Chapitre V. Le groupe Cine Liberación et la décolonisation culturelle
p. 145-176
Texte intégral
1Un très gros plan du visage de Che Guevara mort se fixe pendant quatre minutes sur l’écran de la salle de cinéma. La dernière image du film est accompagnée d’une musique de tambours. Le public applaudit à tout rompre. Les auteurs du film, deux Argentins inconnus, sont portés en triomphe par certains étudiants sur la place principale de la ville. Une bagarre éclate dans la rue avec des groupes néo-fascistes, la police intervient et plusieurs cinéastes sont arrêtés. On est en juin 1968, au festival de Pesaro, le film qui vient de finir est Néocolonialisme et violence, la première partie de L’Heure des brasiers du groupe Cine Liberación1.
2Le film le plus emblématique de Fernando Solanas et Octavio Getino est l’un des événements marquants du cinéma politique en Amérique latine. Tout comme l’avaient fait les films de Rocha et Álvarez auparavant, L’Heure des brasiers parvient à inverser le traditionnel flux nord-sud qui avait caractérisé la logique des échanges entre le sous-continent et l’Europe. Un an et quelques mois après, en octobre 1969, Solanas et Getino vont approfondir l’impact suscité par leur film avec la publication du manifeste Vers un troisième cinéma. Ce texte est issu de l’expérience du tournage et de la distribution clandestine de L’Heure des brasiers et s’avère être l’une des premières théories générales sur le cinéma d’intervention politique inspirée par le mouvement tricontinental.
3Dans ce chapitre, nous allons analyser les caractéristiques du film et du manifeste qui nous semblent les plus innovantes pour le développement du cinéma de libération latino-américain : la notion de cinéma-guérilla, œuvre inachevée, cinéma-acte, ainsi que sa logique de distribution. De même, afin de situer L’Heure des brasiers dans le contexte des cinémas latino-américains, il nous a paru nécessaire d’étudier les rapports entre le film et d’autres traditions filmiques du sous-continent. Enfin, nous analyserons les liens – souvent problématiques – entre les notions de premier, deuxième et troisième cinéma et le concept de NCL.
4Étant donné que le « péronisme révolutionnaire » est la principale idéologie qui inspire le groupe Cine Liberación, nous allons d’abord retracer à grands traits les caractéristiques principales du péronisme. Nous n’avons nullement la prétention d’expliquer un mouvement politique complexe qui a marqué soixante-dix ans de politique argentine, nous voulons seulement proposer des repères pour la compréhension des enjeux du groupe et du film.
Le contexte idéologique et politique
5Les œuvres du groupe Cine Liberación s’insèrent, d’un point de vue idéologique, dans le péronisme de gauche ou – en utilisant les termes de son principal inspirateur, John William Cooke – « gauche péroniste révolutionnaire » de la fin des années soixante. Parallèlement à la promotion d’actions armées rurales et urbaines de type guévariste, la défense et la promotion d’une réinterprétation du péronisme de la part de la gauche sont le principal objectif de L’Heure des brasiers. Nous allons donc brièvement expliquer en quoi consiste ce mouvement politique.
6Juan Domingo Perón atteint progressivement la notoriété publique à partir de juin 1943, après le coup d’État qui met fin au gouvernement de Ramón S. Castillo. Perón, alors colonel, devient ministre du Travail et de la Protection sociale, fonction dans laquelle il se distingue par des mesures en faveur des classes ouvrières : instauration du salaire minimum, congés payés, réforme du régime des retraites, protection contre les accidents du travail, etc.2. En 1944 il est nommé vice-président, mais l’année suivante il est forcé à abandonner son poste et emprisonné par une faction de l’armée qui lui est hostile. L’arrestation de Perón suscite la réaction vive et inattendue des masses ouvrières et de sans-emploi qui, le 17 octobre 1945, occupent par milliers la Plaza de Mayo en exigeant la réintégration de Perón au sein du gouvernement. Comme le note Olivier Dabène, cet événement deviendra le « mythe fondateur du péronisme » et marquera le sort de Perón, qui gagnera les élections présidentielles de février 19463.
7Les deux premiers gouvernements de Perón (1946-1951 et 1951-1955) sont caractérisés par le protectionnisme économique, particulièrement la nationalisation de secteurs stratégiques de l’économie (gaz, télécommunications, chemins de fer) et les tentatives pour accélérer l’industrialisation du pays. En matière sociale, les changements sont particulièrement importants : réduction du temps de travail journalier, allocations familiales, droit de vote des femmes, etc.4. Le gouvernement bénéficie d’un vaste soutien des classes populaires, des syndicats et, dans un premier temps, de l’Église catholique et d’une partie de l’armée.
8Perón développe un leadership basé sur son charisme personnel, sur sa proximité avec la masse ouvrière – de laquelle il se sent le « porte-parole » – et sur une série de doctrines idéologiquement ambiguës réunies sous le nom de « justicialisme » – le terme vient de « justice sociale ». Il énonce lui-même ses principaux postulats dans diverses déclarations publiques. Le pouvoir aux mains du peuple argentin, la souveraineté nationale et la cohésion du mouvement péronistes – ses piliers idéologiques fondamentaux – s’y entremêlent avec des consignes nationalistes, antibritanniques, antiaméricaines et anticommunistes. « La véritable démocratie est celle où le Gouvernement fait ce que le peuple veut et défend un seul intérêt : celui du peuple », écrivait Perón en 1950, pour ensuite ajouter : « Dans l’action politique l’échelle des valeurs de tout péroniste est la suivante : premièrement la patrie, ensuite le mouvement et enfin les hommes5. »
9Malgré le rôle central donné aux classes populaires, la lutte des classes ne faisait pas partie des fondements du péronisme ; celui-ci comprenait néanmoins une politique redistributive fondée sur l’idée de cohésion nationale. Par ailleurs, les progrès en matière de travail et de droits civiques contrastent avec l’absence de réforme agraire, le progressif contrôle des syndicats et la non-reconnaissance du droit de grève dans la Déclaration des droits du travailleur (1947)6. Dans les faits, le gouvernement de Perón se caractérisa par des politiques de censure contre les opposants, de licenciements d’enseignants universitaires contraires au régime et de contrôle des médias, ce qui porte Oscar Terán à considérer le péronisme comme un « populisme autoritaire7 ».
10Déjà lors des élections de 1946, les forces politiques traditionnelles argentines – le Parti communiste, les socialistes, le Parti radical et les partis conservateurs – rassemblées au sein de l’Unión democrática se sont opposées au nouveau mouvement, maintes fois catalogué de fasciste8. D’après Silvia Sigal, le péronisme a créé une profonde division politique, qui ne respecte plus la traditionnelle opposition idéologique gauche/droite. Gauche et droite, nationalisme et libéralisme, laïcité et catholicisme, presque tous les codes qui organisaient la culture politique se sont brisés en 1945. L’Unión democrática, puis l’anti-péronisme ont essayé de rassembler les pièces des configurations idéologiques précédentes, et les puzzles qui en résultaient tiraient leur force soit du refus de l’autoritarisme gouvernemental, soit du rejet de la nouvelle citoyenneté populaire, soit encore du mélange des deux9.
11La situation économique argentine commença à se détériorer à la fin du premier mandat de Perón, ce qui empêcha le gouvernement de poursuivre ses politiques redistributives au cours de la deuxième période. À cela vinrent s’ajouter de continuels heurts avec l’Église, qui atteindront leur apogée avec l’approbation, en mai 1955, de la loi séparant l’Église de l’État. Le pays se voyait plongé dans une dynamique de grèves et mobilisations, non sans affrontements violents entre péronistes et opposants. Perón, face au nombre croissant de ses détracteurs au sein de l’armée, fut obligé de s’exiler suite au soulèvement militaire de septembre 195510.
12Au cours des années soixante, après l’exil de Perón à Madrid, de nouveaux courants de gauche, pour la plupart scindés du Parti communiste, se montrent intéressés par le péronisme. Ils accusent la gauche traditionnelle d’avoir été contre un mouvement qui représentait les intérêts du prolétariat. Rodolfo Puiggrós, l’un des premiers théoriciens de cette révision du péronisme déclara qu’avant 1955, en s’opposant au péronisme, les partis de la gauche traditionnelle avaient coïncidé : « Avec l’oligarchie et l’impérialisme dans la lutte contre le gouvernement démocratique et progressiste qui avait le soutien de larges masses populaires11. »
13Cette analyse coïncide avec la progressive discréditation du système démocratique en Argentine. La continuelle intervention des forces armées dans la vie politique du pays et la proscription, pendant quasiment toute la période, du péronisme – qui restait la force politique prédominante dans les classes populaires – entraînent un doute croissant envers la possibilité d’atteindre des changements sociaux par le vote. Le vote blanc comme signe de protestation envers le système électoral dépasse les 20 % dans toutes les élections dans lesquelles le péronisme était interdit. L’abstentionnisme ne vient pas seulement de l’électorat justicialiste, mais aussi de la gauche et des intellectuels qui, bien que n’étant pas péronistes, s’opposaient aux exclusions du système politique12.
14Parallèlement à ce processus, certains intellectuels de gauche font une relecture du péronisme et le taxent de socialisme national. Comme l’a bien montré Silvia Sigal, cette « reconstruction rétrospective » du péronisme est facilitée par le succès de la Révolution cubaine : « Cuba bâtit assez rapidement un pont entre la gauche, le nationalisme et le péronisme, dans la mesure où elle prouvait qu’un mouvement non marxiste pouvait fonder un régime socialiste anti-impérialiste13. » Ces nouveaux intellectuels péronistes et d’anciens dirigeants justicialistes comme John William Cooke14 font un parallèle entre le péronisme et la triomphante Révolution de Cuba, qui permettait de réinterpréter celui-ci à partir des codes de cette dernière15.
15Le « péronisme révolutionnaire » fait une réinterprétation du nationalisme populiste, syndicaliste et anti-impérialiste de Perón, remise à jour à partir des idéaux révolutionnaires liés aux luttes de « libération » (indépendance politique et économique, et décolonisation culturelle) des pays du Tiers-Monde. Depuis Madrid, Perón lui-même paraît légitimer cette réinterprétation de ses doctrines, faisant un appel à une « libération du Tiers-Monde » dans son livre La hora de los pueblos16 :
« Comme Mao représente l’Asie, Nasser l’Afrique et De Gaulle la vieille Europe et la lutte de Castro l’Amérique latine, des millions d’hommes de toutes latitudes luttent aujourd’hui pour leur libération et celle de leurs patries. Ce “Tiers-Monde” naissant cherche à s’intégrer car il a compris que la libération face à l’impérialisme a besoin de se convertir en une action d’ensemble : tel, comme nous l’avons dit, est le destin des peuples. Ainsi le montre l’Histoire dans l’incessant devenir des impérialismes qui, au cours de tous les temps, s’abattirent sur l’humanité. Il y a vingt ans déjà le Justicialisme annonçait une “troisième position” qui, apparemment, tombait à plat. Mais les années ont passé et n’ont fait que démontrer que nous étions dans le vrai, bien que nous ayons eu à payer le fait d’être précurseurs17. »
16Les réinterprétations révolutionnaires étaient en phase avec le sentiment d’une nouvelle génération d’Argentins enclins à l’idée de la « libération » et elles encouragèrent les organisations armées péronistes, comme Montoneros, qui essayèrent de faciliter le retour du général en assénant des coups armés contre la dictature de Levingston et Lanusse. Cela ne signifia néanmoins pas un réel virage vers des politiques de gauche de la part de Perón. Cette réinterprétation du péronisme ne réussit pas à atteindre une position majoritaire au sein du mouvement, qui était aussi soutenu par des tendances de droite. Par ailleurs, Perón s’entourait d’un cercle de conseillers appartenant à l’aile plus traditionnelle et conservatrice du justicialisme.
17Le 20 juin 1973, Perón rentre de l’exil et il est élu président le 23 septembre, après les gouvernements des présidents Héctor Cámpora (25 mai 1973-13 juillet 1973) et Raúl Alberto Lastiri (13 juillet 1973-12 octobre 1973) qui avaient eu comme principal objectif le retour du général en Argentine. Au cours de cette période les rapports de Perón avec les groupes révolutionnaires péronistes de gauche, dont Montoneros, deviennent de plus en plus difficiles et violents18. Perón meurt en 1974, neuf mois après les élections, et Isabel Perón (née María Estela Martínez), la vice-présidente du pays – et troisième femme de Perón –, devient la présidente d’Argentine. Le mandat est marqué par l’inexpérience politique d’Isabel Perón et par l’influence exercée sur la présidente, jusqu’en 1975, par José López Rega, ex-secrétaire personnel du général Perón, ministre du « Bien-être social » pendant le dernier gouvernement du général et responsable de l’Alliance anticommuniste argentine (AAA), un groupe d’extrême-droite clandestin coupable de l’assassinat de militants de gauche. La crise économique et la lutte ouverte entre les différents courants péronistes ont déstabilisé le pays. En 1976, un coup d’État dirigé par le général Videla renverse le gouvernement d’Isabel Perón et celui-ci prend le pouvoir.
