Coulisses des maisons d’édition de littérature pour enfants au Brésil entre 1920 et 1960 : l’action de Lourenço Filho à la Companhia Melhoramentos
p. 401-417
Texte intégral
1Nous nous proposons d’étudier ici l’action de Lourenço Filho, dans le domaine de l’édition de livres jeunesse, à la Companhia Melhoramentos de São Paulo entre 1920 et 1960. Dans les premières décennies du siècle, la production littéraire visant le public scolaire, didactique ou non, prit de l’ampleur dans le pays, répondant ainsi à la demande du réseau d’établissements d’enseignement en expansion et des lecteurs que ceux-ci généraient. Des éducateurs furent appelés à collaborer avec les éditeurs qui élaboraient des projets dans ce domaine, afin de coordonner ou de rédiger des collections spécialisées. En accord avec les concepts pédagogiques qui se répandaient et qui mettaient en valeur le rôle d’autres agents, non scolaires, dans la formation des enfants, quelques-uns de ces projets d’édition s’étendirent aux œuvres de fiction pour enfants.
2L’éducateur originaire de São Paulo, Lourenço Filho (1897-1971), fut appelé en 1926 par la dénommée, à l’époque, maison d’édition Weiszflog Frères, à diriger la « Bibliothèque Enfantine » fondée en 1915 par le professeur Arnaldo de Oliveria Barreto1, récemment décédé. Il fut rapidement investi d’autres fonctions auprès de la maison d’édition dont celle de conseiller pour les œuvres, notamment pour la jeunesse, que l’entreprise prétendait publier. Les avis qu’il donna à cette fin se révélèrent féconds pour l’analyse des critères de production littéraire enfantine de l’une des six plus grandes maisons d’édition brésiliennes entre 1938 et 1943, et de celle présentant le plus fort taux de publication de livres de ce genre : 38 %2. Et, dans le même temps, pour relever les critères formulés par l’un des grands maîtres du mouvement de l’« École nouvelle » dans le pays, qui occupa des postes éminents au service de l’éducation jusqu’à la fin de sa vie.
3Dans les débuts de sa participation à l’élaboration des politiques éducatives, Lourenço Filho fut appelé, en 1922, à entreprendre une réforme de l’enseignement public de l’État du Ceará. Frappé par les « masses fanatiques » qu’il trouva à Juazeiro do Padre Cícero, il publia des articles dans le journal O Estado de São Paulo pour accuser les élites de profiter du semi-anaphabétisme auquel elles condamnaient ces masses. D’après Marta Chagas de Carvalho, se répandait l’idée selon laquelle l’instruction pure et simple des masses constituait une arme politique dangereuse3. En mettant l’accent sur le pouvoir de transformation sociale de la massification de l’enseignement – la réforme de la société par l’homme – la réflexion sur les finalités de l’éducation l’emportait, pour les éducateurs de l’École nouvelle, sur la réflexion à propos des méthodes d’apprentissage de la lecture. Pour Lourenço Filho, la méthode analytique avait conduit à des pratiques pédagogiques plus préoccupées de la rapidité du processus d’apprentissage que de sa qualité. Cette « qualité », assimilée aux principes « d’éducation intégrale de l’homme » et d’« enseignement par l’action », devint le centre de la réforme de l’enseignement public au Brésil. Le livre devait y jouer un rôle important et, par voie de conséquence, l’entreprise éditoriale analysée ici également.
4Lourenço Filho se rapprocha de la maison d’édition Melhoramentos de São Paulo et devint responsable de la collection de littérature pour enfants léguée par Arnaldo de Oliveira Barreto. À partir de 1926, et surtout après 1937, Lourenço Filho fit une révision complète des titres publiés « afin d’en simplifier le vocabulaire et d’éliminer de certains passages les histoires moins appropriées à cause des sentiments de peur ou de terreur qu’elles inspiraient4 ».
5Selon Nelly Novaes Coelho, le dernier catalogue de la bibliothèque enfantine organisée par Arnaldo Barreto, en 1924, comprenait 28 des 100 titres que la collection atteignit en 1958. Barreto avait été inspecteur de la section masculine de l’école Caetano de Campos et auteur de méthodes de lecture scolaires, selon la méthode intuitive analytique. Il était lié, par conséquent, à la génération des Normaliens impliqués dans la mise en œuvre du modèle d’établissement scolaire de São Paulo, modèle que les défenseurs de l’École nouvelle – et parmi eux, Lourenço Filho qui en 1925 devint titulaire de la chaire de psychologie et pédagogie à l’École normale Caetano de Campos – cherchaient à redéfinir.
