Chapitre VI. L’aventure d’un cinéma imparfait
p. 177-206
Texte intégral
1Le temps écoulé entre la sortie du film Les Aventures de Juan Quin Quin (1967) et l’écriture du manifeste Por un cine imperfecto (décembre 1969), tous deux de Julio García-Espinosa, coïncide avec le moment du plus grand essor du projet du NCL. Le lieu d’énonciation du film comme du texte est Cuba, où les cinéastes et l’Institut cinématographique furent les principaux promoteurs du projet cinématographique latino-américaniste. Quand García-Espinosa écrit Por un cine imperfecto, les cinéastes de l’ICAIC avaient déjà dépassé la « découverte » des expériences cinématographiques entreprises par d’autres réalisateurs du sous-continent. C’est pour cela que la réflexion théorique menée par García-Espinosa dans le manifeste ne se caractérise pas par un appel à l’unité des cinéastes révolutionnaires d’Amérique latine, mais qu’elle la considère comme établie, c’est-à-dire qu’elle l’assume comme étant déjà en route.
2L’union des cinéastes du sous-continent n’est pas l’horizon vers lequel avancer, mais plutôt la condition préalable à partir de laquelle García-Espinosa propose une série de postulats esthétiques orientés tant vers le cinéma cubain – sa principale préoccupation – que vers les autres cinémas latino-américains. Cet aspect le différencie des œuvres théoriques de Birri, Rocha et du groupe Cine Liberación – chronologiquement antérieures – avec lesquelles il dialogue néanmoins implicitement surtout en ce qui concerne la volonté de stimuler le développement d’un public actif et critique.
3La théorie du « cinéma imparfait » de García-Espinosa prend sa source dans Les Aventures de Juan Quin Quin et fleurit dans la turbulente période de 1968-1969. Dans le film, García-Espinosa remet en question les codes génériques du cinéma hollywoodien d’aventure et du western. Le long-métrage entreprend la déconstruction des genres qui avaient un grand succès dans les salles ; il s’agissait d’en montrer les limites, les logiques internes, la structure. Cette opération cherchait, à l’origine, à favoriser le développement d’un public critique ; néanmoins, les réflexions nées de la réalisation de Les Aventures de Juan Quin Quin portèrent García-Espinosa plus loin : il finit par questionner le statut du cinéaste comme « auteur » d’un film et par soutenir, dans Por un cine imperfecto, l’avènement d’un cinéma dans lequel il n’y aurait pas de différence entre public et auteur, car la réalisation cinématographique serait à la portée de tous.
4Dans ce chapitre, nous nous pencherons sur l’origine et les implications théoriques de ces postulats esthétiques ainsi que sur leur évolution dans le temps. Pour cela, nous analyserons Les Aventures de Juan Quin Quin pour ensuite étudier le concept d’« imperfection » chez García-Espinosa selon trois points de vue complémentaires, qui nous semblent englober les principaux aspects de sa théorie : l’imperfection liée à la technique, l’imperfection comme conséquence d’un art « intéressé » et l’imperfection comme revendication de l’altérité. Nous avançons, pour l’instant, que l’inspiration centrale qui guide l’œuvre de García-Espinosa est la recherche d’un cinéma conçu comme art populaire. Le caractère populaire d’une œuvre n’est pas uniquement donné, selon le cinéaste, par sa thématique ou par son destinataire. L’art populaire n’est pas compris comme un art pour le peuple conçu par une élite, mais comme un art du peuple.
Les Aventures de Juan Quin Quin
Le dépassement du néoréalisme
5Au moment où il réalisa Les Aventures de Juan Quin Quin, Julio García-Espinosa était vice-président de l’ICAIC et directeur du département de Programmation artistique de l’institut. Les Aventures de Juan Quin Quin était son troisième long-métrage après Cuba baila (1960) et Le Jeune rebelle (1961). Ses premiers films, comme nous l’avons expliqué dans le chapitre ii, furent marqués par une inspiration néoréaliste. García-Espinosa – de même que Gutiérrez Alea et Birri – entra en contact avec les réalisateurs néoréalistes au début des années cinquante en Italie, où il étudia la réalisation cinématographique au Centre expérimental de cinématographie de Rome.
6Après avoir travaillé avec Zavattini sur Le Jeune rebelle, dont le résultat ne le satisfit pas, García-Espinosa passa six années sans tourner, se dédiant au conseil en scénarios et projets cinématographiques. À son retour à la réalisation, avec Les Aventures de Juan Quin Quin, le cinéaste cubain mit en relief sa rupture avec le néoréalisme et son intérêt pour l’expérimentation de nouvelles formes filmiques : « Juan Quin Quin signifiait pour moi la possibilité de faire enfin un film – c’était mon troisième – de la manière dans laquelle il m’intéressait de m’exprimer cinématographiquement1. » Le film a donc, pour son réalisateur, une sorte de valeur initiatique, venant précisément de sa distanciation par rapport au néoréalisme. Quelque chose de similaire se passait, selon le cinéaste, avec les autres longs-métrages de fiction cubains qui commençaient à connaître une certaine répercussion à l’étranger : « Juan Quin Quin s’éloignait de Zavattini et du néoréalisme, comme le faisaient Mémoires du sous-développement, Lucía, La première charge à la machette, c’est-à-dire ces films de la fin des années soixante qui paradoxalement avaient signifié le décollage du cinéma cubain2. » Le commentaire nous semble pertinent, en ce que c’est précisément le dépassement du néoréalisme qui permettra au cinéma de fiction cubain de trouver ses propres traits expressifs ; comme nous l’avons vu, ce processus sera secondé dans une large mesure par le travail documentaire du Noticiero ICAIC Latinoamericano.
7Comme Les inondés de Birri, le premier long-métrage de García-Espinosa qui s’éloigne du néoréalisme est une comédie proche de la tradition du roman picaresque ibéro-américain. Dans une certaine mesure, c’est une caractéristique également présente dans Las doce sillas (1962) et dans La mort d’un bureaucrate (1966) de Tomás Gutiérrez Alea. Les trois ex-élèves du Centre expérimental de Rome empruntèrent une voie semblable, au moins à cette étape de leur carrière artistique, comme façon d’atteindre une plus grande autonomie envers la référence italienne – bien que Birri continuera à la revendiquer comme une « clé » pour accéder à la réalité. L’explication de ce trait commun aux trois réalisateurs pourrait résider dans le fait que la littérature picaresque, avec ses personnages archétypiques – filous, coquins, marginaux –, est une des traditions populaires les plus profondément enracinée en Amérique latine. Aborder celle-ci au cinéma permettait un rapprochement à l’art populaire, par lequel il était possible d’approcher la réalité sociale et les imaginaires collectifs du peuple, aspiration que les trois cinéastes avaient auparavant essayé de satisfaire en suivant l’exemple de Zavattini.
8Le désir de se rapprocher d’un public populaire et nombreux sera l’une des caractéristiques fondamentales des films de García-Espinosa. Son intérêt pour les expressions artistiques populaires peut déjà se percevoir avant même ses études en Italie : dès sa jeunesse, il s’était aventuré sur les planches avec des groupes de théâtre populaire et avait même participé à quelques pièces présentées dans le chapiteau d’un cirque3. Quasiment tous ses longs-métrages de fiction font preuve d’une tentative pour conserver l’aspect ludique des spectacles populaires.
9Selon García-Espinosa :
« Un cinéma qui se dédie à réfléchir précisément [de manière précise] l’image du peuple, la misère du peuple est un cinéma presque toujours dédié à la petite bourgeoisie, pour que celle-ci prenne conscience de la réalité du peuple. Un tel cinéma ne sera jamais un véritable cinéma pour le peuple, qui connaît déjà, qui vit déjà dans sa chair ces images et que, donc, la plupart du temps celles-ci ennuient4. »
10García-Espinosa ne rejette pas que le cinéma soit conçu comme un spectacle5 et ne sera pas non plus opposé à ce que les films « amusent6 », mais il n’affirme pas non plus que l’unique objectif du film soit le divertissement ; en fait, il s’y opposera lorsque celui-ci entraînera une « consommation passive » de la part du public. Les Aventures de Juan Quin Quin suit ce cours : tant ses réflexions sur le processus révolutionnaire cubain que sa critique des conventions stylistiques du cinéma industriel dominant ont constamment recours à l’humour et à l’ironie comme stratégies narratives.
Le héros « majeur » dans le « genre mineur »
11Les Aventures de Juan Quin Quin7 est basé sur le roman Juan Quin Quin en pueblo Mocho de Samuel Feijóo, publié en 1963. García-Espinosa part de celui-ci pour raconter les péripéties de Juan Quin Quin et de son ami et compagnon Jachero, deux paysans cubains qui, pour gagner leur vie, passeront par les plus extravagantes occupations – enfant de chœur, torero, artiste circassien, faucheur de canne à sucre – avant de se joindre à la lutte contre la dictature de Batista dans la Sierra Maestra. Il s’agit d’un récit initiatique, qui culmine avec la « prise de conscience révolutionnaire ».
12Bien que dans le roman le processus est raconté de manière chronologique, le réalisateur décida de briser le récit linéaire et d’utiliser une structure épisodique dans laquelle s’alternèrent deux étapes distinctes : d’une part, sont racontées les diverses aventures qui mèneront à la prise de conscience du protagoniste ; d’autre part, est montré le moment où Juan Quin Quin est un leader révolutionnaire combattant dans la montagne – à cette étape le personnage est caractérisé par les traits typiques du héros révolutionnaire cubain : barbe et fusil à l’épaule. Selon García-Espinosa, la rupture de la structure dramatique classique par la modification de l’ordre chronologique parvint à briser la manière traditionnelle de rendre compte du processus de prise de conscience d’un personnage. En ne montrant pas de manière linéaire l’évolution du protagoniste qui deviendra révolutionnaire on « évitait la tendance habituelle de les [les personnages] justifier éthiquement face au spectateur8 ». Bien que dans ses caractéristiques de base l’histoire ne diffère pas tellement du Jeune rebelle – qui raconte le processus de sensibilisation d’un adolescent qui rejoint la guérilla –, le film rejette complètement l’atmosphère cérémonieuse et grave du deuxième long-métrage de García-Espinosa. La prise de conscience n’est pas décrite comme une purification, le cinéaste essaie de lui enlever de sa solennité.
13Néanmoins, bien qu’il s’agisse d’un personnage qui peut se voir pris dans des situations ridicules et dont le portrait est généralement plein d’humour, Juan Quin Quin conserve les caractéristiques qui le rapprochent du modèle du héros positif : toujours orienté vers le bien, il synthétise des valeurs telles que la solidarité, la justice sociale, le sacrifice et le courage, qui l’érigent en exemple à suivre par le peuple. Comme l’a dit García-Espinosa à plusieurs reprises, avec ce film, son objectif était de raconter l’histoire d’un héros « majeur » en l’insérant dans ce qui est traditionnellement considéré comme étant un genre « mineur » : la comédie et le cinéma d’aventure.