La réalisation de L’Heure des brasiers et la naissance du « cinéma-guérilla »
18L’Heure des brasiers et le groupe Cine Liberación émergèrent à partir d’un projet cinématographique précédent qui ne fut pas mené à terme. En 1964 le cinéaste italien Valentino Orsini voulut produire en Argentine un long-métrage divisé en épisodes sur les groupes de pouvoir du pays, intitulé Los que mandan19. Le film devait être réalisé par un groupe de jeunes court-métragistes du pays. Orsini avait jusqu’alors travaillé comme coscénariste et coréalisateur des films des frères Paolo et Vittorio Taviani (Un homme à brûler, 1962 ; Les Hors-la-loi du mariage, 1963), qui étaient alors, avec Francesco Rosi (particulièrement avec Salvatore Giuliano, 1962) les principales références du cinéma italien explicitement engagé dans un projet de rénovation sociale et politique de gauche.
19Le groupe qu’Orsini se chargea de former en Argentine était constitué, entre autres, du journaliste Horacio Verbitsky et des réalisateurs Fernando Arce, Alberto Fischerman, Fernando Solanas et Octavio Getino. Le projet fut rejeté par l’Institut de cinématographie qui, comme nous l’avons vu dans le troisième chapitre, développait des politiques limitant la liberté d’expression, bien qu’à ce moment, avec Arturo Illia comme président, l’Argentine bénéficiait d’une brève parenthèse démocratique. Après le rejet, le groupe se désagrégea ; néanmoins, Getino et Solanas décidèrent de faire un autre film, à partir de certains éléments du projet original.
20Les deux jeunes cinéastes venaient de milieux différents, néanmoins ils partageaient une lecture critique de la situation politique et sociale de l’Argentine. Solanas venait de l’environnement du Parti communiste, qu’il avait abandonné pour s’intéresser au péronisme ; il avait commencé des études en musique et théâtre, travaillait comme publiciste audiovisuel et avait réalisé deux courts-métrages : Seguir andando (1962) – une histoire d’amour – et Reflexión ciudadana (1963) – qui critiquait l’arrivée au pouvoir d’Arturo Illia avec un tiers des voix. Quant à Getino, c’était un immigrant d’origine espagnole20 installé en Argentine depuis 1952. En 1964 il avait reçu, ex aequo avec Ricardo Piglia, le prix Casa de las Américas à Cuba, pour le recueil de nouvelles Chulleca ; cette même année, il avait réalisé le court-métrage Trasmallos et il était membre de l’Association de cinéma expérimental de Buenos Aires. Son militantisme politique était lié au syndicalisme péroniste et au trotskisme.
21Ils commencèrent à rassembler du matériel filmique et des coupures de revues sur l’histoire récente de l’Argentine. Il s’agissait principalement d’actualités cinématographiques de l’époque où le péronisme était au pouvoir et des années suivant la chute du général Perón. L’objectif était d’utiliser le matériel pour faire un film sur la situation politique et sociale du pays depuis le début du régime péroniste jusqu’au milieu des années soixante21. D’après Solanas :
« Pour essayer d’être simple : [L’Heure des brasiers] c’est d’une part la résultante d’une recherche de Getino et de moi-même sur le plan idéologique, social et politique, une recherche pour clarifier notre pensée au sujet de la réalité argentine ; et d’autre part un effort pour contribuer par notre œuvre au processus de libération nationale. Disons que l’œuvre naît du besoin de deux intellectuels qui viennent de la gauche traditionnelle, et, depuis l’échec de la gauche traditionnelle, se cherchent et redécouvrent le pays selon les termes d’une idéologie de gauche plus radicalisée, à partir des circonstances nationales22. »
22Environ un an après le début du projet, vint s’unir à Solanas et Getino le réalisateur Gerardo Vallejo qui avait été l’élève de Birri à l’École documentaire de Santa Fe. Tous trois devinrent les principaux membres du groupe Cine Liberación qui se chargea de la réalisation, de la production et d’une bonne partie de la diffusion de L’Heure des brasiers, ainsi que de la production des films suivants des trois cinéastes, et de l’élaboration des manifestes et essais théoriques, parmi lesquels Vers un troisième cinéma23. Le producteur exécutif de L’Heure des brasiers fut Edgardo Pallero qui était, comme Vallejo, lié à l’École documentaire de Santa Fe.
23Même s’ils avaient à peu près le même âge que les cinéastes de la Génération du soixante et même s’ils fréquentaient des milieux similaires – les ciné-clubs de Buenos Aires, les agences de publicité, les associations de courts-métrages – les membres de Cine Liberación se positionnèrent de manière critique envers leurs films. Pour Solanas, Getino et Vallejo la Génération du soixante était un exemple de l’intellectualisme bourgeois, évasif et européanisant.
24Le tournage de L’Heure des brasiers commence à la fin de l’année 1965 et s’étale sur deux ans. Les membres de Cine Liberación réalisent des interviews des différents leaders péronistes et voyagent à l’intérieur du pays pour filmer la réalité sociale argentine. Ils utilisent deux caméras 16 mm et une pellicule noir et blanc. Solanas se charge de la direction du film et souvent de la caméra. Getino fait les prises de son et mène la plupart des interviews24 ; il est aussi, avec Pallero, responsable de la production exécutive. Quant à Vallejo, il devient assistant de direction. D’autres participants au groupe, Juan Carlos de Sanzo et Aníbal Libenson, apportent leur contribution, respectivement comme chef-opérateur et ingénieur du son. Cependant, le travail est conçu pour que les membres de l’équipe puissent être remplacés en cas d’imprévus.
25En 1966, un coup d’État renverse le gouvernement du président Illia et la dictature du général Juan Carlos Onganía (1966-1970) commence, suivie par les régimes de facto de Roberto M. Levingston (1970-1971) et Alejandro A. Lanusse (1971-1973). Les militaires restreignent les libertés civiles durant toute la période. Le tournage du film continue clandestinement. Solanas utilise sa maison de production publicitaire comme une sorte d’alibi pour faire le film sans soulever les soupçons des autorités du régime25.
26Même si le tournage de L’Heure des brasiers se poursuit en secret, il se caractérise par une grande liberté créatrice. Getino et Solanas filment en même temps qu’ils cherchent la forme de leur long-métrage. Solanas fait le montage au fur et à mesure qu’ils filment, ce qui lui permet d’expérimenter différentes structures narratives26. D’après Tzvi Tal il s’agit d’un processus dialectique dans lequel le tournage influence le montage et celui-ci influence à son tour le reste du tournage27.
27Le montage de petits passages indépendants permet à Solanas de cacher son œuvre face à la dictature. Il sélectionne le matériel chez lui à l’aide d’un projecteur 16 mm, puis réalise une première version. Ensuite, c’est avec le monteur Antonio Ripoll que se fait le montage définitif des séquences dans le laboratoire Alex, le seul à posséder une moviola 16 mm dans tout le pays. Le travail s’effectue en secret, entre cinq et huit heures et demie du matin28. Pour des raisons de sécurité, Cine Liberación décide de finir le film et de faire le reste de la postproduction hors de l’Argentine. En 1968, ils envoient clandestinement les boîtes du film en Italie. Solanas fait le montage de la troisième partie du long-métrage, le mixage et la copie en 35 mm dans la maison de production, Ager Film. Les frères Taviani, Valentino Orsini et Giuliani G. de Negri financent la première copie29.
28L’expérience du tournage, de la distribution et de la projection clandestins de L’Heure des brasiers sera la principale source d’inspiration de Getino et Solanas pour l’élaboration du concept de « cinéma-guérilla » dans le manifeste Vers un troisième cinéma. Dans ce texte, ils donnent une importance particulière au cinéma comme résultat d’une activité collective – ce qui avait déjà été mis en relief par Birri à l’École documentaire de Santa Fe. La nécessité de travailler en groupe est néanmoins justifiée par les membres de Cine Liberación par le caractère clandestin du tournage et de la distribution d’une bonne partie des films explicitement engagés dans les processus révolutionnaires dans les pays du Tiers-Monde, souvent gouvernés par des dictatures. L’idée est d’organiser des groupes de cinéma qui soient autosuffisants dans la réalisation de leurs films et s’organisent comme des troupes en suivant une structure militaire. On remarque que l’une des caractéristiques les plus intéressantes de cette conception du cinéma est la polyvalence – qui avait aussi été le mot d’ordre dans le tournage de L’Heure des brasiers. Tous les membres du groupe doivent avoir quelques notions de tous les rôles techniques ; ils doivent être capables de remplacer les autres membres à « n’importe quelle phase de la réalisation ». Selon les auteurs : « Il faut renverser le mythe des techniciens irremplaçables30. »
29De même, les progrès techniques tels que l’apparition de caméras 16 mm avec du son synchronisé, plus petites et légères, le progrès des pellicules et le développement des magnétophones ouvrent une opportunité pour le « cinéma-guérilla », car les films peuvent désormais se faire à moindre coût. Faire du cinéma devient accessible à de plus nombreux secteurs ; ce n’est plus réservé aux élites intellectuelles – tel est le désir des auteurs. Par ailleurs, cela entraîne aussi une prolétarisation du cinéma et du cinéaste. Getino et Solanas expliquent ce projet en paraphrasant Godard :
« Il [le cinéaste] cessera, comme dit Godard, d’être champion cycliste pour devenir un cycliste anonyme, à la vietnamienne, enfoncé dans la guerre cruelle et prolongée. Mais il découvrira aussi qu’il existe un public réceptif qui considère son œuvre comme la sienne propre, qui l’incorpore de façon vivante à sa propre existence, prêt à l’entourer et à le défendre comme il ne le fait pour aucun champion cycliste au monde31. »
30D’après Getino et Solanas le groupe de cinéma-guérilla doit entretenir des rapports avec des groupes étrangers pour réaliser certaines phases du travail en dehors de son pays – parmi lesquelles le montage ou la copie finale, comme ce fut le cas pour L’Heure des brasiers – si cela s’avère nécessaire pour des raisons de sécurité. Selon les auteurs, la collaboration entre les groupes de cinéma-guérilla constitue une bonne manière de « coordonner au niveau continental, et même mondial, la continuité du travail dans tous les pays » et de partager du matériel32. Solanas et Getino parlent même de créer une internationale du cinéma-guérilla33. Il s’agit d’une idée proche du projet du NCL, mais plus ample en termes géographiques.
31Le concept de « cinéma-guérilla » se place dans les métaphores d’inspiration militaire auxquelles les cinéastes du NCL auront recours à plusieurs reprises pour expliquer le rôle du cinéma comme « arme » politique. Par ailleurs, une année avant l’écriture de Vers un troisième cinéma, Birri avait utilisé un terme semblable à celui de groupe de « cinéma-guérilla », qui se voit dans le titre même du texte Apuntes sobre la guerra de guerrillas del Nuevo Cine Latinoamericano. Comme Getino et Solanas, Birri avait développé une vision globale du cinéma dans laquelle divers groupes de cinéastes révolutionnaires, disséminés dans toute l’Amérique latine devaient se coordonner pour « combattre » les industries cinématographiques nationales et le modèle hollywoodien. Pour sa part, Joris Ivens, en novembre 1969, à Viña del Mar, avait établi un parallèle entre guérilleros et cinéastes :
« Un guérillero ne pense pas qu’il doive avoir le meilleur fusil pour combattre, mais plutôt qu’il doit agir et combattre, et s’il n’a rien de mieux à portée de main, il prend la machette. L’homme de cinéma peut travailler avec un film en 8 mm, peut l’élaborer dans des conditions totalement précaires, avec peu de matériel vierge, dans des petits laboratoires. Ne transformons pas en excuse le fait de ne pouvoir compter sur de très bons moyens. Il faut agir même si les meilleures formes de distribution du matériel n’existent pas encore34. »
32Cette manière de concevoir l’activité cinématographique s’avère d’une grande importance pour le développement du concept du « cinéma imparfait » de Julio García-Espinosa, comme nous le verrons dans le prochain chapitre. Elle synthétise ce qu’on pourrait appeler le « devoir de filmer » des cinéastes qui revendiquent le projet du NCL. On souligne les profondes similitudes entre le discours d’Ivens et les considérations d’Ernesto Guevara sur le « foyer révolutionnaire » : le foyer insurrectionnel (cinématographique) peut créer les conditions pour la révolution (au cinéma).
