Chapitre IV. L’articulation des discours nationaliste et latino-américaniste dans l’œuvre de Glauber Rocha
p. 111-143
Texte intégral
Les images du chapitre IV ont été cédées par la famille Rocha.
1Les initiatives de renouvellement du champ cinématographique brésilien, tout au long des années cinquante et au début des années soixante, sont en dialogue avec les projets de modernisation du pays entrepris par le développementalisme nationaliste de gauche. Ils le sont d’autant plus que les artistes et intellectuels ont conçu leur activité comme étant engagée dans le développement du pays et dans le dépassement des inégalités sociales. C’est pourquoi, l’échec des politiques d’alliance interclassiste des forces progressistes à cause du coup d’État de 1964 et le durcissement de la dictature, en 1968, sont autant de moments de crises sociale et politique qui ont eu de profondes conséquences sur la production artistique et le débat culturel.
2L’analyse de l’évolution des arts brésiliens de la période a souvent souligné les rapports avec l’évolution de la situation politique nationale. Il est moins commun d’essayer de tisser les liens, voire de travailler les connexions, avec l’évolution du débat culturel et de la production artistique à l’échelle sous-continentale. Les deux analyses offrent des explications complémentaires, mais on a eu tendance à les considérer comme étant exclusives, comme si l’une ne pouvait qu’effacer les particularités de l’autre. C’est pourquoi, l’objectif de ce chapitre n’est pas d’écrire une nouvelle histoire du Cinema Novo, entreprise sans doute complexe et fascinante, mais qui échappe aux limites de ce travail. Il nous semble plus pertinent d’énoncer les débats qui animent le champ cinématographique brésilien au début des années soixante et, ensuite, d’étudier comment s’imbriquent les discours nationaliste et latino-américaniste, comment ils se complètent et parfois s’opposent dans l’œuvre de Glauber Rocha, le chef de file du renouvellement du cinéma brésilien. Nous analyserons son discours latino-américaniste et tiers-mondiste notamment dans trois films : Terre en transe (1967), Têtes coupées (1970) et Le lion à sept têtes (1970).
Cinema Novo et nationalisme culturel
3Au Brésil, les années cinquante constituent un point névralgique du xxe siècle. Le pays traverse alors un processus de changements accélérés au niveau social, politique et économique au sein de ce qui pourrait être considéré comme un cycle « développementaliste ». L’une de ses caractéristiques principales est la volonté d’industrialiser le pays par la substitution d’importations, avec l’objectif d’atteindre une plus grande importance sur l’échiquier mondial. La nationalisation du secteur pétrolier, le développement de l’industrie de l’automobile, de la métallurgie, des chantiers navals et la construction de Brasilia (1956-1960) sont quelques points saillants de cette période1. Cependant, le pays est marqué par des inégalités profondes, qui se manifestent particulièrement dans les énormes différences entre le Nord-Est rural et le Sud-Est industrialisé. Le retard socio-économique et les sécheresses continues forcent des milliers de paysans du Nord-Est à l’exode vers les grandes villes du sud, ce qui, combiné avec l’explosion démographique vécue par le pays, contribue au développement d’un prolétariat urbain. L’inégalité sociale a également une corrélation politique : les analphabètes – qui vers 1960 représentent 40 % de la population2 – ne possèdent pas le droit de vote ce qui permet la mise en question de la représentativité du système électoral brésilien.
4Le nationalisme-développementaliste des années cinquante et soixante s’appuie principalement sur les réflexions théoriques réalisées par l’Institut supérieur d’études brésiliennes (ISEB), créé en 1955. L’objectif est de développer une économie moins dépendante du capital étranger, mais pas nécessairement opposée au capitalisme3. Dans ce sens, les forces de gauche – le Parti communiste brésilien (PCB) y compris – ont soutenu une alliance interclassiste avec d’autres secteurs considérés comme « progressistes », dont la bourgeoisie industrielle. L’alliance a le soutien d’une bonne partie de l’intellectualité de nationaliste de gauche qui vise une dynamisation des champs artistiques du pays. Comme l’explique Marcos Napolitano, dans les années cinquante a vu le jour une culture politique de gauche – qu’il considère comme une deuxième vague moderniste, la première étant le modernisme des années vingt. Pour les « artistes-intellectuels » brésiliens la dépendance économique était « à la base de la dépendance socioculturelle4 ». Le processus se radicalise sous le gouvernement de João Goulart (1961-1964) qui tente de mettre en œuvre des « réformes de base » – réformes agraire, bancaire, fiscale, urbaine et universitaire. Elles suscitent une forte opposition de la part des forces conservatrices, conduisant à une polarisation progressive de la société. Le projet réformiste est, finalement, mis en échec par le coup d’État de 1964.
5Au début des années cinquante, les initiatives de modernisation accélérée s’étendent dans le champ cinématographique, notamment à São Paulo le pôle économique le plus dynamique du pays. Des grands entrepreneurs devenus mécènes essayent d’introduire un système de « studios » en vue de développer une industrie cinématographique nationale. Il s’agit d’adopter les stratégies productives des États-Unis, afin de réaliser des films pouvant concurrencer, tant au Brésil qu’à l’étranger, l’offre des majors hollywoodiennes. Le cas le plus emblématique de ces expériences reste l’éphémère Société Vera Cruz (1949-1954) qui installe à São Bernardo do Campo, dans les alentours de São Paulo, ses grands studios équipés de la meilleure technologie du moment. Cependant elle fait faillite à cause du coût élevé de sa production et de sa connaissance limitée des marchés nationaux et internationaux5.
6L’autre phénomène caractéristique de la période est la production de comédies populaires connues comme chanchadas. Contrairement aux films des studios de São Paulo, les chanchadas – un genre plutôt carioca, dont la principale maison de production était Atlântida – sont produites dans des conditions précaires, avec une faible qualité technique. La stratégie de leurs producteurs consiste à maximiser la rentabilité en se concentrant sur le marché interne avec des films de divertissement massif à petit budget. En exploitant la parodie, le burlesque et la musique populaire – notamment les chansons du carnaval – les chanchadas obtiennent une certaine rentabilité. Leur succès populaire s’explique aussi par le recrutement de comédiens venant de la radio ou du théâtre de variétés. Cependant, à la fin des années cinquante, le genre entre en crise face à la concurrence de la télévision6.
7Étant donné les limites de ce travail, nous n’irons pas plus loin dans la description des deux phénomènes cinématographiques qui marquent la production nationale. Il suffira de dire que les grandes productions paulistes et les chanchadas sont, de toute évidence, opposées entre elles. Tandis que les premières veulent occuper une position dominante, les secondes profitent des marges de marché laissées par la production hégémonique7. Cependant, les deux phénomènes ont été fortement critiqués par les cinéastes qui ont entrepris le renouvellement du cinéma brésilien à partir de la deuxième moitié des années cinquante.
8Tous deux sont considérés par la culture politique de gauche comme des manifestations de la dépendance culturelle. Les chanchadas sont vues comme un divertissement aliénant8, où l’expression de l’art populaire n’est pas au service d’une libération culturelle nationale, c’est-à-dire qu’elles ne s’insèrent pas dans la dichotomie opposant « culture dominante »/« culture dominée ». D’autre part, les tentatives d’instauration d’un cinéma industriel sont considérées comme une soumission à des modèles hégémoniques qui empêchent la manifestation de la culture nationale. Même dans les cas des films aux sujets traditionnels de la culture brésilienne dont O cangaceiro (Lima Barreto, 1953)9, la mise en scène typiquement hollywoodienne limite une représentation complexe du Brésil et fait de la culture nationale un produit d’exportation exotique. C’est aussi au nom de la défense de la culture nationale que l’arrivée de nombreux techniciens et metteurs en scène anglais et italiens à la Vera Cruz a été vivement critiquée par les futurs cinemanovistes et les critiques de gauche. Dans ce sens, Ficamos inscrit la démarche de la Vera Cruz dans la traditionnelle vision cosmopolite de l’art des élites brésiliennes : « La Vera Cruz reprend une vieille tradition brésilienne remontant aux missions françaises du xixe siècle et consistant à demander à des spécialistes de renommée mondiale de venir faire au Brésil ce qu’ils font chez eux10. » Déjà à l’époque, la maison de production est considérée par ces critiques comme une manière d’imposer des modèles eurocentriques qui se sert des professionnels étrangers. Rocha le dit de manière assez violente dans Revisão critica do cinema brasileiro (1963) :
« Le monstre a tellement grandi que les jambes ne le portent plus. Ce qui contrôle une industrie cinématographique c’est la planification, la conscience et les perspectives culturelles : à la Vera Cruz il n’y avait qu’idiotie, prétention et amateurisme. C’était un péché de parler le brésilien ; les cinéastes italiens mettaient en scène ce qu’un scénariste italien, Fabio Carpi, avait rédigé11. »
9Dans ce contexte, des nouveaux cinéastes de gauche, proches du PCB, envisagent le développement d’un cinéma qui défend la culture nationale à partir de la mise en valeur du populaire, avec une forme plus adaptée aux traditions nationales et au marché cinématographique brésilien : un cinéma dit « national-populaire12 ». Comme l’indique Napolitano, des cinéastes tels que Moacyr Fenelon (Tudo azul, 1951) et Alex Viany (Agulha no palheiro, 1953) ont fait une réappropriation critique de certains codes des chanchadas : leur enjeu étant de se servir de la musique, des personnages typiques du genre et de l’humour pour construire une chronique sociale réaliste13. Nous soulignons la présence de quelques éléments néoréalistes dans ces tentatives de relecture des codes de la chanchada. Il s’agit, par ailleurs, d’une démarche qui a certaines similitudes avec ce que fera Birri quelques années plus tard avec Les inondés, étant donné que dans les deux cas il y a une mixture du regard néoréaliste et de la comédie populaire nationale. Les résultats sont, pourtant, assez différents du point de vue esthétique.
10L’arrivée au Brésil de quelques films néoréalistes revêt une importance particulière pour le développement d’un cinéma avec une idéologie « nationale-populaire ». Dans la deuxième moitié des années cinquante, la nouvelle génération des cinéastes auto-nommés « indépendants » des studios et des genres traditionnels s’inspire de l’exemple italien pour une nouvelle approche de la réalité sociale, moins stéréotypée que celle des chanchadas. Si d’autres cinéastes avaient réalisé auparavant de longs-métrages effectuant des références au néoréalisme, ce sera Nelson Pereira dos Santos qui marquera un changement profond dans le cinéma brésilien avec deux films inspirés par le mouvement italien : Rio, 40° (1955) et Rio, zone nord (1957). Dans les deux films le centre qui articule la narration est la favela – abordée à partir d’un héros collectif dans le premier cas et du drame individuel d’un sambista dans le deuxième. Leur nouveauté réside dans ce changement de regard et d’axe narratif, mettant l’accent sur les inégalités et sur la force d’un sous-monde communément oublié14. Cet axe est le point de départ pour développer une réflexion sur les contradictions de la modernité dans la grande ville.
11Ces films ne constituent pas un cas isolé. Au tournant des années soixante, un certain dynamisme règne dans le panorama cinématographique. Quelques cinéastes, notamment à Rio de Janeiro et Bahia, tournent leurs premiers courts-métrages, ainsi que quelques longs-métrages marqués par un intérêt rénové pour la représentation réaliste des problèmes sociaux. On peut citer Arraial do Cabo (Paulo César Saraceni, 1959), O poeta do Castelo (Joaquim Pedro de Andrade, 1959), Aruanda (Linduarte Noronha, 1960) et Bahia de todos os Santos (Triguerinho Neto, 1961). Pereira dos Santos produit à São Paulo O grande momento (Roberto Santos, 1958), et, à Bahia, il réalise le film Mandacaru Vermelho (1961), il y produit le premier long-métrage de Glauber Rocha, Barravento (1962), et il commence à préparer le tournage de Sécheresse (1963)15.
12Comme dans le cas des cinéastes cubains, malgré l’inspiration néoréaliste du début, d’autres mouvements tels que la Nouvelle Vague et des traditions filmiques plus anciennes – notamment les films d’Eisenstein – ont aussi été des références pour les Brésiliens. De même, les restrictions et déficiences techniques ainsi que la précarité et l’hétérogénéité du matériel font que les films de cette période montrent irrémédiablement leurs « coutures16 », c’est-à-dire les opérations techniques à partir desquelles ils sont construits. Ils s’éloignent ainsi subtilement des réalistes européens de l’après-guerre. Peut-être, trouve-t-on là la genèse d’une esthétique qui s’éloigne du néoréalisme pour s’intéresser aux effets chocs du montage.
