceux à qui elle s’impose n’est guère plus documentée.
2Entre ces deux niveaux d’appréhension – l’attente vécue et l’attente pensée – le rapport aux sources diffère. Les sources produites par les autorités en charge du contrôle des populations en déplacement (sources pour l’essentiel d’ordre administratif – architecturales et médicales) ne donnent pas tant accès au vécu (même si certaines dispositions peuvent être fruits d’observations sur les populations en attente) qu’à une lecture politique des enjeux de la mise en attente des groupes en déplacement, ainsi que de l’invention de dispositifs de contrôle social. En revanche, en ce qui concerne la dimension vécue de l’attente, aucune source particulière ne s’impose. Il faut ici diversifier et multiplier les sources possibles : puiser dans la littérature2 et la poésie, la photographie et l’iconographie en général, sans pour autant négliger les archives plus administratives. Leur lecture suppose l’application d’une démarche indiciaire fine3, de sorte à faire surgir la dimension vécue de l’attente. Ici, les procédures techniques mises au point par la microstoria, l’histoire des sensibilités ou la sociohistoire, sont plus particulièrement mobilisées.
3Cependant, lier de façon consubstantielle attente et temps revient à adopter un point de vue réducteur. L’attente se vit également dans des lieux, des espaces et des territoires. La géographie peut permettre également de faire émerger des sources de l’attente en réévaluant la dimension socio-spatiale de l’attente. Ainsi, une géopolitique des quarantaines permet de mieux comprendre l’importance stratégique des îles dans les villes du xixe siècle effrayées par les risques épidémiques drainés par les navires de migrants. De nos jours, les parcours migratoires des populations nous renseignent également sur la pesanteur des temps longs du trajet. À côté du géographe et de l’historien, le sociologue peut également offrir un regard distinct et complémentaire sur le sentiment d’attente. L’observation active, l’entretien sont autant de matériels d’enquête permettant de repenser la grande relativité de l’attente, qui est souvent vécue plus ou moins durement en fonction des compétences sociales à attendre.
4Notre article se propose de croiser ses différentes approches afin de mieux comprendre en quoi ces dernières constituent des éléments d’analyse féconds. Il s’agit moins ici d’une démarche transdisciplinaire que pluridisciplinaire, destinée notamment à souligner l’importance d’une approche interactionniste entre les différentes disciplines et les spécialistes de ces dernières. Seule une mise en commun de ces sources permettra en effet de parvenir à une compréhension plus fine des enjeux sociaux, culturels mais également politiques de l’attente dans nos sociétés modernes toutes obnubilées par la vitesse et la rentabilité.
Les archives : entre recherche et attente de récits
De l’attente de l’événement à l’attente dans l’événement
5Lorsque le regard de l’historien se penche sur les incidences d’une attente éprouvée par des populations en déplacement, il prend d’emblée conscience que le phénomène s’inscrit également dans une réflexion épistémologique autour de la notion « d’événement ». Or (et sans revenir ici sur les débats qui ont mobilisé les historiens entre histoire événementielle et non-événementielle) l’événement est producteur de sources, archives, documents, puisqu’il introduit une rupture dans le « cours ordinaire des choses4 ». Ces sources, si elles ne documentent pas directement l’attente sont quoi qu’il en soit un matériau précieux pour interroger le vécu social, nous apprenant combien l’événement peut être un biais intéressant pour étudier les incidences collectives de l’attente. Pour ce faire, il convient tout d’abord de souligner le rapport étroit qui unit l’événement et les traces que ce dernier a laissées. En qualifiant l’archive au singulier plutôt qu’au pluriel, Arlette Farge nous offre la possibilité de penser ce lien. En effet, l’archive demeure « le puzzle imparfaitement reconstitué d’événements obscurs5 ». L’événement, si on le considère à la fois comme un « stigmate » social et un catalyseur temporaire des discours produits par les différentes couches d’une société, reste effectivement riche de sens pour comprendre et appréhender l’attente dans son historicité.