33Les actions des groupes de « cinéma-guérilla » sont conçues, d’après Getino, comme une réaction contre le cinéma « dominant » adaptée à un contexte de répression et censure :
« Tout comme aujourd’hui où il y a une guerre de guérillas médiatique sur Internet avec les blogs et tout ça, je crois qu’à ce moment-là aussi il y avait une guérilla constituée par différents groupes [cinématographiques]. Ce n’était pas une guerre de positions. La guerre de positions, tu la fais avec une caméra de 35 mm, sur grands écrans et en occupant les circuits d’exploitation et de commercialisation. Mais pour pouvoir faire la guerre de positions, tu as besoin d’un État qui te donne son soutien et qui t’appuie et d’une société qui en fasse de même. Pour nous, ce n’était pas le cas. C’est pourquoi nous devions utiliser ce qu’était notre expérience, nous étions des groupes qui opéraient dans différents lieux de l’Argentine et de l’Amérique latine qui devaient concevoir, produire et diffuser leurs productions suivant les circonstances que nous vivions35. »
34Les réminiscences tricontinentales liées à la théorie des foyers de subversion développée par Ernesto Guevara sont particulièrement évidentes dans le cas de L’Heure des brasiers qui assume explicitement sa condition d’œuvre de « cinéma-action » ou de « cinéma-guérilla » dès le début. Son titre vient d’un vers de José Martí « c’est l’heure des brasiers et il ne faut rien voir d’autre que la lumière », cité par Guevara dans l’épigraphe de l’essai Créer deux, trois... de nombreux Viêt Nam, destiné à la Conférence de l’OLAS de 1967, sur la nécessité de développer une guerre de guérillas à échelle internationale36.
La structure d’un film hétérodoxe
35La structure de L’Heure des brasiers vient d’une analogie qu’opèrent Solanas et Getino entre la littérature et le cinéma. D’après eux, la littérature est « à la base » du cinéma ; c’est pourquoi, il est possible de diviser un film en chapitres comme s’il s’agissait d’un livre. Chaque chapitre est conçu pour exprimer une idée différente. Dans l’ensemble cette structure permet d’analyser différentes caractéristiques de la situation sociale politique en Argentine et en Amérique latine et, d’autre part, d’encourager les luttes révolutionnaires du sous-continent. Le film est divisé en trois grandes parties, chacune d’elles subdivisée en chapitres de longueur variable :
« On est très vite arrivé à penser, dit Solanas, que de la même façon que le roman ou le conte sont à la base du cinéma narratif de fiction, on pourrait choisir nos réflexions historiques ou politiques sur les combats populaires comme modèles d’un film-essai, c’est-à-dire d’un film qui représenterait l’équivalent d’un essai livresque idéologique et historique37. »
36Cette subdivision se fait très clairement dans la première partie, Néocolonialisme et violence. Elle se compose d’un « prologue » et de treize « notes38 ». Chaque note est éloignée de la précédente par un intertitre numéroté : L’histoire, Le pays, La violence quotidienne, La ville-port, L’oligarchie, Le système, La violence politique, Le néo-racisme, La dépendance, La violence culturelle, Les modèles, La guerre idéologique et Le choix. Pendant les 90 minutes de cette partie, Getino et Solanas analysent la situation politique, économique, sociale et culturelle de l’Argentine et de l’Amérique latine dans les années soixante.
37La deuxième partie du film, Acte pour la libération, dure 120 minutes et se compose d’un prologue et de deux grands chapitres : Chronique du péronisme (1945-1955) et Chronique de la résistance (1956-1966). La première chronique est une analyse du gouvernement de Juan Domingo Perón jusqu’à sa chute en 1955. Elle se compose de onze notes. La deuxième chronique raconte les luttes clandestines des péronistes, durant la période d’instabilité qui suit le coup d’État de 1955, jusqu’à la dictature du général Onganía. Le but est de donner une vision d’ensemble de la société argentine pendant cette période. Cette chronique est divisée en un prologue et douze notes non numérotées. Ses noms donnent une idée de l’immensité des thématiques traitées : La spontanéité, La clandestinité, Chronique 1955-1958, Les syndicats, Le « desarrollismo » 1958-1962, Les classes moyennes et la sphère intellectuelle, L’armée (1962-1966), Le mouvement étudiant, Les blocages d’usines, Les limitations de la spontanéité, La guerre aujourd’hui et Introduction au débat.
38Violence et libération, la troisième partie du film, est divisée en seize notes non numérotées et dure 45 minutes, pendant lesquelles se succèdent des témoignages de militants péronistes. Il s’agit de récits des faits par les interviewés face à la caméra, de lettres de militants lues par une voix over – celle de Getino – et d’analyses fournies par les réalisateurs eux-mêmes. Il y a aussi des témoignages d’autres militants latino-américains lus par la voix over. La longueur réduite de cette partie par rapport aux deux précédentes s’explique par l’intention des réalisateurs d’ajouter de nouvelles notes et témoignages au fur et à mesure du développement de la lutte de « libération ».
39Dans le cas de L’Heure des brasiers le concept d’essai ne se limite pas au fait de s’être inspiré de ce genre littéraire. Le film est aussi un essai, mais au sens étymologique de « tentative », « expérience », « expérimentation », voire un exercice d’expérimentation filmique. Dans le manifeste Vers un troisième cinéma, Getino et Solanas établissent la nécessité de trouver les langages audiovisuels les plus efficaces pour exprimer le message du changement social. L’enjeu est de faire des œuvres inachevées, c’est-à-dire un cinéma d’« hypothèses » et non de certitudes :
« Notre époque est une époque d’hypothèses, désordonnées, violentes, faites la caméra dans une main, une pierre dans l’autre et qu’il est impossible de juger selon les canons de la théorie et de la critique traditionnelles. C’est dans la pratique et dans la experimentation désaliénantes que naîtront les idées pour une théorie et une critique cinématographique qui soient les nôtres39. »
40L’Heure des brasiers est conçu comme une synthèse éclectique des genres et des styles. On peut trouver dans le film des extraits d’actualités cinématographiques et d’annonces publicitaires, des séquences filmées avec son direct, des extraits d’autres films, des passages joués par des acteurs professionnels et des interviews réalisées par le groupe Cine Liberación. De même, sont utilisées des photographies – certaines provenant de magazines, suivant la procédure des documentaristes de l’ICAIC – ainsi que des dessins et des reproductions de tableaux. Le but est d’employer toutes les ressources permettant d’exprimer de manière cinématographique les idées du groupe. Comme dans le cas d’autres cinéastes latino-américains – particulièrement Santiago Álvarez à qui le film doit beaucoup – le manque de moyens stimule la créativité du groupe Cine Liberación, et le porte à utiliser, à côté du matériel qu’il filme, des archives des plus diverses origines, passant outre, le plus souvent, le droit d’auteur40.
41Au début de la première et de la deuxième partie ainsi qu’à la fin de la troisième, les intertitres et les images se succèdent, accompagnés d’un rythme marqué par des percussions aux réminiscences primitivistes et un chœur africain qui, selon Solanas, s’écoute à l’envers41. Les images d’archives de la répression policière s’entremêlent avec des moments où l’écran devient noir, ce qui souligne leur violence. Le but confessé est de bouleverser le public42. Le procédé qui consiste à employer des intertitres avec des consignes révolutionnaires semble inspiré par Vertov et, surtout, par les documentaires de Santiago Álvarez. Solanas souligne le signifié de ces consignes à travers un travail sur le signifiant. Le réalisateur joue avec les cartons, il fait apparaître le même terme répété de nombreuses fois à l’écran ; de plus, les phrases changent de taille et sont toujours en mouvement. Les intertitres peuvent se réduire à un seul mot, « libération » ou « idéologie », par exemple, ou être une longue citation. Cette profusion de citations, parmi lesquelles des extraits des lettres du Che Guevara et San Martín et des textes de Fanon, Sartre, Césaire et Castro font des intertitres un exercice d’intertextualité.
Illustration 16. – L’Heure des brasiers (1968).
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43Dans la première partie du film, Néocolonialisme et violence, les réalisateurs ont aussi pris des extraits de Faena, un court-métrage d’Humberto Ríos sur les abattoirs. On y voit des vaches, des taureaux et des agneaux sacrifiés par les employés. Les images, d’une forte violence, alternent avec des photographies publicitaires et des extraits de publicités télévisuelles. Solanas utilise le montage des attractions, caractéristique d’Eisenstein, pour associer la mort dans les abattoirs et la surconsommation propre aux sociétés capitalistes. La séquence n’est pas sans rappeler la fin de La Grève. Dans ce film, Eisenstein avait associé les abattoirs à l’assassinat des grévistes par les militaires. On retrouve cette technique de montage à d’autres moments de L’Heure des brasiers, notamment à la fin de la première partie où des images publicitaires sont associées aux victimes du Viêt Nam.
44La tentative de renouveler le langage cinématographique de L’Heure des brasiers se nourrit de propositions esthétiques hétérogènes mais caractérisées par la nette rupture avec le modèle cinématographique hollywoodien – une rupture qui sera théorisée tout au long de Vers un troisième cinéma. Cette recherche d’innovation formelle n’est pas juste formaliste mais elle se base sur une idée simple, celle de l’impératif de « nouveauté » révolutionnaire que nous avons analysé dans le premier chapitre : le cinéma de « décolonisation culturelle », qui vise la construction d’un monde nouveau d’où peut émerger un homme nouveau, se doit d’être un cinéma nouveau.
Illustration 17. – L’Heure des brasiers (1968).
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46Quatre narrateurs différents peuvent être distingués au long du film, dont Solanas et Getino. Ils ont des fonctions différentes, quatre d’entre elles sont à distinguer. La première correspond à une fonction d’exposition, les narrateurs – une voix masculine et une féminine – racontent des processus sociaux et politiques, les expliquent et les interprètent. Elle est réalisée par des speakers professionnels. Une forte intention didactique et dénonciatrice caractérise leur récit, le style est parfois très ironique et même sarcastique. Elle se trouve surtout dans la première partie du film et dans la Chronique du péronisme de la deuxième partie.
47Cette première fonction est proche du concept de « documentaire sociologique » de Jean-Claude Bernardet. Dans le modèle sociologique, les personnes interviewées sont des cas particuliers témoignant d’une expérience réelle subjective et fragmentaire, mais qui est représentative d’une couche sociale. Ils ont une place dans le film, en tant que types sociaux. Leurs traits, vêtements, gestualité, voix, renforcent leur rôle social. C’est le cas des ouvriers, des militants, des intellectuels, des Indiens Matacos interviewés dans le film. Le narrateur, au contraire, ne parle pas de sa propre expérience, mais de l’expérience des interviewés et des groupes sociaux dont ils sont représentatifs. Il est extérieur à l’action et nous ne le voyons jamais. À la différence des interviewés il fournit des analyses complexes, fait appel à des statistiques et tire des conclusions. Son autorité et sa connaissance ne sont pas questionnées dans le film. Dans le mode sociologique, d’après Bernardet, les interviewés « sont l’objet des propos du narrateur, qui se constitue en sujet détenteur de savoir43 ».
48C’est intéressant de souligner, que seul ce premier type de narrateur – la « voix du savoir », dont parle Bernardet – n’est pas identifiable dans L’Heure des brasiers ce qui assure son caractère impersonnel et sa position externe à l’action. L’autorité du narrateur est légitimée au début du film grâce à un intertitre avec une liste de sources utilisées dans la construction du récit, une sorte de « bibliographie » composée de rapports de l’Unesco, de l’ONU, de la Banque interaméricaine de développement (BID), de la Confédération générale du travail (CGT), du National Planning Association et de la IIe Déclaration de La Havane44.
