Conclusion
p. 239-242
Texte intégral
1Le « sentiment de nouveauté » cinématographique et politique, ainsi que la volonté « d’unité latino-américaine » ont été les piliers du NCL. Ces principes s’imprègnent, le plus souvent, d’un sens d’« urgence créative », envisagée comme la manière de véhiculer la tâche impérieuse d’entreprendre la libération des sociétés latino-américaines et de leurs cinémas. Les diverses expériences cinématographiques, les projets conjoints, les théories, tous les objets culturels qui ont ces objectifs circulent dans un réseau sous-continental, inspiré de la théorie des foyers de révolution d’Ernesto Guevara. Si l’Amérique latine se trouve à l’heure des brasiers, il faut donc créer des brasiers cinématographiques pour soutenir la libération, c’est-à-dire un réseau de brasiers de pellicule.
2Cependant, chaque expérience nationale présente des particularités. Les foyers cinématographiques sont loin d’être homogènes et le passage des objets culturels à travers eux créé des glissements de sens et des transformations1. Ce n’est pas l’isolement des cinématographies nationales qui explique l’absence d’« une » esthétique latino-américaine – comme l’affirment souvent les critiques du concept du NCL, en faisant des cinémas latino-américains des aires cloisonnées. S’il n’existe pas d’esthétique commune, c’est plutôt en raison de ces glissements de sens : ces diverses réinterprétations, réappropriations et hybridations avec le contexte local qui expérimentent les objets culturels qui transitent entre les pays.
3Ceci est valable pour les éléments « dynamisants » du renouvellement cinématographique provenant d’un espace différent de l’Amérique latine : le néoréalisme italien, le cinéma soviétique des années vingt, les « nouveaux cinémas » des pays européens2. Mais c’est aussi valable pour des films et des postulats théoriques produits en Amérique latine et d’énorme impact dans le développement du projet sous-continental : les longs-métrages de Glauber Rocha, L’Heure des brasiers, les documentaires de Santiago Álvarez, Esthétique de la faim, Vers un troisième cinéma, Por un cine imperfecto, etc.
4Le Manifeste des cinéastes de l’Unité populaire et Descomedidos y chascones sont de bons exemples de ce processus d’hybridation et de réappropriation des référents latino-américains. Cependant, cela ne veut pas dire qu’ils sont étrangers au contexte national dans lequel ils ont été produits, au contraire, les enjeux de la situation locale – dans les deux cas cités, l’Unité populaire chilienne – favorisent le surgissement de ces œuvres. Voilà pourquoi nous avons tenté de mettre en relief les rapports entre les expériences cinématographiques analysées et le contexte social et politique dans lequel elles se sont développées, sans pour autant prétendre établir une logique déterministe entre les deux.
5Étant donnée la diversité de propositions faisant partie du réseau latino-américaniste, le projet du NCL a été marqué par des acteurs ayant des positionnements opposés. Nous avons pu le constater à propos des polémiques entre les cinéastes chiliens et le groupe Cine Liberación lors du festival de Viña del Mar de 1969, des désaccords entre ces derniers et Glauber Rocha sur le Cinema Novo, ou du débat autour du « cinéma imparfait » entre García-Espinosa et la revue Primer plano. En effet, dans le réseau latino-américain coexistent (pas toujours pacifiquement) des défenseurs d’un cinéma didactique, orienté vers la prise de conscience du peuple et des défenseurs du cinéma d’auteur qui trouve son public généralement parmi les intellectuels ; des expériences de distribution clandestine et des films pour le circuit commercial ; des positions d’avant-garde, visant la dissolution du cinéma dans la vie et des tentatives de développement d’institutions cinématographiques.