13Le processus de renouvellement du cinéma a été facilité par le développement de la critique spécialisée et des ciné-clubs à partir des années quarante. Dans ce sens, nous soulignons le travail du Clube de Cinema de São Paulo – qui sera à l’origine de la future Cinémathèque brésilienne, organisée à partir du modèle de la Cinémathèque française. Sous la direction de Paulo Emílio Salles Gomes – qui avait été proche à Paris d’Henri Langlois – et avec le soutien de la Fédération internationale des archives du film (FIAF), le Clube de Cinema se charge d’obtenir des copies qui lui permettent de faire des rétrospectives de la scène cinématographique internationale de la première moitié du xxe siècle. Il faut ajouter à cela la visite de cinéastes et critiques étrangers comme Abel Gance, Erich von Stroheim, André Bazin, Lars Magnus Lindgren et Henri Langlois17. Si ce phénomène semble être moins décisif pour le développement du Cinema Novo que ce qu’ont été pour les Cubains les ateliers de cinéastes européens réalisés à l’ICAIC, il s’agit dans les deux cas d’un processus qui enrichit le cadre de références avec lequel une nouvelle génération de cinéastes est entrée en dialogue (dialogue syncrétique ou conflictuel, selon les cas)18.
14Le bouleversement du champ cinématographique est encouragé par la critique spécialisée et par la réflexion théorique. En 1960 à São Paulo, lors de la Convention nationale de la critique cinématographique, Salles Gomes présente la communication Uma situação colonial ? qui va servir de support idéologique des nouveaux cinéastes et critiques. Pour l’auteur, le retard du cinéma brésilien par rapport aux cinémas d’Europe occidentale et des États-Unis n’est pas dû à un manque de connaissances ou de capacités, mais de sa condition d’industrie dépendante :
« Ce bref aperçu des différentes catégories de la cinématographie brésilienne suggère clairement que sa médiocrité n’est pas la responsabilité de personnes déterminées travaillant dans différents métiers, mais est la conséquence directe d’une situation très particulière. En examinant les distributeurs, exploitants, producteurs, responsables des cinémathèques, les critiques et essayistes, sont tracées avec précision les lignes d’une situation coloniale19. »
15Les textes de la nouvelle critique, souvent signés par des cinéastes ou par des critiques tels que Jean-Claude Bernardet et Paulo Emílio Salles Gomes, remettent non seulement en question le moment actuel du cinéma national, mais établissent parfois une critique générale de l’histoire du cinéma brésilien. À ce sujet, les livres Introdução ao cinema brasileiro (Alex Viany, 1959) et Revisão crítica do cinema brasileiro (Glauber Rocha, 1963) s’avèrent fondamentaux. Leur objectif n’est pas de faire table rase du passé, mais de le réinterpréter à partir d’autres structures de légitimation, afin de reformuler les bases sur lesquelles construire un cinéma brésilien « moderne20. »
16C’est le temps des devises créées pour légitimer la voie que certains cinéastes commencent à parcourir et que la presse baptise Cinema Novo à partir de 1961. Rocha écrit le 12 août de cette année-là l’article Arraial, Cinema Novo e câmera na mão, dans le Suplemento dominical de O Jornal do Brasil, où l’on peut trouver déjà préfigurée, dans le titre, la maxime la plus fameuse du mouvement :
« Nous ne voulons rien de plus. Et si une telle aide [à la production] n’apparaît pas immédiatement – nous demandons des éléments qui existent et ne doivent pas être importés –, nous allons faire nos films de toute façon : avec la caméra à la main, 16 mm (s’il n’y a pas 35 mm), en improvisant dans les rues, en faisant du montage avec du matériel déjà existant21. »
17Un nouvel agent dynamise le champ artistique avec une idéologie proche du PCB. Il s’agit du Centre populaire de culture (CPC, 1961-1964) de l’Union générale d’étudiants (UNE). Il a contribué à approfondir le projet culturel national-populaire, avec une conception de l’activité artistique comme engagée auprès de la libération du peuple, avec le but d’éduquer et de faire prendre conscience aux couches populaires22. Le CPC a produit l’un des premiers films du Cinema Novo : Cinco Vezes Favela (1962) composé de cinq courts-métrages de Joaquim Pedro de Andrade, Leon Hirszman, Carlos Diegues, Miguel Borges et Marcos Farias. Cependant, si le CPC favorise la discussion sur le rôle politique et social du cinéma et qu’il soutient les premiers films de certains cinéastes, il ne réussit pas à devenir une institution centralisant leurs travaux. Au fil des années, il finit par s’attaquer durement à la démarche des cinemanovistes, en partie parce que ceux-ci refusent de comprendre le cinéma en tant qu’outil doctrinaire – nous y reviendrons plus loin. En ce sens, le Cinema Novo n’a jamais « milité » pour un parti politique, même si les cinemanovistes étaient de gauche.
18Nous constatons quelques ambitions collectives de la part des cinemanovistes : la volonté de briser l’hégémonie d’autres cinémas sur le marché national, de renouveler ces voies expressives et de susciter une réflexion sur le présent et l’avenir du Brésil. Cependant, contrairement à ce qui s’est passé avec l’ICAIC et l’École de Santa Fe, le Cinema Novo ne s’est pas articulé autour d’une institution, même si le mouvement s’est concentré à Rio de Janeiro. En effet, il a développé des modèles très variés de production : des coopératives, des producteurs privés, des crédits bancaires, des coproductions, le soutien éphémère des CPC, etc. Il s’appuie seulement à partir de 1964 sur de nouvelles subventions d’État créées pour le cinéma23.
19Nous avons souvent tendance à oublier qu’il ne s’agit pas du seul groupe à entreprendre le renouvellement du cinéma brésilien et à tirer des conclusions pratiques des débats théoriques du tournant des années soixante. Entre 1964 et 1965, le groupe de réalisateurs rassemblé autour du producteur Thomaz Farkas à Sáo Paulo entreprend une profonde rénovation du documentaire brésilien en introduisant le son direct, plus ou moins à la même époque que les documentaristes du Cinema Novo. C’est précisément parce que le processus d’institutionnalisation des nouveaux cinémas brésiliens est beaucoup plus faible que celui du cinéma cubain post-révolutionnaire, qu’il jouit d’une plus grande diversité stylistique et thématique.
Rocha et le modèle de développement cinématographique national
20Les films, critiques et essais de Glauber Rocha sont marqués dès le début par une cinéphilie profonde et par une vision à grande échelle de l’histoire du cinéma brésilien. Dans les analyses qu’il entreprend dans son premier livre Revisão crítica do cinema brasileiro, le jeune Rocha fait une réinterprétation de la « politique des auteurs » des Cahiers du Cinéma et de la critique cinématographique et des postulats théoriques de Paulo Emílio Salles Gomes :
« L’“auteur” dans le cinéma est un terme créé par la nouvelle critique pour situer le cinéaste comme le poète, le peintre, le créateur de fiction, des auteurs qui possèdent des déterminations spécifiques. Le “réalisateur” ou le “cinéaste” dans les contradictions du cinéma commercial, ont perdu son signifié principal. “Réalisateur”, “cinéaste” ou “artisan” – comme l’a observé Paulo Emílio Salles Gomes – peuvent, dans de rares cas, arriver à la condition d’auteur, à travers l’artisanat, s’ils n’étaient pas soumis à la technique mécanique des studios, mais plutôt à la recherche qui impose à la technique une ambition expressive24. »
21Rocha – comme Salles Gomes et les critiques des Cahiers du Cinéma – considère qu’il peut y avoir des « auteurs » travaillant au sein du système des studios. Toutefois, il a tendance à utiliser ce concept pour différencier les cinéastes « indépendants » des réalisateurs « artisans ». Il oppose ainsi le cinéma d’« auteur » au cinéma qu’il catalogue de « commercial ». La proposition semble une simplification des théories des jeunes turcs des Cahiers, mais Rocha attribue à l’« auteur » un rôle révolutionnaire : « Si le cinéma commercial est la tradition, le cinéma d’auteur est la révolution. » Et il ajoute : « Dire qu’un auteur est un réactionnaire, au cinéma, revient à le caractériser comme un réalisateur de cinéma commercial ; c’est le situer comme un artisan et non pas comme un auteur25. »
22Rocha introduit une nuance politique – d’un point de vue idéologique – dans le concept de « cinéma d’auteur », qui ne se trouve pas dans les textes des Cahiers du Cinéma. D’après Amiot, il « y pousse jusqu’à ses extrêmes conséquences la “politique des auteurs”, en tant que “politique” justement26 ». Le cinéaste brésilien déclare que le cinéma d’auteur est un cinéma « politique », alors que le cinéma commercial « reflète les faux-fuyants du capitalisme réformiste27 ». Cela s’explique par le fait que Rocha analyse la crise que le cinéma brésilien vit dans les années cinquante suivant la logique du conflit entre la gauche nationaliste et les libéraux qui caractérise alors la vie du pays. Pour lui, les problèmes du cinéma sont à la fois esthétiques et politiques et les solutions doivent l’être aussi – en fait les deux termes sont indissociables dans son cinéma. Il conçoit le film d’auteur comme la seule alternative culturellement légitime pour développer le cinéma national.
23Comme le reste des cinemanovistes, Rocha s’oppose à l’hégémonie qu’exercent sur le marché brésilien les films des studios hollywoodiens et il critique les tentatives d’introduction au Brésil de ce modèle de production. Cette opposition à l’assimilation de modèles étrangers doit être comprise comme une revendication de la richesse multiculturelle du Brésil, à partir de laquelle, selon Rocha, les « auteurs » pourraient développer une cinématographie nationale et populaire. Comme le souligne Ismail Xavier28, la pensée de Rocha est proche de celle de Fanon. Selon le psychiatre martiniquais, l’intellectuel d’un pays colonisé – ou « néocolonisé » dans le cas du Brésil – peut assumer trois attitudes : copier la culture du colonisateur en la considérant supérieure, réagir face au colonisateur en défendant la pureté des traditions folkloriques autochtones – au risque de faire un art médusé –, et envisager les processus de formation d’une culture nationale comme faisant partie de la lutte pour la libération de la nation elle-même. D’après Fanon : « Se battre pour la culture nationale, c’est d’abord se battre pour la libération de la nation, matrice matérielle à partir de laquelle la culture devient possible. Il n’y a pas de combat culturel qui se développerait latéralement au combat populaire29. » Quand Rocha déclare que « la politique d’un auteur moderne est une politique révolutionnaire30 », il rejoint la troisième attitude, puisque la contribution au développement d’un cinéma national – qu’il attribue au cinéma d’« auteur » – est indissociable d’une prise de position active sur les conflits sociaux du Brésil. L’importance qu’a eu la pensée de Fanon pour leurs théories rapproche Rocha du groupe argentin Cine Liberación, même si leurs analyses sur les possibilités révolutionnaires du cinéma d’auteur sont opposées. Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, selon les argentins, seul le cinéma qui s’engage dans la lutte pour la libération nationale est véritablement national.