« Rappelons qu’en ces années notre plus grand héros était le guérillero, qui était l’expression la plus conséquente de la lutte armée, seule possibilité de changement laissée à nos pays. Situer ce personnage dans le genre “aventure”, traditionnellement considéré comme un genre mineur, signifiait au minimum de prendre le risque d’en diminuer la stature. En effet, cela sembla aux orthodoxes, qui ne font jamais défaut, une irrévérence totale et inacceptable envers les combattants. Mais ce fut pire encore avec ceux qui lui laissèrent la vie sauve, ceux qui considérèrent même le film ingénieux mais sans le pathos des genres majeurs, ce qu’une coutume trop enracinée considère comme le propre des héros majeurs. Cependant, toute la possible hérésie du film résidait dans cette contradiction : réclamer au spectateur populaire une plus grande complicité9. »
14À vrai dire, la façon légère de représenter la figure du guérillero et le comique du film éveilla de fortes réticences au sein de l’ICAIC. Le débat porta sur la convenance de sortir en salles un film en rupture totale avec le sérieux qui avait jusqu’alors caractérisé la thématique de la Révolution cubaine et qui, pour cette raison même, pouvait sembler inadéquat surtout à un moment où les mouvements armés révolutionnaires affleuraient dans toute l’Amérique latine. La mort du Che Guevara en octobre 1967 ne fit qu’aggraver la situation. Comme l’explique Luciano Castillo : « À quelques mois à peine de la disparition physique d’une figure emblématique comme le Che, pour certains cette tentative – au travers de Juan Quin Quin – de présenter un guérillero avec toutes ses contradictions, de l’humaniser, de le démystifier était inconcevable10. »
15Finalement, le film sortit le 12 février 1968, sept mois après avoir été projeté au festival de Moscou en juin 1967. Son succès fut beaucoup plus grand que prévu avec 3,5 millions de spectateurs en salles, dans un pays qui ne dépassait pas les dix millions d’habitants ; ce fut, pendant plus de vingt ans, le film le plus vu de l’histoire du cinéma cubain11. Le soutien du public s’explique probablement par la manière ludique par laquelle le film proposait de revisiter le cinéma de genre. Cependant, il faudrait aussi prendre en compte la revalorisation de l’identité du guajiro (paysan cubain) faite dans Les Aventures de Juan Quin Quin, qui permet d’établir entre spectateur et film la complicité évoquée par García-Espinosa. Comme l’explique Joel del Río : « Rarement la malléabilité et l’esprit pratique du malin avaient été associés à de nobles causes d’ordre social et même politique12. » Dans le film, le héros révolutionnaire, le « héros majeur », n’était pas proposé comme modèle de conduite exogène par rapport aux classes populaires et aux paysans : il surgissait de son idiosyncrasie.
Le dialogue avec les genres cinématographiques
16À la différence de nombreux films latino-américains des années soixante, les standards techniques des Aventures de Juan Quin Quin le rapprochent du cinéma hollywoodien : il fut filmé en 35 mm, en format cinémascope – en noir et blanc pour des raisons budgétaires – et il dure 110 minutes. Néanmoins, il est loin de suivre les modèles du cinéma dominant ; au contraire, il se caractérise par la rupture des structures narratives de ce dernier à travers l’expérimentation formelle. García-Espinosa n’essaie pas de faire table rase du cinéma de genres d’Hollywood, mais plutôt d’établir un dialogue critique avec celui-ci, où l’opposition aux structures et aux codes narratifs traditionnels se manifeste parfois à travers l’ironie et la parodie, par lesquelles il essaya de rendre explicites les conventions de ce type de cinéma. Le genre « aventure » – comme mis en évidence par le titre – et le western seront les principales références auxquelles fera allusion le film. Le rapprochement à ce type de cinéma fut déjà mis en relief dans le synopsis du film : « Il y a des films d’aventures extraordinaires, mais que personne ne vit dans la réalité. Les Aventures de Juan Quin Quin ne rejette pas le langage magique des films d’aventure, mais il n’a pas besoin de les inventer. Notre monde, par chance, les vit encore aujourd’hui13. » La révolution devient ainsi une grande aventure proposée au public cubain dans les salles de cinéma, un public qui, comme le reconnaît García-Espinosa jouissait amplement de ce type de cinéma.
Illustration 21. – Les Aventures de Juan Quin Quin (1967)
17
Cinémathèque de Cuba
18La séquence d’ouverture des Aventures de Juan Quin Quin montre bien le dialogue que García-Espinosa établit avec le cinéma d’aventure et, particulièrement, avec le western. Le film commence par un écran noir, où apparaît la légende suivante : « Institut cubain de l’art et de l’industrie cinématographiques présente. » L’image est brisée d’un coup de pierre, avec un bruit de verre cassé, comme si le cadre était une fenêtre qui venait de se rompre en mille morceaux. Vient ensuite le générique, en police Playbill, une typographie caractéristique du western14, pendant que s’alternent des plans d’ensemble et des plans rapprochés de la taille ou de la poitrine de Juan Quin Quin – avec sa barbe de révolutionnaire – et de ses amis à cheval. Les cavaliers font des cabrioles et se lancent en colonne au galop alors qu’une caméra montée sur une grue filme leur progression en un travelling panoté haut-bas. Il y a aussi des contre-plongées des cavaliers au galop, les sabots des chevaux sautant par-dessus l’objectif de la caméra. La musique, composée par Leo Brouwer, suit le style de musicalisation du western classique – marches aux nuances épiques qui célèbrent les gestes des « pionniers » – ; cependant, certains passages sont plus proches des rythmes afro-cubains et servent de contrepoint. Après avoir présenté un à un les différents acteurs par des images d’eux accompagnées de leur nom – autre procédé typique des westerns ou de séries telle Bonanza – apparaît le nom du réalisateur sous forme de signature calligraphiée.
Illustration 22. – Les Aventures de Juan Quin Quin (1967)
19
Cinémathèque de Cuba
20À première vue, le segment dont nous parlons ne paraîtrait qu’une synthèse de lieux communs et de conventions propres au western, ce qui porterait à penser que le film se limite à copier le modèle hollywoodien. Néanmoins, tant la « rupture de la fenêtre » au début de la séquence que la « signature » de García-Espinosa à la fin de celle-ci établissent de profondes dissonances par rapport à la référence nord-américaine. La vitre qui se casse comme si c’était une fenêtre – « la fenêtre ouverte sur le monde » est une des plus célèbres métaphores pour se référer au cadre15 – semble inviter le spectateur à regarder, à pénétrer dans l’histoire du film différemment de comme il le ferait face à un film traditionnel, elle le remue avec la force d’un événement inattendu et essaie de le sortir de la prétendue passivité dans laquelle le plonge le cinéma hégémonique. C’est, en synthèse, un appel à rester alerte. Cela semblerait également être une déclaration de principes de la part de García-Espinosa, de son refus à suivre les structures conventionnelles. Ce refus est renforcé par la signature, le deuxième élément qui perturbe ce qui serait autrement une introduction classique. Le réalisateur s’assume comme « auteur » cinématographique et en tant que tel il signe ses œuvres. La signature met en relief le caractère d’« auteur » ou d’« artiste » de García-Espinosa et donc son indépendance créative par rapport au cinéma de genre hollywoodien. Autrement dit, le film est conçu comme du « cinéma d’auteur » et non comme du « cinéma de genre ».
21Le geste de signer l’œuvre entre en contradiction avec le manifeste Por un cine imperfecto (1969) dans lequel García-Espinosa rejettera l’exceptionnalité de l’artiste pour affirmer qu’il doit être un travailleur plus proche du peuple, dont l’objectif à long terme serait de disparaître pour céder la place à un peuple créateur. Il s’agit, malgré tout, d’affirmations réalisées postérieurement qui ne coïncident peut-être pas avec ce que pensait García-Espinosa au moment de la réalisation du film. Malgré tout, le fait de signer semble plus un positionnement comme auteur face au cinéma d’Hollywood, plutôt qu’un positionnement élitiste face aux classes de travailleurs. Quoi qu’il en soit, il est notoire que la réponse de García-Espinosa face au modèle hollywoodien consiste en la revendication du « cinéma d’auteur » et non en la recherche d’un autre type de cinéma, d’un « troisième cinéma », comme celui posé par Getino et Solanas.
22Chaque chapitre des Aventures de Juan Quin Quin est précédé d’un intertitre qui anticipe ce qui s’y passera. Parfois, le flux de l’action s’interrompt, l’image se congèle pour faire place à des digressions, annotations et longs flash-back qui brisent l’ordre chronologique. Dans une séquence apparaissent deux intertitres conçus comme des parenthèses explicatives au ton clairement sarcastique et non exempt de didactisme, qui contextualisent la lutte du personnage principal dans le cadre du processus révolutionnaire vécu en Amérique latine. En plein combat contre les forces de Batista la pellicule se « coupe », comme si le projecteur l’avait cassé et apparaissent les commentaires suivants : « Soyons sérieux ! Ici pourraient être insérées quelques scènes de la vie quotidienne en Amérique latine. » Puis l’action continue pendant vingt secondes avant d’être interrompue par un nouvel intertitre, en lien avec le message du premier : « L’une ou l’autre des inutiles réunions de l’ONU pourrait aussi être ajoutée. »
23À la fin du film est inclus un épisode dans lequel le narrateur explique la tactique que doit suivre un groupe guérillero pour prendre d’assaut une caserne militaire ; l’action armée entreprise par Juan Quin Quin s’avère néanmoins être un fiasco, finissant en une série d’innocentes bagarres et escarmouches qui rappellent des films tels que Les Aventures de Robin des Bois (Michael Curtiz et William Keighley, 1938). García-Espinosa semble mettre en relief de manière clairement ironique la distance entre la méthodologie proposée par les théories de la guérilla et la pratique – chose particulièrement délicate à l’époque de la mort d’Ernesto Guevara.
24Une autre des caractéristiques du film est la mise en abyme avec la représentation de spectacles scéniques populaires auxquels participe Juan Quin Quin, comme le cirque et le théâtre populaire. La représentation de la Passion du Christ par le héros a un intérêt particulier. Celui-ci est représenté mourant sur la croix, avec les traits caractéristiques du Christ. « Père, entre tes mains je remets mon esprit », murmure le personnage fermant les yeux et inclinant la tête ; mais juste après, dans la même prise de vue, il relève la tête et annonce, souriant, le spectacle du lendemain : « Et n’oubliez pas que demain nous avons des représentations en matinée, après-midi et soirée ! » La caméra s’éloigne, une musique circassienne fait irruption et nous voyons le public applaudir. Au-delà des connotations anticléricales plutôt évidentes de la scène, elle est intéressante car elle introduit une piste d’interprétation pour tout le film : elle met en évidence non seulement la construction qui se trouve derrière le spectacle de la Passion du Christ, mais aussi derrière tout spectacle, y compris le film lui-même. Cela est en accord avec l’objectif de García-Espinosa de faire des Aventures de Juan Quin Quin « un spectacle sur la destruction du spectacle16 ». Avec ce film, il essayait de briser l’« illusion » face à l’histoire racontée et de permettre que le public prenne conscience du fait qu’il se trouvait face à un spectacle, qui suivait une logique différente de la réalité. En ce sens, bien que le film revendiquait qu’il n’était pas nécessaire d’inventer des aventures dans le cinéma cubain car celles-ci existaient encore dans la réalité, il n’était pas pour autant prétendu que le film fût un reflet réaliste de cette réalité, García-Espinosa essayait plutôt de favoriser dans le public une réflexion aux fortes connotations ludiques sur cette réalité.