6En ce qui concerne les usages de la psychologie à des fins pédagogiques, il s’agissait, pour Lourenço Filho, de privilégier l’analyse des comportements et des niveaux de maturité des enfants pour l’apprentissage, au détriment des questions traditionnelles posées par la psychophysique, basée sur des études d’esthésiométrie et de céphalométrie. Selon Carlos Monarcha, responsable du Laboratoire de psychologie expérimentale de l’École normale, créé par Lourenço Filho à partir du Cabinet d’anthropologie pédagogique et psychologique expérimental de l’École :
« Ce normalien met en évidence la critique de la psychologie classique qui a pour objet d’étude et de connaissance l’homme adulte sain et civilisé. Il réfute ainsi l’idée de perfectibilité basée sur le développement de l’intelligence, de la sensibilité et de la volonté. »
« Pour s’occuper de la masse récalcitrante, semblable à une ombre mouvante, Lourenço Filho délaisse l’étude de l’immatérialité des esprits humains inquiets pour la connaissance du comportement humain5. »
7Comprise comme science des comportements, la psychologie expérimentale déplaçait également son centre d’intérêt en dehors des débats philosophiques sur les « facultés de l’âme » – basée sur une réflexion abstraite sur les questions de l’esprit et de la conscience chez l’homme – vers la sphère de la systématisation des conduites qui incluait le développement de « techniques mentales » et « habitudes de pensée ». « Pourquoi élève-t-on les enfants ? », demandait le pédagogue suisse de l’École nouvelle Édouard Claparède :
« Évidemment, pour qu’ils soient capables, plus tard, d’orienter parfaitement leur conduite. C’est-à-dire, pour qu’ils puissent ajuster leurs actes le plus correctement possible à la réalisation de leurs désirs. L’intelligence n’a de valeur que comme instrument de l’activité humaine ; et les connaissances dont l’esprit se nourrit n’ont de valeur également que par la plus ou moins grande interférence qu’elles ont dans notre conduite6. »
8Les notions théoriques et scientifiques étudiées par Lourenço Filho trouvèrent un important support de diffusion au Brésil lorsque, en 1927, l’éducateur créa la « Bibliothèque de l’Éducation » de la maison d’édition Melhoramentos de São Paulo7. La collection, qui réussit à réunir 36 titres, comprenant traductions et œuvres nationales, fut largement diffusée dans les écoles normales et les instituts d’éducation du pays pendant les décennies suivantes. Parmi les premiers titres traduits ou préfacés par Lourenço Filho figuraient : Psychologie expérimentale, d’Henri Piéron (1927) ; L’école et la psychologie expérimentale, de E. Claparède (1928) ; Éducation morale et éducation économique, de A. Sampaio Dória (1928) ; Éducation et sociologie, d’Émile Durkheim (1928) ; et La loi biogénétique et l’école active, d’Adolphe Ferrière. Du propre directeur, trois œuvres firent partie de la collection : Introduction à l’étude de l’École Nouvelle (1930), Tests ABC pour évaluer la maturité nécessaire à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture (1933) et Tendances de l’éducation brésilienne (1941).