24Dans Revisão crítica do cinema brasileiro, le réalisateur considère quelques cinéastes comme étant des antécédents du Cinema Novo. Le réalisme de leur œuvre a contribué, d’après Rocha, au surgissement d’un cinéma qui éveillera dans le peuple « la conscience de sa force, et qui, une fois organisée, changera son destin31 ». Parmi ces antécédents, il mentionne les films d’Humberto Mauro, les films Agulha no palheiro de Viany (1953), Rio 40º (1955), Rio zone nord (1957) et Vidas secas (1963) de Nelson Pereira dos Santos32. Cependant, au fil des années, Rocha abandonne la défense du « réalisme » pour souligner l’importance des éléments mythiques, mystiques et oniriques dans le cinéma qui s’engage dans la libération révolutionnaire de l’homme. Cette nouvelle conception est déjà présente dans le film Le dieu noir et le diable blond (1964), dont le tournage est entrepris en même temps que la rédaction de Revisão crítica do cinema brasileiro. Toutefois, le cinéaste ne développe ces arguments que quelques années plus tard, notamment dans le manifeste Esthétique du rêve, 1971 : « L’art révolutionnaire doit être une magie capable d’ensorceler l’homme à tel point qu’il ne supporte plus de vivre dans cette réalité absurde33. »
25À la fin de Revisão crítica do cinema brasileiro, Rocha explique sa conception de ce que devrait être la politique cinématographique du Brésil. Pour ce faire, il aborde des questions concernant la production, la distribution et l’exploitation des films brésiliens. Pour Rocha il est impératif de soutenir les films indépendants et de ne pas gaspiller de grandes sommes dans les studios. Il considère nécessaire de réduire à 49 % le total de films importés, de réformer les circuits de distribution et de développer un système de crédits pour encourager les productions nationales34. Le cinéaste fait appel au protectionnisme nationaliste :
« La première bataille a été interne, contre la chanchada. La deuxième est plus grande, c’est une lutte pareille aux autres de l’industrie brésilienne et plus que jamais, maintenant, cette maturation politique d’un peuple doit avoir pour devise : “le cinéma est à nous”, comme dans le cas du pétrole. Voici pourquoi, au lieu de soutenir les coproductions, la bourgeoisie nationale doit soutenir les cinéastes indépendants. Le cinéma représente, plus que la presse, la force des idées nouvelles au Brésil. Les idées d’indépendance économique, politique et culturelle vis-à-vis de l’exploitation impérialiste. [...] Si le Gouvernement Fédéral écoute les légitimes besoins des cinéastes indépendants, je suis certain que le cinéma brésilien va se développer et va s’imposer dans le monde, dans l’avenir immédiat35. »
26L’analyse est plus ou moins proche du texte Uma situação colonial ? de Salles Gomes. Dans les deux cas, le cinéma brésilien est considéré comme une industrie dépendante, dominé par les étrangers. De même, Rocha fait allusion aux thèses des national-développementalistes défendant la nationalisation du pétrole et l’industrialisation par substitution des importations. Nous soulignons que Rocha s’approprie, en quelque sorte, le célèbre slogan « le pétrole est à nous », employé à la fin des années quarante par l’opposition au gouvernement d’Eurico Gaspar Dutra pour défendre la nationalisation des hydrocarbures – ce débat prend fin avec la création de Petrobrás, en 1953. En assimilant cinéma et pétrole, Rocha aborde la question du cinéma brésilien comme celle d’une ressource naturelle, simplifiant le débat autour de la valeur (intangible) du cinéma national, avec l’objectif de gagner à sa cause le courant nationaliste-développementaliste. Le réalisateur s’adresse directement à la bourgeoisie, dont le soutien s’avère fondamental pour mener à bien les projets énoncés. Cela n’est pas surprenant étant donné que pour un secteur de l’intelligentsia brésilienne, inspiré par la théorie de la dépendance, la bourgeoisie nationaliste doit jouer un rôle progressiste en raison de son intérêt à défendre l’industrie nationale contre la pénétration commerciale et industrielle américaine. Il est également intéressant de souligner que le cinéaste tente de répandre l’idée que le développement du cinéma national doit être un objectif privilégié de la modernisation du pays, de par sa capacité à véhiculer de nouvelles idées pouvant mener à une plus grande maturité idéologique de la nation.
L’intérêt latino-américaniste
27Glauber Rocha manifeste très tôt son intérêt pour la Révolution cubaine et le développement du cinéma sur l’île : sa longue relation épistolaire avec Alfredo Guevara commence le 27 décembre 1960, alors que le réalisateur de Bahia n’a pas encore terminé le montage de son premier long-métrage, Barravento. Dans cette lettre, Rocha, qui ne connaît pas encore personnellement Guevara, lui propose de projeter Barravento à Cuba et, en échange, de distribuer au Brésil Histoires de la Révolution36. Bien que l’échange n’ait jamais eu lieu, il est révélateur d’un intérêt précoce de Rocha à se mettre en relation avec les Cubains. Cet intérêt est éminemment lié, en principe, à l’admiration du Brésilien pour le régime de Castro et pour les textes d’Alfredo Guevara, et non à une connaissance empirique des films cubains. Cependant, Rocha manifeste déjà en fin 1960 les premiers indices d’une inquiétude globale sur les cinémas latino-américains qu’il développera quelques années plus tard : « Votre éditorial dans la revue [Cine Cubano] est un vrai projet pour un nouveau cinéma latino : authentique, révolutionnaire et indépendant37. »
28D’autre part, dans l’une des premières lettres que Guevara écrit à Glauber Rocha – datée du 18 mars, 196138 –, il lui demande des renseignements concernant Nelson Pereira dos Santos et les films Rio 40° et Río, zone nord. La lettre montre bien que l’ICAIC commence à s’intéresser aux premières expériences de renouvellement cinématographique au Brésil. Cependant, elle révèle aussi sa méconnaissance de la production du pays, imputable à la déficience des réseaux de distribution, puisque les films dont parle Guevara avaient respectivement à l’époque six et quatre ans. De manière assez précoce – la lettre est datée de mai 1961 –, Rocha pense à étendre à toute l’Amérique latine l’échange de films qu’il commence à envisager avec Guevara. Pour ce faire, il propose à l’ICAIC :
« Pourquoi Cuba n’organise-t-elle pas une Rencontre Internationale des Cinéastes Indépendants d’Amérique latine, avec projections de films et des débats sur nos problèmes communs ? Ce serait une façon d’organiser une Ligue Internationale Latino-américaine de Cinéma Révolutionnaire39. »
29Comme pour le cas précédent, ce projet n’a pas été réalisé. Cependant, les propositions de Rocha sont intéressantes car elles révèlent que, dès le début, le cinéaste considère que les problèmes et les défis du cinéma brésilien présentent des points communs avec d’autres cinémas d’Amérique latine. En conséquence de quoi il pourrait être pertinent de mettre en place des stratégies conjointes de positionnement et d’action. Pourtant, il serait erroné de surestimer l’importance de ce point. Malgré les références au sous-continent, la relation entre Rocha et Guevara au début des années soixante n’est pas allée au-delà d’un échange de lettres, où l’attention porte sur des accords bilatéraux qui, dans la pratique, ne se produiront que des années plus tard.
30À notre avis, l’intérêt de Rocha envers l’ICAIC doit être lu à partir de son analyse sur le cinéma brésilien et la situation politique de son pays. Cuba est, pour lui, au début des années soixante, un exemple inspirateur du point de vue idéologique et cinématographique. Le cinéaste est encore loin de faire du latino-américanisme l’un des axes principaux de sa production filmique et théorique. Comme nous l’avons vu, il porte l’espoir que la bourgeoisie progressiste et l’État soutiennent le cinéma indépendant brésilien. La création d’une plate-forme cinématographique sous-continentale n’est pas encore envisagée, mais Rocha commence à mettre en évidence son intérêt pour positionner le Cinema Novo à l’échelle internationale, y compris, bien évidemment, l’espace latino-américain. Au milieu de la décennie, l’intérêt de Rocha pour les expériences cinématographiques d’autres pays d’Amérique latine s’accroît progressivement. Différentes raisons l’expliquent : d’abord, le succès de ses films en Europe – particulièrement Le dieu noir et le diable blond – lui permet d’entrer en contact avec d’autres réalisateurs latino-américains et des nouveaux films de la région à Cannes, Karlovy Vary, Gênes ou Pesaro. Deuxièmement, le coup d’État de 1964 qui signifie l’échec de la gauche nationaliste brésilienne et le retour des politiques conservatrices.
31Malgré des épisodes de censure, la dictature n’a pas empêché les expressions artistiques progressistes, au contraire, elles ont fleuri entre 1964 et 1968. La culture politique de gauche a eu une position hégémonique dans le débat culturel de la période, mais il s’agit d’un débat restreint à la petite bourgeoisie et aux intellectuels40. Les liens entre ceux-ci et les mouvements sociaux ont été coupés par les militaires. L’alliance entre l’État, la bourgeoisie nationale et les cinéastes indépendants que Rocha avait défendue dans Revisão crítica do cinema brasileiro était encore d’actualité. En effet, des accords et partenariats entre les organismes publics, les investisseurs privés et les cinéastes ont permis le développement du Cinema Novo. Cependant, pour Rocha, à la base d’une alliance entre l’État, la bourgeoisie et les cinéastes il devait avoir une motivation idéologique progressiste. Le cinéaste considérait nécessaire de soutenir le cinéma national, en tant qu’un instrument fondamental dans la « maturation politique d’un peuple41 ». Dans la nouvelle situation, une alliance conçue à partir de cette motivation politique n’était plus envisageable.
32En décembre 1968, la dictature promulgue l’Acte institutionnel n° 5 (AI-5) afin d’anéantir les premiers indices d’opposition civile massive et les premières opérations des groupes de guérilla. L’AI-5 entraîne une forte limitation des droits civils et la suspension des garanties constitutionnelles. La même année, le contrôle de la liberté d’expression est renforcé, avec la création du Conseil supérieur de la censure, directement rattaché au ministère de la Justice. De même, il commence à y avoir des censeurs dans les rédactions de certains journaux42. C’est le début des anos de chumbo (années de plomb) qui se caractérisent par la répression de la population civile, le terrorisme d’État et la lutte armée contre la dictature. Quelques années auparavant, en 1965, Rocha et d’autres cinéastes dont Joaquim Pedro de Andrade sont arrêtés à Rio de Janeiro pour avoir participé à une manifestation contre la dictature lors d’un congrès de l’Organisation des États américains. En 1967, la police a inspecté l’appartement de Rocha ; cette même année, son film Terre en transe a été interdit quelques semaines43. Après l’instauration de l’AI 5, la répression se radicalise : en 1970, le cinéaste Walter Lima Jr. est emprisonné environ cinquante jours.
33La dictature ne génère pas d’alliance entre les Centres populaires de culture et les cinemanovistes. Cela est dû à des querelles entre eux produites avant la chute de Goulart. L’indépendance idéologique du Cinema Novo brésilien par rapport aux partis politiques et au CPC est stigmatisée par celui-ci comme une attitude « bourgeoise ». À la fin de 1962, Carlos Estevam Martins, l’un des fondateurs du CPC, critique durement les cinemanovistes dans un texte dont le titre est révélateur : Artigo sobre Aristocratas. D’après lui, les cinemanovistes réalisent des films complexes, qui n’intéressent pas le peuple et qui, par conséquent, n’ont pas de répercussion sociale. Des cinéastes comme Rocha sont condamnés à « monologuer seuls dans leur coin », car le public populaire « préfère s’amuser tout seul et échanger des plaisanteries, découragé par un langage tellement différent qu’il a l’air d’être étranger44 ». Comme le souligne Xavier, le CPC a une vision « didactique – instrumentale » de la culture du « peuple » où « le “populaire” est vidé de son contenu et se réduit à une simple “forme” (dépôt de protocoles de communication) que l’intellectuel utilise pour donner une “communicabilité” au contenu révolutionnaire de son message45 ». Cette posture n’est pas acceptée, en général, par les cinemanovistes. Ils s’opposent à l’utilisation de formules préconçues pour s’approcher du « peuple » et à l’instrumentalisation du cinéma comme propagande. Comme nous l’avons vu, pour Rocha, le cinéma révolutionnaire c’est l’expression d’un artiste-intellectuel et non le cinéma au service des stratégies d’un groupe politique.
34L’intérêt de Rocha pour l’unité latino-américaine ne doit pas se comprendre comme l’abandon des thèses nationalistes, mais comme la recherche de nouvelles bases théoriques et pratiques servant de soutien à son désir de développer un cinéma révolutionnaire du point de vue formel et politique. Il ne serait pas correct de dire qu’il y a dans l’œuvre de Rocha une étape nationaliste et une autre latino-américaniste, chronologiquement séparées par le coup d’État46. Les deux préoccupations ont toujours été présentes, mais il y a un intérêt progressif dans la création de liens entre les cinéastes d’Amérique latine, au fur et à mesure de l’avancée de la décennie, puis au cours des années soixante-dix. Chaque fois avec moins de marge de manœuvre à l’intérieur de son propre pays, l’activité créatrice de Rocha peut se canaliser grâce à l’alternative de l’ouverture aux expériences internationales et aux discours d’intégration latino-américaine – et par la suite du Tiers-Monde. Rocha semble se sentir progressivement isolé au Brésil, tandis que son cinéma attire les faveurs de la critique à l’étranger. L’auteur explique cette sensation à Guevara dans une lettre de 1971 :
« J’ai vu ces scènes et j’ai participé aux discussions : dès lors il était clair que le mouvement du Cinema Novo serait un front culturel révolutionnaire, isolé au Brésil par la droite et par la gauche, et qu’il survivrait seulement grâce au soutien politique du cinéma cubain et de quelques courants de gauche européenne47. »
35Le discours de plus en plus internationaliste de Rocha s’accompagne d’un éloignement physique progressif du Brésil. À partir de la deuxième moitié des années soixante, il fait de très longs séjours à l’étranger, notamment entre Paris et Rome, en partie en raison des nombreux engagements auprès de festivals internationaux. Il y a aussi entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix un accroissement des échanges épistolaires avec Guevara, et une relation plus étroite avec des producteurs et des cinéastes latino-américains tels que Walter Achugar, Edgardo Pallero, Miguel Littin, Julio García-Espinosa, Miguel Torres, etc.48.