6L’histoire du jeune Fritz, enfant fuyant l’Allemagne nazie avec ses parents et qui dessine, pendant son voyage sur le Jamaïque, son trajet le menant vers l’Amérique du sud (figure 1). Ce faisant, il documente cartographiquement tous les temps et lieux de pause d’un trajet dont on mesure bien qu’il n’a pas été rectiligne et uniforme. Le dessin commence en 1925, deux années avant la naissance de Fritz. Tout est indiqué : les pays (avec des déformations et exagérations qui témoignent des modalités de perception du monde par un enfant), les lieux de vie, les moyens de transport pour les déplacements, les escales, les dates... Ces dates et escales sont autant d’invitations à comprendre ce qui s’est passé durant le passage « de l’ancienne à la nouvelle maison ».
Fig. 1. – Fritz Freudenheim, Von der alten Heimat zu der neuen Heimat !
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© Musée juif de Berlin
8Le cas de ce jeune enfant, et des indices qu’il a semés, nous conduit également à penser l’attente dans sa dimension sociale et, d’une certaine manière, identitaire. Certaines catégories de population apparaissent prédestinées à vivre, et parfois survivre, à l’attente. C’est le cas de ce qu’incarne le jeune Fritz, à savoir un migrant.
Les migrants : une communauté en attente ?
9De façon plus générale, l’attente demeure, pour les migrants, sujette à des inquiétudes très spécifiques. Une approche micro-historique des parcours de migrants permet de se représenter les contingences mais aussi les bénéfices de l’attente, dans le périple éprouvant du déplacement et du déracinement. La rencontre de l’exil et du projet se forge et mute également à l’intérieur de ces temps d’attente. Dans le cas des migrants européens de la deuxième moitié du xixe siècle, les « temps morts » ne coïncident que très fragmentairement avec les distances des différents trajets menant aux Amériques. Par ailleurs, les lieux d’arrivée – notamment Ellis Island – se caractérisent par des agencements très spécifiques et procéduriers, au sein desquels l’attente constitue un « fait social total ». Les iconographies et photographies présentes dans l’ouvrage de John T. Cunningham Ellis Island : Immigration’s Shining Center, l’illustrent parfaitement : on y voit des migrants d’origine tzigane tuer le temps entre musique et danse, d’autres profiter des files d’attente destinées à l’examen médical pour discuter, regarder les gestes effectués par le médecin, cherchant aussi probablement à masquer les ravages physiologiques inhérents aux conditions de la traversée transatlantique. L’attente est ainsi vécue aussi à un niveau plus intime, que seule une analyse microscopique permet de restituer dans sa « corporéité ». L’archive peut ainsi rendre à l’attente sa dimension organique. Quant à la photographie, elle permet de distinguer les pratiques rituelles du corps en attente6.
10D’ailleurs, si l’on passe du groupe à l’échelle de l’individu, le domaine de l’histoire de la santé est d’un grand secours pour comprendre les bouleversements qu’engendre l’attente. L’attente médicale – évoquée sémantiquement par l’usage du terme « patient » – constitue un exemple intéressant pour mesurer la grande variabilité des sensations et représentations liées aux temporalités de l’attente. Si, depuis la deuxième moitié du xxe siècle, l’apparition de la pénicilline et le développement des antibiotiques ont permis de réduire considérablement les durées d’alitement dans de nombreuses pathologies, les siècles précédents restaient marqués par des approches très différentes. La consultation des registres de soins hospitaliers et à domicile montre en effet que des maladies infectieuses comme la bronchite peuvent mettre plusieurs semaines, voire plusieurs mois, à être soignées. Autrement dit, les frontières entre la maladie et la « bonne santé », le normal et le pathologique, mais aussi entre le repos et le travail, l’attente et l’activité, demeurent l’objet d’appréciations multiples. Il convient dès lors de questionner la conception « statique » de l’attente pour l’appréhender comme un temps qui peut également se révéler dynamique et porteur de projets, d’espoirs, de craintes, de stratégies etc.