9Ces livres présentaient des concepts éducatifs et psychologiques qui guidèrent, de pair avec des concepts littéraires, esthétiques et éditoriaux, le travail d’appréciation et d’édition de livres de jeunesse que Melhoramentos avait l’intention de publier, tâche assumée par Lourenço Filho jusqu’à sa mort en 1970. Du point de vue de l’éducateur, la littérature jeunesse avait un rôle à jouer, complémentaire de celui exercé par l’école, en soi insuffisant pour la formation complète de l’homme. La formation de la « volonté » libre et autonome chez l’enfant, orientée vers la moralité et vers une adaptation progressive de l’individu à son milieu social – horizon de l’École nouvelle – serait favorisée par la diversification des domaines d’activités éducatives qui lui serait offerte – des arts aux sports, du travail manuel au travail intellectuel – en rapprochant ces expériences de celles de la vie réelle. La socialisation de l’individu, dans la pensée de Lourenço Filho, était le produit de « forces multiples » et non seulement du travail scolaire :
« Parmi celles-ci, certaines sont conscientes ou intentionnelles, avec plus ou moins de valeur ou de prédominance dans l’espace et le temps : la famille, l’église, l’école, [...] l’État. D’autres agissent inconsciemment, non systématiquement, sont souvent déconnectées entre elles et se perturbent mutuellement : la presse, les loisirs, les sports, [...] le groupe social restreint auquel l’apprenant est directement soumis8. »
10De son point de vue, la littérature agissait spécialement dans le domaine des forces inconscientes. Dans un certain sens, elle se rapprochait de la fonction attribuée par Claparède au jeu et aux activités ludiques dans l’éducation de l’enfant, compte tenu de sa faculté à éveiller chez lui un intérêt pour des activités et des contenus significatifs pour son développement, en interaction avec les instincts caractéristiques de l’enfance. Pour Lourenço Filho, la littérature enfantine représentait un instrument ludique et artistique capable de « divertir, suggérer, parler au monde propre de l’enfant9 ». Aussi constituait-elle une ressource à manipuler avec soin afin d’éviter les effets indésirables. Dans un éditorial de la revue Escola Nova, au sujet du cinéma à l’école, il déclarait :
« Les chercheurs en psychologie affirment qu’il est source de riches émotions et qu’il satisfait l’instinct de curiosité pour le connu, le mystérieux, l’inaccessible, l’extraordinaire. Comme le théâtre, la littérature et les arts plastiques, et nous savons tous, par expérience propre, qu’il provoque de très vives impressions qui peuvent servir aussi bien à une bonne formation sentimentale qu’à l’anarchie des tendances. En ce sens, les précautions doivent être nombreuses et constantes10. »
11Évaluant la fiction du point de vue éducatif, appuyé par la psychologie, Lourenço Filho la définissait comme un moyen et non comme une fin. Bien que n’ayant pas élaboré de théorie définitive sur ce thème, les livres, les préfaces, les éditoriaux, les articles et les avis qu’il produisit nous offrent des indications sur la façon dont la fiction devait, selon lui, agir sur les enfants. Il attendait, tout d’abord, qu’elle leur transmette des attitudes souhaitables, comme celles précisées dans l’avis sur Si c’était vrai... de Glorinha de Moura Novaes :
« L’intention profonde de son travail est la tendresse [...] Et celle-ci correspond à l’un des plus grands besoins à satisfaire chez les enfants d’aujourd’hui qui vivent dans un monde dépourvu de sécurité émotionnelle. Un bon écrit pour enfants doit communiquer cette confiance en soi-même par l’affirmation de ce qui est juste, droit et beau11. »
12Et également, celles exprimées dans son avis sur L’histoire du prince laid et de la jolie princesse, d’Otto Schneider, relevant surtout les attitudes de caractère social : « La première histoire enseigne l’amour des faibles et des petits ; la seconde, la vanité des richesses de la terre, et la troisième, la relativité de la gloire et du pouvoir12. » En dépit des prescriptions que Lourenço Filho imposait aux textes destinés aux enfants, l’éducateur ne concevait pas la littérature enfantine comme un instrument d’endoctrinement et de discipline des lecteurs, comme si la relation entre ces derniers et le texte était fermée et univoque, et la lecture une réponse fidèle aux intentions de l’auteur. En fait, il soulignait l’importance, pour une œuvre, de donner des éléments suggestifs provoquant un travail spontané de l’imagination et de l’intellect des enfants.
13D’ailleurs, dans le monde théorique de l’éducateur, ces positions déterminaient le propre enseignement de la lecture. Dans Tests ABC, ouvrage destiné à servir d’instrument de classification des enfants selon leur degré de maturité pour l’apprentissage de la lecture et de l’écrit, Lourenço Filho affirmait que lecture et écriture sont des processus dynamiques de « réaction en face du texte ou du support de lecture plus que d’impression de ce support symbolique sur le lecteur ». La lecture n’était plus définie, comme autrefois, en tant que « processus ou faculté d’interpréter la pensée, exposée dans un texte manuscrit ou imprimé » puisque la pensée était une « réaction individuelle, différente chez chaque lecteur » et les mots « de possibles stimuli de l’activité cognitive » – et non des vecteurs d’idées – et de « structures émotionnelles13 ».