Illustration 23. – Les Aventures de Juan Quin Quin (1967)
25
Cinémathèque de Cuba
Illustration 24. – Les Aventures de Juan Quin Quin (1967)
26
Cinémathèque de Cuba
27Il y a des références à Bertolt Brecht dans une grande partie des éléments du film que nous avons analysés. Le réalisateur utilise une série de procédés – comme les intertitres qui anticipent l’action ou la mise en évidence du fait que le spectacle filmique est une construction – de caractère brechtien et tendant à obtenir un effet de distanciation qui permettrait, selon le cinéaste, d’« activer l’esprit critique du spectateur » et d’« éveiller son intelligence17 ». Remarquons, par ailleurs, que le refus de García-Espinosa de réaliser un cinéma qui « imitât » la réalité ainsi que sa tentative de montrer que tout film est une construction trouvent aussi leur origine dans la pensée du dramaturge allemand :
« Brecht disait que le théâtre est théâtre. Nous aussi, nous pourrions affirmer que le cinéma est cinéma ; c’est-à-dire que les deux médias ne sont pas la réalité, ce sont des fictions qui nous aident à mieux comprendre la réalité. Feindre qu’ils sont ce qu’ils ne sont pas est aliénant. Le rejet du naturalisme est indispensable pour établir une relation au spectateur plus productive du point de vue esthétique18. »
28Dans la désacralisation du guérillero opérée par García-Espinosa peut se remarquer une tentative de briser la forme sous laquelle était représenté le héros révolutionnaire, qui risquait de le transformer en image hiératique et déshumanisée, convertie en figure tutélaire de la révolution. Le danger de ce type de représentation consistait à produire une aliénation mythique dans le public, proche de celle qu’aurait pu produire la religion. En ce sens, en comparant de manière très provocatrice Juan Quin Quin avec Jésus Christ19, García-Espinosa sacralise la figure du guérillero pour la désacraliser aussitôt abruptement, la déconstruire par l’utilisation d’un gag mettant en relief que cette sacralisation était en elle-même une construction opérée par les hommes20. L’objectif, annoncé à plusieurs reprises par García-Espinosa – d’introduire un « héros majeur » dans un « genre mineur » –, cherchait aussi à éviter le risque de mythification du héros révolutionnaire. À nouveau, nous trouvons ici un lien avec le théâtre de Brecht, pour qui la désacralisation était une des principales raisons d’entreprendre la rupture avec la tragédie aristotélicienne. L’auteur reconnaissait dans le culte l’origine du théâtre, mais il affirmait que ce dernier n’avait pu construire son propre champ artistique qu’en se séparant de la religion.
29D’après Jean-Marie Valentin :
« La contestation de la tragédie, spontanément et en permanence associée sous sa plume à la transcendance et à la nécessité, repose d’abord sur le refus du religieux. [...] De l’autel à la scène, il y a le fossé, définitivement infranchissable selon lui, qui sépare un temps d’aliénation mythique et religieuse d’un autre, irrévocablement profane21. »
30Nous pouvons en déduire que l’expérimentation formelle qui caractérise Les Aventures de Juan Quin Quin n’est pas un simple exercice de style. Au contraire, le film a pour objectif une représentation de la révolution armée et ses motivations et, sans jamais cesser de l’exalter, il met en question les manières les mieux adaptées de la porter au cinéma. L’opération proposée par le film n’était donc pas de banaliser la révolution mais de banaliser, déconstruire et mener à bien l’implosion de la manière rigide et ankylosée d’aborder cette thématique dans le cinéma, qui contribuait à faire d’elle un mythe plutôt qu’un processus. En ce sens, le film suppose une autocritique de la part de García-Espinosa, en tant que réalisateur et vice-président de l’ICAIC, envers les premiers longs-métrages de la période postrévolutionnaire, à commencer par Le Jeune rebelle, où la prise de conscience du personnage principal ne se produisait qu’à la fin de l’histoire, solennellement, avec le protagoniste qui regardait l’horizon tenant dans ses bras le corps de son mentor, un révolutionnaire mort au combat. L’opposition à ce type de représentation allait de pair avec un regard critique mais plein d’humour envers le cinéma nord-américain qui avait dominé les écrans de l’île jusqu’au début des années soixante. L’expérience des Aventures de Juan Quin Quin suppose donc un double rejet véhiculé par la recherche de nouvelles formes cinématographiques autonomes.
Illustration 25. – Les Aventures de Juan Quin Quin (1967)
31
Cinémathèque de Cuba
Illustration 26. – Les Aventures de Juan Quin Quin (1967)
32
Cinémathèque de Cuba
Por un cine imperfecto
Au-delà de la technique
33Comme nous l’avons signalé dans l’introduction de ce chapitre, les idées développées par García-Espinosa dans le manifeste Por un cine imperfecto prennent leur source dans Les Aventures de Juan Quin Quin. Néanmoins, Por un cine imperfecto n’est pas un texte écrit pour accompagner la sortie d’un film, et il ne se propose pas non plus de développer une théorie à partir de l’expérience spécifique acquise au cours de la réalisation d’un film particulier. Les deux ans et quelque qui séparent la réalisation des Aventures de Juan Quin Quin et l’écriture de Por un cine imperfecto – daté du 7 décembre 1969, mais publié pour la première fois en 197022 – furent fondamentaux pour la maturation des idées de García-Espinosa sur le cinéma populaire. Il s’agit d’une période particulièrement intense en événements cinématographiques et extra-cinématographiques qui détermineront l’évolution non seulement de la pensée de l’auteur, mais aussi du projet du NCL. Aux alentours de 1969, dix ans après la Révolution cubaine, il y a une sorte d’accélération de la dynamique historique en Amérique latine : les mouvements de changement social qui avaient mûri pendant la première moitié de la décennie entrent dans une étape de crise ou, au contraire, éclosent ; d’autres, comme l’Unité populaire au Chili sont prêts à éclore. D’un point de vue extra-cinématographique cette période est marquée, entre autres événements, par la mort de Che Guevara en Bolivie (octobre 1967), le Mai français (1968), l’Acte institutionnel n° 5 au Brésil (décembre 1968), le coup d’État de Velasco Alvarado au Pérou (octobre 1968), le massacre de Tlatelolco au Mexique (octobre 1968), le Cordobazo en Argentine (mai 1969), la mort de Hô Chi Minh (septembre 1969) et l’échec de la récolte de 10 millions de tonnes de canne à sucre à Cuba (1970).
34En ce qui concerne le champ cinématographique latino-américain, au cours de cette période ont lieu quatre rencontres de cinéastes du sous-continent : les festivals de Mérida (1968), Pesaro (1968 et 1969) et Viña del Mar (1969). De plus, entre 1967 et 1969 arrivent les premiers succès internationaux – du point de vue de la critique et de celui des récompenses obtenues à l’étranger – de longs-métrages cubains de fiction, grâce à des films comme Les Aventures de Juan Quin Quin, Mémoires du sous-développement (Tomás Gutiérrez Alea, 1968), Lucía (Humberto Solás, 1968) et La première charge à la machette (Manuel Octavio Gómez, 1969). Par ailleurs, dans ce laps de temps sortent quelques-uns des principaux longs-métrages latino-américains des années soixante : Terre en transe (1967) et Antonio das Mortes (1969) de Rocha, Macunaïma (Joaquim Pedro de Andrade, 1969), L’Heure des brasiers, Le sang du condor (Jorge Sanjinés, 1969) et Le chacal de Nahueltoro (Miguel Littin, 1969). Enfin, en ce qui concerne la production d’œuvres théoriques, la publication de Vers un troisième cinéma (octobre 1969) est particulièrement importante.
35Nous faisons cette énumération sommaire des événements célèbres, pour essayer de situer historiquement Por un cine imperfecto, un texte qui par son ton provocateur et ses idées paraît se faire l’écho des changements rapides et profonds qui avaient lieu tant dans le champ cinématographique que dans les sociétés latino-américaines. Un sentiment d’urgence et d’impatience créatrice semblait s’être propagé dans ces années parmi les cinéastes révolutionnaires d’Amérique latine, comme nous l’avons remarqué au sujet d’Álvarez, de Rocha et de Cine Liberación. En 1969, García-Espinosa affirme que l’« impatience révolutionnaire » doit être un devoir pour le cinéaste, qu’elle doit se constituer en une sorte de guide programmatique de toute son activité : « L’impatience révolutionnaire motive que l’homme remplisse, au présent, un rôle déterminant au sein des forces qui, objectivement, préparent le futur23. »
36Une des manières de comprendre le concept d’« imperfection » élaboré par García-Espinosa dans Por un cine imperfecto a à voir avec ces urgence et impatience révolutionnaires. Pour le réalisateur, le cinéma cubain et latino-américain engagé pour l’idéal révolutionnaire ne doit pas laisser les limitations techniques qu’il rencontre souvent être une limite à la production filmique. Il est préférable d’accepter et d’assumer une certaine « imperfection » technique plutôt que de rester paralysé en une tentative d’atteindre le degré de virtuosité du cinéma d’Hollywood ou des cinématographies de l’Europe occidentale, dont les budgets sont inatteignables pour les cinémas latino-américains. García-Espinosa va même au-delà : faire de la qualité technique une priorité au détriment de l’urgence et de l’impatience créatives est une attitude qu’il considère comme obnubilée par les modèles de la métropole, détachée d’une préoccupation pour la réalité sociale latino-américaine et, de ce fait, réactionnaire. Il l’exprime de manière catégorique, dès les premières phrases du manifeste :
« Aujourd’hui un cinéma parfait – techniquement et artistiquement réussi – est presque toujours un cinéma réactionnaire. La plus grande tentation offerte au cinéma cubain à ces moments – lorsqu’il atteint son objectif d’un cinéma de qualité, d’un cinéma à la signification culturelle dans le processus révolutionnaire – est justement de devenir un cinéma parfait24. »
37Le concept de « qualité » du cinéma bourgeois doit être chassé d’un cinéma qui se veut révolutionnaire :
« Le cinéma imparfait n’est plus intéressé ni par la qualité ni par la technique. Le cinéma imparfait peut tout aussi bien se faire avec une Mitchell qu’avec une caméra 8 mm. Il peut tout aussi bien se faire en studio qu’avec une guérilla au milieu de la forêt. Le cinéma imparfait n’est plus intéressé par un goût donné et encore moins par le “bon goût”. Il n’est plus intéressé par trouver la qualité dans l’œuvre d’un artiste. La seule chose qui l’intéresse d’un artiste est de savoir comment il répond à la question suivante : que fait-il pour sauter l’obstacle d’un interlocuteur “cultivé” et minoritaire qui conditionne jusqu’à présent la qualité de son œuvre25 ? »
38Le « cinéma imparfait » n’est pas pour autant un éloge de l’imperfection ; García-Espinosa est loin de promulguer l’imperfection comme une valeur esthétique. Pour García-Espinosa la question est tout autre : l’objectif du cinéma révolutionnaire n’est pas de faire concurrence au cinéma des métropoles, mais de contribuer à la libération. La production cinématographique est une nécessité pour les projets de libération, ce qui demande de laisser de côté l’aspiration à produire des films selon le modèle hégémonique. Cette idée n’est pas nouvelle dans les discussions sur le développement du champ cinématographique en Amérique latine. Comme l’explique Avellar, Por un cine imperfecto a été rédigé quelques semaines après le festival de Viña del Mar de 1969, cependant, « ce n’est pas exactement à ce moment-là que nous avons commencé à soutenir l’idée d’un cinéma imparfait26 ». La célèbre devise de Rocha, « une idée dans la tête et une caméra à la main », contient une réflexion semblable : les cinéastes latino-américains devraient se concentrer sur l’essentiel, élaborer des idées qu’ils pourraient ensuite porter à l’écran, peu importe la précarité des moyens à leur disposition. Pour le cinéaste brésilien, vouloir à tout prix une qualité similaire à celle du modèle hégémonique conduit à « la stérilité ». Birri avait avancé quelque chose de similaire en Argentine en affirmant, comme nous l’avons vu dans le troisième chapitre, que dans la réalisation de Tire dié la préférence a été donnée « à un contenu plutôt qu’à une technique, à un sens imparfait plutôt qu’à une perfection sans sens27 ». Des années plus tard, le groupe Cine Liberación mettra en relief l’aspect « désordonné », « violent », « ouvert » et « inachevé » de son cinéma, étranger aux « canons » traditionnels28.