L’attente : une temporalité suspendue ?
11Une approche exclusivement micro-historique ne permettrait pas de saisir la grande variabilité des formes d’appréhension de l’attente au sein des sociétés. En effet, les archives nous apprennent également que l’événement peut être un biais intéressant pour étudier les incidences collectives de l’attente.
12Dans le cas des épidémies, cette considération méthodologique prend tout son sens. À titre d’exemple, lors de l’épidémie de choléra de 1832, les journaux européens relataient, jour après jour, semaine après semaine, l’inexorable progression du choléra asiatique vers les contrées européennes et américaines. Ici, l’attente se structure autour d’un sentiment d’angoisse collective. Le temps joue dans ce cas de figure une place centrale, renforçant la psychose sociale parcequ’il participe au processus de la progression de la maladie. Ce qui effraie les populations en situation d’attente, réside dans le fait que la situation d’attente n’empêche pas la progression géographique de l’épidémie de choléra : « Le matin, on déployait en tremblant les journaux ; ce n’était plus pourtant la politique qu’on y cherchait, les émeutes, les débats de la tribune, les nouvelles télégraphiques, les résultats si lents de la diplomatie. Une nouvelle insurrection, s’il en restait à faire une quelque part, n’aurait pas trouvé de sympathie. Ce qu’on voulait, c’était le chiffre des morts, le chiffre terrible qui augmentait sans cesse7. »
13L’attente peut donc considérablement altérer les configurations sociétales habituelles, faire naître des sentiments de défiance mais également permettre de nouvelles formes de solidarité. Ainsi, dans son ouvrage Surveiller et Punir, Foucault comme Corbin a souligné comment l’attente d’une exécution publique pouvait devenir un élément de subversion vis-à-vis du pouvoir royal, la foule se retournant contre le bourreau en prenant fait et cause pour la victime8.
14Les archives nous renseignent aussi sur un apport essentiel d’une analyse historique de l’attente. En effet, lorsque cette dernière est appréhendée dans sa dimension dynamique, elle permet également de mieux saisir « l’infra-ordinaire » de l’événement, la place de l’accident, de l’inattendu, de l’intempestif qui très souvent émerge de ces moments dans lesquels nous pensons souvent qu’ils ne se passent rien. Le détail des correspondances des autorités lors de révoltes, des guerres ou des épidémies, montre à quel point une société peut varier dans ses appréhensions et représentations, parfois dans des laps de temps extrêmement ténus. Le travail de Timothy Tackett autour des États généraux de 1789 détaille très subtilement la manière dont les députés du Tiers-État ont pu passer de la déférence à l’égard de la Monarchie absolue et du Roi à la construction d’une idéologie révolutionnaire bourgeoise. Tackett insiste notamment sur l’importance des coulisses, des temps morts, dans lesquels se jouent toute une série de micro-événements, de tractations qui vont précisément donner corps et sens au projet révolutionnaire des représentants du Tiers-État9.
15L’étude archivistique d’une « normalité de l’attente » nichée au cœur de « l’extraordinaire de l’événement », nous conduit également à reconsidérer totalement la dimension statique de l’attente. Celle-ci ne peut désormais plus apparaître comme un temps mort. Elle façonne et déforme des représentations, elle conditionne des gestes et des pratiques nouvelles, elle tisse enfin des logiques sociales inscrites dans une dimension « géopoétique » de l’espace10. Il suffit pour s’en convaincre de constater les formes d’occupation du territoire produit par une attente de type eschatologique, qu’elle soit mue d’ailleurs par des considérations politique ou religieuse.