36Dans cette période, l’ICAIC achète des films de Rocha et lui apporte son soutien pour entreprendre de nouveaux projets, dont América nuestra, que nous analyserons plus loin. De même, en 1965, l’institut cubain publie en espagnol le livre Revisão critica do cinema brasileiro de Rocha. Selon Ficamos, Cuba est l’un des trois clients les plus réguliers des films du Cinema Novo, après la France et la République fédérale d’Allemagne49. Cette donnée est d’autant plus intéressante que l’île a un marché cinématographique considérablement plus petit que les deux autres pays. C’est pourquoi il serait peut-être nécessaire de reconsidérer les thèses sur l’isolement du cinéma brésilien par rapport à d’autres centres de production latino-américains.
37En 1971, la politique répressive de la dictature amène Rocha à prendre le chemin de l’exil jusqu’en 1976. Il change fréquemment de résidence pendant cette période, il fait différents séjours dans plusieurs villes, notamment Rome, Paris et La Havane. Il habite dans la capitale cubaine entre novembre 1971 et décembre 1972, où il commence à réaliser le documentaire História do Brasil en collaboration avec le militant brésilien Marcos Medeiros. Cependant, la structure ouverte du film, sa longueur inhabituelle – la version finale est de 158 minutes – et une partie de ses analyses politiques ne sont pas bien reçues par Guevara, qui décide de retirer l’ICAIC du générique. Le film ne sera fini qu’en 1974, à Rome50. Ce fait, qui se produit, soulignons-le, dans le contexte de la politique culturelle du Quinquennat gris, achève de désenchanter Rocha du processus révolutionnaire cubain.
Latino-américanisme et Esthétique de la faim
38Contrairement à Revisão crítica do cinema brasileiro et aux premiers articles de Rocha, ses textes les plus importants de la seconde moitié des années soixante n’ont pas le public brésilien comme premier destinataire : Esthétique de la faim est écrit en 1965 pour le séminaire Tiers-Monde et Communauté mondiale qui se déroule à Gênes durant le Ve Festival de cinéma latino-américain ; O Cinema Novo e a aventura da criação est présenté lors du festival de Pesaro de 1968, et Esthétique du rêve en 1971 dans une conférence à l’université de Columbia. Le lieu d’énonciation des discours se déplace du Brésil vers les pays « développés ».
39L’objectif principal des nouveaux textes n’est plus de revendiquer le Cinema Novo à l’intérieur du Brésil, mais de le répandre devant la critique internationale et les réalisateurs d’autres parties du monde. Dans le cas d’Esthétique de la faim nous pouvons identifier trois groupes de destinataires auxquels s’adresse Rocha : les Européens, les Latino-Américains et les Brésiliens. Aux premiers, il offre une description du cinéma latino-américain comme étant une réalité déjà unifiée : le Cinema Novo est « le » cinéma du « non européen ». Aux seconds, il suggère les avantages de construire une alliance sous-continentale : ils auront une plus grande présence sur l’échiquier mondial s’ils s’auto-définissent comme un groupe avec une identité commune, différente de l’occident. Aux troisièmes, il indique les rapports entre le Cinema Novo brésilien et le reste des cinémas latino-américains. Le titre original de l’exposé, Cinema Novo e cinema mondial, donne à voir de manière plus précise – mais beaucoup moins poétique – l’objectif de positionner internationalement le Cinema Novo qui avait le texte. Le public devant lequel le manifeste a été lu était composé des trois types de destinataires : des Européens, des Latino-Américains – dont Fernando Birri et Julio García-Espinosa qui sont intervenus lors du débat – et des Brésiliens – dont les cinéastes Carlos Diegues, Gustavo Dahl, Paulo César Saraceni et David Neves51.
40Rocha identifie le destinataire européen, de manière provocatrice, au début d’Esthétique de la faim : « Tandis que l’Amérique latine pleure sur ses misères générales, l’interlocuteur étranger cultive la saveur de cette misère, non comme un symptôme tragique, mais simplement comme donnée formelle dans son champ d’intérêt52. » Nous pouvons alors déduire que la relation entre le Latino-Américain et son interlocuteur est marquée par l’incompréhension : « Ni le latin ne communique sa véritable misère à l’homme civilisé, ni l’homme civilisé ne comprend véritablement la misère du latin. » Pour Rocha, cette incompréhension est due à ce que nous pourrions appeler une « inégalité structurelle » dans la relation. Cette « inégalité » résulte de la domination culturelle, économique et politique du monde « civilisé » sur l’Amérique latine et le Tiers-Monde en général.
41Comme entrevu dans les passages cités précédemment, dans Esthétique de la faim Rocha parle au nom de l’Amérique latine, et pas seulement du Brésil. Malgré le fait que tous les exemples cinématographiques qu’il utilise dans le manifeste soient strictement brésiliens, il leur octroie une représentativité qui va au-delà des frontières de son propre pays, comme si la situation du cinéma brésilien était homologue à celle du reste de l’Amérique latine53. D’autre part, Rocha a tendance a utiliser les termes « Amérique latine » et « latino » plutôt que « Brésil » et « brésilien » pour faire référence à son origine et au cadre territorial et culturel de la problématique qu’il aborde, notamment au début et à la fin du texte. Le changement de lieu d’énonciation des discours et de destinataire est accompagné d’un élargissement des objectifs et de la définition que Rocha donne du Cinema Novo. Il est possible d’apprécier clairement ce glissement vers les postulats latino-américanistes dans les derniers paragraphes d’Esthétique de la faim. Bien que ce texte soit souvent considéré comme le manifeste-clé du Cinema Novo, il est aussi l’un des écrits qui préfigurent le projet du NCL, grâce à l’importance qu’il accorde à l’unité des cinéastes révolutionnaires latino-américains :
« Le Cinema Novo ne peut pas se développer effectivement tant qu’il restera en marge du processus économique et culturel du continent latino-américain ; d’autant plus que le Cinema Novo est un phénomène des peuples colonisés et non une entité privilégiée du Brésil : partout où il y aura un cinéaste disposé à filmer la vérité et à affronter les normes hypocrites et policières de la censure, il y aura un germe vivant du Cinema Novo. Partout où il y aura un cinéaste disposé à affronter le commercialisme, l’exploitation, la pornographie, le technicisme, il y aura un germe du Cinema Novo. Partout où il y aura un cinéaste quel que soit son âge ou son origine, prêt à mettre son cinéma et sa profession au service des causes importantes de son temps, il y aura un germe du Cinema Novo [...]. L’intégration économique et industrielle du Cinema Novo dépend de la liberté de l’Amérique Latine. »
42Il est possible de distinguer une certaine inspiration martinienne (de José Martí) dans les mots de Rocha, mais si l’Amérique latine reste le principal territoire où il inscrit le Cinema Novo, le cinéaste brésilien affirme aussi que le Cinema Novo est un « phénomène des peuples colonisés », ce qui comprend également l’Afrique et l’Asie. Il est intéressant de comparer ce passage d’Esthétique de la faim avec les thèses nationalistes que Rocha expose deux ans plus tôt dans Revisão crítica do cinema brasileiro sur le développement du cinéma au Brésil. Il est notoire que des idées comme « le cinéma est à nous » ou « le cinéma doit rester ici » cèdent la place à une conception beaucoup plus intégratrice, où le Cinema Novo ne constitue pas « une entité privilégiée du Brésil ». À première vue, ce changement peut être perçu comme incohérent. Cependant, notre opinion est différente : devant la position dominante exercée par les productions d’Hollywood, Rocha ne cesse de répéter « le cinéma est à nous » ; ce qu’il fait, c’est augmenter ensuite simplement le nombre et la taille des collectivités qui constituent le « nous », en passant de la société brésilienne aux cultures dominées du Tiers-Monde.
43À partir de la deuxième moitié des années soixante, les thématiques des films de Rocha vont évoluer vers le « nous » latino-américaniste et tricontinental. Dans Terre en transe (1967), il crée un pays imaginaire, Eldorado, une allégorie du Brésil et de toute l’Amérique latine qu’il reprend dans Têtes coupées (1970). Il élargit sa vision à l’Afrique, avec le film Le lion à sept têtes, (1970), où il aborde les luttes de décolonisation africaines54. Le titre original du film, Der Leone Have Sept Cabeças, écrit en allemand, italien, français, anglais et portugais est une référence aux principales langues de la colonisation de ce continent. Soit à l’échelle locale, continentale ou mondiale, le rapport au territoire – et la libération du territoire – a toujours eu une importance majeure dans le cinéma de Rocha. Comme le souligne Sylvie Pierre, ce n’est pas par hasard si le mot « terre » revient trois fois dans les titres de ses films : Deus e o diabo na terra do sol (Le dieu noir et le diable blond) ; Terre en transe et, son dernier film L’âge de la terre (1980)55.
44Le discours latino-américaniste de Rocha au milieu des années soixante présente quelques similitudes avec les analyses sur le cinéma brésilien qu’il défendait au début de la décennie. Parmi celles-ci, la critique des erreurs encourues par les intellectuels, à l’heure de se confronter à une situation de domination culturelle. Dans Esthétique de la faim, Rocha affirme que la dépendance politique, économique et culturelle du sous-continent génère dans l’homme latino-américain un « rachitisme philosophique » et une « impuissance ». Cette situation est notoire dans le cas des intellectuels, qui ne sont pas capables de réaliser des propositions originales d’un point de vue créatif et identitaire. Cela aurait produit deux réactions équivoques de leur part : la stérilité et l’hystérie.
« La stérilité : ces œuvres abondamment rencontrées en nos arts, où l’auteur se castre en exercices formels, qui, cependant, n’atteignent pas la pleine possession de leurs formes. Le rêve frustré de l’universalisation : des artistes qui ne se sont pas réveillés de l’idéal esthétique adolescent. C’est ainsi que nous voyons des centaines de tableaux dans les galeries, poussiéreux et oubliés : livres de contes et poèmes ; pièces de théâtre, films (qui, surtout à São Paulo, provoquèrent jusqu’à des faillites). »
45Il est possible de reconnaître dans l’extrait cité une référence à la Vera Cruz et aux studios brésiliens. Dans ce sens, Rocha reprend les critiques effectuées au début de la décennie contre les tentatives de développer l’industrie cinématographique au Brésil en suivant des modèles étrangers. Cependant, sa critique va plus loin, et se réfère à l’acceptation sans réserves des canons esthétiques occidentaux comme modèle de validité universelle. Ce n’est pas le fait que ces canons soient imposés que Rocha dénonce à cette occasion particulière, mais plutôt l’incapacité d’une certaine intellectualité latino-américaine à adopter une position critique face à ce modèle, en assumant que son identité culturelle soit différente de celle de l’Europe occidentale ou des États-Unis. Comme l’intellectuel ou l’artiste latino-américain n’a pas renforcé ses propres caractéristiques culturelles, il s’annule du point de vue créatif, il se « castre » et son œuvre devient « stérile », « rachitique philosophiquement » et par conséquent inutile pour rompre le cercle de la dépendance.
46L’« hystérie », quant à elle, est selon Rocha une façon erronée de comprendre la défense de l’identité autochtone dans les pays latino-américains :
« L’hystérie : un chapitre plus complexe. L’indignation sociale provoque des discours flamboyants. Le premier symptôme, c’est l’anarchisme qui marque à ce jour la jeune poésie (et la peinture). Le second, c’est une réduction politique de l’art qui fait de la mauvaise politique par excès de sectarisme. Le troisième, le plus efficace, c’est la recherche d’une systématisation pour l’art populaire. »
47Les mots de Rocha peuvent être interprétés à partir des controverses qu’il soutient avec le CPC. Si nous laissons de côté sa critique de la situation de la poésie et de la peinture pour nous concentrer sur la deuxième partie de l’extrait cité, nous pouvons voir que Rocha attaque la conception de l’art populaire comme outil qui permettrait de véhiculer des messages politiques aux masses. Il considère que cette stratégie présente les traits « hystériques » qui sont produits par l’impuissance que génère la dépendance. L’hystérie empêche de dimensionner la valeur de l’art et elle réduit l’œuvre à un message paternaliste qu’un groupe d’intellectuels « éclairés » adresse au peuple « aliéné ». Pour ce faire, ils s’approprient (« systématisent ») un langage artistique qui peut être compris par la masse populaire. Rocha démontre son rejet de toute attitude doctrinaire limitant la liberté créatrice au nom des objectifs politiques. De même, il considère que le public joue un rôle actif – d’où sa complexité – dans le processus de communication. Cela ne veut pas dire que pour Rocha n’importe quel positionnement artistique soit légitime (il accuse l’expérimentalisme d’« anarchisme »), mais plutôt que si l’art veut contribuer à la « libération » de l’homme latino-américain, il ne peut jamais négliger la recherche de nouveaux horizons expressifs.