14L’éducateur condamnait les œuvres qui ne respectaient pas – dans leur vocabulaire et leur présentation – le degré de développement de l’enfant contrariant ainsi la formation harmonieuse de la psyché enfantine. Ses arguments s’appuyaient sur les relations entre expérience artistique et formation psychologique et morale de l’enfant :
« En tant qu’authentique expression artistique, les lectures pour enfants doivent [...] permettre à l’esprit enfantin de faire provision de beauté, de grâce, d’harmonie afin de ne pas aggraver ses conflits mentaux et sentimentaux mais au contraire de chercher à les résoudre de façon douce et créative. L’enfant a besoin de croire à la vie, de croire au bien, à la bonté, à la justice, aux forces créatrices de la vie sociale et non aux forces que la corrompent et la détruisent14. »
15La littérature avait donc sa spécificité par rapport aux savoirs scolaires, aspect que devaient prendre en compte tous ceux qui se sentaient une vocation d’auteur :
« La maison d’édition Melhoramentos [...] tout sens poétique, ou valeur esthétique, qui est la justification de toute littérature, aussi bien pour les adultes que pour les enfants. Une œuvre littéraire n’a pas pour but d’informer, ni d’exposer une doctrine, ni même de raconter une histoire. Ce vers quoi elle doit tendre c’est de produire une émotion esthétique, de suggérer harmonie et beauté. »
« On pourra dire que les enfants “aiment le grotesque” et que nous devons répondre à leurs besoins naturels [...] La littérature pour enfants doit reposer [...] sur le monde psychologique de l’enfant [...] Mais il est également vrai que la fonction de la littérature pour enfants est de chercher à élever et à canaliser de tels intérêts dans une meilleure direction, vers des valeurs esthétiques, sociales et morales. Nos enfants vivent aujourd’hui dans un monde complexe et angoissé. La lecture créative doit leur donner de la force pour résoudre de nombreux conflits15... »
16De là, la raison, définie quelques années auparavant pour justifier son « intervention » dans la Bibliothèque enfantine, afin d’« expurger les histoires de certains passages moins satisfaisants qui inspirent des sentiments de peur ou de terreur », et reprise avec insistance dans ses avis éditoriaux. Les narrations devaient susciter de l’intérêt mais sans causer d’« impression profonde ». En fin de compte, dans les bons livres pour enfants, l’évasion par le fantastique, souhaitable, devait cependant être compatible avec des exemples de force, de courage et d’«harmonisation de tendances16 ».
17L’idée d’harmonie faisait référence, chez Lourenço Filho, d’une part, à l’harmonie intérieure dans le développement de l’enfant et, d’autre part, à la relation entre l’individu et la société. Thème cher à la philosophie morale, l’harmonie intérieure était comprise par Lourenço Filho – sur la base d’un concept synthétique de nature humaine – comme suprématie de la volonté et de la raison sur les impulsions et les désirs. Sous ce prisme aurait lieu le développement équilibré de toutes les dispositions naturelles de l’homme.
18En exerçant sa volonté de façon rationnelle, libre et autonome par rapport, d’une part, à la sphère des besoins naturels, qui rapprochent l’homme de l’animal, et, d’autre part, à la sphère des obligations sociales, chaque individu réussirait à s’affirmer comme sujet de son propre développement. Il s’agissait ainsi de le préparer à l’exercice de sa libre volonté, non dans le sens de faire tout ce qu’il lui plaît mais dans le sens d’accomplir une moralité entendue comme inhérente à la propre nature du sujet.