16Voilà pourquoi, en l’absence de sources, ce sont les écrivains qui invitent alors les historiens à reprendre les archives à partir d’autres questionnements, pour traquer l’attente dans toutes ses manifestations. Ici, la littérature joue le rôle que lui attribue Hermann Broch : celui d’« une impatience de la connaissance11 » : il n’est qu’à citer Dino Buzzati (Le désert des Tartares), Julien Gracq (Le rivage des Syrtes), et tant d’autres comme Thomas Mann décrivant l’attente du courrier dans un sanatorium : « Quelle faveur de la vie, pensait-il, que chaque dimanche après-midi, il y eût sans faute une distribution du courrier dans le hall ! On peut dire qu’il avait dévoré la semaine en attendant le retour de cette heure ; et attendre signifie devancer, signifie percevoir la durée et le présent non comme un don, mais comme un obstacle, en nier et en détruire la valeur propre, les franchir en esprit. On dit que l’attente est toujours longue. Mais elle est aussi bien ou même plus exactement courte, parce qu’elle dévore des quantités de temps, sans qu’on les vive, ni les utilise pour elles-mêmes. On pourrait dire que “celui-qui-ne-fait-qu’attendre” ressemble à un gros mangeur dont l’organe digestif chasserait la nourriture en quantité sans en tirer la valeur nutritive. On pourrait aller plus loin et dire : “De même qu’un aliment non digéré ne fortifie pas un homme, de même le temps que l’on a passé à attendre ne le vieillit. Il est vrai que l’attente pure et sans mélange n’existe pour ainsi dire pas12”. » À l’historien ensuite d’utiliser ces réflexions.
17Cette relativité de l’attente ne doit pas nous amener à conclure que l’attente n’obéit à aucune logique propre et qu’elle est par là même inaccessible au chercheur en sciences sociales. En effet, elle nous indique plus finement que l’attente et le temps attendu apparaissent comme deux éléments distincts. Par conséquent, si l’attente se joue dans le temps, le temps demeure une des facettes de l’attente. Le lien qui unit l’attente, le temps et le récit en histoire reste en fait aussi fort que celui qui peut relier l’attente au parcours, à l’espace et à ses rythmes.
La dimension spatiale des territoires de l’attente
18Bien qu’elle partage avec l’histoire et les sciences sociales de nombreuses procédures méthodologiques, la tradition géographique concède à l’observation et aux modèles cartographiques une place centrale dans la construction de ses objets de recherche13. C’est pour cela que nous discuterons ici du potentiel analytique des méthodes d’observation et des techniques cartographiques dans la compréhension des phénomènes de l’attente.
Éléments de base de l’analyse géographique de l’attente
19Pour analyser empiriquement la dimension spatiale de l’attente il est nécessaire d’adopter quelques principes et catégories propres à la science géographique, parmi lesquels se détache la question de la localisation.
20D’une manière très élémentaire, les territoires de l’attente – plus ou moins transitoires, planifiés ou non – sont composés par un ensemble d’endroits et de relations spatiales (proximité, distance, contiguïté). Les localisations relatives correspondent aux ressources de base disputées par les acteurs qui habitent, occupent et construisent ces territoires. Elles constituent également les données premières de l’analyse spatiale, lesquelles peuvent être appréhendées et enregistrées, entre autres, au moyen de l’observation directe.
21Cette façon de faire a été employée dans la recherche concernant le commerce ambulant dans les embouteillages des voies expresses de la ville de Rio de Janeiro. La situation de l’attente créée par la rétention du trafic et la perspective de sa valorisation économique par un ensemble d’acteurs, confère une valeur spécifique à certaines localisations, comme les points d’observation et d’accès aux voies. L’occupation de certains lieux, par la logique de l’attente, redéfinit donc les relations spatiales entre ces lieux, faisant émerger un système particulier de localisations relatives.