48Dans Esthétique de la faim, Rocha cherche à établir un lien entre les peuples latino-américains qui soit la synthèse de la précarité économique, politique et culturelle qui les caractériserait du fait de leur condition de « dominés ». Ce lien est décrit comme la « faim latine », véritable pierre angulaire – « nerf » selon son expression – des sociétés du sous-continent. Rocha utilise le terme au sens littéral et métaphorique. Pour Rocha, le cinéma doit avoir un engagement avec la faim du sous-continent ; il est nécessaire de l’exprimer et de la dénoncer : « Et c’est là que réside la tragique originalité du Cinema Novo devant le cinéma mondial : notre originalité est notre faim et notre plus grande misère c’est cette faim, elle est sens et pas compréhension ». L’esthétique du Cinema Novo est due à cette faim, c’est-à-dire à cette précarité existentielle accentuée par le manque de moyens techniques, comme le dit Stam : « la pauvreté matérielle du style désignerait la pauvreté du monde réel56. » L’esthétique de la faim est, alors, liée à l’expression urgente et turbulente du trouble social :
« Nous savons nous – qui avons fait ces films laids et tristes, ces films criés et désespérés où ce n’est pas toujours la raison qui parle le plus fort – que la faim ne sera pas guérie par les planifications de cabinet et que les raccommodages du technicolor ne cachent pas ses plus graves tumeurs. »
49Selon Rocha, le seul moyen de rompre avec la logique qui a produit la « faim latine » est d’employer la violence. Dans le manifeste, la violence apparaît comme une force libératrice, une impulsion créatrice et vorace. Grâce à la correspondance entre Rocha et Guevara, l’on sait que le cinéaste soutient la voie armée comme stratégie révolutionnaire – il a même voulu s’engager dans des groupes armés57 – cependant, la « violence » dont il parle dans le manifeste est avant tout symbolique, comme l’a fait voir Xavier58. Il est éclairant à ce sujet que le cinéaste définit la violence comme « la plus noble manifestation culturelle de la faim ». De même, il parle d’une « esthétique de la violence » et non pas de violence tout court. Enfin, il ajoute que cette violence « ne fait pas corps avec la haine », mais qu’elle est guidée par « un amour d’action et de transformation. » À mon sens, si Rocha fait l’éloge d’une certaine agressivité, c’est parce que pour lui le Cinema Novo est un mouvement qui doit bouleverser le public. Ainsi, l’utilisation du terme « violence » de la part de Rocha est similaire aux proclamations volontaristes d’autres cinéastes du NCL, comme Solanas et Getino qui comparent la caméra au fusil et le rôle du cinéaste avec celui du guérillero. Dans un contexte politique et social très turbulent, la revendication de la violence de la part des cinéastes légitime leur engagement intellectuel dans les luttes révolutionnaires.
Illustration 10. – Glauber Rocha et Giulio Brogi (Pablo) pendant le tournage de Le lion à sept têtes (1970)
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Cinémathèque brésilienne et famille Rocha
51L’« esthétique de la violence » proposée par Rocha s’inscrit dans la logique fanonienne de colonisateur/colonisé ou « homme civilisé »/« latino-américain » qui guide tout le manifeste59. Rocha comprend cette esthétique comme une réaction de l’affamé destinée à assurer sa subsistance, mais aussi, comme une forme de revendication et de défense de sa propre identité vis-à-vis du colonisateur :
« Une esthétique de la violence, plutôt que primitive est révolutionnaire, voici le point initial pour que le colonisateur comprenne l’existence du colonisé : en prenant seulement conscience de sa possibilité unique, la violence, le colonisateur peut comprendre, par l’horreur, la force de la culture qu’il exploite. Tant qu’il ne lève pas les armes, le colonisé est un esclave : il aura fallu un premier policier mort pour que le Français perçoive un Algérien. »
52La violence de l’affamé qui se rebelle contre le colonisateur n’est pas loin, en tant que métaphore, de l’image de l’anthropophage qui dévore ses ennemis, propre du modernisme brésilien des années vingt. Dans sa quête d’un art national, l’enjeu des modernistes consistait à se nourrir des références exogènes, pour les incorporer dans la culture brésilienne avec l’objectif d’aboutir à une synthèse originale. La métaphore que les modernistes choisissent pour expliquer ce processus est celle des anthropophages tupi qui dévoraient leurs ennemis pour acquérir leur force60. Tout comme Oswald de Andrade dans le Manifeste Anthropophage (1928), Rocha dans l’Esthétique de la faim utilise des métaphores relatives aux fonctions alimentaires pour aborder la question de la construction identitaire dans un contexte de domination culturelle61. Les deux auteurs dénoncent de manière provocatrice les valeurs eurocentriques et ils subvertissent cet ordre pour faire ressortir la valeur culturelle de l’homme « dominé ».
53À l’inverse d’Oswald de Andrade qui circonscrit ses postulats au Brésil, Rocha parle au nom du Latino-Américain et, même, de l’homme du Tiers-Monde en général. Ce qui nous paraît le plus intéressant à propos de cet élargissement du « nous » effectué par Rocha, c’est qu’il favorise les échanges esthétiques à l’intérieur du sous-continent. L’acte de déglutir la culture de l’autre se produit aussi entre les différentes cultures du sous-continent ; il s’agit, alors, non pas seulement de se nourrir du « colonisateur » ou de l’« homme civilisé », mais de se mélanger avec le voisin latino-américain. Ce syncrétisme à l’intérieur de l’Amérique latine est présent dans les projets filmiques entrepris par Rocha après l’Esthétique de la faim, au tournant des années soixante-dix.
Les projets tricontinentaux
54À l’exception d’Antonio das Mortes (1969) – son plus grand succès à l’étranger – les longs-métrages terminés par Glauber Rocha entre 1967 et 1970 montrent bien le glissement latino-américaniste, puis, tricontinental qu’expérimente sa pensée après le coup d’État et qui trouve son expression théorique dans Esthétique de la faim62. L’écriture du manifeste et celle des premiers projets latino-américanistes sont proches dans le temps. Au début de 1965 quelques semaines après avoir exposé à Gênes, les thèses d’Esthétique de la faim, Rocha commence à travailler à Rome sur des scénarios qui donneront lieu à Terre en transe63. Cinq ans après, en 1970, il revient sur le sujet de la libération latino-américaine et tiers-mondiste avec Le lion à sept têtes et Têtes coupées, le premier réalisé avec des producteurs italiens au Congo, le deuxième en Espagne avec des producteurs du pays.
55Dans ces nouveaux projets, Rocha se sert du langage allégorique de manière encore plus accusée que dans son deuxième long-métrage Le dieu noir et le diable blond (1964). Xavier a constaté une tendance à l’allégorie dans le cinéma brésilien au tournant des années soixante et soixante-dix, c’est-à-dire, dans le contexte de l’AI-5. Cependant, pour l’auteur, il serait réducteur de voir le phénomène uniquement comme une conséquence de la censure, voire une critique dissimulée du régime, car l’allégorie « comprend une gamme de motivations et stratégies de langage, ainsi que des effets de sens qui sont en rapport avec la posture esthétique du cinéaste, sa manière d’organiser l’espace et le temps et sa relation avec le spectateur64 ». Dans le cas de Rocha, le développement de l’allégorie s’explique par une stylisation des traits caractéristiques de son cinéma – la distanciation, l’atmosphère baroque, la forme dialectique d’intégrer des référents, parfois, antagoniques – qui montrent son évolution artistique. Elle entraîne, au niveau de la forme et du fond, une réflexion critique sur l’échec des projets didactiques d’art engagé « populaire » caractéristiques des années qui ont précédé le coup d’État.
Eldorado
56Dans Terre en transe, Rocha construit un récit allégorique sur le processus de polarisation sociale que traverse un pays imaginaire, Eldorado. Chacun des personnages incarne l’une des forces en conflit. D’une part, le populisme, incarné par le personnage de Felipe Vieira, le gouverneur de la province d’Alecrim, qui reçoit l’appui stratégique de certains secteurs de la gauche traditionnelle, particulièrement du Parti communiste, représenté par le personnage de Sara. D’autre part, l’oligarchie conservatrice est représentée par le sénateur Porfirio Díaz. Celui-ci a le soutien de l’Explint (Compagnie internationale d’exploitation) dont les dirigeants n’apparaissent jamais dans le film. Quant aux industriels nationaux et aux propriétaires des médias, représentés par le personnage de Fuentes, ils oscillent entre la sympathie initiale pour Vieira et le soutien final à Díaz. Finalement, le personnage principal, Paulo Martins, est un journaliste-poète, proche de Díaz du point de vue social et culturel – il éprouve même une certaine affection pour lui –, mais ses réflexions idéologiques l’amènent à donner son appui à Vieira. La lutte entre les différentes factions se termine avec le coup d’État de Díaz, métaphoriquement représenté comme le couronnement d’un monarque absolu. Martins demande à Vieira d’armer le peuple, mais le gouverneur s’y oppose. L’intellectuel opte individuellement pour la voie armée et il se fait tuer par les militaires.
Illustration 11. – Terre en transe (1967)
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Cinémathèque brésilienne et famille Rocha
58Terre en transe déploie un regard totalisateur sur un processus de crise politique. Rocha a sélectionné les principaux éléments et agents qui caractérisent les luttes politiques en Amérique latine dans les années soixante et il a construit un récit allusif, elliptique et symbolique. Malgré l’objectif de rendre compte dans un film d’un conflit politique long et très complexe, le résultat est loin d’être schématique. Il se caractérise par la profusion de détails et niveaux de lecture, par les différentes nuances du processus et des personnages. À cet égard, la réflexion que porte Xavier sur le cinéma de Rocha est singulièrement appropriée pour Terre en transe :
« Le cinéma de Rocha opère une tension particulière entre la partie et le tout. Le mouvement totalisateur se heurte à une interminable accumulation d’éléments, à une succession de détails qui défient la synthèse. Si le Cinéma Novo a voulu mettre en équation le Brésil et il l’a toujours pensé comme un tout, Rocha plus que personne a incarné cette grande ambition du diagnostic national, affrontant les problèmes esthétiques que le discours de la totalité implique65. »
59Le film peut être interprété comme une allégorie du processus qui conduit au coup d’État de 196466. Cependant, cette « tension particulière entre la partie et le tout » signalée par Xavier a une dimension sous-continentale. Il y a une tension entre des éléments exclusivement brésiliens et d’autres typiquement latino-américains ce qui rend possible une analyse de Terre en transe qui ne circonscrit pas le film seulement au contexte brésilien, mais qui couvre – comme Esthétique de la faim – toute l’Amérique latine. Dans ce sens, le film conjugue les inquiétudes portant sur les situations nationales ainsi que sur les processus politiques et sociaux du sous-continent, surtout si l’on considère que des phénomènes comme le populisme, la lutte armée et les coups d’État contre gouvernements progressistes – plutôt à gauche mais pas forcément marxistes – se produisent plus ou moins à la même époque dans plusieurs pays latino-américains.
60Rocha introduit dans le film des éléments propres aux nations latino-américaines hispanophones : quelques personnages ont des noms de famille castillans – Fernández, Fuentes –, il y a des citations du poème Martín Fierro de l’Argentin José Hernández et le politicien putschiste s’appelle Porfirio Díaz, ce qui est une référence directe au dictateur Mexicain renversé par la Révolution de 1910. Même le nom du pays imaginaire, Eldorado, fait référence au mythe d’El Dorado de l’époque des conquistadors espagnols sur une ville ou un pays – ou même un roi – riche en or, qui se trouvait dans un point indéterminé de l’Amérique du Sud. Eldorado symbolise donc un pays immensément riche que les puissances étrangères – hier les conquistadors, aujourd’hui les multinationales telles qu’Explint – veulent exploiter.
61Le choix d’un pays imaginaire peut être interprété comme une tentative d’éluder la censure67. Cependant, à notre sens, il s’agit avant tout d’une manière de construire un espace indéterminé permettant de récapituler la situation des différentes nations latino-américaines traversant des conflits similaires. D’après le réalisateur, Eldorado constitue : « Une tentative de synthétiser ce que l’on appelle le Tiers-Monde sous-développé et de discuter certains de ses problèmes les plus importants68. »
62Eldorado est mentionné à nouveau dans Têtes coupées, le film tourné par Rocha en Espagne en 1970, avec les producteurs Ricardo Muñoz Suay, Pedro Fages et Juan Palomeras. Cette nouvelle allégorie raconte les derniers jours d’un ex-gouvernant d’Eldorado, Emanuel Prado Díaz II. Renversé par ses opposants il a dû s’exiler dans un château fort en ruine, d’un pays indéterminé – mais aux traits ibériques. Même si l’action ne se passe pas à Eldorado, le pays est constamment évoqué et devient, en quelque sorte, un hors-champ permanent qui obsède Díaz.