39La pratique cinématographique se chargeait de confirmer ces idées : des films tournés avec une pellicule périmée (Tire dié) ; sans son (Revolución de Jorge Sanjinés, 1963 ; Líber Arce, liberarse, Mario Handler, 1969, etc.) ; des images fixes provenant de coupures de revues (Noticiero ICAIC ; L’Heure des brasiers ; ¿ Qué es la democracia ? de Carlos Álvarez, 1971). La précarité technique n’avait pas empêché la croissance de la production cinématographique latino-américaine, engagée dans l’« urgence » et l’« impatience » révolutionnaires. Dans certains cas – par exemple les documentaires de Santiago Álvarez –, ces limitations avaient même favorisé la recherche de solutions créatives. García-Espinosa lui-même met cela en relief dans un texte où il analyse certains aspects de sa théorie sur le cinéma imparfait : « Nos limitations matérielles peuvent et doivent devenir les vertus de notre cinéma29. »
40Comme nous le voyons, la question de l’imperfection technique n’était pas inconnue fin 1969 lorsque García-Espinosa écrivit Por un cine imperfecto ; elle n’avait néanmoins jusqu’alors pas été abordée de manière aussi polémique que le fit le cinéaste cubain. La façon d’exprimer ces idées valut à l’auteur de dures critiques : il fut accusé de faire l’apologie de l’imperfection, qui servait à justifier l’incompétence et la maladresse technique de certains films latino-américains. Comme le fait remarquer Gil Olivo, le texte a pu semer une certaine « confusion tant dans la pratique que dans la théorie cinématographique générée dans nos pays30 ». Le cinéaste chilien José Román se souvient, par exemple, de la compréhension erronée du manifeste qu’il y eut dans son pays : « Ici certains le comprenaient très mal, ils pensaient que faire du cinéma imparfait était filmer de façon inattentive, filmer de manière floue et des choses de ce genre31. » La plus grande polémique suscitée par le texte eut précisément lieu dans les pages d’une revue chilienne, Primer Plano. En 1972, dans son deuxième numéro, apparaissait l’article El culto a la antiestética, du critique argentin Amílcar G. Romero, entièrement dédié à réfuter les thèses de García-Espinosa.
41Selon Romero, pour García-Espinosa le « rejet de la qualité » était la manière d’abandonner les intérêts du public « cultivé » pour se rapprocher du public populaire32. Pour le critique, ces idées finissaient néanmoins par refuser à l’art révolutionnaire la possibilité de la perfection. Ce refus était justifié simplement sur la base d’un jugement arbitraire, qui consistait à taxer l’aspiration à la perfection artistique de valeur bourgeoise. Romero argumentait que l’« imperfection » défendue par García-Espinosa ne portait pas seulement préjudice au champ de l’art, mais aussi au public populaire car elle privait ce dernier de la jouissance d’un art qui cherchait la perfection :
« Au nom des majorités populaires, l’auteur propose le spontanéisme, l’imperfection, le manque de qualité, le bégaiement de la pensée comme une nouvelle forme de communication, tout cela comme reflet d’un monde qui s’écroule pour laisser place à un monde nouveau et meilleur. Le meilleur, le beau, ce qui avant était le Patrimoine des exploiteurs, de ceux qui nous ont rendus esclaves et enlevé cette possibilité, ne peut maintenant, pour cela-même, être le patrimoine de tous33. »
42Romero accusait García-Espinosa de créer un « culte » de l’imparfait, qu’il jugeait être une sorte d’« anti-esthétique » dont le résultat était le rejet aveugle d’une grande partie de la tradition culturelle existante, simplement en la considérant « caduque, morte et aveuglée34 ». Selon les mots de Romero : « Nous savons déjà ce qu’est le parfait. Parfait est cela d’avant, tout ce qui plaisait à l’ennemi. Si cette logique s’appliquait rigoureusement, il faudrait jeter plus de la moitié de la planète à la poubelle35. » Derrière ce « culte » de l’imperfection se cacherait, pour Romero, en dernier terme, un certain snobisme nullement révolutionnaire : « Un regard dans le miroir du narcissisme, mais du coin de l’œil, en veillant à ce que personne ne s’en aperçoive36. »
43La réponse de García-Espinosa à Primer Plano finirait par être plus connue que l’article à son origine. L’auteur cubain donna la priorité, dans ce nouveau texte, à une plus grande clarté conceptuelle, dans une tentative d’éviter les confusions autour du problème de la qualité technique :
« Cinéma imparfait ne signifie pas cinéma bâclé ou mal fait. Nous n’avons jamais affirmé une telle chose. Nous n’avons jamais entonné les louanges du misérabilisme. Ce n’est pas notre faute si quelqu’un a justifié ses inepties à nos dépens. De même que nous ne sommes pas responsables du fait que notre position soit prise pour lui opposer des positions élitaires. L’important est qu’il existe des camarades qui, eux, s’identifient avec nos préoccupations et avec nos problèmes, qui sont ceux de tous. L’important est qu’il existe des camarades latino-américains qui rejettent tant la solution bâclée que celle élitaire, tant celle populiste que celle bourgeoise37. »
44La question que García-Espinosa chercha à emphatiser n’était déjà plus la faisabilité du cinéma dans des conditions précaires, comme il l’avait mis en avant dans Por un cine imperfecto, mais plutôt le caractère manifestement « anti-impérialiste » du cinéma révolutionnaire latino-américain. Les problèmes relatifs à la technique et au refus d’aspirer à la « qualité » du cinéma dominant deviennent accessoires, ils obéissent plutôt à des questions d’ordre stratégique, tendant à un objectif final : encourager la production d’un cinéma de « décolonisation culturelle ».
45Dans sa réponse à Primer plano, García-Espinosa nia que son but ait été de « créer une esthétique » ou un « nouvel art », mais affirma qu’il s’agissait de « contribuer à développer une nouvelle culture38 ». Son argumentation, fortement téléologique fait dépendre de manière un peu mécanique l’apparition d’une nouvelle esthétique de l’avènement de cette nouvelle culture de caractère populaire. Par ailleurs, cette nouvelle culture avait pour base la prise de conscience politique :
« Même si le public n’a pas de développement esthétique, il a néanmoins un développement politique, et que ce développement politique suffit à développer, conjointement, une nouvelle culture, et de cette nouvelle culture surgira une nouvelle esthétique. Mais alors ce ne sera pas nous – c’est du moins ce que je pense –, ce sera le peuple qui fera le nouvel art39. »
46Il s’agit d’une affirmation qu’il nous semble nécessaire de problématiser. Bien que l’auteur rejette à plusieurs reprises, dans ses textes, les conceptions élitistes de l’art, en niant au « peuple » un « développement esthétique », García-Espinosa se positionne au-dessus du peuple en matière esthétique et s’abroge le rôle d’interlocuteur « cultivé », d’intellectuel appelé à « éclairer » le peuple, en somme, de dépositaire du « bon goût », chose qu’il avait justement taxée de bourgeoise et réactionnaire dans Por un cine imperfecto. Cette manière d’évaluer la sensibilité esthétique de la collectivité est en contradiction avec la volonté qu’il avait manifestée, déjà dans Les Aventures de Juan Quin Quin, de faire un cinéma qui revalorisait les expressions artistiques populaires.
47Par ailleurs, affirmer que l’apparition d’une nouvelle culture dépendait de la prise de conscience politique et subordonner à toutes deux le développement d’une nouvelle esthétique impliquait de subordonner totalement l’esthétique à la politique, au point que la première dépende des règles de la seconde. La phrase avec laquelle García-Espinosa conclut sa réponse à Primer Plano va dans ce sens : « Nous n’allons pas nous asseoir pour voir passer le cadavre de la dernière esthétique, mais nous allons lutter pour développer une nouvelle culture sur le cadavre des derniers bourgeois40. »
48Cependant la position face aux modèles esthétique dominants, la relativisation de l’importance de la technique, l’éloge de l’« impatience » créative, l’affirmation du fait que les limitations matérielles doivent devenir des vertus pour le cinéma et, comme nous le verrons plus loin, la défense du fait que l’art devra un jour être une activité « désintéressée » de l’homme sont des idées qui visent la sensibilité artistique. Tout cela manifeste une préoccupation sur le développement du cinéma en Amérique latine en tant que phénomène artistique et non seulement en tant qu’outil politique. Il s’agit, pour autant, d’une approche esthétique.
49L’importance accordée au développement du processus révolutionnaire, loué comme principal moteur et guide du travail cinématographique, nous fait penser à la possibilité que l’auteur ait mauvaise conscience ou, du moins, une certaine pudeur à l’heure de revendiquer la pertinence d’une réflexion esthétique, comme si la préoccupation esthétique ne pouvait se trouver à la même hauteur que la préoccupation politique. Notre opinion, au contraire, est que toutes deux sont des préoccupations indissociables dans le projet du NCL, dès que l’on tente de soutenir une révolution au travers de la révolution du cinéma. En ce sens, la vision de Rocha est diamétralement opposée à celle préconisée par García-Espinosa : pour lui, la révolution pouvait non seulement se concevoir en termes esthétiques, mais elle était en elle-même une esthétique41. Peut-être que la subordination de l’esthétique au politique que García-Espinosa défend dans son texte s’explique par le contexte dans lequel il écrivait : en 1972, l’ICAIC subissait les conséquences du Quinquennat gris, pendant lequel revendiquer la recherche d’une « nouvelle esthétique » – justement ce que rejette García-Espinosa – aurait été catalogué d’« élitiste ». Comme le remarque Villaça : « Au moment où García-Espinosa formula sa thèse prédominait la perspective que la mission révolutionnaire du cinéaste comme combattant, comme “homme nouveau”, devrait être au-dessus de toute motivation artistique42. »
50Au-delà de ces aspects problématiques de la théorie du « cinéma imparfait », il nous semble nécessaire de faire remarquer l’objectif énoncé par García-Espinosa de contribuer à la création d’une nouvelle culture, dans laquelle « ce sera le peuple qui fera le nouvel art43 ». L’affirmation est fidèle au propos des avant-gardes de fondre l’art dans la vie. Cette volonté d’abattre les frontières entre cinéma et vie, de faire du peuple un véritable créateur caractérise le manifeste, bien que García-Espinosa ait fini par nier le « développement esthétique » du peuple. Comme nous le verrons par la suite, l’idéal avant-gardiste de faire du peuple un sujet créateur nous ouvre une autre voie pour nous approcher du concept d’« imperfection » dans le manifeste de l’auteur cubain.