49La deuxième fonction du narrateur est plus réflexive que la première45. Elle est présente notamment dans les deux dernières parties du film, à des moments très précis. Dans cette fonction, le narrateur se pose des questions, hésite parfois, établit des hypothèses et des problématiques et raconte le processus de recherche suivi pendant le tournage du film et les problèmes advenus. Même si, très probablement, cela n’a pas été le but de Cine Liberación, cette fonction sert à relativiser quelque peu l’autorité du premier type de narrateur et l’infaillibilité des analyses qui ont été développées jusqu’à ce moment :
« Camarades, en affrontant la réalisation de ce film, notre propos était de recueillir des informations sur les luttes menées par notre peuple [...]. Mais nous découvrîmes que les organisations populaires elles-mêmes, syndicales et politiques d’ailleurs, ne possédaient pas non plus les informations nécessaires. À quoi cela était dû ? Aux organisations ? Au nombre restreint des intellectuels nationaux ? Dans un certain sens oui. »
50La troisième fonction s’observe principalement dans la dernière partie de L’Heure des brasiers. Elle consiste en la lecture des lettres et des témoignages des militants, parallèlement à la deuxième fonction, elle est réalisée en grande partie par Getino. La quatrième fonction, assumée par Solanas, comprend tous les appels au public. Son ton est décidé, sûr, presque impératif, le but étant d’inviter le public à débattre les thèses du film. La deuxième et la quatrième fonctions assurent l’inachèvement du film, parce qu’elles ouvrent la possibilité d’ajouter des considérations nouvelles de la part des assistants.
Tout spectateur est un lâche ou un traître : le Cinéma-Acte
51Cine Liberación a pris la décision de faire un film sans structure fermée, c’est-à-dire un film inachevé. Cette volonté vient d’une double réflexion. D’une part, selon Getino et Solanas, L’Heure des brasiers ne peut pas être un film achevé puisqu’il s’insère dans un processus culturel et politique en train d’évoluer : les luttes de libération ne sont finies ni en Argentine ni en Amérique latine. D’autre part, le film ne se ferme pas, car son but est de susciter le débat des spectateurs et de les mener vers l’action révolutionnaire. L’art achevé – « parfait » selon Getino et Solanas – est un art bourgeois, qui « naît, grandit et meurt dans l’écran46 » ce qui le rend inutile pour la révolution ; alors que dans L’Heure des brasiers, il y a une sorte de « prolongation » de l’expérience du film dans le débat et la lutte.
52L’Heure des brasiers cherche à bouleverser la relation entre film et public. Dans les projections le spectateur est invité à laisser de côté sa passivité et à jouer un rôle actif à travers sa participation à un débat autour des idées proposées par le film. Ce débat peut avoir lieu à la fin de la projection, mais aussi au cours de celle-ci. Pour faciliter la discussion, le groupe Cine Liberación profite d’une limitation technique des projecteurs : la nécessité de changer la bobine 16 mm toutes les 45 minutes47. Durant le temps que dure cette opération, l’espace est ouvert à un débat conduit par les organisateurs de la séance. Cependant, la projection peut s’arrêter à n’importe quel moment si le public le veut. Un bon exemple de cette stratégie est la fin d’Acte pour la libération, la deuxième partie du film. Le narrateur y déclare :
« Camarades... ce qui importe maintenant ce sont les conclusions que vous pourriez tirer en tant qu’auteurs réels et protagonistes de cette histoire. Les expériences que nous avons rassemblées ici et nos conclusions ont une valeur relative. Elles ne valent que dans la mesure où sont utiles au présent et au futur de cette libération que vous incarnez. Il importe surtout l’action qui peut découler de ces conclusions, l’unité sur la base des faits. C’est pourquoi notre film s’interrompt ici. Il est ouvert à vous, pour que vous le continuiez. Maintenant, vous avez la parole. »
53Ensuite, il est possible de lire sur l’écran un intertitre qui affirme : « Espace ouvert pour le dialogue. » Cette volonté de laisser l’œuvre inachevée correspond à une forme de développement du cinéma « des hypothèses » proposé dans le manifeste Vers un troisième cinéma. Elle devient encore plus explicite à la fin de la troisième partie qui est aussi la fin du film. La caméra montre les rues vides de Buenos Aires pendant la nuit et de grands panoramiques de la ville. Ensuite, l’écran devient noir. Durant ces instants, l’un des narrateurs nous dit :
« L’essentiel est de prendre conscience de cet état de guerre et de se rendre sur n’importe quel front, pour prouver toutes les hypothèses, par des faits et actions révolutionnaires. En bref : inventer notre révolution. Les protagonistes de cette histoire c’est nous. Mais plus encore, c’est vous. Vous avez la possibilité de prolonger ce film-acte par la discussion qui s’œuvre maintenant, et surtout par l’action quotidienne : l’unique forme de développer ce thème inachevé. Le film et l’espace pour la discussion restent, donc, ouverts pour que viennent s’ajouter d’autres remarques, témoignages et lettres de combattants sur la violence et la libération. »
54On pourrait peut-être interpréter cette volonté d’« ajouter » au film de nouvelles « remarques, témoignages et lettres » comme une sorte de métaphore de la discussion que les réalisateurs veulent susciter parmi l’assistance, grâce au film. Pourtant, la possibilité d’ajouter des séquences au film, à partir de nouvelles luttes, est tout à fait réelle. Solanas lui-même a manifesté cette possibilité lors d’un entretien avec Jean-Luc Godard : « Le film doit être achevé par ses protagonistes, et nous n’avons pas écarté la possibilité d’y ajouter de nouvelles notes et témoignages si, dans l’avenir, de nouveaux événements méritaient d’y être adjoints48. »
55Cette nouvelle conception de la relation entre le public et le film est appelée Cinéma-Acte49 par le groupe. Dans l’acte, le film est au service de l’expérience unique de chaque projection. Les films deviennent des œuvres ouvertes qui sont complétées, actualisées et approfondies par les participants à l’acte50. Déjà pendant le tournage de L’Heure des brasiers, Getino et Solanas avaient projeté certains films « de libération » à des groupes de militants et syndicats51. Ils se sont aperçus que ceux-ci suscitaient des débats parmi le public, où le film n’était pas l’élément majeur, mais plutôt un prétexte pour entamer le dialogue. Dans Vers un troisième cinéma, ils soulignent l’importance du moment de la projection, conçu comme un « espace libéré », « décolonisé52 ». Bien plus que la simple projection d’un film, il s’agit d’un acte politique avec lequel le public est complice. Il devient un « acteur » politique, car le fait d’assister à la projection d’un film interdit par la dictature suppose de participer à un acte subversif53.
56Le but est alors de dépasser la relation traditionnelle – univoque – entre film et spectateur : au cinéma de spectacle où, selon Getino et Solanas, le spectateur est conçu comme un être passif, ils opposent un Cinéma-Acte où le public devient protagoniste. Le rôle passif du spectateur est accusé de proximité avec l’adversaire politique ; pour exprimer cette notion, Getino et Solanas choisissent une citation de Frantz Fanon qui deviendra célèbre : « Tout spectateur est un lâche ou un traître. » Cette maxime, très provocante, synthétise la pensée de Cine Liberación au sujet de la relation entre film et public. Elle est présente dans la deuxième partie du film, mais aussi dans certaines séances où le groupe déplie une grande affiche sur laquelle la phrase est écrite54.
57Getino et Solanas utilisent comme soutien théorique de leur proposition la pensée dialectique de Mao Tsé-Toung. Selon la théorie maoïste, il y a trois étapes de la connaissance : le contact avec les choses du monde externe (connaissance sensible) ; l’élaboration des concepts, jugements et déductions sur la base des sensations (connaissance rationnelle) ; et le saut de la connaissance rationnelle à la pratique révolutionnaire : « Partir de la connaissance sensible pour s’élever activement à la connaissance rationnelle, puis partir de la connaissance rationnelle pour diriger activement la pratique révolutionnaire afin de transformer le monde subjectif et objectif 55. »
58Selon les auteurs, dans le Cinéma-Acte la première étape s’exprime à travers les images et les sons des mobilisations, des fabriques et de la vie quotidienne en général ; la deuxième étape (la connaissance rationnelle) correspond au récit du narrateur mais aussi aux autres explications indépendantes de son discours. Cependant, la troisième étape, la transformation révolutionnaire du monde, se développe dans l’acte, c’est-à-dire les discussions et propositions d’actions faites par le public56. La relation proposée entre le public et le film contient une logique dialectique. On pourrait la schématiser de la manière suivante : 1° Le film raconte le processus révolutionnaire de la « libération nationale » et latino-américaine. 2° Le film suscite la parole et de nouvelles actions révolutionnaires des assistants. 3° Les nouvelles luttes de libération s’ajoutent au film.
59Cependant, même si L’Heure des brasiers se veut une œuvre ouverte, nous percevons dans le film une résistance à laisser l’espace ouvert à un dialogue réellement pluriel, car la condition pour le débat est l’identification avec la lutte révolutionnaire. La voix over du film le dit clairement : « Ici il n’y a pas de place pour des spectateurs ni pour les complices de l’ennemi, mais pour les seuls auteurs et protagonistes du processus dont ce film prétend témoigner et offrir un approfondissement. » Le film demande donc, avant le débat, un engagement du public envers la « libération ». Cependant, il n’y a pas de contradiction entre l’« ouverture » du film et l’obligation d’engagement. Il serait tout à fait contradictoire qu’un film comme celui-ci, qui nie la « coexistence pacifique » entre la gauche révolutionnaire et le capitalisme, permette un espace de dialogue entre les partisans des deux durant sa projection. Le caractère clandestin de sa diffusion rend d’ailleurs ce débat impossible.
60La diffusion de L’Heure des brasiers s’effectue en Argentine de façon clandestine et suivant les principes du cinéma-guérilla. Cine Liberación distribue cinquante copies du long-métrage à des organisations militantes qui n’appartiennent pas forcément aux cercles cinématographiques tels que des syndicats, des groupes étudiants, des partis politiques et des communautés de voisinages liés au péronisme, qui projettent le film dans tout le pays de 1968 à 197357. Le processus d’exploitation du film se développe de façon décentralisée et sans être coordonné par le groupe. Il s’agit de développer des mécanismes de diffusion parallèle créés à partir de l’expérience pratique.
61De même, les différents programmes de projection peuvent inclure d’autres films militants ou des Cine-informes réalisés par le groupe. À la même époque, en suivant les réseaux de distribution de L’Heure des brasiers, commença la diffusion d’autres films, tels Ya es tiempo de violencia (Enrique Juárez, assassiné par la dictature en 1976) et Argentina : mayo de 1969, une série de douze courts-métrages sur les soulèvements populaires de Córdoba et Rosario en 1969, réalisée par le groupe anonyme Realizadores de Mayo – composé, en partie, par des membres de Cine Liberación58. En ce qui concerne L’Heure des brasiers, souvent les groupes chargés de l’organisation des séances ne projettent que la partie ou les chapitres (les « notes ») du film considérés comme les plus pertinents pour le public visé59.
62Au début, pour des raisons de sécurité, les séances se font dans des espaces réduits tels que des domiciles privés, des syndicats et même des paroisses. Cependant, à partir de 1969, de violentes insurrections populaires affaiblissent le régime du général Onganía. La répression exercée par la dictature sur la société argentine perd alors de son intensité. Cette situation permet une plus grande diffusion de L’Heure des brasiers, notamment dans des universités en blocage où le film est projeté devant des assemblées d’étudiants60.
63En dehors de l’Argentine, la distribution du film suivit diverses logiques, qui s’adaptèrent à des contextes nationaux spécifiques. Néanmoins, en termes généraux, le film fut diffusé légalement en Allemagne, en Belgique, au Danemark, en France, en Italie, aux Pays-Bas, en Suède et en Suisse bien que, souvent, uniquement dans des festivals, ciné-clubs et projections organisées par des groupes politiques61. Aux États-Unis, il fut pris en charge par des organisations d’immigrants latino-américains. En Amérique latine, il fut diffusé légalement au Chili, en Uruguay et à Cuba. Au Venezuela, la première partie fut projetée au festival de Mérida de 1968 et il y eut également des projections clandestines62.