63Rocha élargit les références latino-américaines de Terre en transe au contexte ibéro-américain, en raison non seulement du lieu de tournage – la Catalogne –, mais aussi des rapports entre le régime franquiste et les dictatures latino-américaines. De même, dans le film les références à l’univers ibérique sont destinées explicitement à montrer Díaz II – représentant des élites latino-américaines – comme l’héritier des conquistadors espagnols. Si les allusions à l’Espagne et à l’Amérique espagnole sont explicites, en revanche, les rapports à la culture brésilienne sont moins évidents que dans Terre en transe. Les références culturelles d’Eldorado sont assez souvent des stéréotypes ibéro-américains, ce qui donne un caractère ironique et même satirique à certaines séquences. Rocha pousse à l’extrême un procédé déjà présent dans Terre en transe où il avait représenté les attributs du pouvoir – drapeaux, crucifix, épées, couronnes, capes – à partir des déguisements carnavalesques.
64Le choix de la musique du film sert, aussi, à souligner l’atmosphère ibéro-américaine. Des tangos, rancheras, boleros et compositions espagnoles très connus et facilement repérables pour le public sont intégrés aux dialogues ou reproduits dans la bande sonore : Cuesta abajo (Carlos Gardel et Alfredo La Pera), Manresana (Joan Manén), Fallaste Corazón (Cuco Sánchez), Sabor a mí (Álvaro Carrillo), Buenos Aires (Manuel Jovés), Misa Flamenca (José Torregrosa et Ricardo Fernández de Latorre) et Allá en el Rancho Grande69. Díaz II mentionne ses plantations de cacao, café et canne à sucre et la nécessité d’évangéliser les Indiens et les Noirs. Au milieu du film, un homme devant la caméra raconte l’expédition de Francisco de Orellana en Amazonie tandis que Díaz danse une samba avec une mulâtresse. D’ailleurs, l’ex-gouvernant mentionne sa défunte épouse Beatriz, adorée par le peuple, ce qui semble une allusion à Eva Perón. En effet, l’exile de Díaz n’est pas sans rappeler celui de Perón en Espagne.
65Dans son analyse du film, Maurício Cardoso a souligné les rapports avec Macbeth – des fragments de la tragédie shakespearienne sont cités deux fois dans les dialogues70 – et le réalisme magique latino-américain : « [Díaz II] ressemble à plusieurs titres (cynisme, auto-complaisance, autoritarisme, vilenie, exil en Europe) aux dictateurs créés par un Miguel Angel Asturias (El Señor Presidente) ou un Alejo Carpentier (El Recurso del Método)71. » Le film est construit, alors, à partir d’une superposition complexe de différents référents intertextuels fortement symboliques. Ces éléments l’emportent sur la narration fragmentaire et elliptique : « La chaîne d’événements ne présente pas de ligne claire et n’offre pas non plus les connexions nécessaires entre les épisodes montrés dans chaque scène72. »
66Au-delà du nom du pays imaginaire, d’autres éléments du film établissent un dialogue intertextuel avec Terre en transe : l’ex-dictateur s’appelle Díaz et la compagnie transnationale Explint et la région d’Alecrim sont mentionnées. Le premier élément nous semble le plus intéressant. De manière métaphorique les Díaz des deux films représentent différentes facettes et différents moments de la biographie des leaders oligarchiques latino-américains : le premier est à l’apogée de son pouvoir, tandis que le second est dans une phase de déclin prononcé, isolé et entouré de ruines, il sera finalement exécuté par un berger aux traits messianiques qu’incarne le triomphe final – et mystique – du peuple sur les puissants.
67Plus qu’une personne en particulier, les deux Díaz symbolisent le pouvoir des oligarchies conservatrices dans le sous-continent. D’après le narrateur – les textes sont lus par Rocha –, Díaz II appartient à toute une dynastie de militaires, oligarques et dictateurs qui ont contrôlé Eldorado depuis son indépendance au xixe siècle gagnée par Emanuel Díaz Ier. Soulignons que comme Porfirio Díaz, Díaz II a le soutien d’une compagnie d’exportation internationale dirigée par des Nord-Américains, qui symbolise le contrôle des États-Unis sur l’économie des pays latino-américains. Inspiré par les théories de la dépendance, Rocha décrit l’alliance entre les oligarchies autochtones et les compagnies nord-américaines comme la principale cause des inégalités sociales et du sous-développement d’Eldorado.
68Dans Terre en transe et Têtes coupées, Eldorado est, dans une certaine mesure, la face critique et tragique de la Patria Grande. Rocha explore dans le film les liens communs existant entre les Latino-Américains, mais il le fait en mettant en relief – comme dans Esthétique de la faim – les souffrances, les erreurs et les exclusions qu’ils partagent. L’avènement d’une révolution « libératrice » est signalé de manière ambigüe dans Terre en transe avec la mort de Martins. La violence de l’affamé semble une voie possible vis-à-vis de la domination, mais la rébellion du poète est impulsive et désorganisée et finit par sembler un suicide. La violence a des connotations mythiques et rituelles dans Têtes coupées, car Díaz II est exécuté de manière presque rituelle par un personnage messianique et non par une révolte populaire, même s’il y a des références à un mouvement révolutionnaire à Eldorado, il reste toujours hors-champ.
69À en juger par les différentes notes, scénarios et lettres de Rocha sur les détails du projet, la révolution « libératrice » était le sujet d’América nuestra, dont le titre s’inspire vraisemblablement de la lettre Nuestra América de José Martí (1891) sur l’unité latino-américaine. Les premiers scénarios du film ont été rédigés en même temps que ceux de Terre en transe – en effet ils présentent beaucoup de similitudes –, cependant Rocha a retravaillé le projet plusieurs fois au tournant des années soixante et des années soixante-dix. C’est son projet le plus ambitieux de cette étape, pourtant il restera inachevé. Dans l’un des scénarios du film, Rocha raconte l’histoire d’Eldorado, depuis un coup d’État orchestré par les militaires jusqu’à la libération par une guérilla, dont le leader s’appelle, soulignons-le, Bolívar73.
70Dans la relation épistolaire entre Rocha et Guevara, il y a assez tôt une première référence à ce projet. Elle remonte à novembre 1962, soit un an et demi avant le coup d’État brésilien et plusieurs mois avant la fin du Dieu noir et le diable blond. Dans cette lettre, Rocha mentionne son idée de faire un film sur les processus révolutionnaires qui traverse le sous-continent. Son objectif c’est de faire une coproduction latino-américaine pour montrer les luttes de libération en Amérique latine, « avec Cuba Socialiste en épilogue, en exemple vivant pour les opprimés et exploités74 ». À la fin de 1967, Rocha revient sur le projet. La situation politique dans le sous-continent est encore plus tendue que ce qu’elle était en 1962 – notamment à cause des coups d’État au Brésil (1964) et en Argentine (1966) et de la mort du Che (1967) – ce qui conduit Rocha à radicaliser son discours. Le cinéaste élargit les objectifs d’América nuestra et vise à couvrir certains des principaux événements de l’histoire de la domination vécue par l’Amérique latine durant les cinq derniers siècles. La révolution sous-continentale s’impose, pour Rocha, comme la conclusion d’une domination centenaire75.
71À cette période-là, Rocha désire tourner dans différents pays d’Amérique latine, développer la pellicule en Argentine, faire le montage à La Havane et, enfin, inscrire le film sous la nationalité uruguayenne car en Uruguay il n’y avait pas de censure76. Il s’agit là d’un projet extrêmement ambitieux et totalement inédit dans l’histoire des cinémas latino-américains. Cette étape signifie l’abandon de la part de Rocha de sa maxime « une caméra à la main et une idée dans la tête » devenue célèbre au début des années soixante77. Le réalisateur développe alors une conception épique du cinéma, qui implique la multiplication de décors naturels et de personnages ainsi que l’incorporation d’un bon nombre de figurants. Le modèle qui l’inspire est le cinéma d’Eisenstein. « J’essaie de développer une structure épique dans le style d’Octobre, avec beaucoup de force poétique et d’émotion révolutionnaire », écrit Rocha à Guevara78.
72América nuestra reste, pour l’essentiel, un film que Rocha voulait réaliser hors du système des studios et dont le financement devait principalement venir de ses ressources propres et de l’ICAIC. Malgré tout, il s’avère être un projet d’exécution très difficile à cause de ses coûts élevés, de l’isolement politique de Cuba et de l’existence de régimes dictatoriaux dans une bonne partie des pays où Rocha désire tourner. Voici pourquoi le cinéaste a successivement repoussé la mise en œuvre de ce projet jusqu’à finir par l’abandonner au début des années soixante-dix – ajoutons à cela que l’ICAIC, lors du séjour de Rocha à Cuba, ne se montre pas intéressé par un projet si complexe.
Le personnage déclencheur
73Dans Terre en transe Rocha donne une importance particulière aux hésitations constantes du personnage principal, Paulo Martins. Il s’agit d’un antihéros, pour lequel il s’avère difficile de choisir entre son origine sociale bourgeoise et les exigences de son engagement à gauche ; entre son amour pour la poésie et la bohème et l’action politique directe. Il est volontariste dans son analyse et contradictoire dans ses actions. Il est possible de voir dans le personnage une autocritique de Rocha sur le rôle joué par les intellectuels de gauche dans le processus politique brésilien. Comme le souligne Avellar, la figure du héros solitaire qui se trouve à mi-chemin entre deux forces contradictoires est commune dans le Cinema Novo79 et peut être associée à l’image que les réalisateurs ont d’eux-mêmes et du rôle social que doit jouer le cinéma : « Un personnage qui intervient dans l’histoire de la même façon que le film se proposait d’intervenir dans l’Histoire, comme élément instigateur, stimulant la réflexion et l’action, l’action par la réflexion80. » Après le coup d’État, ce type de personnage est toujours présent, mais l’accent est mis sur sa défaite, comme si les cinemanovistes voulaient faire une réflexion critique sur le rôle social qu’ils avaient accordé au cinéma avant la chute de Goulart81.