22Un autre aspect fondamental de l’approche géographique concerne l’analyse des modèles de distribution spatiale des phénomènes étudiés. Les modèles concentrés correspondent au regroupement des données d’observation dans des lieux spécifiques14. Les méthodes d’observation employées doivent être capables de décrire ces modèles et d’établir des relations avec les facteurs d’attraction qui les conditionnent. Dans le cas des territoires de l’attente qui présentent un caractère plus transitoire, comme c’est le cas des embouteillages et files d’attente, il est possible de noter soit un déplacement (plus ou moins cyclique) des points de concentration, soit l’alternance de modèles de concentration et de dispersion, ou encore une succession de moments de densification ou au contraire de dispersion.
23Finalement, il est nécessaire d’identifier les régularités qui caractérisent les flux et les mouvements qui confèrent aux différents territoires de l’attente une « chorégraphie » particulière. Les parcours entre les lieux possèdent des orientations, des rythmes et des ancrages spécifiques, qui peuvent être traduits graphiquement pour mieux comprendre leur dynamique. Au moyen d’un système classificatoire, il est même possible de construire une typologie des formes d’inscription des flux qui composent les situations d’attente. Cette stratégie de recherche a été adoptée par le sociologue Jean-Paul Thibaud pour étudier l’« ambiance » des espaces publics, comme alternative aux méthodes traditionnelles qui se basent, exclusivement, sur le discours de leurs usagers15. Parmi la typologie de dynamiques des flux mise en évidence par l’auteur, se détachent les « grands mouvements d’ensemble », les « liaisons entre deux couloirs », les « avancées lentes et fluctuantes », et les « approches par étapes ».
La visibilité des territoires de l’attente
24La perspective méthodologique discutée ici cherche à rendre visibles certains aspects généraux du phénomène de l’attente et, en même temps, comprendre ses modalités spécifiques de matérialisation. Dans ce sens, l’emploi de méthodes d’observation in situ permet que le chercheur occupe, alternativement, différents points de vue, lesquels délimitent des encadrements successifs, en enregistrant ainsi les diverses configurations entre les éléments qui composent les situations étudiées16. L’ensemble final, résultant de la combinaison de ces « cadres », s’assimile à une carte et possède un caractère consciemment fragmentaire, dont la prétention n’est pas de représenter le phénomène dans son intégralité ou extériorité absolue. Cette caractéristique a été, d’ailleurs, attribuée par l’historienne de l’art Svetlana Alpers17 au modèle pictural de la description, invitant à prendre la mesure du lien intrinsèque qu’il possède avec le développement de la cartographie.
25Par ailleurs, il est nécessaire de reconnaître que le chercheur n’est pas le seul à réaliser une cartographie des territoires de l’attente à partir d’informations provenant de l’observation. Les acteurs qui animent ces territoires sont constamment occupés par l’interprétation des indices visuels (et sonores) de l’ambiance pour orienter leurs conduites, définir des stratégies et construire des modèles de prévision. En reprenant l’exemple de la valorisation économique des embouteillages, il a été possible de noter que tout autant les automobilistes que les marchands ambulants apprennent à attribuer des significations aux données provenant de l’habitude de ces situations. Les premiers recueillent des informations qui les aident à prévoir le temps d’attente jusqu’au point d’arrivée et à évaluer les alternatives possibles, quand les seconds réunissent des informations qui leur permettent de prendre des décisions sur le moment le plus propice pour commencer leur activité, choisir l’ensemble des produits à commercialiser, calculer les distances à parcourir. Évidemment, dans ce cas aussi, les types et la qualité des informations réunis dépendent directement des lieux concrets d’observation, et des points de vue que ces acteurs occupent dans le système de localisation que constituent les territoires de l’attente (fig. 2).
Fig. 2. – Photomontage : les points de vue d’un territoire de l’attente.
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© Leticia Parente Ribeiro
Aspects morphologiques et comportementaux : les scènes de l’attente
27L’observation des interactions morphologiques et gestuelles qui configurent spatialement les situations d’attente – comme suggéré par Gomes18 – constitue un autre apport de l’approche géographique pour la compréhension du phénomène.