« Les heures des brasiers »
64Malgré l’intention expresse des réalisateurs de le faire, aucune « nouvelle note » ne vient s’ajouter à la fin de la troisième partie du film. Cependant, entre 1968 et 1973, le groupe introduit des changements dans la structure de celui-ci, en fonction des besoins des projections clandestines ou de la diffusion à l’étranger. D’après Getino :
« Chaque projection s’adapta aux caractéristiques des organisateurs et de leurs récepteurs. La liberté du projectionniste ou du public fut ainsi mieux respectée que celle de l’auteur qui s’effaça à leur profit. Très peu des copies de ces films étaient semblables ; pour en rendre l’utilisation plus fonctionnelle, on coupait des fragments en fonction du temps et de l’espace dont on disposait pour la projection63. »
65Au-delà des adaptations opérées en raison de problèmes relatifs aux projections clandestines, le groupe effectue d’autres changements dans la structure et dans le discours du film. La version qui a remporté le premier prix de Pesaro en juin 1968 dure environ 250 minutes et se caractérise – outre l’appel ouvert à la lutte armée – par l’exaltation de la figure de Perón, ce qui lui vaut la réprobation d’une partie de la critique et du public européen. C’est pourquoi une deuxième version sort en Europe peu après le festival. En mars 1969, Louis Marcorelles écrit dans les Cahiers du Cinéma à propos d’une nouvelle version où, parmi d’autres transformations, la deuxième partie a été « décapitée à la volonté expresse des auteurs après les très vives critiques qu’elle suscita en Europe de la part de tous ceux qui identifiaient instantanément Perón à Franco ou Mussolini64 ». Dans cette version du film, la structure des deuxième et troisième parties a été modifiée : certaines notes avec les témoignages des militants péronistes sont réduites. Cependant, en général, Cine Liberación préféra diffuser en Europe la première partie de L’Heure des brasiers, parce qu’elle était moins centrée sur le contexte argentin et le péronisme y était moins présent.
66Cela ne signifia néanmoins pas que le film adoucît ses postulats péronistes dans les versions diffusées en Argentine. Fin 1968, Cine Liberación entra en contact avec le cercle de Juan Domingo Perón à Madrid et obtint que le réalisateur Carlos Mazar interviewât le général exilé. Cette interview filmée est ajoutée au milieu de la deuxième partie de L’Heure des brasiers et est distribuée principalement en Argentine. L’image et le témoignage du leader avaient à cette époque une valeur exceptionnelle au sein du mouvement péroniste, justement en raison des difficultés pour y avoir accès65. Par ailleurs, comme le signale Mariano Mestman, à un moment où de nombreux courants politiques se disputaient l’interprétation « correcte » de la pensée du général, cette interview concédée par Perón sert à « légitimer » Cine Liberación en tant que groupe « authentiquement » péroniste66.
67En 1973, après cinq ans de projections clandestines, L’Heure des brasiers peut enfin être distribuée dans les cinémas, grâce au retour de la démocratie. Cependant, la version qui sort en salles le 1er novembre 197367 est assez différente de celle de 1968. Il ne s’agit pas du film intégral, mais seulement de la première partie dont la fin a été modifiée. Dans les versions précédentes, à la fin de Néocolonialisme et violence, l’écran devient noir et le narrateur se demande quelles sont les possibilités qui restent aux Latino-Américains face au néocolonialisme. Ensuite, une succession de huit plans montre le cadavre du Che Guevara et d’autres guérilleros. Tandis que défilent ces images, le narrateur fait une réflexion sur la valeur du sacrifice au nom de la révolution. Enfin, un gros plan du visage du Che mort envahit l’écran et le narrateur dit : « Par sa rébellion le Latino-Américain récupère son existence. » Le gros plan fixe de l’inquiétant visage du mort se prolonge pendant quatre minutes, accompagné par une musique de tambours composée par Solanas lui-même68.
Illustration 18. – L’Heure des brasiers (1968).
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69Dans la version de 1973, ce gros plan se réduit à quelques secondes et s’y ajoutent des images de Salvador Allende et de Perón69. Cette opération fait que tout le discours du film change : à partir des images des deux présidents élus démocratiquement, on peut conclure que la voie armée soutenue par la première version du film n’est pas le seul chemin possible pour la libération, et qu’il existe une possibilité de faire la révolution par la voie des urnes. Ce message est en accord avec la nouvelle situation politique du péronisme : Perón avait assumé la présidence le 12 octobre, c’est-à-dire moins d’un mois avant la sortie en salles de L’Heure des brasiers. Contrairement à ce qui se passait en 1968, l’objectif du péronisme n’était plus de faire tomber un gouvernement, mais de consolider son pouvoir. Par ailleurs, la modification de L’Heure des brasiers servit à éloigner le film et Cine Liberación d’autres groupes – tels Montoneros – qui continueraient à préférer la voie armée pour accélérer le processus révolutionnaire.
70Encore aujourd’hui, la question des différentes versions de L’Heure des brasiers reste ouverte. Celle distribuée en Europe par Trigon films (maison de distribution suisse) est différente de celle qui a été distribuée en Argentine en 2007 par le journal Página 12 70. Dans la version argentine la troisième partie du film finit par un appel à l’action du public. Vient ensuite une dernière note, intitulée « La violence comme libération », qui renforce l’ensemble du discours précédent et souligne d’une manière très explicite le caractère violent des luttes de libération. Dans cette dernière note – absente de la version suisse – il y a toute une série d’images des manifestations et luttes populaires nocturnes tirée d’actualités cinématographiques. Le montage fait alterner les intertitres et les images de combats avec d’autres images montrant des groupes de torches qui traversent l’écran, jusqu’à la dernière image du film : un grand brasier au milieu de la nuit. Pendant toute cette note un chœur de voix masculines et une voix féminine entonnent une chanson qui invite les assistants à la lutte :
Chœur :
« Prépare le combat, prépare le fusil, prépare tes affaires pour lutter
Prépare le combat, prépare le fusil, prépare ton rifle pour renaître
Prépare le combat, prépare le fusil, prépare ton corps pour résister... »
Voix féminine :
« Violence et libération, violence contre l’oppresseur... »
Chœur :
« Frappe, frappe sans t’arrêter !
Frappe avec haine, avec haine et organisation. »
71Il semble très clair que la suppression de cette note révèle un changement de discours entre les deux versions du film ou, plutôt, une intention de rendre moins obligatoire le caractère violent de la « libération » de l’Amérique latine. La stratégie politique suivie par Cine Liberación durant les différents moments historiques a beaucoup influencé chaque version de L’Heure des brasiers. Il serait erroné de privilégier l’analyse de la version de Pesaro prenant comme seul argument qu’il s’agit de l’« original », ou de rejeter les versions suivantes alléguant qu’elles ont été « déformées » ou qu’elles ne sont pas fidèles à la copie financée par les frères Taviani en 1968. L’étude de L’Heure des brasiers doit tenir compte de l’évolution et des transformations que le film connut au fil du temps. Évincer cette question comporte le risque de convertir le film en œuvre rigide et fermée, alors que Cine Liberación visait exactement le contraire. Comme nous le verrons dans la dernière partie de ce chapitre, quelque chose de semblable se passe dans le manifeste Vers un troisième cinéma.
Héritages latino-américains
72Le discours de L’Heure des brasiers est profondément éclectique, la pensée de Fanon, Sartre, Ernesto Guevara, Mao, Perón, Scalabrini Ortiz parmi d’autres est partiellement synthétisée tout au long des quatre bonnes heures du film, afin de construire un récit qui mêle sous le drapeau de la libération latino-américaine et de la lutte tricontinentale, non sans problème, des postulats politiques souvent assez contradictoires. Si le discours idéologique est éclectique, nous soulignons que les enjeux esthétiques le sont aussi. Nombreuses sont les écoles, tendances et traditions audiovisuelles qui ont servi de source d’inspiration au groupe Cine Liberación dans la réalisation de L’Heure des brasiers : le cinéma soviétique des années vingt, les documentaires de Joris Ivens, les films de Valentino Orsini, des frères Taviani, etc. Nous soulignons que durant la première et la troisième partie du film apparaissent, respectivement, des extraits des films Le ciel, la terre (Joris Ivens, 1967) et I dannati della terra (Valentino Orsini, 1968). D’une certaine manière, il s’agit d’insérer dans le discours du film l’œuvre de réalisateurs pour lesquels Solanas et Getino éprouvent une véritable affinité ; mais c’est aussi, à l’évidence, une façon de montrer, à travers le travail d’autres cinéastes, que le néocolonialisme comporte des conséquences négatives pour les peuples tant au niveau argentin qu’à celui continental et mondial, et que la lutte doit se poursuivre sur ces trois niveaux. Ainsi, l’œuvre d’Ivens alerte sur les effets des bombardements américains au Viêt Nam et le film d’Orsini porte un regard critique sur le néocolonialisme en Afrique.
73Parmi ces sources d’inspiration, nous trouvons trois traditions filmiques latino-américaines assez différentes entre elles : l’École documentaire de Santa Fe, les documentaires de Santiago Álvarez et le documentaire brésilien des années soixante71. Cine Liberación considérait l’institut créé par Fernando Birri comme le principal précédent argentin de son travail. Comme nous l’avons vu plus haut, Edgardo Pallero et Gerardo Vallejo étaient d’anciens élèves de l’école. L’intention manifeste de montrer ce que le cinéma et les médias du « système » cachent et sa conception du cinéma comme l’activité d’un groupe engagé sont dans une certaine mesure héritières du projet « national, réaliste, critique et populaire » de Birri. Solanas écrit : « Tire dié est l’un des films qui m’a le plus influencé au début des années soixante, il s’agit du premier grand documentaire argentin. Ce film est fondamental pour bien comprendre L’Heure des brasiers que j’ai fait quelques années plus tard72. » Nous soulignons qu’un extrait de la séquence du passage du train de Tire dié est reproduit à la fin de la note La violence quotidienne de la première partie du film.
74L’autre référence majeure est le cinéma « urgent » de Santiago Álvarez. Les films du cinéaste cubain se trouvent, justement, dans la ligne du cinéma de conscientisation et d’agitation soutenu par le groupe Cine Liberación. De nombreux procédés narratifs développés par Álvarez ont été repris par Solanas, comme l’usage d’intertitres et d’archives, les techniques de collage, l’association d’éléments opposés, l’ironie et le sarcasme comme éléments discursifs, le contrepoint entre musique et image, la tendance à employer des images bouleversantes, etc. Cependant, à la différence d’Álvarez, Solanas alterne entre ces techniques et la présence d’un narrateur « sociologique », une voix over presque absente des documentaires tournés par le réalisateur cubain dans la seconde moitié des années soixante. En effet, l’analyse de la situation politique et sociale de l’Argentine et de l’Amérique latine dépend dans une grande mesure de la voix over, comme nous avons eu l’occasion de le voir.
75Certes, cette approche est similaire à celle de l’École documentaire de Santa Fe – notamment les films Tire dié et Los 40 cuartos –, mais elle a été encore plus développée dans les documentaires brésiliens produits par Thomaz Farkas et dans le film Maioria absoluta de Leon Hirszman73. D’après Bernardet, l’utilisation des propos des interviewés comme illustrations des analyses de la voix over est l’une des caractéristiques de ces films74 qui ont été parmi les premiers tournés avec du son direct au Brésil. Cine Liberación utilise un procédé similaire, pourtant l’absence de son synchrone a obligé le groupe à laisser la plupart des propos des interviewés en voix over. Très rarement il nous est donné de voir l’interviewé lorsqu’il parle, le plus souvent nous le voyons en train de faire d’autres activités dans un plan d’ensemble avec d’autres personnes de son groupe social.
76Bien qu’il y ait très peu d’interviews filmées, la manière de présenter les bourgeois et la sélection de leurs propos ont pour but de caricaturer cette classe sociale, tout comme dans Maioria absoluta où, selon Ramos, la représentation de la bourgeoisie cherche à produire « un effet grotesque75 ». Dans le film de Hirszman, un homme en maillot de bain, couché sur le sable d’une plage de Rio, tient un discours sur l’immoralité du peuple brésilien en caressant les épaules de sa compagne. Solanas utilise un procédé très similaire pour dénoncer et ridiculiser les couches aisées tout au long de la première partie de L’Heure des brasiers, notamment dans la note intitulée L’oligarchie où il filme un groupe de femmes en bikini et des hommes en maillot de bain dans ce qui semble un club privé76. Dans la bande-son il incorpore différents propos censés être tenus par les membres du groupe et il les accompagne en musique avec un morceau de jazz. Une femme se plaint de la massification des plages de Punta del Este, une autre dit qu’elle aimerait vivre aux États-Unis et fait l’éloge de Paris, un homme parle de l’offre culturelle d’une métropole (non identifiée) et une dernière dame se plaint de la femme de ménage embauchée par sa mère.
Illustration 19. – L’Heure des brasiers (1968).