74Malgré son engagement auprès des forces progressistes, Martins fait preuve d’un degré d’agressivité autoritaire et d’un mépris de classe qui le rapprochent de Díaz82. Le revers caché de son discours national-populaire est un profond scepticisme élitiste vis-à-vis des capacités politiques du peuple. La méfiance de Martins se fait explicite dans la séquence de l’acte de campagne populiste de Vieira, lorsque Sara, la représentante du Parti communiste, invite Jérônimo, un syndicaliste, à prendre la parole. Le syndicaliste semble effrayé, son discours est hésitant : « Je suis un homme pauvre, un ouvrier [...]. Je ne sais vraiment pas quoi faire. Le pays traverse une grande crise et le mieux c’est d’attendre les ordres du Président. » Martins, s’avance vers lui et lui ferme la bouche, il ne reconnaît pas de légitimité à Jérônimo – voire au peuple –, comme acteur politique : « Tu le vois, ton peuple ? Un imbécile. Analphabète ! Dépolitisé ! Tu imagines un Jérônimo au pouvoir ? »
75Il y a certaines ressemblances entre la dynamique de cette séquence et celle d’une scène du documentaire Maioria absoluta (Leon Hirszman, 1964). Après avoir montré une série d’interviews d’hommes et femmes des couches aisées de Rio sur « le problème brésilien », la voix over qui guide le récit annonce : « Laissons la parole aux analphabètes, ils sont la majorité absolue. » Cependant, le premier analphabète qui apparaît sur l’écran est gravement malade, il tremble, il n’arrive même pas à parler. Le film donne la parole au « peuple » pour constater immédiatement l’incapacité du peuple de s’exprimer. L’analyse de la séquence qui propose Bernardet montre les contradictions du positionnement idéologique des cinemanovistes au début des années soixante :
« Les analphabètes ne prennent pas la parole ; elle leur est accordée et même ainsi ils ne sont pas en conditions de parler, ce qui autorise le cinéaste à reprendre la parole – ou même à garder la parole, ce qui l’autorise à parler à la place de ceux qui ne parlent pas. [...] Nous voici en face de la contradiction de l’intellectuel progressiste. Il attend les paroles et actions du peuple, mais puisqu’il s’est fait une image passive du peuple, il prend lui-même la parole, pour l’instant83... »
Illustration 12. – Terre en transe (1967)
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Cinémathèque brésilienne et famille Rocha
77La critique de Rocha envers l’intellectualité, visible à travers le personnage de Martins, est similaire à celle de Bernardet, quoique plus agressive. À la fin des années soixante, le cinéaste fait preuve d’un fort anti-intellectualisme, résultant de l’échec des élites intellectuelles à l’heure de jouer un rôle proactif dans la constitution d’un projet révolutionnaire. Comme beaucoup d’autres intellectuels à cette époque-là, il va refuser d’accorder une importance particulière – un leadership quelconque – à l’intellectualité dans la libération. Il va même plus loin, l’intellectuel doit disparaître pour faire avancer la révolution. C’est pourquoi, dans l’un des scénarios d’América nuestra, Juan Morales, un poète qui s’est engagé dans la révolution, se condamne lui-même à mort : « Je peux être moi-même l’une des contradictions dépassées. J’admets ma propre morte [...] Tuez-moi, car je douterai toujours de la vérité84. »
78Le dépassement de la figure de l’intellectuel n’a pas entraîné le dépassement des personnages intermédiaires, « déclencheurs » du mouvement de l’histoire, dans le cinéma de Rocha. Ces personnages à mi-chemin entre deux ordres sont toujours présents dans Le lion à sept têtes et Têtes coupées, mais Rocha, au lieu de faire d’eux des intellectuels, leur donne des caractéristiques mystiques, ils ont des traits messianiques ou apocalyptiques. Le cinéma et les écrits de Rocha ont toujours été eschatologiques : la libération c’est l’horizon, l’avenir, sorte d’Âge d’or futur vers lequel se dirigent les damnés de la terre. Cependant, la libération et la marche vers la libération, deviennent de plus en plus mythiques. Dans son étape tricontinentale les films et les textes de Rocha – notamment Esthétique du rêve (1971) – renforcent et revendiquent l’aspect irrationnel de la « faim latine » et de la « violence » exposée en Esthétique de la faim85. La révolution tiers-mondiste doit intégrer les éléments mystiques et oniriques des peuples dominés, des éléments méprisés par le rationalisme occidental :
« Les avant-gardes de la pensée ne peuvent plus s’adonner au succès inutile de répondre à la raison oppressive par la raison révolutionnaire. La révolution, c’est, l’anti-raison qui communique les tensions et les rébellions du plus irrationnel de tous les phénomènes, celui de la pauvreté86. »
79Dans ce sens, le Prêtre du Lion à sept têtes et le Berger de Têtes coupes jouent le rôle de personnages « intermédiaires » dans les deux films, un rôle qui est associé à une symbolique religieuse de racines chrétiennes et au mysticisme afro-brésilien. Le premier est un prédicateur, un illuminé obsédé par la quête de La bête d’or, monstre apocalyptique féminin qui a séduit le monde. Le Prêtre a une position ambiguë dans le film par rapport aux conflits politiques secouant l’Afrique. Il ne semble pas favorable aux agents impérialistes, cependant il capture Pablo, le guérillero latino-américain et il va le remettre aux mains de ceux-ci. Il semble avoir livré Pablo à ses ennemis pour s’approcher de Marlène – La bête d’or du colonialisme – mais en le faisant il dynamise le mouvement des forces qui s’opposent dans le film, ce qui finira par rendre possible la libération du guérillero, la chute des impérialistes et l’union des Africains dans la lutte révolutionnaire. Il n’y a pas une logique rationnelle de cause à effet qui relie ces événements. Les actions du Prêtre ne sont pas la cause logique de la réaction des autres personnages, elles sont reliées au niveau symbolique. La conduite du Prêtre vise à réaliser la prophétie de l’apogée et la chute de La bête d’or et, d’une certaine manière, tout dans le film semble guider par la certitude de cette chute inexorable, même si les autres personnages ne connaissent pas la prophétie ou n’y croient pas.
80À la différence du Prêtre, le Berger de Têtes coupées a des caractéristiques messianiques et des attributs christologiques – il est berger et fait des miracles – unis à d’autres associés à la morte – il porte une faux. À la fin du film, il est responsable d’exécuter Díaz et de rendre la couronne d’Eldorado à la paysanne Dulcinea. C’est lui-même qui semble avoir choisi Dulcinea pour devenir la reine paysanne, dans une séquence où il la trouve à la campagne. De même, Díaz II connaît apparemment son destin, car il prépare ses propres funérailles. Comme dans le cas du Lion à sept têtes les actions semblent orientées par un plan prédéterminé qui a quelque chose de prophétique. L’exécution du tyran semble un rite, associé symboliquement à la rébellion populaire qui éclate à Eldorado et que Díaz avait appris par téléphone.
La transe
81Terre en transe a une structure circulaire : le film commence et finit au moment de la mort de Martins. Le journaliste-poète, à l’heure de son décès, devient le narrateur qui rend compte du processus de dégradation démocratique que traverse son pays. Le narrateur et la narration sont dans un état de transe. Dans les deux cas, « transe » est compris au sens de bataille, mais aussi au sens de moment crucial ou, même, de rituel de possession et de transformation. Ce terme fait référence au moment décisif de la crise structurelle et des changements politiques et sociaux qui bouleversent l’Amérique latine dans les années soixante.
Illustration 13. – Terre en transe (1967)
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Cinémathèque brésilienne et famille Rocha
83Dans le film, la caméra, portée souvent à la main, accentue l’idée de transe par le biais de plans séquences successifs et d’un mouvement continu. Elle interroge les personnages, s’approche d’eux jusqu’à ce que leurs traits inondent l’écran dans un très gros plan, ou elle s’éloigne et les personnages deviennent un simple point pris en contre-plongée totale. Comme le souligne Sylvie Pierre, dans Terre en transe le « cinéma danse » : « C’est une envolée frénétique et euphorique, même dans sa gravité, sa souffrance, ses grimaces87. » Comme la fait voir la critique des Cahiers même si Terre en transe est une fiction, cette manière d’utiliser la caméra, toujours en mouvement, mettant en évidence sa présence, sa singularité et questionnant toujours les sujets, a quelques points communs avec la notion de ciné-transe que Rouch développe pour le cinéma documentaire. D’après Rouch :
« Pour moi, donc, la seule manière de filmer est de marcher avec la caméra, de la conduire là où elle est la plus efficace, et d’improviser pour elle un autre type de ballet où la caméra devient aussi vivante que les hommes qu’elle filme [...]. Alors, au lieu d’utiliser le zoom, le cameraman réalisateur pénètre réellement dans son sujet, précède ou suit le danseur, le prêtre, l’artisan, il n’est plus lui-même mais un “œil mécanique” accompagné d’une “oreille électronique”. C’est cet état bizarre de transformation de la personne que j’ai appelé, par analogie avec les phénomènes de possession, la “ciné-transe”88. »
Illustration 14. – Le lion à sept têtes (1970)
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Cinémathèque brésilienne et famille Rocha
85Nous retrouvons cette ciné-transe dans certaines séquences du Lion à sept têtes, dont celle des danses et festivités dans les rues lors de la proclamation de Xobu, le roi fantoche imposé par les agents impérialistes. La séquence présente des similitudes avec celle des actes festifs de la candidature de Vieira en Terre en transe : la musique, la danse et la joie populaires n’ont qu’une allure démocratique. Elles sont de faux indices de la participation du peuple dans le processus politique, car il continue d’être exclu des grandes décisions. Cependant, à la différence de Terre en transe, la plupart des scènes du Lion à sept têtes sont de longs plans-séquences fixes, avec les personnages en plan d’ensemble, souvent, frontal. Comme le souligne Cardoso, dans ce film c’est la durée des plans-séquences qui construit une atmosphère de transe, car elle permet le déroulement ininterrompu des actions rituelles mises en scène : « Le film intègre ainsi une temporalité née des règles des rites religieux, dont l’exigence de reprendre intégralement (“sans coupes”) certains actes et certaines paroles symboliques ancestraux89. » Bien que de manière moins systématique, un procédé similaire est présent dans Têtes coupées, par exemple dans les séquences des miracles du Berger, les longs plans-séquences généralement frontaux donnent à voir des actions rituelles surchargées d’éléments d’un symbolisme religieux. Dans Le lion à sept têtes et Têtes coupées la musique extra- et intra-diégétique – respectivement, chants africains et morceaux de flamenco – renforce l’atmosphère rituelle.
86Les personnages, quant à eux, participent à la transe qui domine tout le récit. C’est le cas de Paulo Martins agonisant, mais c’est aussi le cas des représentants des oligarchies et de l’impérialisme. Porfirio Díaz entre en transe lors de son intronisation comme monarque d’Eldorado, ses objectifs civilisateurs eurocentriques sont paradoxalement en contradiction avec ses hurlements agressifs et ses yeux fixes typiques d’un possédé : « Vous apprendrez ! Vous apprendrez ! Je dominerai cette terre ! Je mettrai de l’ordre dans ces traditions hystériques ! Par la force, par amour de la force ! Par l’harmonie universelle des enfers ! Et nous arriverons à une civilisation ! » Díaz II se roule dans la vase et fait des grimaces ; les agents de la colonisation du Lion à sept têtes se battent avec des mouvements chorégraphiques pour la possession d’un os, une sorte de sceptre qui métaphorise le pouvoir colonial. Marlène, La bête d’or impérialiste, est souvent nue et elle agit avec les mouvements brusques d’un fauve. Pour Rocha, il y a toujours quelque chose de monstrueux dans le pouvoir et l’exercice du pouvoir de ceux qui oppriment le Tiers-Monde (ce qui explique le titre Le lion à sept têtes). Cependant, le guérillero latino-américain Pablo, le leader africain Zumbi90, le Berger, c’est-à-dire les agents de la libération, sont aussi en transe, leur mission n’est pas seulement politique, mais aussi épique et mystique. La lutte pour la libération du Tiers-Monde dans le cinéma de Rocha finit par ressembler à une lutte tellurique entre les forces ontologiques du bien et du mal.
Illustration 15. – Le lion à sept têtes (1970)
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Cinémathèque brésilienne et famille Rocha
88Dès la maxime « le cinéma est à nous » jusqu’au cinéma tricontinental la pensée théorique et les films de Rocha sont marqués par un intérêt croissant pour les conflits sociaux du Brésil, de l’Amérique latine et du Tiers-Monde. Pour Rocha, la libération de l’homme et du cinéma latino-américains sont intimement liées aux questions identitaires, elles doivent venir du « nous », des imaginaires collectifs, de l’appartenance à une communauté dont la principale richesse est son syncrétisme culturel.
Notes de bas de page
1 Souza Neves M. et Capelato M. H., « Retratos del Brasil : ideas, sociedad y política », O. Terán (dir.), Ideas en el siglo, intelectuales y cultura en el siglo XX latinoamericano, Buenos Aires, Siglo XXI Editores, 2008, p. 179-189.
2 L’exclusion des analphabètes du droit de vote est traitée dans le documentaire Maioria absoluta (Leon Hirszman, 1964).
3 Souza Neves M. et Capelato M. H., op. cit., p. 193.
4 Napolitano M., « Arte e política no Brasil : História e Historiografia », A. Egg, A. Freitas, R. Kaminski (org.), Arte e política no Brasil, modernidades, São Paulo, Perspectiva, 2014, p. xxiii.
5 Sur les projets d’industrialisation suivant le modèle hollywoodien voir : Galvão M. R. et de Souza C. R., « Le parlant et les tentatives industrielles : années trente, quarante, cinquante », P. A. Paranaguá (dir.), Le cinéma brésilien, Paris, Centre Georges Pompidou, 1987, p. 67-89.
6 Avellar J. C., « Le Cinema Novo : les années soixante », P. A. Paranaguá (org.), Le cinéma brésilien, op. cit., p. 91.
7 Luiz Severiano Ribeiro, le principal actionnaire de l’Atlântida, était propiétaire d’un circuit d’exhibition, ce qui assurait la présence en salles des films de la maison de production. Bernardet J. C., Cinema brasileiro, propostas para uma história, São Paulo, Companhia das letras, 2009, p. 127.
8 Xavier I., Glauber Rocha et l’esthétique de la faim, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 183.
9 Les cangaceiros étaient des bandits du sertão du Nord-Est, devenues entre la fin du xixe siècle et les années trente du xxe, un symbole des révoltes des paysans contre les propriétaires fonciers et l’ordre établi.
10 Ficamos B., Cinema Novo : Avant-garde et révolution, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2013, p, 130.
11 Rocha G., Revisão critica do cinema brasileiro, São Paulo, Cosac & Naify, 2003, p. 72-73.
12 Á la différence de l’École de Santa Fe, le concept au Brésil n’est pas nécessairement en rapport avec Gramsci. La pensée du théoricien italien a été incorporée par la gauche, au Brésil, à partir des années soixante-dix. Napolitano M., « Arte e política no Brasil : História e Historiografia », op. cit., p. xxi.
13 Napolitano M., « Suicidas e foliões : chanchada, carnavalização e realismo no filme Tudo Azul (Moacyr Fenelon, 1951) », Estudos Históricos, História e Audiovisual, n° 51, 2013, p. 141.