28Bien que de nombreux dispositifs matériels soient dessinés et édifiés pour abriter les situations d’attente, dans de nombreuses occasions, observables empiriquement, la propre installation d’une logique d’attente reconfigure la relation entre les pratiques spatiales et les aspects morphologiques de lieux déterminés. Les plans de segmentation et classification spatiales des comportements sont modifiés, les usages non désirés voire interdits en certains lieux deviennent admis, les espaces de circulation deviennent des lieux de permanence, les équipements, infrastructures et objets sont refonctionnalisés, de nouveaux conflits émergent, des parcours surgissent, et des pôles d’attraction se constituent.
29Ces recompositions présentent une dimension visible qui leur est inhérente et qui peut être restituée à partir de l’observation. Avec l’appui des méthodologies visuelles, comme le registre photographique, la description bénéfice de la capacité des images fixes à congeler, en un instant, le flux ininterrompu d’informations visuelles, et composer un cadre dans lequel les relations internes entre les éléments, leur configuration, sont l’aspect le plus important19. Par ailleurs, la comparaison entre les registres d’images réalisés en des moments différents et dans des conditions variées permet d’identifier des éléments subtils qui, en vertu des effets de focalisation du regard, échappent à l’observation directe.
30Les méthodes d’observation peuvent être combinées avec des instruments de recherche qui privilégient le discours des individus et permettent d’identifier les façons avec lesquelles les acteurs s’approprient discursivement l’espace qu’ils occupent. Parmi les techniques disponibles citons l’entretien situé, appliqué au propre lieu d’observation et qui interpelle les acteurs au moment où ils réalisent leurs activités20. Cette démarche repose sur la mobilisation des éléments matériels de l’espace dans la construction des narrations individuelles, soit pour illustrer certains raisonnements, soit pour énoncer des visions particulières autour des relations significatives entre les aspects matériels et les comportements.
Fig. 3. – Photo-montage : reconfigurations spatiales dans un territoire de l’attente.
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© Leticia Parente Ribeiro
Rythmes et temporalités de l’attente
32L’analyse des territoires de l’attente doit reposer encore sur la mise en évidence de ses temporalités, sachant que ses éléments, leurs connexions avec d’autres lieux et même leurs limites spatiales sont pris dans un processus constant de composition et recomposition. Dans la mesure où la dynamique des situations d’attente représente des modèles réguliers, il est possible d’affirmer qu’elles possèdent des qualités rythmiques, qu’elles soient cycliques ou intermittentes21.
33Comme l’a suggéré Henri Lefebvre22 quelques angles ou lieux d’observation sont plus adéquats pour observer les rythmes longitudinaux des phénomènes socio-spatiaux. Au-delà, avec l’aide de certaines techniques ou méthodes de visualisation, il est possible d’amplifier le potentiel analytique de l’observation des rythmes. Une de ces techniques, connue comme photographie time-lapse, consiste à produire des enregistrements photographiques d’une scène en des intervalles réguliers de temps, et ensuite de les reproduire à une vitesse plus rapide que celle utilisée pour leur capture23.
34Les différents résultats obtenus par la méthode du time-lapse, en particulier au moyen de l’accélération ou de la désaccélération du temps de reproduction des images, illustrent les modèles temporels de longue et courte durée tout comme les moments de rupture qui caractérisent la « vie » des territoires de l’attente. En ce sens, elles reconfigurent les formes habituellement employées par les chercheurs pour appréhender les temporalités de ces situations24.
Fig. 4. – Photo-séquence : les rythmes d’un territoire de l’attente.