19Du point de vue éducatif, cette perspective se heurtait à l’idée d’une liberté compatible avec celle d’une action éducative sur le développement du sujet. La pensée École nouvelle essaya d’offrir des solutions à ce dilemme basées sur le principe qu’une éducation qui partirait des intérêts de l’enfant contribuerait au développement d’une libre volonté, en parfait accord avec sa nature et les paramètres moraux définis par son milieu social. En d’autres termes, l’adaptation progressive de « l’être naturel » au milieu social au moyen de méthodes pédagogiques qui, au lieu d’imposer et de réprimer, stimulent chez l’individu l’autonomie, la capacité de délibérer et la disposition pour agir, contribuerait à que celui-ci développe en lui-même une conduite morale. Claparède concluait ainsi, dans L’École et la psychologie expérimentale, qu’il serait possible de collaborer à l’énorme tâche dont était chargée sa génération : « Celle d’ajuster le plus exactement possible le régime éducatif à l’âme et au cerveau de l’enfant, de manière à produire les meilleurs résultats possibles pour l’individu et la société17. »
20En ce sens, Lourenço Filho condamnait également les œuvres contraires à l’idée d’une formation sociale harmonieuse, objectif recherché, avec différentes nuances, par le mouvement de rénovation sociale École nouvelle. Dans sa préface à Éducation pour une civilisation en transformation, de Kilpatrick, Lourenço Filho soulignait le mérite de l’œuvre pour avoir indiqué comment l’éducation pourrait contribuer à la recherche d’un meilleur équilibre social, dans un contexte historique marqué par de si profonds changements. Parmi ceux-ci, il mentionnait la tendance à la spécialisation du travail qui pourrait amener incompréhension et confrontation entre les différents groupes sociaux. Il revenait à l’éducation de compenser cette tendance, en dotant les individus d’une « vision intégrale du travail et de l’harmonie sociale sur laquelle il devait reposer18 ».
21Ainsi, pour Lourenço Filho, les livres de littérature jeunesse ne devaient pas « présenter de thèmes inspirant un manque de confiance dans les coutumes et les institutions bien qu’ils puissent évidemment éveiller l’esprit critique des jeunes19 ». En analysant l’œuvre Aventures d’une petite abeille intelligente, de Maria Nunes de Andrade, il mit en garde : « Nous pensons, d’autre part, qu’il y a deux idées, plus ou moins insistantes, qui ne doivent pas figurer dans les histoires destinées aux âges éventuellement intéressés : celle de sexe et celle de révolte contre les lois20. »
22Le cachet que lui-même conféra à l’idéal d’harmonie sociale se manifesta, surtout après le milieu des années 1930, par une préoccupation de conciliation avec les perspectives alimentées par les groupes catholiques, renforcés sur la scène politique et éducative brésilienne. Dans la préface, mentionnée plus haut, de l’œuvre de Kilpatrick, il regretta que l’auteur n’ait pas approfondi le rôle de la religion dans la conduite humaine : « En acceptant, comme le souhaite Bergson, que la religion est comme une réaction défensive de la nature contre tout ce qu’il peut y avoir de déprimant pour l’individu, de débilitant pour la société, dans l’exercice de l’intelligence21. »
23Dans différentes notes de lecture, il condamna le traitement sarcastique ou ironique de thèmes ou de personnages religieux, procédé qu’il considérait généralement comme inadéquat à la littérature enfantine, compte tenu de l’incapacité de l’enfant à comprendre « la véritable intention de l’auteur22 ». Dans son avis sur la traduction du Livre des fées, d’Edmundo Duloc, il revint sur le sujet : « Nous conseillons de modifier l’un des personnages, plus précisément l’ABBÉ qui est dépeint comme extrêmement ridicule et parasitaire. Publier cette histoire en l’état nous attirerait la condamnation des autorités catholiques pour tout le livre23. »
24Occupant des fonctions importantes au sein de la machine administrative de l’Estado Novo, à une époque ou plusieurs livres pour enfants furent censurés par le gouvernement, Lourenço Filho faisait lui-même le tri idéologique dans ce que Melhoramentos devait ou non publier. Il classa comme « traduction non recommandée en aucune façon » l’œuvre anglaise Other children’s homes, de D. M. Forsaith, au motif qu’un de ses chapitres sur la Russie pourrait être considéré comme une propagande subversive.
« Les critères retenus pour la production de la maison visent à présenter des travaux qui “ne puissent être discutés quant à leur valeur intrinsèque, leur convenance morale, patriotique et politique, enfin, leur opportunité”... »
« Une absolue confiance s’établit de la part du public et des entités officielles, de telle sorte que l’expression “Éditions Melhoramentos” signifiait livre “que l’on peut mettre dans les mains de tout enfant ou de tout jeune”. »
« [Ce] livre sera considéré comme une forme de propagande en faveur des méthodes collectivistes du travail rural en Russie. Et donc, aux yeux de [illisible], de propagande communiste auprès des enfants24. »
25Il considérait la critique sociale, en tant que thème, inadéquate aux lectures enfantines, et faisait remarquer que des textes de cette nature semaient pessimisme et amertume chez les enfants, alors que l’optimisme et la confiance dans les institutions devaient prévaloir comme finalité.