14 Paranaguá P. A., Tradición y modernidad en el cine de América Latina, op. cit., p. 180-181.
15 Avellar J. C., « Le Cinema Novo : les années soixante », op. cit., p. 91.
16 L’expression est de María Luisa Ortega. Ortega M. L., « De la certeza a la incertidumbre : collage, documental y discurso político en América Latina », op. cit., p. 102-104.
17 Melo Souza J. I., Paulo Emilio no Paraíso, São Paulo, Record, 2002, p. 353-354.
18 Il est possible que le phénomène ait été plus important pour les réalisateurs cubains puisqu’ils possédaient une tradition cinématographique plus faible à laquelle recourir face aux œuvres étrangères, et qu’ils cherchaient en plus à rompre totalement avec elle. D’autre part, ils étaient concentrés autour d’une seule institution, l’ICAIC.
19 Salles Gomes P. E., « Uma situação colonial ? », Contracampo, disponible sur : [http://www.contracampo.com.br/15/umasituacaocolonial.htm] (consulté le 25 février 2015, nous traduisons).
20 Avellar J. C., « Le Cinema Novo : les années soixante », op. cit., p. 103.
21 Rocha G., « Arraial, Cinema Novo e câmara na mão », Contracampo, disponible sur : [http://www.contracampo.com.br/15/arraial.htm] (consulté le 25 février 2015, nous traduisons). D’après Ficamos, le même jour (12 août 1961), Ely Azeredo publie l’article « Cinema Novo fala alto », Tribuna da Imprensa, Rio de Janeiro, 12-13 août 1961. Il s’agit des deux premières apparitions de l’expression « cinema novo ». Ficamos B., op. cit., p. 29.
22 Souza Neves M. et Capelato op. cit., p. 194.
23 Ficamos B., op. cit., p. 122.
24 Rocha G., Revisão crítica do cinema brasileiro, op. cit., p. 35-36 (nous traduisons).
25 Ibidem, p. 36 (nous traduisons).
26 Amiot-Guillouet J., « Accords et dissonances : les cinémas latino-américains et les Cahiers du Cinéma (1951-2003) », La France et les cinémas d’Amérique Latine. Caravelle, Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, n° 83, 2004, p. 53.
27 Rocha G., Revisão crítica do cinema brasileiro, op. cit., p. 40 (nous traduisons).
28 Xavier I., Glauber Rocha et l’esthétique de la faim, op. cit., p. 178.
29 Fanon F., Les damnés de la terre, op. cit., p. 221.
30 Rocha G., Revisão crítica do cinema brasileiro, op. cit., p. 36 (nous traduisons).
31 Ibidem, p. 104.
32 Ibidem, p. 104-106.
33 Rocha G., « Eztetyke du rêve », S. Pierre, Glauber Rocha, Paris, Cahiers du cinéma, 1987, p. 131.
34 Rocha G., Revisão crítica do cinema brasileiro, op. cit., p. 167-176.
35 Ibidem. p. 175-176 (nous traduisons).
36 Bentes I. (org.), Cartas ao mundo, Glauber Rocha. São Paulo, Companhia das Letras, 1997, p. 132-133.
37 Ibidem, p. 132 (nous traduisons).
38 Ibidem, p. 140.
39 Ibidem, p. 153 (nous traduisons).
40 « L’hégémonie culturelle de la gauche » est devenue un sujet classique des études culturelles sur la dictature brésilienne, depuis la première publication du fameux essai : Schwarz R., « Remarques sur la culture et la politique au Brésil », Les temps modernes, n° 288, juillet 1970.
41 Rocha G., Revisão crítica do cinema brasileiro, op. cit., p. 175 (nous traduisons).
42 Souza Pinto L. E., Le cinéma brésilien au risqué de la censure pendant la dictature militaire de 1964 à 1985, thèse sous la direction de G. Chapouillié, université de Toulouse 2-Le Mirail, École supérieure d’audiovisuel, 2001, p. 69-71.
43 Bentes I., op. cit., p. 41.
44 Martins C. E., « Artigo sobre Aristocratas », cité par Ramos F., « Crise du Cinema Novo et apparition du Cinéma Marginal », P. A. Paranaguá (dir.), Le cinéma brésilien, op. cit., p. 188.
45 Xavier I., Glauber Rocha et l’esthétique de la faim, op. cit., p. 180.
46 Nous ne voulons pas dire non plus qu’à partir de la deuxième moitié des années soixante, Rocha se soit seulement intéressé aux cinéastes latino-américains. Sa collaboration avec Godard dans le film Vent d’Est (1969), avec le distributeur français Claude Antoine, ou avec l’Espagnol Pedro Fages qui produit, en Espagne, Têtes coupées (1970) rendent compte de ses contacts en dehors du domaine latino-américain. Cependant, dans ces films, les thèmes du cinéma révolutionnaire et de la révolution du Tiers-Monde sont présents. Xavier I., « Glauber Rocha : Le désir de l’histoire », P. A. Paranaguá (dir.), Le cinéma brésilien, op. cit., p. 147-153.
47 Bentes I. (org.), op. cit., p. 401-402, (nous traduisons).
48 Les noms cités sont mentionnés dans différentes lettres échangées entre Guevara et Rocha, ibidem.
49 Ficamos B., op. cit., p. 216.
50 Villaça M., op. cit., p. 263.
51 Les autres intervenants brésiliens étaient le diplomate Arnaldo Carrilho et deux importants répresentants du champ littéraire du Brésil : l’écrivain Guimarães Rosa et le critique et professeur universitaire Antonio Candido. Avellar J. C., A ponte clandestina, p. 91, 110.
52 Toutes les citations d’« Esthétique de la faim » ont été tirées de la traduction publiée par Sylvie Pierre : Rocha G., « Esthétique de la faim », S. Pierre, op. cit., p. 119-125.
53 Lors de la publication du manifeste au Brésil (revue Civilização Brasileira n° 3, Rio de Janeiro, juillet 1965), Rocha a ajouté quelques paragraphes orientés vers le public de son pays où se trouvent une bonne partie de ces exemples brésiliens. Même si ce n’est pas le texte original il s’agit de la version la plus connue du manifeste. Avellar J. C., A ponte clandestina, p. 92, 106.
54 Entre Terre en transe et ces autres films il tourne Cancer (1968-1972) et Antonio das Mortes (1969) qui signifient le retour aux thèmes nationaux.
55 Pierre S., op. cit., p. 15.
56 Stam R., op. cit., p. 118 (nous traduisons).
57 Bentes I., op. cit., p. 305.
58 Xavier I., Glauber Rocha et l’esthétique de la faim, op. cit., p. 176.
59 Ibidem.
60 Shohat E. et Stam R., op. cit., p. 298-301.
61 Palomeque Recio A., « Entre la Antropofagia y el hambre : Apropiaciones Cinemanovistas del Modernismo Brasileño en el Debate Nacional », E. Camarero Calandria (dir.), I Congreso Internacional de Historia, Literatura y Arte en el Cine en Español y Portugués, Salamanca, Centro de Estudios Brasileños, université de Salamanca, 2011, p. 1032.
62 Cependant, Antonio das Mortes présente déjà l’opposition primitiviste entre le « bien » et le « mal » que Rocha va développer dans ses films tricontinentaux. D’ailleurs, nous soulignons au sujet de ce film, que même s’il avait reçu à Cannes en 1969 le prix de la mise en scène et qu’il représentait le plus grand succès de critique de sa filmographie, Rocha le considérait comme une concession au marché. Il le dit, de manière explicite, à son ami le cinéaste Cacá Diegues dans une lettre écrite en juin 1969 : « Zelito [le producteur Zelito Viana] et moi nous avons éclaté de rire à propos de tous les éloges du genre : opéra brûlant, chant d’amour et d’espoir, poème flamboyant. Tous ces cons sont incapables de percevoir la structure d’une culture différente de la vieille culture européenne. Sinon regarde : j’ai tourné un film [Antonio das Mortes] avec une structure commerciale dans le but de faire de l’argent et les mêmes mecs qui avaient cassé Terre en transe m’ont dit que ce nouveau film était mon meilleur film, et ils ont dit d’autres absurdités sans mesure. Si tout continue comme ça je vais devenir riche, ce qu’à vrai dire m’intéresse beaucoup, la pauvreté ça me casse les couilles » (nous traduisons, les parties soulignées sont en français dans l’original). Cité par Bentes I., op. cit., p. 39.
63 Avellar J. C., A ponte clandestina..., op. cit., p. 9.
64 Xavier I., Alegorias do subdesenvolvimento : Cinema Novo, Tropicalismo, Cinema Marginal, São Paulo, Cosac Naify, 2012, p. 31.
65 Xavier I., « Glauber Rocha : Le désir de l’histoire », op. cit., p. 149.
66 Bien que Rocha fait une allégorie des différentes factions en conflit, il ne montre presque pas l’armée. Il est possible qu’il ait exclu les militaires du film pour éviter des problèmes avec la dictature.
67 Cependant, le 19 avril 1967, le film est interdit au Brésil en raison des références irrévérencieuses aux relations entre l’Église et l’État ; la présence de messages idéologiques contraires aux « valeurs culturelles acceptés » ; la défense de la violence comme solution aux problèmes sociaux et des séquences de lesbianisme. Après une demande de révision de la part du producteur le film est autorisé en mai 1967 par le directeur de la Police fédérale, le colonel Florimar Campello qui considère que le message idéologique du film est subtil et « compris seulement par un public éclairé » – il reste interdit, pourtant, aux moins de 18 ans. En mars 1974, il est interdit pour la télévision. Souza Pinto L. E., op. cit., p. 361-366.
68 Cité par Avellar J. C., A ponte clandestina, op. cit., p. 10 (nous traduisons).
69 Senna O. Roteiros do terceyro mundo, Rio de Janeiro, Alhambra, Embrafilme, 1985, p. 383. Senna a attribué Allá en el Rancho Grande à Castello, il semblerait pourtant que les auteurs soient Juan Díaz del Moral et Emilio Uranga.
70 À l’origine le projet s’intitulait Macbeth 70.
71 Cardoso M., « Le Cinéma Tricontinental de Glauber Rocha : politique, esthétique et révolution (1969-1971) », Plural Pluriel – revue des cultures de langue portugaise, n° 7, automne-hiver 2010, disponible sur : [http://www.pluralpluriel.org] (consulté le 24 février 2015).
72 Ibidem.
73 Avellar J. C., A ponte clandestina, op. cit., p. 13-20.
74 Bentes I. (org.), op. cit., p. 176 (nous traduisons).
75 Ibidem, p. 305.
76 Ibidem, p. 292.
77 Comme principe créateur, cet appel est toujours d’actualité. Par ailleurs, la notion d’urgence, le « mot d’ordre » de Rocha – proche dans ce sens de la pensée d’Álvarez – est encore présente dans le film Terre en trance. Cependant, d’un point de vue budgétaire, le troisième long-métrage du cinéaste brésilien est loin de l’idée d’une « caméra à la main et une idée dans la tête ».
78 Bentes I. (org.), op. cit., p. 293 (nous traduisons).
79 Dans le cinéma de Rocha nous pouvons citer les personnages de Firmino (Barravento) et Antonio das Mortes, (Le dieu noir et le diable blond ; Antonio das Mortes). Avellar J. C., « Le Cinema Novo : les années soixante », op. cit., p. 99.
80 Ibidem.
81 C’est le cas de Paulo Martins, mais aussi Marcelo dans les films Le Défi (Paulo César Saraceni, 1965) et de Miguel Horta dans Le brave guerrier (Gustavo Dahl, 1968).
82 Xavier I., Alegorias do subdesenvolvimento..., op. cit., p. 97.
83 Bernardet J. C., Cineastas e imagens do povo, São Paulo, Companhia das letras, 2003, p. 45 (nous traduisons).
84 Cité par Avellar J. C., A ponte clandestina, op. cit., p. 18-19 (nous traduisons).
85 Cardoso M., op. cit.
86 Rocha G., « Eztetyke du rêve », op. cit., p. 130.
87 Pierre S., op. cit., p. 22-23.
88 Rouch J., « La Caméra et les Hommes », C. de France (dir.), Pour une anthropologie visuelle, Paris, La Haye, Mouton, 1979, p. 63.
89 Cardoso M., op. cit.
90 Le personnage de Pablo, un guérillero latino-américain combattant pour la libération africaine est, à notre avis, une allusion à Ernesto Guevara, d’autant plus si nous prenons en compte le fait que le film a été tourné au Congo. Pour sa part, Zumbi est le nom du dernier chef du Quilombo dos Palmares (xviie siècle), le principal foyer de résistance afro-brésilienne contre l’Empire portugais et l’esclavage. À travers ces deux personnages, le film établit des rapports entre les luttes de libération africaines et l’Amérique latine et entre les mouvements africains et l’historique résistance afro-brésilienne.
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