L’imperfection, antichambre de l’avènement d’un peuple-créateur
51Bien que le problème de la qualité a accaparé en large mesure les débats autour du concept de « cinéma imparfait », cette question est loin d’en être le point central ; au contraire García-Espinosa l’évacue en quelques paragraphes. Peut-être que le mal-être que produisit le texte dans certains milieux était dû à une lecture excessivement centrée sur les aspects liés à la technique cinématographique, faisant cependant fi d’une réflexion esthétique beaucoup plus riche et complexe. García-Espinosa conçoit l’« imperfection » principalement, mais non exclusivement, à partir de l’antagonisme entre « intérêt » et « désintérêt » dans l’art. Selon l’auteur, l’art – et au sein de celui-ci, le cinéma – doit être une activité désintéressée de l’homme :
« Peut-être que le plaisir esthétique est le plaisir que nous provoque le fait de sentir la fonctionnalité (sans une fin spécifique) de notre intelligence et de notre propre sensibilité. L’art peut stimuler, en général, la fonction créatrice de l’homme. Il peut opérer comme agent d’excitation constant pour adopter une attitude de changement face à la vie. Cependant, contrairement à la science, il nous enrichit de telle manière que ses résultats ne sont pas spécifiques, qu’ils ne peuvent pas être appliqués à une chose en particulier. De là que nous puissions l’appeler une activité “désintéressée”44... »
52Cependant, malgré le paradoxe que cela semble impliquer, outre soutenir le caractère « désintéressé » de l’art, l’auteur veut se distancier consciemment de celui-ci, pour accomplir un art qui soit ouvertement « intéressé ». Sa position vient de l’« urgence ». Les circonstances politiques et historiques dans lesquelles se développait le cinéma cubain et latino-américain – et rien dans sa réflexion n’empêche de l’étendre à tout l’art du sous-continent – obligeaient ses cinéastes à ne pas aspirer à réaliser un cinéma qui n’éveillerait que le simple plaisir esthétique, sans fin spécifique. Cela signifiait alors affirmer que le cinéma poursuivait un intérêt et qu’il était donc, selon García-Espinosa, devenu « imparfait » : « Une nouvelle poétique pour le cinéma sera avant tout et surtout une poétique “intéressée”, un cinéma conscient et résolument “intéressé” c’est-à-dire un cinéma imparfait45. »
53Les paroles de García-Espinosa sur un art « désintéressé » rappellent le concept de « l’art pour l’art », de l’art sans but. Une théorie esthétique qui considère l’art comme étant sans objectif s’intéresse particulièrement au plaisir que génère le beau – le jugement de goût, kantien. Ce sentiment trouve son objectif dans l’art ou dans la nature. C’est un sentiment subjectif, mais un accord universel à ce sujet basé sur l’hypothèse d’un « sens commun » esthétique, propre de l’homme, serait possible. Le seul intérêt à partager un tel jugement serait, pour Kant, le partage d’une satisfaction ou d’une insatisfaction suscitée par un objet46. Comme l’explique Marc Jimenez à propos du « jugement de goût » de la Critique de la faculté de juger de Kant :
« Le beau me satisfait et, en même temps, je me représente que cette satisfaction est susceptible d’être communicable à autrui, peut-être même d’aboutir à un assentiment universel. Une seule finalité, en somme : le partage éventuel de la ferveur ressentie, à l’exclusion de toute autre fin, c’est-à-dire de tout autre intérêt47. »
54On s’aperçoit que pour une telle théorie, ni l’art ni le jugement de goût ne sont déterminés par les conditions de production et le niveau de développement d’une société, comme ils le sont pour le marxisme. Cependant, d’une façon assez hétérodoxe, García-Espinosa essaie de faire coïncider le concept de « l’art pour l’art » et le matérialisme historique. Il établit que l’art sera « désintéressé » seulement une fois que le dépassement de la division du travail sera une réalité. Dans les conditions actuelles, l’art est « intéressé » et puisqu’intéressé « imparfait ». Cela veut dire qu’il est inutile – et même réactionnaire – de revendiquer actuellement « l’art pour l’art » et l’universalité du jugement de goût. Il vaut mieux assumer que l’art est historiquement déterminé et concevoir un art ouvertement intéressé, un art dont la fin est la révolution et la libération de l’homme. García-Espinosa, au lieu de faire appel à un « sens commun » universel, cherche tout d’abord – mais pas uniquement – la satisfaction d’un homme spécifique : le Cubain et, par extension, le Latino-Américain. Le sens de la « perfection » dans l’art tel que le comprend García-Espinosa s’éloigne de Kant. Pour le réalisateur cubain, l’art sera parfait quand il sera « désintéressé » ; pour Kant, au contraire, lier la beauté à la perfection signifie la lier à un concept et à une fin qui serait précisément cette perfection, ce qui est incompatible avec la beauté48.
55Il y a un certain paradoxe dans l’idée de García-Espinosa sur l’imperfection : si, comme il l’affirme, le « cinéma imparfait » doit son imperfection à son caractère « intéressé », tout semblerait indiquer que le « cinéma parfait » serait un cinéma « désintéressé ». Cependant, García-Espinosa affirme tout le contraire, le « cinéma parfait » ne poursuit pas seulement un intérêt, mais cet intérêt est aussi ouvertement rejeté et taxé de réactionnaire. La perfection et l’imperfection poursuivent-elles toutes deux un intérêt ? Qu’est-ce qui les distingue, alors ? Comment le cinéma « parfait » peut-il être intéressé ? La solution à cette contradiction peut se trouver dans l’annotation de l’auteur : un cinéma parfait « techniquement et artistiquement réussi49 ».
56Le concept de cinéma parfait est utilisé dans deux sens complètement différents : d’une part, il désigne les modèles du cinéma dominant (question que nous avons déjà abordée et qui est liée à la qualité technique) et, d’autre part, il désigne un cinéma « désintéressé » qui n’existerait pas actuellement (même pas dans le cas du cinéma « techniquement parfait », en supposant qu’un tel cinéma existe). Le cinéma auquel aspire García-Espinosa s’intègre dans un art « désintéressé » qui ne serait possible, selon l’auteur, que si l’art n’obéissait pas aux intérêts de groupes déterminés, mais serait une activité à la portée de tous : un art fait par le peuple50. Comme nous pouvons le voir, la fin à laquelle aspire le cinéaste cubain est la dissolution de l’art dans la vie. García-Espinosa synthétise cette dissolution, à la fin du manifeste, par les mots « l’art ne va pas s’évanouir dans le rien. Il va s’évanouir dans le tout51 ». Ce « tout » est la société, qui doit devenir à la fois créateur et public de l’art ; le dépassement de l’art « intéressé » implique la disparition de l’élite créatrice et de l’art « élitiste ».
57Le « cinéma imparfait » revendiqué par le réalisateur cubain doit soutenir l’obtention d’un art « désintéressé », compris comme un art réalisé par le peuple. C’est pour cette raison que l’auteur affirme que « le futur est le folklore52 », au sens étymologique du terme : folk, peuple et lore, savoir, c’est-à-dire le savoir, la connaissance du peuple, l’art du peuple. García-Espinosa remarque une contradiction entre cet objectif et la création de spécialistes cinématographiques à Cuba ; il s’agit d’une autocritique ou, du moins, d’une mise en question du travail mené par le cinéaste et ses collègues au sein de l’ICAIC. Cependant, l’auteur le voit comme une étape préalable et nécessaire à l’objectif final d’un cinéma qui soit folklore. Le travail réalisé par les institutions cinématographiques contribue « à libérer les moyens privés de production artistique53 » (García-Espinosa semble avoir à l’esprit les expropriations de cinémas et la construction de laboratoires au début de la Révolution), chose qu’il considère indispensable pour arriver à un art du peuple. Malgré tout, cette libération des moyens de production ne servira pas à grand-chose si les cinéastes continuent à se considérer comme une élite, préoccupée par la satisfaction de leur propre goût.
58L’intérêt de García-Espinosa pour l’art populaire vient en large mesure de ce refus d’un cinéma élitiste. La recherche d’un rôle actif du public se sert de stratégies comme la distanciation et l’opposition critique aux genres du cinéma dominant, qui sont réfléchies dans la pratique dans le film Les Aventures de Juan Quin Quin. García-Espinosa dépasse néanmoins, dans ses réflexions théoriques, le point auquel il était arrivé dans la pratique cinématographique qui précède le manifeste. La question n’est pas seulement que le public participe activement à la réception d’un film, mais qu’il en devienne l’auteur. Un art des masses fait par les masses pour les masses n’est pas une utopie pour García-Espinosa, puisque l’art populaire a depuis toujours été caractérisé par le fait que « les créateurs sont en même temps les spectateurs et vice versa54 ».
59Comment faire du cinéma un art où les créateurs soient en même temps les spectateurs et vice versa ? Cine Liberación essaya de répondre à ce problème par le Cinéma-Acte qui impliquait le dépassement du rôle de « spectateur » et l’avènement d’un public converti en « auteur » à travers un débat ouvert au cours des projections, une interactivité consciente, développée à partir des propositions du film. Cependant, le processus restait limité à la réception de l’œuvre et n’incluait pas le moment du tournage, le groupe aspirait à être le mandataire du peuple, certes, mais cela ne brisait pas la logique de délégation de la créativité artistique, vu que tout le processus de production et de filmage restait aux mains d’un groupe réduit de réalisateurs, qui pouvait ou non suivre la structure d’un groupe de cinéma-guérilla.
60En Bolivie, Sanjinés revendiqua aussi un cinéma compris comme art collectif, réalisé avec le peuple : « Le cinéma révolutionnaire ne peut être que collectif dans sa phase la plus achevée, comme collective est la révolution55. » Le groupe Ukamau développa des films où le « héros », loin d’être individuel, était une collectivité, incarnée par des communautés indigènes boliviennes, que le groupe invitait à participer non seulement dans le jeu, mais aussi dans les discussions sur l’histoire qui allait être racontée – dont certains aspects pouvaient changer suivant l’opinion de la communauté – et dans l’élaboration de dialogues et de scènes56. Néanmoins, malgré l’indéniable richesse de cette expérience, de même que dans le cas de Cine Liberación, nous ne pouvons pas non plus dire qu’elle atteignit le dépassement total de la délégation : l’initiative et la volonté de créer, de mener à bien un film venait du groupe Ukamau et était réalisée en collaboration avec le peuple, et non le contraire.
61Pour García-Espinosa, au contraire, il existe la possibilité de dépasser les limites de la délégation grâce aux innovations technologiques. Il s’agit d’un fait potentiel, puisque la technologie en elle-même ne rompra pas la distance entre créateur et public (pour permettre l’avènement d’un public-créateur) tant que sera présente la conception élitiste du cinéma :
« Cependant, que se passe-t-il si l’avenir est l’universalisation de l’enseignement universitaire, si le développement économique et social réduit les heures de travail, si l’évolution de la technique cinématographique (comme il y a déjà d’évidents signaux) rend possible que celle-ci cesse d’être le privilège de quelques-uns, que se passe-t-il si le développement des cassettes vidéo résout le problème de la capacité inévitablement limitée des laboratoires, si les appareils de télévision et leur possibilité de “projeter” indépendamment de la centrale, rendent inutile la construction à l’infini de salles de cinéma ? Il se passe alors non seulement un acte de justice sociale, la possibilité que tout le monde puisse faire du cinéma, mais aussi un fait d’extrême importance pour la culture artistique : la possibilité de retrouver, sans complexes et sans aucun type de culpabilité, le véritable sens de l’activité artistique. Il se passe alors que nous pouvons comprendre que l’art est une activité “désintéressé” de l’homme. Que l’art n’est pas un travail. Que l’artiste n’est pas un travailleur à proprement parler57. »
62Bien qu’elle ait été écrite il y a plus de quarante-cinq ans, la réflexion proposée par García-Espinosa est d’une actualité surprenante étant donné le développement des télécommunications et des « réseaux sociaux58 » qui, tous ensemble, ont mis à la portée de millions de personnes la possibilité de filmer, monter et distribuer dans l’espace virtuel leurs créations audiovisuelles. Les réflexions sur la capacité du spectateur à jouer le rôle d’auteur nous permettent de nous référer aux analyses faites par Walter Benjamin – plus de quarante ans avant Por un cine imperfecto – dans le célèbre texte L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936, 1939)59 :
« Pendant des siècles, un petit nombre d’écrivains se trouvaient confrontés à plusieurs milliers de lecteurs. Cette situation a commencé à changer à la fin du siècle dernier. Avec l’extension de la presse [...], on vit un nombre croissant de lecteurs passer – d’abord de façon occasionnelle – du côté des écrivains. La chose commença lorsque les journaux ouvrirent leurs colonnes à un “Courrier des lecteurs”, et il n’existe guère aujourd’hui d’Européen qui, tant qu’il garde sa place dans le processus de travail, ne soit assuré en principe de pouvoir trouver, quand il le veut, une tribune pour raconter son expérience professionnelle, pour exposer ses doléances, pour publier un reportage ou un autre texte du même genre. Entre l’auteur et le public, la différence est en voie, par conséquent, de devenir de moins en moins fondamentale. Elle n’est plus que fonctionnelle et peut varier d’un cas à l’autre. À tout moment, le lecteur est prêt à devenir écrivain60. »
63L’analyse de la relation entre la pensée de Benjamin et celle de García-Espinosa requiert de la précaution. En premier lieu, Benjamin parle d’un processus qui eut lieu dans la presse, principalement par les sections « lettres au directeur » – dynamique qui n’existe pas dans le cinéma. En deuxième lieu, le passage de lecteur à écrivain (ce qui, par analogie dans le cinéma, serait le passage de public à réalisateur) n’annule pas le fait que le contrôle des moyens de production reste aux mains d’une minorité, dans ce cas les propriétaires de la presse et peut-être les éditeurs et les journalistes qui en définissent les contenus. García-Espinosa, au contraire, plaide pour que les médias pour produire des messages – les caméras, les magnétophones, etc. – passent aux mains de la société, sans intermédiaires. En troisième lieu, pour Benjamin, la capacité de n’importe quel lecteur à devenir écrivain est due à la croissante spécialisation du travail, qui fait de chaque travailleur un expert en sa matière, en vertu de quoi il est habilité à écrire sur celle-ci : « Cette qualification lui permet d’accéder au statut d’auteur61. » Quand Benjamin s’intéresse au même processus dans le cinéma – particulièrement dans le cinéma soviétique – il affirme que dans celui-ci le concept traditionnel d’acteur (« au sens où nous entendons ce mot ») a été dépassé car une grande partie des interprètes sont des gens communs qui jouent leur propre rôle, dans leur activité professionnelle62.