6Les cinéastes ont été conscients de ces différences et, en général, ils ne les ont pas cachées. Selon l’analogie créée par Fernando Birri, le NCL était pour eux une guerre de guérillas latino-américaines et les différences entre les expériences filmiques étaient simplement une adaptation aux conditions du terrain3. Les choses sont plus complexes que ne l’affirme Birri, mais nous retenons son analyse, car elle montre bien jusqu’à quel point l’appel à l’unité a été prioritaire. De même, ce goût pour les analogies militaires – caméra-fusil, esthétique de la violence, cinéma-guérilla, guerre de guérillas cinématographiques – est une manière de rendre explicite son engagement dans les luttes de libération : l’intellectuel veut devenir un guérillero dans son domaine, et veut même rompre avec la notion « bourgeoise » d’intellectuel. Les rapports entre les cinéastes et groupes politiques ou idéologies spécifiques sont une question sensible au sein du réseau transnational du NCL. Comme nous avons pu le voir, certains cinéastes étaient militants dans des mouvements politiques avec une idéologie et des stratégies d’action délimitées tandis que d’autres manifestaient un engagement politique beaucoup plus ample et imprécis4. Dans une large mesure, les polémiques et différends les plus âpres de la période entre les cinéastes sont d’ordre idéologique et pas seulement en raison de tensions esthétiques.
7La solidarité révolutionnaire latino-américaine a été souvent évoquée par les cinéastes de l’époque au moment d’expliquer le développement du NCL. Cette solidarité a bel et bien existé, l’aide aux cinéastes exilés pendant les années soixante-dix en témoigne. Cependant, le NCL ne se limite pas à cela, il est marqué aussi par des stratégies de positionnement des agents visant une plus grande visibilité à l’intérieur du réseau. Cela explique, dans une large mesure, ces polémiques. De surcroît, il ne faut pas perdre de vue que jouir d’une position favorable dans le réseau latino-américain a servi de plateforme au positionnement cinématographique à l’extérieur, et vice versa. Dans ce sens, il a existé un tissu de rapports complexes entre le NCL et l’Europe qui trouve dans les festivals et quelques institutions telles que l’ICAIC des points névralgiques.
8Le NCL n’est pas à proprement parler un phénomène générationnel : Santiago Álvarez est né à la fin des années dix ; Fernando Birri, Alfredo Guevara, Tomás Gutiérrez Alea et Julio García-Espinosa dans les années vingt ; Edgardo Pallero, Fernando Solanas, Octavio Getino, Walter Achugar, Mario Handler, Jorge Sanjinés, Pedro Chaskel, Glauber Rocha, Edmundo Aray pendant les années trente ; Humberto Solás, Carlos Álvarez, Raymundo Gleyzer, Miguel Littin, Carlos Flores, Patricio Guzmán dans les années quarante. Cependant, presque tous ont en commun un début de carrière dans les années soixante. Mais si certains d’entre eux sont déjà des cinéastes consacrés à la fin de la décennie – Santiago Álvarez, Gutiérrez Alea, Glauber Rocha – d’autres en sont à leurs débuts dans le monde de la réalisation – Patricio Guzmán, Carlos Flores, Carlos Álvarez, etc.
9Bien qu’il soit problématique de parler d’une génération du NCL, le projet sous-continental aura du mal à intégrer les nouveaux cinéastes (ceux nés à partir des années cinquante). Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, les nouveaux qui arrivent dans le champ sont moins concernés par les discours latino-américanistes et globalisants et plus critiques face au modèle d’engagement sartrien, dans un contexte où les luttes de « libération » semblent avoir échoué. Il s’agit de présupposés qu’ils doivent dépasser pour ouvrir une voie créative. Pendant les années quatre-vingt, la « nouveauté » du renouvellement cinématographique paraît épuisée – ironiquement, la « nouveauté » apparaît vieillissante aux yeux des jeunes cinéastes – et il semble nécessaire de revisiter les codes du cinéma de genre, dont le mélodrame de la période classique.