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78Quarante secondes de Maioria absoluta sont reproduites au début de la note La violence culturelle de la première partie de L’Heure des brasiers. La voix over originale, en portugais, est maintenue sans sous-titres tandis que nous voyons un paysan et un enfant qui se met le doigt dans le nez, devant la hutte dans laquelle ils habitent. Puis la caméra entre dans la hutte, nous montrant ainsi un intérieur sale, mal éclairé, le toit percé. Le parcours à l’intérieur de la hutte est interrompu par l’insert d’une jeune fille en gros plan et d’un garçon. La voix over originale fait une description de l’analphabétisme comme étant une sorte de maladie dont la misère crée les conditions de propagation. L’extrait est employé par Cine Liberación pour témoigner du caractère sous-continental du problème de l’analphabétisme. Juste après l’insertion du film de Hirszman, la voix over de L’Heure des brasiers reprend son récit et donne la liste des pays de l’Amérique latine où les analphabètes forment la « majorité absolue » de la population77.
Illustration 20. – Maioria absoluta (1964).
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80L’opposition entre la grande ville et la campagne est très présente dans Maioria absoluta et dans les deux premières parties de L’Heure de brasiers. La grande ville est associée au pouvoir et à la bourgeoisie néo-colonisée ; la campagne, au sous-développement et à l’exploitation de l’homme par l’homme. Certes, L’Heure des brasiers montre aussi les ouvriers urbains, mais si nous ne considérons que les images filmées, nous pouvons conclure que dans le film la campagne s’avère l’endroit où les inégalités sont les plus perceptibles. Tandis que l’équipe de tournage de Maioria absoluta est allée dans le Nord-Est brésilien pour filmer les paysans analphabètes, Cine Liberación est allé dans les régions du Nord-Ouest argentin, notamment Tucumán et Jujuy pour filmer les paysans marginalisés. Il s’agit, dans les deux cas, de provinces pauvres par rapport au reste du pays, avec une économie historiquement associée à la canne à sucre.
81Un autre point commun entre L’Heure des brasiers et le documentaire social brésilien est le regard critique porté sur les croyances populaires. Le moyen-métrage Viramundo (Geraldo Sarno, 1965) sur les immigrés du Nord-Est du Brésil arrivés à São Paulo, dédie quasiment un tiers de sa durée à montrer des rites collectifs de différentes religions populaires : les exorcismes et les guérisons collectives lors d’un rassemblement d’une église protestante, les baptêmes dans la mer où les baptisés entrent en transe, une guérisseuse d’un groupe religieux afro-brésilien qui se dit possédée par l’esprit d’un grand médecin. Même si le film ne l’exprime pas de façon explicite, tout laisse croire que pour Sarno ces croyances sont aliénantes. Les problèmes sociaux des immigrés, qui ont été amplement analysés dans la première partie du film, semblent encore plus difficiles à résoudre si ces hommes et femmes continuent à perdre leur temps en faisant confiance à ces charlatans. De manière assez similaire au film de Sarno, nous voyons dans la note Les modèles de la première partie de L’Heure des brasiers une procession religieuse populaire à Tilcara, dans la région de Jujuy, puis un homme offrant les services d’une voyante sur un marché à ciel ouvert et, enfin, une guérisseuse qui frotte un crapaud vivant sur le ventre d’un enfant malade, allongé sur un lit. Dans les deux films la question des croyances populaires est présente, mais à la différence de Viramundo, la voix over de L’Heure des brasiers les critique explicitement :
« Prêtes, devins, thaumaturges, sorciers, conseillers, professeurs de morale, entre le système et le peuple s’interposent toutes sortes de faux guides. La violence néocoloniale se dissimule aussi sous des formes sublimées : Dieu, la Fatalité, le Destin, l’Immoralité. Elles apparaissent comme les responsables d’une situation créée, en fait, par les classes dominantes. »
82Voici donc ce qui différencie Cine Liberación des Brésiliens. Même s’ils partagent quelques thématiques et stratégies narratives, à la différence de leurs voisins, les Argentins ne se limitent pas à montrer les problèmes sociaux. Selon eux, il faut dévoiler les raisons profondes qui sont à leur origine (le « système »). Une fois qu’elles sont révélées, il faut expliciter la manière d’en finir avec elles et, finalement, encourager le public à s’engager dans l’action révolutionnaire. Dans une certaine mesure, Maioria absoluta parvient à indiquer les causes sociales du problème dénoncé, mais il s’arrête à mi-chemin au moment de proposer une solution. Le film se termine par un appel implicite à l’action du public : « Le film finit, maintenant. Ta vie et celle de ces hommes continuent là-dehors. » Cette dernière phrase nous semble être l’un des principaux antécédents des appels au public de L’Heure des brasiers. Cependant, comme le dit Bernardet, Maioria absoluta ne s’adresse pas aux analphabètes, mais aux classes moyennes – et plus particulièrement aux intellectuels progressistes. La voie d’action n’est pas explicitée, quoique le film semble favorable à une réforme législative autorisant le droit de vote des analphabètes :
« Il est vrai que le film n’affirme pas catégoriquement que le vote soit la solution. Cependant, l’option favorable au vote semble expliquer un autre aspect du film : pourquoi le film n’appelle-t-il pas ces hommes [les analphabètes] à l’action ? Le film attend de nous ou, peut-être, des autorités et du vote paysan, la solution à l’injustice, mais il n’imagine pas un moment ces hommes s’organisant, luttant, s’engageant dans une action visant la transformation de leur situation78. »
83Or, l’organisation, l’engagement et la lutte, c’est ce qu’attend L’Heure des brasiers du public. Pour Cine Liberación – au moins à la fin des années soixante – ce n’est pas une réforme du droit de vote qui va solutionner les problèmes politiques et sociaux de l’Amérique latine. La voie de la libération est une voie révolutionnaire et toutes les couches sociales sont concernées. Cela ne veut pas dire que pour Cine Liberación le documentaire de Hirszman, les œuvres du groupe de Thomaz Farkas ou encore les films de Birri soient nécessairement insuffisants en eux-mêmes. Tout dépend du contexte dans lequel ils s’insèrent et du public auquel ils s’adressent.
« Enseigner à manier une arme peut être révolutionnaire là où existent, en puissance ou explicitement, des couches susceptibles de se lancer à la conquête du pouvoir, mais cela cesse de l’être dans des situations où les masses manquent encore du niveau suffisant de conscience face à leur situation d’oppression ou dans les endroits où elles ont déjà appris à les manier. C’est ainsi qu’un cinéma qui insiste sur la dénonciation des effets de la politique néo-coloniale rentre dans le jeu réformiste si la conscience des masses a déjà atteint ce niveau de connaissance ; ce qui sera révolutionnaire, dans ce cas-là, ce sera d’aller aux causes, de rechercher la manière dont on peut s’organiser et s’armer pour provoquer un changement79. »
84Mais à la fin des années soixante, le moment semble être celui de la révolution. Il faut donc faire un cinéma de décolonisation qui agit sur la réalité. Nous soulignons que Cine Liberación est l’un des premiers groupes qui essaie de développer une réflexion approfondie sur la libération latino-américaine et sur la place du cinéma dans cette libération. Cette réflexion ne se manifeste pas seulement dans ses écrits théoriques, elle est aussi présente dans L’Heure des brasiers, notamment dans la première partie où le « néo-colonialisme » en Argentine et en Amérique latine est la principale thématique abordée. De surcroît, c’est l’un des premiers groupes qui dialogue avec les expériences cinématographiques d’autres pays du sous-continent, il va même les intégrer dans son œuvre filmique80. C’est pourquoi, à la fin des années soixante, son premier film s’avère l’exemple le plus marquant de la circulation de postulats esthétiques et constitue le partage d’expériences pratiques au sein de l’Amérique latine qui caractérise le projet du NCL. Son énorme répercussion dans la région est en rapport avec cela. Comme l’affirme Fabián Núñez, la sortie de L’Heure des brasiers, en 1968, a eu lieu lorsque « les idées du NCL commençaient à s’articuler de manière systématique ». Dans ces conditions, le film devient rapidement le centre de tous les débats : « Tout le domaine du NCL se voit confronté à un appel auquel personne ne reste indifférent. Il est difficile de trouver un autre film ayant provoqué un tel impact au sein du NCL. À notre sens, le Cinema Novo brésilien a joué ce rôle catalyseur auparavant, mais dans une moindre mesure81. » Ni le film ni le manifeste Vers un troisième cinéma n’ont fait l’unanimité, ils ont au contraire été à l’origine de nombreuses polémiques. Cependant, ils ont profondément dynamisé les discussions autour du projet du NCL et même construit un modèle de cinéma politique tricontinental.
Vers « des » troisièmes cinémas82
85Les concepts de premier, deuxième et troisième cinéma constituent l’aspect le plus connu du manifeste Vers un troisième cinéma. Ils essaient de catégoriser toute la production cinématographique mondiale. Les deux premiers cinémas correspondent à la « vieille » division entre un modèle cinématographique industriel, au budget élevé, ayant pour représentants hégémoniques les majors hollywoodiennes et un cinéma dit « d’auteur » fortement inspiré de la « politique des auteurs » des Cahiers du Cinéma. Ces deux cinémas sont considérés comme les cinémas du « système ». Même si le deuxième cinéma est une réaction au premier cinéma, il a échoué car il a accepté les règles d’un champ cinématographique amplement favorables au cinéma hégémonique. Il a fini par être dévoré par le « système » qui s’approprie ces tentatives pour son propre bénéfice : soit pour faire sa propre mise à jour stylistique, soit pour inoculer de faibles doses de critique aptes à satisfaire les voix dissidentes. Il est dans le meilleur des cas un cinéma réformiste, bourgeois. Le « troisième cinéma83 » est une réaction à ces deux cinémas. C’est un cinéma de « décolonisation culturelle » au service de la « libération » des pays du Tiers-Monde et des mouvements révolutionnaires de la métropole. En ce sens, le « troisième cinéma » est intimement lié au mouvement tricontinental.
86L’existence de trois types de cinéma a été énoncée pour la première fois par les membres de Cine Liberación dans un long questionnaire publié dans l’édition 56-57 de Cine Cubano (mai-août 1969) intitulé La cultura nacional, el cine y La hora de los hornos84. Quelques mois plus tard, en octobre 1969, ils sont exposés en détail dans le manifeste Vers un troisième cinéma. Publié pour la première fois à La Havane, dans le treizième numéro de Tricontinental, il est sorti presque simultanément dans les éditions francophone, anglophone et hispanophone de la revue85. En 1970, Getino et Solanas publièrent une version révisée du manifeste dans la revue mexicaine Cine Club. Par la suite, cette version servit de base aux rééditions du manifeste86 en espagnol, y compris celle du livre Cine cultura y descolonización, publié par Cine Liberación en 1973. La version originale a donc été pratiquement oubliée dans les pays latino-américains. Getino et Solanas n’ont pas explicité l’existence de deux versions de Vers un troisième cinéma, ce qui nous laisse penser qu’ils ont considéré la deuxième comme la version définitive du manifeste, du moins pour les éditions en espagnol.
87Outre l’ajout d’exemples concernant le cinéma argentin et une plus grande attention aux contextes politiques et culturels de l’Argentine et de l’Amérique latine, les différences entre les deux versions se trouvent notamment dans les pages consacrées à la description du deuxième et troisième cinéma. L’édition de Tricontinental soutient que le deuxième cinéma « signifiait un progrès, en tant que revendication de l’auteur pour s’exprimer librement dans un langage non-standardisé ; c’était une ouverture vers une tentative de décolonisation culturelle87 ». La version de 1970 souligne davantage l’importance du deuxième cinéma, il ne signifie plus un « progrès », mais un « progrès évident », il n’est plus « une ouverture vers une tentative de décolonisation culturelle », mais « une ouverture ou une tentative de décolonisation culturelle88 ».