64Pour García-Espinosa, au contraire, ce n’est pas la spécialisation du travail qui est à l’origine du fait que n’importe qui puisse passer de récepteur à auteur, mais plutôt le contraire : c’est le dépassement de la division du travail qui pourra rendre possible que quiconque puisse faire de l’art ; c’est précisément pourquoi il cite l’exemple de l’art populaire, où, selon lui, une telle spécialisation ne s’est pas produite. Par ailleurs, pour Benjamin, la question de la participation de chacun dans le cinéma se réduit à la possibilité de « jouer son propre rôle », alors que García-Espinosa aspire à ce que chacun puisse être créateur. Si Benjamin affirme : « Chacun aujourd’hui peut légitimement revendiquer d’être filmé63 », García-Espinosa pourrait répondre : « Un jour chacun pourra légitimement revendiquer d’être cinéaste. » Pourquoi affirmons-nous, alors, que Por un cine imperfecto fait référence à Benjamin ? Car pour García-Espinosa c’est la reproductibilité technique qui permet non seulement de mettre l’art à la portée du peuple, mais aussi d’estomper les frontières entre auteur et spectateur :
« Grande part de la bataille de l’art contemporain est, de fait, pour “démocratiser” l’art. Que signifie d’autre combattre les limitations du goût, l’art pour les musées, les lignes nettement divisoires entre créateur et public ? [...] Et la valeur de l’œuvre comme valeur irreproductible ? Les reproductions de nos belles affiches ont-elles moins de valeur que l’originale ? Et que dire des infinies copies d’un film ? N’existe-t-il pas un désir de sauter par-dessus la barrière de l’art « élitaire » dans ces peintres qui confient à quiconque, et non plus à leurs disciples, une part de la réalisation de leur œuvre ? [...] N’y a-t-il pas toute une tendance dans l’art moderne de faire toujours davantage participer le spectateur ? S’il participe toujours davantage, où va-t-il arriver ? Ne cessera-t-il pas, alors, d’être spectateur64 ? »
65Ce qui attire García-Espinosa dans la pensée du philosophe allemand n’est pas le fait que l’« aura » d’une œuvre d’art « dépérit65 », comme dirait Benjamin, à l’époque de sa reproduction technique. Ce n’est pas non plus le concept même d’« aura66 » – ni l’« authenticité » qui lui est liée – « le hic et nunc de l’original » : « L’unicité de son existence au lieu où elle se trouve67. » Ce qui semble intéresser García-Espinosa est plutôt l’affirmation de Benjamin selon laquelle la « possibilité technique de reproduire l’œuvre d’art modifie l’attitude de la masse à l’égard de l’art68 ». Dans le cas du cinéma, selon Benjamin, le public mêle attitude critique et jouissance, à la différence de ce qui se passerait avec d’autres arts de moindre « signification sociale » – l’auteur prend le cas de la peinture – où le public ne jouit que du conventionnel, sans adopter une attitude critique face à lui, et où il critique la nouveauté sans en jouir69. C’est précisément cette capacité du cinéma, liée à son caractère d’art et de spectacle de masse, que García-Espinosa essaie de mettre en relief par le manifeste Por un cine imperfecto. La « fin » du cinéma serait l’avènement de ce public actif, critique et jouissant, appelé à devenir un public-créateur. Ce n’est qu’une fois ce but atteint que le cinéma cessera d’avoir une fin, un intérêt pour devenir, selon le cinéaste cubain, une activité désintéressée.
« Imperfection » et altérité
66À l’« imperfection » prise comme un problème « technique » et à l’« imperfection » comme caractéristique inhérente à un cinéma préalable à la dissolution de l’art dans la vie, il faudrait ajouter une autre approche du problème de l’« imperfection » telle que la présente García-Espinosa dans Por un cine imperfecto. Il s’agit d’un aspect moins étudié, mais qui nous semble essentiel pour comprendre la portée de la théorie proposée par le réalisateur cubain. Nous faisons référence à l’« imperfection » comme revendication de l’altérité, comme défense polémique et provocatrice du caractère « périphérique » et « sous-développé » intrinsèque tant aux cinéastes qu’aux cinémas latino-américains.
67La condition « imparfaite » des cinémas latino-américains et du Tiers-Monde n’a de valeur que s’il existe un modèle « parfait » par rapport auquel le cinéma soutenu par García-Espinosa puisse être catalogué d’« imparfait ». Cette « perfection » – le terme est évidemment utilisé de manière ironique – est incarnée par deux modèles cinématographiques occidentaux auxquels l’auteur se réfère continuellement dans le manifeste : le cinéma « hollywoodien » et le cinéma d’« auteur » européen. En revendiquant l’« imperfection » des cinémas cubains, latino-américains et du Tiers-Monde, García-Espinosa s’approprie – et modifie – le discours hégémonique qui taxait ces cinémas de « périphériques » par rapport à un « centre » constitué par les cinémas occidentaux. Son refus ne serait-ce que d’aspirer à atteindre la « perfection » de ces cinémas renferme, pour cette raison, un positionnement subversif, « hérétique », selon ses propres mots, puisqu’il suppose d’assumer et de défendre de manière provocante leur condition d’« autre », de « sous-développé », d’« imparfait » par rapport au modèle. Un des éléments programmatiques du manifeste consiste donc en la recherche d’une voie et d’un caractère propres au NCL, différents des références préconisées par les métropoles. Cette attitude suppose une négation de l’universalité du jugement de goût telle que le comprenait Kant, pour revendiquer, au contraire, la beauté comme quelque chose de multiple : différentes « beautés » associées aux diverses cultures. C’est en ce sens que peuvent se comprendre les paroles de García-Espinosa au début du texte : « La plus grande tentation qui s’offre au cinéma cubain à ces moments – lorsqu’il atteint son objectif de cinéma de qualité, d’un cinéma de signification culturelle à l’intérieur du processus révolutionnaire – est précisément celle de devenir un cinéma parfait70. »
68L’auteur met en relief sa préoccupation sur l’accueil reçu par le cinéma latino-américain dans les festivals européens. Cette préoccupation n’a pas sa source dans un rejet de l’Europe – surtout si l’on pense à l’intense travail de promotion du cinéma latino-américain que firent les festivals italiens et français – mais plutôt dans le danger de guider la production cinématographique selon les expectatives de la métropole :
« Quand nous regardons vers l’Europe, nous nous frottons les mains. Nous voyons la vieille culture aujourd’hui inapte à donner une réponse aux problèmes de l’art. [...] L’Europe n’est plus capable de donner au monde un nouvel “isme” et elle n’est pas en condition de les faire disparaître pour toujours. Nous pensons alors que notre moment est arrivé. Qu’enfin les sous-développés peuvent se déguiser en hommes “cultivés”. C’est notre danger le plus grand. C’est là notre plus grande tentation. Là est l’opportunisme de certains dans notre continent. Car, en effet, étant donné le retard technique et scientifique, étant donné la faible présence des masses dans la vie sociale, ce continent peut encore répondre de manière traditionnelle, c’est-à-dire en réaffirmant le concept et la pratique “élitaire” de l’art. Et peut-être qu’alors la véritable cause de l’applaudissement européen à quelques-unes de nos œuvres, littéraires et filmiques, ne soit autre que celle d’une certaine nostalgie que nous provoquons. Après tout, l’Européen n’a pas d’autre Europe vers laquelle tourner le regard71. »
69L’argumentation de García-Espinosa a des points communs avec Esthétique de la faim de Rocha, en établissant une dichotomie entre l’homme « sous-développé » et l’« Européen » (Rocha parle de l’homme « non-civilisé » – « affamé » – et de l’homme « civilisé »). Cependant, alors que l’auteur brésilien soutint que tous deux étaient condamnés à l’incommunication, en affirmant que « ni le latin ne communique sa véritable misère à l’homme civilisé, ni l’homme civilisé ne comprend véritablement la misère du latin72 », García-Espinosa ne voit pas la communication entre les deux comme étant impossible. Il promeut néanmoins une attitude soupçonneuse face à l’interlocuteur occidental ; le risque que constate l’auteur cubain consiste à « conditionner notre production dans la perspective tracée par le cinéma des pays “développés”73 ».
70Nous remarquons une manifeste volonté de provocation dans l’emploi du terme « qualité », puisque la « qualité » qui est rejetée est précisément celle promue par le canon esthétique dominant, le « bon goût » (bourgeois). Poursuivre à tout prix le modèle occidental empêcherait le cinéaste de s’ouvrir une voie propre, et finirait par le frustrer. Une idée semblable avait été développée par Getino et Solanas dans Vers un troisième cinéma. De même qu’Esthétique de la faim, le manifeste du groupe Cine Liberación publié à Cuba à peine deux mois avant la rédaction de Por un cine imperfecto, semble avoir inspiré le réalisateur cubain.
71Selon Getino et Solanas :
« Le modèle de l’œuvre d’art parfaite, du film parfait exécuté selon les règles imposées par la culture bourgeoise, ses théoriciens et ses critiques a servi, dans les pays dépendants, à inhiber le cinéaste, surtout quand il a voulu adapter des modèles identiques à une réalité qui ne lui offrait ni la culture, ni la technique, ni les éléments les plus sommaires pour y parvenir74. »
72Le cinéma « imparfait », de même que le cinéma « affamé » promu par Rocha ou que le « troisième cinéma » de Getino et Solanas, se caractérise par l’acceptation et la défense de l’identité propre – de la condition du « je » comme « autre » du discours hégémonique – avec toutes les problématiques que cette condition entraîne pour le cinéaste, pour son cinéma et pour sa société. Il ne s’agit cependant pas d’exprimer un sentiment d’impuissance né du sous-développement ; au contraire, la revendication de l’altérité est proactive, car elle permet d’envisager un cinéma différent des modèles dominants et intimement liée au mythe révolutionnaire.