10Est-il possible de considérer les nouvelles expériences de la fin des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt comme une nouvelle étape du Nouveau Cinéma latino-américain ? C’est ce que pensait Rufo Caballero en 2007. Selon lui, comme nous l’avons évoqué au début de ce livre, le NCL « afin de persister, a dû se suicider et renaître à plusieurs reprises. Il a dû réviser des sillons qu’un jour étaient de la sève nouvelle et le lendemain des dogmes stériles5 ». De leur côté, les chercheurs cubains María Caridad Cumaná et Joel del Río soulignent que la fin des années soixante-dix et les années quatre-vingt se caractérisent par une remise en question des premières prises de position du NCL. Cependant, ils continuent à clamer que le projet sous-continental est toujours en vigueur, aujourd’hui encore : « Le Nouveau cinéma latino-américain, ses fondateurs, leurs successeurs et disciples se sont enfoncés, depuis les années soixante-dix jusqu’à nos jours, dans un long tunnel jonché de menaces d’écrasement et de division, de schismes, de fragmentations et de carence de dialogue6. » Ils poursuivent : « On reprend pas à pas l’indulgente assimilation des stéréotypes provenant non seulement d’Hollywood mais aussi de l’ancien cinéma latino-américain7. »
11Mon avis diverge. La crise dont parlent Cumaná et Del Río et les métamorphoses évoquées par Caballero indiquent la perte des objectifs premiers du réseau et l’évanouissement de l’horizon eschatologique du NCL, entraînant l’implosion du projet ou son éclatement. Il est difficile de déterminer avec exactitude quand se produit cette implosion, il s’agit d’un processus long et complexe dû aux différentes circonstances que les cinéastes du NCL ont traversées. Cependant, considérer que le NCL se trouve dans un tunnel depuis presque quarante ans, poursuivi par des menaces internes et externes, me semble être une affirmation ambiguë. Les auteurs défendent la validité du terme aujourd’hui, cependant le tunnel (la crise) qu’ils évoquent est bien plus long que la période où le NCL a, pour ainsi dire, circulé à la lumière du jour. Peut-on espérer qu’il en sorte un jour ? Ne serait-il pas plus approprié de dire que le concept a perdu de sa pertinence, que les cinéastes latino-américains se sont depuis longtemps engagés sur d’autres voies multiples et variées ?
12Ce livre n’a pas la prétention d’épuiser l’étude du phénomène du NCL – il nous semble qu’il serait absurde ne serait-ce que d’essayer. Nombreux sont les films, les cinéastes, les institutions, les collectifs et les textes qui méritent une étude plus approfondie : le groupe Ukamau (Bolivie), la Cinémathèque du Tiers-Monde (Uruguay), le groupe Cine de la Base (Argentine) ; des cinéastes comme Humberto Solás, Manuel Octavio Gómez, Joaquim Pedro de Andrade ; des revues de cinéma, telles que Hablemos de cine (Pérou) ou Cine al día8 (Venezuela), etc. Les objets culturels associés au projet sous-continental sont très nombreux et difficiles à délimiter, son étude exhaustive échappe aux limites de ce travail. Elle échappe aussi à nos objectifs. Nous n’avons pas voulu offrir une description globale du NCL, mais plutôt une analyse qui ouvre de nouvelles pistes pour comprendre le phénomène comme un processus particulièrement riche d’échanges culturels en Amérique latine. Nous espérons que d’autres films de la période pourront être analysés à partir de cette approche transnationale.
Notes de bas de page
1 Espagne M., Les transferts culturels franco-allemands, op. cit., p. 30.
2 Nous relevons un fait similaire dans l’appropriation de référents extra-filmiques, dont la pensée de Frantz Fanon est l’un des cas les plus significatifs. L’œuvre du psychiatre est très présente dans les travaux théoriques et les films d’un Rocha et d’un Solanas, mais la réinterprétation et l’utilisation que chacun fait d’elle sont très différentes. En effet, nous soulignons que le premier l’emploie pour défendre un certain cinéma « d’auteur » tandis que le deuxième pour défendre un « troisième cinéma », censé être opposé au cinéma d’auteur.
3 Birri F., « Revolución en la revolución del Nuevo Cine Latinoamericano », F. Birri, Fernando Birri... op. cit., p. 198.
4 Napolitano M., « A relação entre arte e política, uma introdução teórico-metodológica », Revista Temáticas, Pós-Graduação em Sociologia, UNICAMP, Campinas, n° 37/38, 2011, p. 29.
5 Caballero R., « El cielo del custodio Nuevo Cine Latinoamericano, en forma de preludio », disponible sur : [http://www.cubacine.cult.cu/sitios/revistacinecubano/digital08/cap01.htm] (consulté le 4 mars 2015, nous traduisons).
6 Cumaná M. C. et Del Río J., Latitudes del margen, La Havane, Ediciones ICAIC, 2008, p. 39.
7 Ibidem.
8 Pour une étude des revues de cinéma voir Nuñez F., op. cit.
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