88Dans la version de la revue Tricontinental, le « troisième cinéma » est décrit comme une rupture profonde avec les autres cinémas y compris le deuxième. Il s’agit d’un cinéma radicalement révolutionnaire et complètement en marge du « système » :
« Des possibilités réelles et différentes de celles qu’offre le système ne sont possibles que lorsque l’on tient compte des conditions suivantes : élaborer des œuvres que le système ne peut pas absorber et étrangères à ses besoins, ou des œuvres qui soient faites pour le combattre directement et explicitement. Aucune de ces conditions n’entre dans les possibilités que poursuit le deuxième cinéma ; mais on peut les trouver dans la percée révolutionnaire vers un troisième cinéma en marge du système et contre le système, un cinéma de libération, le troisième cinéma89. »
89Nous soulignons que dans la deuxième version un rapport beaucoup plus étroit entre le « deuxième cinéma » et le « troisième cinéma » est établi. De même, le fait d’être contre le système ne signifie pas forcément se situer totalement en marge du système. Il est même possible d’en profiter :
« Dans une situation où “l’état de fait” remplace “l’état de droit”, l’homme de cinéma, un travailleur ordinaire sur le front de la culture, devra tendre, pour ne pas s’auto-nier, à radicaliser constamment sa position afin de rester à la hauteur de son temps. Quelle possibilité de développement existe-t-il pour cette tentative de deuxième cinéma, si ce n’est celle d’entreprendre, sans cesser de profiter de toutes les failles qu’offre encore le Système, une œuvre toujours plus indigeste pour les classes dominantes, toujours plus explicitement élaborée pour les combattre ? Quelle autre alternative que le saut à un troisième cinéma synthèse des meilleures expériences laissées par le deuxième cinéma90 ? »
90Dans la version de 1970, destinée principalement au public latino-américain, il y a une évaluation beaucoup moins négative du deuxième cinéma, vu comme un « progrès évident », et le troisième cinéma n’est pas une rupture totale avec le deuxième cinéma, mais « une synthèse des meilleures expériences ». L’un des objectifs de ces changements est de persuader les réalisateurs latino-américains d’adhérer à la proposition du troisième cinéma. Pour ce faire, au lieu d’enlever toute valeur à leurs œuvres, ils les invitent à radicaliser constamment leur position en fonction des circonstances (« rester à la hauteur » d’un temps où « l’état de fait » remplace « l’état de droit »). Il s’agit d’une attitude ambivalente qui rejette les films du passé – parce qu’insuffisants – mais qui, en même temps, conserve certaines de leurs propositions comme une « ouverture » vers la décolonisation.
91Getino et Solanas vont encore plus loin dans l’examen de ces théories. À la fin de la deuxième version du manifeste, une bonne partie des expériences cinématographiques qui participent au projet du NCL est considérée par les auteurs comme part du troisième cinéma ou de la « construction du troisième cinéma », y compris le Cinema Novo brésilien qui avait été explicitement considéré comme un exemple de deuxième cinéma dans la première version :
« De nombreuses autres expériences et voies – que ce soit dans les conceptions esthétiques ou narratives, le langage ou les catégories cinématographiques – doivent non seulement être tentées, mais elles constituent aussi un défi nécessaire pour mener à bien, dans les circonstances historiques actuelles, un cinéma de décolonisation qui, au-delà des expériences argentines, s’insère dans la plus grande bataille qui nous unit : le cinéma latino-américain contribuant au processus de la libération continentale. Cinéma dont – il va sans dire – la plus haute expression se trouve dans l’ensemble du cinéma cubain et de celui de nos pays (pas encore libérés), en partant des œuvres d’avant-garde du Cinema Novo brésilien et, plus récemment, bolivien et chilien, jusqu’au documentarisme-dénonciation et au cinéma militant. Ces apports et expériences convergent dans la construction du Troisième cinéma, et ils doivent se développer grâce à l’Unité combattante (œuvres, faits et actions) de tous les cinémas militants latino-américains91. »
92Il semblerait que c’est au nom de cette « unité combattante » que le concept a été révisé, pour ne pas exclure, pour ainsi dire, des « compagnons d’armes ». Les auteurs considèrent la pluralité des cinémas de « décolonisation culturelle » latino-américains comme une conséquence des particularités de la situation de chaque pays. Cependant, il semble assez paradoxal qu’ils commencent à considérer comme relevant du « troisième cinéma » beaucoup de films qui sont du « cinéma d’auteur ». Dans la pratique, il devient difficile d’établir précisément ce qui appartient et ce qui n’appartient pas au troisième cinéma. La réalité cinématographique s’avère bien plus complexe que les nomenclatures.
93À l’origine de cette nouvelle manière d’envisager le troisième cinéma, il existe probablement une tentative d’apaisement des polémiques en Amérique latine, notamment celle due à la considération du Cinema Novo comme appartenant au deuxième cinéma. Dans Esthétique du rêve, Rocha décrit l’approche de Cine Liberación comme un cinéma d’agitation « utile pour l’activisme politique », mais qui doit être remplacé par un cinéma ayant pour objectif « d’encourager la spéculation philosophique92 ». C’est à son tour le troisième cinéma qui est jugé insuffisant.
94Les polémiques ont toujours accompagné le groupe Cine Liberación notamment en raison de son péronisme – assez mal vu en Europe et en Amérique latine – et du concept de troisième cinéma, considéré trop restrictif par certains cinéastes, dont Rocha ou Guevara. Nous n’allons pas entrer dans le détail des nombreuses discussions parfois assez âpres – celle de Viña del Mar dont nous avons déjà parlé est un exemple suffisamment illustratif 93. Ce qui nous importe est de constater que surgissent à l’intérieur du NCL des désaccords entre les groupes qui sont en concurrence pour avoir une certaine hégémonie ou, au moins, pour imposer leur propre vision de ce que devrait être le cinéma révolutionnaire. À ce sujet, il est significatif que le directeur de l’ICAIC se soit méfié d’un concept qui pouvait finir par s’imposer sur celui de NCL. Dans une lettre de janvier 1974, il écrit : « Nous préférons appeler Nouveau Cinéma [latino-américain] ce que d’autres camarades appellent Troisième Cinéma (notamment Solanas et Getino, cinéastes argentins et fermes militants péronistes)94. » Cependant, les méfiances et reproches n’ont pas brisé le réseau du NCL, comme le montre bien la tentative de Getino et Solanas de faire converger le concept de NCL et le troisième cinéma.
Notes de bas de page
1 Labaki A. et Cereghino M. J., Solanas por Solanas, São Paulo, Iluminaras, 1993, p. 37.
2 Vayssière P., L’Amérique Latine de 1890 à nos jours, op. cit., p. 143.
3 Dabène O., L’Amérique latine à l’époque contemporaine, op. cit., p. 83.
4 Vassyère P., L’Amérique latine de 1890 à nos jours, op. cit., p. 144.
5 Perón J. D., Les vingt vérités, cité par O. Dabène, op. cit., p. 86-87.
6 Dabène O., op. cit., p. 85.
7 Terán O., op. cit., p. 63.
8 Löwy M., El marxismo en América Latina, Santiago, LOM, 2007, p. 37 (introduction à la nouvelle édition brésilienne, reprise dans la première édition chilienne).
9 Sigal S., Le rôle politique des intellectuels en Amérique latine : la dérive des intellectuels en Argentine, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 65.
10 Vayssière P., L’Amérique latine de 1890 à nos jours. op. cit., p. 144. Dabène compte parmi les causes de l’affaiblissement du gouvernement péroniste la mort d’Eva Perón en 1952, l’un des piliers de la relation du général avec le peuple : « Son charme et ses activités caritatives ne peuvent plus compenser le retournement économique du gouvernement », Dabène O., op. cit., p. 112.
11 Puiggrós R., Historia crítica de los partidos politicos argentinos, cité par Terán O., op. cit., p. 73.
12 Sigal S., op. cit., p. 208-209.
13 Ibidem, p. 222.
14 Cooke essaya de convaincre Perón à s’exiler à Cuba après le triomphe de la Révolution ; il continua néanmoins à vivre dans l’Espagne franquiste (ibidem, p. 223).
15 Ibidem, p. 224.
16 Le livre fut publié en août 1968, deux mois après la première de L’Heure des brasiers à Pesaro. La similitude entre les titres des deux œuvres pourrait ne pas être une coïncidence, vu que le film adhérait aux postulats du péronisme révolutionnaire. Nous n’avons cependant pas réussi à savoir si Perón intitula son livre ainsi en référence au film.
17 Perón J. D., La hora de los pueblos, Madrid, Editorial Norte, 1968, p. 21-22, disponible sur : [http://www. movimientoperonista.com/ficheros/LaHoradeLosPueblos-Peron.pdf] (consulté le 6 février 2015, nous traduisons). L’inclusion de De Gaulle comme leader tiers-mondiste et de la France, ex-métropole coloniale, comme Tiers-Monde est surprenante. Probablement, Perón fait ainsi référence aux mesures de distanciation politique et militaire prises par de Gaulle envers les États-Unis, telles que le retrait de la France de l’OTAN et l’évacuation des bases militaires nord-américaines dans le pays en 1966. Malgré tout, les paroles de Perón semblent ambiguës, car il place comme principaux représentants du front tiers-mondiste des leaders aux positionnements idéologiques parfois nettement opposés. Un autre détail intéressant est que tous les dirigeants mentionnés sont, comme Perón, liés au monde militaire, soit parce qu’ils ont suivi la carrière des armes soit parce qu’ils ont eux-mêmes créé des armées rebelles.
18 Dabène O., op. cit., p. 161-162.
19 Labaki A. et Cereghino M. J., op. cit., p. 32.
20 Getino était né à León, en Espagne, cependant il était naturalisé argentin.
21 Prédal R., « 1936-1976 : 40 ans de cinéma politique, Entretien avec Fernando Solanas », R. Prédal (dir.), CinémAction : Fernando Solanas ou la rage de transformer le monde, n° 101, 2001, p. 24 ; Monteagudo L., Fernando Solanas, Buenos Aires, Centro Editor de América Latina, 1993, p. 13.
22 Marcorelles L., « Fernando Solanas : “La hora de los hornos”, l’épreuve du direct ». Cahiers du Cinéma, n° 210, mars 1969, p. 39.
23 Vallejo, pourtant, n’a pas participé à la rédaction du manifeste. Jusqu’à sa dissolution suite au coup d’État de 1976, les principales productions de Cine Liberación furent le court-métrage Ollas populares (Gerardo Vallejo, 1967), L’Heure des brasiers, les longs-métrages El camino hacia la muerte del viejo Reales (Vallejo, 1971), El familiar (Getino, 1973) et Les fils de Fierro (Solanas 1972-1975). Cine Liberación mena, au début des années soixante-dix, une série d’interviews de Perón à Madrid, à l’origine des documentaires Perón, la revolución justicialista et Actualización política y doctrinaria para la toma del poder, tous deux de 1971. Ils réalisèrent aussi les Cine-informes, actualités clandestines destinées à la Confédération générale du travail. En 1972, ils essayèrent de publier la revue Cine Liberación, sous la responsabilité de Getino, qui voulait diffuser la pensée théorique du groupe, mais ils ne réussirent à en éditer qu’un seul numéro. Les principales réflexions théoriques du groupe furent recueillies par eux-mêmes dans l’anthologie de Getino O. et Solanas F., Cine, cultura y descolonización, Buenos Aires, Siglo XXI, 1973 (cf. Avellar J. C., A ponte clandestina, op. cit., p. 163-165).
24 Marcorelles L., « Fernando Solanas : “La hora de los hornos”, l’épreuve du direct », op. cit., p. 64.
25 Monteagudo L., op. cit., p. 15.
26 Prédal R., « 1936-1976... », op. cit., p. 26-27.
27 Tal T., Pantallas y revolución..., op. cit., 2005, p. 66.
28 Rombouts J., « Ver este trabajo me hace entender que valió la pena », Página 12, le 14 octobre 2007, disponible sur : [http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/espectaculos/5-7958-2007-10-14.html] (consulté le 5 février 2015).
29 Monteagudo L., op. cit., p. 17 ; Prédal R., « 1936-1976 », op. cit., p. 27.
30 Getino O. et Solanas F., « Vers un troisième cinéma », op. cit., p. 106.
31 Ibidem, p. 105.
32 Ibidem, p. 107.
33 Ibidem, p. 109.
34 Cité par Velleggia S., op. cit., p. 167 (nous traduisons).
35 Interview d’Octavio Getino.
36 Ces idées sont déjà présentes dans d’autres ouvrages, notamment La guerre de guérilla (1960) publié à Paris par François Maspero en 1968. Régis Debray soutenait que la guérilla peut jouer le rôle d’une direction politique sans avoir nécessairement le soutien d’un parti politique. Il considère même que la guérilla « fait l’unité par la base de tous les Partis [de gauche] » de sorte que « la plus décisive des définitions politiques c’est l’appartenance à la guérilla ». Enfin, pour l’auteur : « La future Armée du Peuple engendrera le Parti dont elle aurait dû être théoriquement l’instrument : pour l’essentiel, le Parti c’est elle », Debray R., Révolution dans la révolution ?, Paris, François Maspero, 1967, p. 112.
37 Prédal R., « 1936-1976... », op. cit., p. 27.
38 Getino O. et Solanas F., « Las obras cinematográficas del Grupo Cine Liberación », O. Getino et F. Solanas, Cine Cultura y Descolonización, op. cit., p 186. Il convient de souligner que les deux termes entre guillemets ont un rapport assez évident avec l’écrit.