73D’autre part, faire que la libération du cinéma participe à la « libération » révolutionnaire permet à García-Espinosa de construire une analogie entre les objectifs qu’il promouvait pour le cinéma et l’émergence de l’« homme nouveau » propre de l’imaginaire révolutionnaire : « La recherche du cinéma populaire est la recherche du cinéma. Comme la recherche de l’homme nouveau est la recherche de l’homme75. »
74La défense de l’« imperfection » du cinéma « périphérique » par rapport au modèle occidental ne porte pas à se désintéresser complètement du modèle en question, mais plutôt à le revisiter de manière critique, le déconstruire et même le parodier, comme nous l’avons vu dans le cas des Aventures de Juan Quin Quin. Le cinéma « imparfait » de García-Espinosa assume son altérité face au cinéma hégémonique, mais il n’essaie pas nécessairement d’être un cinéma réalisé en dehors du système de distribution commercial comme le faisait le « cinéma-guérilla76 » de Getino et Solanas. La raison à cela est que les contextes politiques et sociaux dans lesquels se développent les deux postulats sont très différents. La censure et la dictature argentine faisaient que tout cinéma de « décolonisation culturelle » devait impérativement être réalisé, distribué et exploité clandestinement ; au contraire, l’ICAIC cherchait la promotion d’un tel cinéma dans les salles traditionnelles et se préoccupait du succès que pouvaient atteindre ses productions dans ce contexte. García-Espinosa délimite clairement cet objectif :
« De là l’importance du fait que les films que nous faisons ne soient pas conçus dans le cadre d’un cinéma en marge des salles habituelles, en marge des nécessités et des habitudes des populations de nos pays qui ont reçu un héritage cinématographique avec lequel nous ne pouvons rompre de façon abstraite. Il faut réaliser la rupture, mais en tenant compte de cet héritage77. »
75La préoccupation pour l’héritage laissé par le cinéma hollywoodien dans le public traverse la pensée de García-Espinosa. Comme l’a constaté José Carlos Avellar78, neuf ans avant qu’il n’écrive le fragment que nous venons de citer, García-Espinosa fit référence à cet héritage à Gênes, au cours de la même rencontre où Rocha exposa son Esthétique de la faim. Selon l’auteur cubain, le cinéma hégémonique avait éduqué le public ; chose dont le cinéma révolutionnaire latino-américain ne pouvait pas faire fi s’il voulait atteindre le public : « Nous oublions qu’il existe tout un mécanisme qui opère quotidiennement et constamment sur le public, auquel nous allons ensuite parler d’une certaine manière, avec une attitude vraiment un peu éloignée de toute cette situation79. »
76La stratégie proposée par le cinéaste, à Gênes, pour se rapprocher du public consistait à tenir compte de la pénétration culturelle exogène, ce qui dans le cas du cinéma signifiait travailler sur cet « héritage » laissé par les cinémas dominants. Malgré tout, il faut insister sur le fait que tout cela n’implique pas de copier ce modèle, mais d’en rendre explicites les contradictions, les limites et les codes pour en élaborer de nouveaux. S’assumer comme « autre » face au modèle hégémonique ne signifie pas fermer les yeux face aux apports de ce modèle, mais implique de revendiquer son propre métissage culturel, en un sens qui s’enracine dans des siècles de colonisation.
77Ce processus qui consiste à nier la validité universelle des modèles esthétiques occidentaux, à s’assumer comme « autre » face à ceux-ci et à revendiquer un art syncrétique, mélange de confrontation, héritage, négociation et subversion par rapport au modèle dominant est commun aux œuvres théoriques et à la pratique cinématographique de Rocha, Cine Liberación et García-Espinosa, ainsi que, bien que dans une moindre mesure, de Birri. Comme nous le verrons plus loin, il est aussi perceptible dans le cinéma chilien de l’Unité populaire. C’est pour cela qu’il pourrait être considéré comme une des caractéristiques fréquemment associées au projet du NCL – bien qu’il ne lui est pas inhérent – ; il convient néanmoins de clarifier qu’il ne s’agit pas d’un seul type de syncrétisme valable pour tout le projet, mais de syncrétismes multiples et variés. De même, la figure de l’« autre »/« périphérique » revendiquée face à l’« occidental »/« central » varie profondément en fonction des divers imaginaires collectifs des sociétés auxquelles appartient chaque cinéaste. Enfin, les stratégies de production, diffusion et exploitation de ces œuvres dépendent énormément des conditions du champ cinématographique de chaque pays. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de situer historiquement la théorie du cinéma imparfait, pour pouvoir en comprendre précisément la dimension.
Du cinéma « imparfait » à cinéma pour le grand public
78La même année de la publication du manifeste, García-Espinosa réalisa au Viêt Nam, avec Miguel Torres, le documentaire Tercer Mundo, Tercera Guerra Mundial (1970). Le film a pour but d’expliquer le conflit dans le pays du Sud-Est asiatique et de le contextualiser dans le cadre des luttes tricontinentales. Après une analyse des causes et de l’évolution de la guerre, la seconde moitié est structurée comme une sorte de journal de voyage entrepris par l’équipe de réalisation depuis Hanoï, capitale de Viêt Nam du Nord, jusqu’au parallèle 17, la frontière avec le Viêt Nam du Sud. Le film utilise des textes et quelques trucages graphiques qui le rapprochent, dans une certaine mesure, des documentaires de Santiago Álvarez – une grande partie de l’équipe technique avec laquelle il travailla est la même que celle du Noticiero ICAIC. Ce film pourrait s’inscrire dans la proposition du « cinéma imparfait » par son caractère urgent et son objectif de contribuer au processus révolutionnaire, sans laisser les limitations techniques devenir un obstacle à sa réalisation ; il faut néanmoins souligner que les éléments ludiques et le rapprochement critique au modèle hollywoodien, caractéristiques des Aventures de Juan Quin Quin, n’y sont pas présents.
79García-Espinosa ne retournera pas à la réalisation cinématographique avant 1977, lorsqu’il fit une partie du film La sexta parte del mundo (le titre rappelle le film de Vertov, La Sixième Partie du monde de 1926) avec lequel les cinéastes cubains célébrèrent le soixantième anniversaire de l’URSS80, mais il devra attendre jusqu’en 1980 pour réaliser un nouveau film en solo, Son o no son, dont le caractère nettement expérimental provoqua de débats au sein de L’ICAIC et ajourna sa sortie en salles81.
80Comme nous pouvons le remarquer, au cours des années soixante-dix, García-Espinosa fut pratiquement absent de la réalisation. C’est justement au cours de ces années-là, surtout au début de la décennie, qu’eurent lieu les principaux débats sur le « cinéma imparfait ». Néanmoins, son application pratique fut à peine abordée par le cinéaste, de même que par le cinéma cubain de l’époque, fortement orienté vers un cinéma historique aux budgets toujours plus élevés, comme La última cena (Tomás Gutierrez Alea, 1976), Le Recours de la méthode (Miguel Littin, 1978, coproduction avec le Mexique et la France) ou Cecilia (Humberto Solás, 1981).
81Les coûts élevés de ce dernier film, une véritable superproduction pour le budget de l’ICAIC, menèrent celui-ci au bord de la paralysie productive, au point qu’en 1981 ne sortit qu’un seul autre long-métrage de fiction cubain, Poussière rouge de Jesús Díaz – qui, paradoxalement aura plus de succès à l’écran que Cecilia82. Le film de Solás suscita la réaction défavorable de la critique spécialisée et d’une partie du public qui provoquèrent une vive polémique culturelle, aggravée par le fait qu’il s’agissait d’une adaptation de Cecilia Valdés de Cirilo Villaverde, un des romans les plus célèbres de la littérature cubaine. Cette crise de l’ICAIC se solda par le retrait d’Alfredo Guevara du poste de directeur qui sera assumé par García-Espinosa jusqu’en 1991.
82Pendant les années quatre-vingt, sous la direction de García-Espinosa, la moyenne de longs-métrages de fiction produits par an par l’ICAIC s’éleva et il y eut une forte augmentation du nombre de comédies et, en général, du cinéma orienté vers le grand public, ce qui eut un effet positif sur la vente d’entrées : six des vingt longs-métrages les plus vus de l’histoire du cinéma cubain furent produits à cette époque83. La préoccupation de García-Espinosa pour atteindre un public populaire reste pleinement d’actualité, mais nous ne pourrions en dire autant des idées de Por un cine imperfecto : la volonté d’entreprendre un cinéma ayant pour objectif d’éveiller le jugement critique du public et aspirant à faire de celui-ci un créateur semble avoir été abandonnée au profit d’un cinéma obtenant de bons résultats au box-office, comme l’avait été Les Aventures de Juan Quin Quin, mais manquant du niveau de réflexion de ce dernier.
Notes de bas de page
1 Cité par Castillo L., « Aventuras de Juan Quinquín : de quijotes y sanchos caribeños », J. Amiot et N. Berthier (ed.), op. cit., p. 66 (nous traduisons).
2 García-Espinosa J., « Recuerdos de Zavattini », op. cit., p. 87 (nous traduisons).
3 Del Río J. et Díaz M., Los cien caminos del cine cubano, op. cit., p. 145.
4 García-Espinosa J., « Julio García-Espinosa responde », Primer plano, n° 4, printemps [austral] 1972, p. 41 (nous traduisons).
5 García-Espinosa défend aussi d’autres types de formes cinématographiques telles que le « cinéma-essai » (compris dans un sens semblable à celui qu’en donne le groupe Cine Liberación), qu’il finalisera dans des films comme Tercer Mundo, Tercera Guerra Mundial (1970). Ibidem.
6 García-Espinosa J., « A propósito de Aventuras de Juan Quin Quin », Pensamiento crítico, n° 42, juillet 1970, p. 137.
7 Le nom du protagoniste « Quin Quin » apparaît aussi dans certaines affiches du film et dans certains livres sous la forme « Quinquín », bien que dans le film il ait été écrit en deux mots distincts.
8 García-Espinosa J., « A propósito de Aventuras de Juan Quin Quin », op. cit. p. 136 (nous traduisons). Apparemment, la rupture de la chronologie ne plut pas aux autorités soviétiques. D’après Manuel Pérez, assistant de direction du film qui se rendit au festival de Moscou en 1967 pour représenter l’équipe du film, au cours des projections dans le festival l’ordre des séquences fut modifié pour rendre au film sa structure linéaire, sans en prévenir la délégation cubaine (interview de Manuel Pérez).
9 Julio García-Espinosa, interviewé par García Borrero J. A., Cine cubano de los sesenta : mito y realidad, op. cit., p. 176 (nous traduisons).
10 Castillo L., « Aventuras de Juan Quinquín : de quijotes y sanchos caribeños », op. cit., p. 64 (nous traduisons).
11 Il s’agit malgré tout du nombre de spectateurs qui l’ont vu au fil des années (cf. Paranaguá P. A. [dir.], Le cinéma cubain, op. cit., p. 36).
12 Del Río J. et Díaz M., op. cit., p. 202 (nous traduisons).
13 Pressbook original, cité par Castillo L., « Aventuras de Juan Quinquín : de quijotes y sanchos caribeños », op. cit., p. 66 (nous traduisons).
14 Gómez Pérez F. J., « La tipografía en el cartel cinematográfico : la escritura creativa como modo de expresión », Revista Internacional de Comunicación Audiovisual, Publicidad y Literatura, vol. I, n° 1, 2002, p. 210.
15 Utilisée par André Bazin dans le cinéma et par Alberti à propos de la perspective en peinture. Aumont J., L’image, Paris, Nathan, 1990, p. 170.
16 García-Espinosa J., « Mi relación con Bertolt Brecht », J. García-Espinosa, Algo de mí, La Havane, Ediciones ICAIC, 2009, p. 96 (nous traduisons).