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© Leticia Parente Ribeiro
36Pour conclure, signalons l’importance du croisement des sources et des disciplines pour mieux appréhender l’attente dans sa dimension sociale. En effet, les démarches historique et géographique – que l’on pourrait également poursuivre en sollicitant notamment l’anthropologie et la sociologie – illustrent le fait que l’analyse de ce phénomène se doit de dépasser la stricte approche temporelle pour regarder plus finement d’autres éléments : l’espace, les rythmes, les émotions et sentiments propres à une situation d’attente également. L’attente reste relative et sa pesanteur est souvent indexée également aux compétences sociales de chacun à patienter. Par ailleurs, comme nous l’indique notamment l’analyse des sources géographiques, la dimension visuelle apparaît également essentielle. Nos villes modernes produisent des lieux entièrement dévolus à l’attente (arrêt de bus, salle d’attente, quais de gare ou de métro) qui paradoxalement s’exhibent également comme des espaces permettant une plus grande vitesse de déplacement. L’attente s’incarne paradoxalement comme l’instrument légitimant la rapidité. Enfin, pour conclure sur cette question des sources, il faudrait également regarder de plus près les nouveaux instruments technologiques (portable, baladeur MP3 etc.) permettant la réduction de la sensation d’attente. Leur bénéfice à court terme est évident mais, dans le même temps, cette technologie tend à amenuiser la capacité des êtres à méditer (une pratique qui nécessite une « temporalité suspendue »). Les temps d’attente sont propices à la réflexion et aux rêves comme nous le rappelle assez finement Boris Vian : « Méfiez-vous des paresseux qui ont des passions... Ils y pensent tout le temps qu’ils se reposent. »
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Notes de bas de page
1 Vidal L., Mazagão : la ville qui traversa l’atlantique, Paris, Aubier, 2005, p. 252.
2 Voir encadré « La littérature maritime : une source pour penser l’attente dans un territoire ».
3 Ginzburg C., « Traces. Racine d’un paradigme indiciaire », Mythes, emblèmes et traces : morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989 [1986].
4 Farge, A., Le cours ordinaire des choses dans la cité au xviie siècle, Paris, Seuil, 1993.
5 Farge A., Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989, p. 5.
6 Marcellini A., Miliani M., Lecture de Goffman. Corps et culture, 1999, n° 4. En ligne [http://corpsetculture.revues.org/641], consulté le 14 mars 2014.
7 Bazin A., Le choléra-morbus à Paris, Paris, Ladvocat, 1832. p. 5.
8 Corbin A., L’opinion et la politique face aux nuisances industrielles dans la ville préhaussmanienne. Le temps, le désir et l’horreur. Essai sur le xixe siècle, Paris, Flammarion, 1998. ; Foucault M., Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 18.
9 Tackett T., Par la volonté du Peuple : Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, 1997.
10 Matthey L., « Le quotidien des systèmes territoriaux », Articulo: Journal of Urban Research, n° 1, 2005, en ligne [http://articulo.revues.org/903], consulté le 6 juin 2014.
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18 Da Costa Gomes P. C., Cenários para a Geografia: sobre a espacialidade das imagens e suas significações, dans Z. Rosendahl, R. Correêa (dir.), Espaço e Cultura : pluralidade temática, Rio de Janeiro, EdUERJ, 2008.
19 Da Costa Gomes P. C., op. cit., 2013.
20 Cette technique a été utilisée par le groupe « Territoire et Citoyenneté » dans un projet de recherche sur les espaces publics de la ville de Rio de Janeiro, dont l’un des résultats est un court-métrage (Espaços públicos, A cidade em cena, 2013).
21 Dans la sociologie urbaine, la proposition d’Henri Lefebvre d’une rythmanalyse de la vie sociale constitue une perspective originale, attentive à ce type de processus (Lefebvre, 1985).
22 Lefebvre H., Régulier C., Le projet rythmanalytique, Communications, Volume 41, 1985.
23 Un des précurseurs de cette technique dans la recherche urbaine est William H. Whyte, qui a étudié la vie sociale des « petits espaces » (comme les places, les parcs) en différents contextes urbains utilisant la photographie time-lapse (Whyte, 1980).
24 Simpson P., Apprehending everyday rhythms : rhythmanalysis, time-lapse photography and the space-time of street performance, Cultural Geographies, Volume 19, 2012.
Auteurs
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