39 Getino O. et Solanas F., « Vers un troisième cinéma », op. cit., p. 105.
40 Ce dernier aspect a en lui-même une valeur subversive, puisque la propriété intellectuelle est considérée comme un concept typiquement capitaliste qui fait partie de la propriété privée.
41 C’est Solanas lui-même le créateur de la musique. Labaki A. et Cereghino M. J., op. cit., p. 38.
42 Marcorelles L., op. cit., p. 63.
43 Bernardet J. C., Cineastas e imagens do povo, op. cit., p. 18.
44 Dans le cas de Viramundo (1965) de Geraldo Sarno, analysé par Bernardet, il y a un intertitre au début du film qui explique que des professeurs de l’université de São Paulo ont collaboré dans la réalisation. D’après Bernardet, l’intertitre – similaire à celui de L’Heure des brasiers – a pour but de certifier « l’authenticité scientifique des propos du narrateur ». Ibidem, p. 18.
45 Le « mode d’exposition » (expository mode) et le « mode réflexif » (reflexive mode) sont des expressions utilisées par Bill Nichols pour décrire différents types de cinéma documentaire. J’emploie ici les termes au sens large pour parler de la voix over. Comme ils ont été conçus par Nichols, je ne les utilise pas nécessairement (cet auteur parle de six modes ou « sous-genres » du cinéma documentaire : poetic, expository, observational, participatory, reflechive et performative. Nichols B., Introduction to Documentary, Bloomington, Indiana University Press, 2001, p. 99-138).
46 Getino O. et Solanas F., « Vers un troisième cinéma », op. cit., p. 98.
47 Monteagudo L., op. cit., p. 47.
48 Solanas F. et Godard J. L., « Godard by Solanas ! Solanas by Godard ! », Third World Cinéma Group, 1969, disponible sur : [http://cinefiles.bampfa.berkeley.edu/cinefiles/DocDetail?docId=11299] (consulté le 6 février 2015, nous traduisons).
49 « Cinéma-manifestation » selon la traduction française de 1969. Getino O. et Solanas F., « Vers un troisième cinéma », op. cit., p. 111.
50 Dans un certain sens, la relation dialectique entre film et public (le Cinéma-Acte) se trouve déjà en forme embryonnaire dans l’expérience menée par Fernando Birri et ses étudiants de l’École documentaire de Santa Fe, après la réalisation de Tire dié. Souvenons-nous que Birri et son équipe montrèrent la première version du film à quelques groupes et associations de Santa Fe et qu’ils réalisèrent ensuite une deuxième version à partir des impressions de ce public.
51 La séquence du train de Tire dié (Fernando Birri, 1960) ; Revolución (Jorge Sanjinés, 1963) ; Maioria Absoluta (Leon Hirszman, 1964) ; Now ! (Santiago Álvarez, 1965) (interview d’Octavio Getino).
52 Getino O. et Solanas F., « Vers un troisième cinéma », op. cit., p. 109.
53 Ibidem, p. 110.
54 Marcorelles L., op. cit., p. 38 ; Orell M., Las fuentes del Nuevo Cine Latinoamericano, Valparaíso, Ediciones Universitarias de Valparaíso, 2006, p. 65.
55 Mao T., De la pratique, Paris, Aubier-Montaigne, 1973, p. 135.
56 Getino O. et Solanas F., « Vers un troisième cinéma », op. cit., p. 111-112.
57 Une grande quantité des copies du film ont été vendues par le groupe afin de récupérer les fonds investis dans L’Heure des brasiers. Un autre financement provient de la vente du film dans les circuits de 16 mm européens, ce qui permet aussi de diffuser les luttes du Tiers-Monde à l’étranger. Getino O. et Solanas F., « Vers un troisième cinema », op. cit., p. 109.
58 Getino, O., Cine argentino, entre lo posible y lo deseable, op. cit., 2005, p. 60.
59 Mestman, M., « Raros e inéditos del grupo Cine Liberación ». Revista Sociedad, n° 27, 2008, p. 27-79, disponible sur : [http://www.grupokane.com.ar/index.php?view=article&catid=43%3Acatensayos&id=187%3Aartensayohornos&option=com_content&Itemid=59] (consulté le 6 février 2015).
60 Il est difficile de dire combien de spectateurs participaient aux séances. Le nombre était très variable : de quelques dizaines les premiers mois à plusieurs centaines à la fin de la dictature. De même, puisque les projections étaient clandestines, il n’existe pas de registre du nombre de spectateurs qui ont vu le film entre 1968 et 1973. Selon Fernando Solanas, environ trois cent mille personnes ont vu L’Heure des brasiers durant cette période. C’est évidemment une estimation subjective à prendre avec beaucoup de précaution. Mais, vraisemblablement, le film a touché un public similaire – peut-être supérieur – aux longs-métrages argentins qui sortaient en salles. Labaki A. et Cereghino M. J., op. cit., p. 39.
61 Getino O. et Solanas F., « Las obras cinematográficas del Grupo Cine Liberación », op. cit., p. 186.
62 Mestman M., op. cit.
63 Getino O., « Argentine », G. Hennebelle et A. Gumucio-Dragón (dir.), Les Cinémas de l’Amérique latine, Paris, Nouvelles Éditions Pierre Lherminier, 1981, p. 45.
64 Marcorelles L., op. cit., p. 37.
65 Interview d’Octavio Getino.
66 Mestman M., op. cit.
67 Aguilar G., « La hora de los hornos, historia de su recepción », C. España (dir.), Cine argentino, modernidad y vanguardias (1957-1983), op. cit., p. 499.
68 On remarque que la première partie du film est dédiée au Che Guevara. Son décès en octobre 1967, seulement quelques mois avant la fin du tournage, bouleverse le groupe Cine Liberación qui décide de lui consacrer toute la fin de la première partie. D’après Solanas : « On ne pouvait pas accepter que le Che ait été assassiné, d’abord parce que nous n’étions pas sûrs, il y avait beaucoup de versions différentes. Finalement, deux ou trois mois avant la finition du film on a eu la chance extraordinaire de recevoir ces images [les images du Che mort du film]. Après octobre 1967 la question principale qu’on se posait était de savoir si le Che vivait ou pas, il n’y avait pas un cadavre, rien. On avait prévu de finir le film plus ou moins comme ça, mais avec d’autres images, il y avait déjà des femmes et des hommes qui avaient fait la lutte armée, mais qui n’arrivaient pas à avoir le même prestige international » (rencontre de Fernando Solanas avec le public dans le cadre du programme Éclats et soubresauts d’Amérique latine au Cinéma des cinéastes, organisé par Olivier Hadouchi à Paris, le 4 février 2012).
69 Aguilar G., op. cit., p. 498.
70 Selon Trigon films, sa version date de 1979, c’est-à-dire dix ans après la première du film. Cependant, au cours de cette recherche, nous n’avons pas trouvé de références à une version tardive du film de 1979. Il est possible que cette version soit celle dont parle Louis Marcorelles en 1969, car la version de Trigon films possède des ressemblances avec la description faite par Marcorelles, parmi lesquelles l’omission ou la réduction de quelques séquences consacrées au péronisme.
71 Fernão Ramos utilise le concept de « nouveau documentaire brésilien » pour parler de l’œuvre de différents groupes de réalisateurs de la première moitié des années soixante, dont les cinémanovistes et le groupe dirigé par le producteur Thomaz Farkas à São Paulo. Ces documentaires sont les premiers à incorporer le son direct au Brésil. Ramos F., Mas afinal..., op. cit., p. 269-279.
72 Labaki A. et Cereghino M. J., op. cit., p. 30-31.
73 Nous soulignons que le producteur de L’Heure des brasiers, Edgardo Pallero, a fait partie du groupe de Thomaz Farkas à São Paulo.
74 Bernardet J. C., op. cit., p. 15-19.
75 Ramos F., Mas afinal..., op. cit., p. 358.
76 Remundini I., « Imagem documental e ressignificação : os excertos de Maioria absoluta (L. Hirszman, 1964) em La hora de los hornos (Grupo Cine Liberación, O. Getino et F. Solanas, 1968) », XI Encontro Internacional da ANPHLAC, Niterói, 2014, p. 7, disponible sur : [http://anphlac.fflch.usp.br/sites/anphlac.fflch.usp.br/files/Isadora%20Remundini.pdf] (consulté le 10 février 2015).
77 Dans son analyse de cet extrait de Maioria absoluta inséré dans L’Heure des brasiers, Remundi souligne l’opération de « re-signification » entreprise par Cine Liberación permettant d’élargir le signifié de la séquence à toute l’Amérique latine. Ibidem, p. 8. D’après Artur Bez, l’objectif des Argentins en citant le film brésilien serait de « radicaliser le discours du film, qui va au-delà de la “dénonciation”, réalisé dans cette séquence ». Bez A., A periferia de « nosotros », O debate sobre o documentarismo na América Latina : uma análise do filme La Hora de los hornos (1968), mémoire de master, Universidade Estadual Paulista, 2012, p. 98 (nous traduisons).
78 Bernardet J. C., op. cit., p. 44 (nous traduisons).
79 Getino O. et Solanas F., Vers un troisième cinéma, op. cit., p. 104.
80 D’après Bez « le groupe cherche à s’inscrire dans une tradition du documentaire latino-américain “militant” », mais à la fois « il s’approprie des extraits de ces films, avec le but de construire un sens qui va au-delà de la constatation de la misère et de la précarité des pays latino-américains », Bez A., op. cit., p. 86 (nous traduisons).
81 Nuñez F., op. cit., p. 342 (nous traduisons).
82 Nous reprenons ici quelques questions apparues dans l’article : Del Valle Dávila I., « Hacia un tercer cine : del manifiesto al palimpsesto », El ojo que piensa, n° 5, 2012, disponible sur : [http://www.ojoquepiensa.com/05/index.php/template/hacia-un-tercer-cine-del-manifiesto-al-palimpsesto] (consulté le 6 février 2015).
83 Comme l’a signalé Chatelet : « À partir de 1965, Les Cahiers du Cinéma ont utilisé régulièrement la notion de “tiers cinéma” pour désigner un cinéma issu de cultures différentes (non occidentales) qui interroge la réalité quotidienne tout en étant inscrit dans une approche historique », Chatelet C., op. cit., p. 256.
84 Getino O. et Solanas F., « La cultura nacional, el cine y La hora de los hornos », O. Getino et F. Solanas, Cine, cultura y descolonización, op. cit. (publié originellement dans : Cine Cubano n° 56-57, mai-août 1969).
85 Pour la traduction des citations de la version en espagnol de Tricontinental, dans cette partie du chapitre, nous suivrons la traduction originale française réalisée par François Maspero, mais avec des modifications qui nous ont paru pertinentes après la lecture du texte en espagnol.
86 Buchsbaum J., « One, Two... Third Cinemas », Third Text, 25 : 1, 2011, p. 15.
87 Getino O. et Solanas F., « Hacia un tercer cine », Tricontinental, n° 13, octobre 1969, p. 120.
88 Getino O. et Solanas F., « Hacia un tercer cine », O. Getino et F. Solanas, Cine, cultura y descolonización, op. cit., p. 66 (nous traduisons).
89 Getino O. et Solanas F., « Hacia un tercer cine », Tricontinental, n° 13, octobre 1969, p. 121.
90 Getino O. et Solanas F., « Hacia un tercer cine », O. Getino et F. Solanas, Cine, cultura y descolonización, op. cit., p. 68 (nous traduisons).
91 Ibidem, p. 89 (nous traduisons). Les auteurs font preuve d’une certaine hésitation par rapport au classement du cinéma de Fernando Birri. Dans la deuxième version du manifeste il est considéré comme un représentant du deuxième cinéma argentin ; cependant, comme le montre Lusnich, au début des années soixante-dix la position du groupe Cine Liberación envers Birri et d’autres auteurs argentins change à nouveau : les filmographies de Birri, Murúa, Favio et Martínez Suárez sont considérées comme « le point de départ du troisième cinéma ». Lusnich A. L., « La resistencia al discurso hegemónico... », op. cit., p. 118 (nous traduisons).
92 Rocha G., Revolução do Cinema Novo, op. cit., p. 249 (nous traduisons).
93 Pour une analyse approfondie de ces polémiques voir les textes de Mariano Mestman, « Raros e inéditos del grupo Cine Liberación », op. cit., et « Estados Generales del Tercer Cine. Los documentos de Montreal, 1974 », Rehime, Cuadernos de la Red de Historia de los Medios, n° 3, 2014, 18-79, ce dernier sur les Rencontres de Montréal de 1974.
94 Guevara A., ¿ Y si fuera una huella ?, op. cit., p. 296.
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