17 Ibidem, p. 98 (nous traduisons).
18 Ibidem (nous traduisons).
19 Il s’agit d’une comparaison similaire à celle qui commençait à se faire alors entre l’image d’Ernesto Guevara mort et le Christ mort d’Andrea Mantegna (cf. Sontag S., On Photography, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1977, p. 105). Néanmoins, la scène fut filmée probablement avant la mort du Che. Quoi qu’il en soit, la désacralisation de la figure du guérillero nous paraît hautement pertinente à un moment où se produisit sa plus grande mythification. La position de García-Espinosa est à l’opposé de celle adoptée par le groupe Cine Liberación à la fin de la première partie de L’Heure des brasiers, où les caractéristiques du martyr chrétien sont attribuées à la prise de conscience du guérillero.
20 Malgré cela, le cinéaste continue à lui attribuer beaucoup des caractéristiques du héros positif.
21 Valentin J. M., « La Dramaturgie non aristotélicienne, 1932-1951 », B. Brecht, Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, p. 1180.
22 Le texte fut diffusé sous forme de copies dactylographiées au cours du VIe Festival de Pesaro, en juin 1970. José Carlos Avellar, Mariana Villaça et Susana Velleggia s’accordent à affirmer que la première publication de Por un cine imperfecto fut faite dans la revue péruvienne Hablemos de Cine, n° 55-56, Lima, septembre-décembre 1970. Avellar cite une édition postérieure dans Cine cubano, n° 66-67 de janvier-février 1971. Le texte avait cependant déjà été publié dans la revue Pensamiento Crítico, n° 42, juillet 1970, p. 44-56, c’est-à-dire seulement un mois après sa distribution publique à Pesaro. Il est possible que cette première édition ne soit pas bien connue parce qu’elle apparut dans une revue peu distribuée en dehors de Cuba et non spécialisée en cinéma (cf. Avellar J. C., op. cit., p. 209 ; Velleggia S., op. cit., p. 223 ; Villaça M., op. cit., p. 180). Le manifeste n’a pas eu la même diffusion en Europe que ceux de Rocha et du groupe Cine Liberación. En France, quelques passages du texte ont été publiés dans la revue Cinéma, n° 151, décembre 1970. Cependant, le texte n’est pas identifié comme Por un cine imperfecto, mais comme « Matériel de presse du festival de Pesaro ».
23 García-Espinosa J., « Cine y revolución », J. García-Espinosa, Algo de mí, op. cit., p. 33 (nous traduisons).
24 García-Espinosa J., « Por un cine imperfecto », Pensamiento crítico, n° 42, juillet 1970, (nous traduisons).
25 Ibidem, p. 55 (nous traduisons).
26 Avellar J. C., A ponte clandestina, op. cit., p. 176 (nous traduisons).
27 Birri F., « Manifiesto de Tire dié : por un cine nacional, realista y crítico », op. cit., p. 16 (nous traduisons).
28 Getino O. et Solanas F., « Vers un troisième cinéma », op. cit., p. 105.
29 García-Espinosa J., « Julio García-Espinosa responde », op. cit., p. 39 (nous traduisons).
30 Gil Olivo R., « El Nuevo Cine Latinoamericano (1955-1973) : Fuentes para un lenguaje », Comunicación y Sociedad, n° 16-17, septembre 1992-avril 1993, p. 113 (nous traduisons).
31 Interview de l’auteur (nous traduisons).
32 Romero A., « El culto a la antiestética », Primer Plano, n° 2, automne [austral] 1972, p. 43.
33 Ibidem, p. 44 (nous traduisons).
34 Ibidem (nous traduisons).
35 Ibidem (nous traduisons).
36 Ibidem, p. 43 (nous traduisons). Étrangement, dans le même numéro de la revue, précisément dans la même section, était inclus l’article Antecedentes para la historia del cine cubano, une longue interview de García-Espinosa réalisée par Luisa Ferrari de Aguayo, membre du conseil éditorial de Primer Plano. Dans celle-ci, le cinéaste cubain s’étendait sur quelques-unes des questions qu’il avait abordées dans Por un cine imperfecto, entre autres celle de la nécessité de développer des films à bas coût, conditionnés par « la réalité même de ses propres ressources concrètes, les ressources concrètes dont dispose cette industrie dans ce pays. ». García-Espinosa J., « Antecedentes para la historia del cine cubano », op. cit., p. 36 (nous traduisons).
37 García-Espinosa J., « Julio García-Espinosa responde », op. cit., p. 37 (nous traduisons).
38 Ibidem (nous traduisons).
39 Ibidem, p. 42 (nous traduisons).
40 Ibidem (nous traduisons).
41 Rocha G., « A revolução é uma estetyka », G. Rocha, Revolução do Cinema Novo, op. cit., p. 99.
42 Villaça M., op. cit., p. 243 (nous traduisons).
43 García-Espinosa J., « Julio García-Espinosa responde », op. cit., p. 42.
44 García-Espinosa J., « Por un cine imperfecto », op. cit., p. 46 (nous traduisons).
45 Ibidem, p. 53 (nous traduisons).
46 Kant E., Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, 1985, § 5.
47 Jimenez M., Qu’est-ce que l’esthétique ?, Paris, Gallimard, 1997, p 138.
48 Ibidem, p. 140.
49 García-Espinosa J., « Por un cine imperfecto », op. cit., p. 44 (nous traduisons).
50 Ibidem, p. 53.
51 Ibidem, p. 56 (nous traduisons).
52 Ibidem, p. 55 (nous traduisons).
53 Ibidem, p. 52-53 (nous traduisons).
54 Ibidem, p. 49 (nous traduisons). Dans ce sens, le concept d’« artiste » de García-Espinosa s’éloigne complètement du « génie » kantien, une exception parmi les hommes capables seuls d’atteindre le « beau » artistique. « Il doit avoir un don inné (naturel), un talent qui n’obéit à aucune règle déterminée et ne résulte d’aucun apprentissage. Son œuvre doit être originale (non imitée) et néanmoins servir de référence aux autres (pour éviter que l’absurdité, capable elle aussi d’être originale, ne passe pour une authentique originalité). Ce créateur ne doit pas pouvoir expliquer ni décrire comment il crée (d’ailleurs, il ne peut pas transmettre ce qu’il n’a pas eu à apprendre). Un tel homme porte un nom : le génie. “Les beaux-arts sont les arts du génie”, déclare Kant », Jimenez M., op. cit., p. 145.
55 Sanjinés J., Teoría y práctica de un cine junto al pueblo, Mexico, Siglo XXI Editores, 1979, p. 60 (nous traduisons).
56 Ibidem, p. 58-60.
57 García-Espinosa J., « Por un cine imperfecto », op. cit., p. 45 (nous traduisons).
58 García-Espinosa lui-même met en relief cet aspect dans un texte de commémoration du quarantième anniversaire du manifeste. Il paraît néanmoins difficile de soutenir que la multiplication exponentielle des images que nous partageons implique nécessairement une dissolution de l’art dans la vie. La production et échange d’images ne sont pas une condition suffisante pour que ces images soient de l’art. García-Espinosa J., « Cuarenta años después », M. Naito (org.), op. cit., p. 8.
59 Ce n’est peut-être pas par hasard si dans le même numéro de la revue Cine Cubano (n° 66-67, 1971) ont été publiés Por un cine imperfecto et L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
60 Benjamin W., L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Gallimard, 2008, p. 35.
61 Ibidem, p. 35.
62 Ibidem, p. 36.
63 Ibidem, p. 37.
64 García-Espinosa J., « Por un cine imperfecto », op. cit., p. 50 (nous traduisons).
65 Benjamin W., op. cit., p. 15.
66 Ibidem, p. 17. Au travers de l’aura, Benjamin définit ce que nous pourrions considérer comme une atmosphère immatérielle inhérente à un original, qui lui confère son caractère d’authenticité et lié au moment et à l’espace irrépétible de sa création. Jimenez M., op. cit., p. 360.
67 Benjamin W., op. cit., p. 12-13.
68 Ibidem, p. 39.
69 Ibidem.
70 García-Espinosa J., « Por un cine imperfecto », op. cit., p. 44 (nous traduisons).
71 Ibidem, p. 51 (nous traduisons).
72 Rocha G., « Esthétique de la faim », op. cit., p. 120.
73 García-Espinosa J., « El cine documental cubano », Pensamiento Crítico, n° 42, juillet 1970, p. 85 (nous traduisons).
74 Getino O., et Solanas F., « Vers un troisième cinéma », op. cit., p. 104.
75 García-Espinosa J., « En busca del cine perdido », Cine Cubano, n° 69-70, 1971, p. 27 (nous traduisons).
76 Nous faisons référence au « cinéma-guérilla » en particulier et non au « troisième cinéma » en général, car ce dernier ne suppose pas forcément d’être réalisé en dehors des circuits de distribution traditionnels.
77 García-Espinosa J., « El cine y la toma de poder (1974) », J. García-Espinosa, Algo de mí, op. cit., p. 80 (nous traduisons).
78 Avellar J. C., op. cit., p. 174.
79 Cité par Avellar J. C., ibidem, p. 175 (nous traduisons).
80 Il s’agit d’un film à la réalisation duquel participèrent Santiago Álvarez, Víctor Casaus, Octavio Cortázar, Jesús Díaz, Jorge Fraga, Sergio Giral, Manuel Octavio Gómez, Tomás Gutiérrez Alea, Manuel Herrera, José Massip, Rogelio París, Manuel Pérez, Fernando Pérez, Enrique Pineda Barnet, Idelfonso Ramos, Humberto Solás, Juan Carlos Tabío, Miguel Torres, Pastor Vega.
81 Del Río J. et Díaz M., op. cit., p. 147.
82 Ibidem, p. 60, 212.
83 Se permuta (Juan Carlos Tabío, 1983), Les Oiseaux tirent sur le fusil (Rolando Díaz, 1984), De tal Pedro tal astilla (Luis Felipe Bernaza, 1985), Una novia para David (Orlando Rojas, 1985), En tres y dos (Rolando Díaz, 1985), Clandestinos (Fernando Pérez, 1987). Ibidem, p. 59-60.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Premiers Irlandais du Nouveau Monde
Une migration atlantique (1618-1705)
Élodie Peyrol-Kleiber
2016
Régimes nationaux d’altérité
États-nations et altérités autochtones en Amérique latine, 1810-1950
Paula López Caballero et Christophe Giudicelli (dir.)
2016
Des luttes indiennes au rêve américain
Migrations de jeunes zapatistes aux États-Unis
Alejandra Aquino Moreschi Joani Hocquenghem (trad.)
2014
Les États-Unis et Cuba au XIXe siècle
Esclavage, abolition et rivalités internationales
Rahma Jerad
2014
Entre jouissance et tabous
Les représentations des relations amoureuses et des sexualités dans les Amériques
Mariannick Guennec (dir.)
2015
Le 11 septembre chilien
Le coup d’État à l'épreuve du temps, 1973-2013
Jimena Paz Obregón Iturra et Jorge R. Muñoz (dir.)
2016
Des Indiens rebelles face à leurs juges
Espagnols et Araucans-Mapuches dans le Chili colonial, fin XVIIe siècle
Jimena Paz Obregón Iturra
2015
Capitales rêvées, capitales abandonnées
Considérations sur la mobilité des capitales dans les Amériques (XVIIe-XXe siècle)
Laurent Vidal (dir.)
2014
L’imprimé dans la construction de la vie politique
Brésil, Europe et Amériques (XVIIIe-XXe siècle)
Eleina de Freitas Dutra et Jean-Yves Mollier (dir.)
2016