26Parallèlement au conservatisme politique, Lourenço Filho tenait à interdire l’expression de préjugés sur le plan social, culturel ou régional. D’où sa censure du texte La clé de la curiosité, où il constata une « attitude générale » de « critique des coutumes », « de préjugé de classe et de race : “Albina était une Noire de la campagne de l’État de São Paulo” ; “Ça c’était un voleur, et un vrai : un énorme grand Noir”25 ».
27Quant aux intrigues fictives, l’auteur exigeait également de la vraisemblance, des références cohérentes sur le plan symbolique et correctes sur le plan réel, et s’opposait, par exemple, « à la description de scènes de sentiments humains par le biais de personnages animaliers. Ce procédé sert, avant tout, à véhiculer des notions erronées d’histoire naturelle26 ». Les convictions littéraires, éducatives et politiques de Lourenço Filho s’alliaient aux stratégies éditoriales qu’il jugeait profitables pour Melhoramentos. Pour des raisons d’inadéquation à un public spécifique et rémunérateur, il donna un avis négatif à l’œuvre classique Les enfants de la rue Paulo de Molner Ferenc. Les critères qu’il prenait en compte pour la sélection, l’édition ou la révision d’œuvres pour enfants se rapportaient aux multiples aspects du travail de l’éditeur et touchaient des questions allant de l’éducatif au littéraire, du commercial au politique, du lectorat aux médiateurs, du contenu à la forme.
28En ce qui concerne, encore, les principes spécifiquement éditoriaux, il était impératif que l’œuvre s’adresse à un âge bien précis et qu’en conséquence le sujet, le langage, la structure narrative, le sens du texte, les illustrations et le format soient en cohérence avec ce but. La bonne littérature pour enfants devait être méticuleusement façonnée en fonction des exigences du genre. Le langage, la structure narrative, l’imagination et leur adéquation à un âge donné faisaient l’objet de commentaires minutieux dans ses avis. En fonction du public visé, « le thème, la structure de l’écrit et le langage » devaient s’harmoniser et, d’une façon plus générale, il souhaitait que les histoires privilégient l’action au détriment de longues descriptions ou explications.
29Un autre critère fondamental dans les commentaires de Lourenço Filho, en particulier pour les œuvres traduites ou adaptées, concernait l’intérêt du texte pour des enfants brésiliens ainsi que l’intelligibilité du thème en fonction de leurs références culturelles. De sorte que les récits devaient se référer à des scènes connues des enfants ou alors « à des scènes qui soient complètement décrites27 ». Attentif à l’intelligibilité du texte, Lourenço Filho discutait dans le détail les options des traducteurs. Ainsi, en 1948, il fit observer : « L’abréviation Zoo n’est pas connue parmi nous, raison pour laquelle nous pensons qu’il nécessaire de dire systématiquement : Jardim Zoológico28. »
30Parce qu’il croyait que la littérature jeunesse était destinée à élever le niveau de langue des enfants, et non à les déprimer, il condamnait ce qu’il appelait « les tournures plébéiennes » du langage familier, les « effets de modes » issus de l’argot du temps et les « régionalismes » qui pourraient ne pas être compris dans tout le Brésil, le marché de Melhoramentos29. Dans le même temps, « bien qu’elle ne doive pas être totalement calquée sur le parler enfantin », il recommandait, visant une lecture récréative, « un vocabulaire qui n’offre aucune difficulté au lecteur pour une parfaite compréhension de la narration30 ».
31Enfin, la conception graphique et les illustrations du livre furent également objet des attentions de Lourenço Filho. À propos des images, il exigeait, en premier lieu, une cohérence à l’égard du thème du livre, demandant, par exemple, que l’on corrige une certaine illustration « car à l’époque il n’y avait pas de lampes à pétrole ; il faudrait représenter une lampe à huile31 ». En second lieu, il exigeait des illustrations adéquates au public enfantin : « La présentation du livre, y compris l’inclusion des admirables gravures de Gustave Doré (admirables pour des adultes, des adultes cultivés, bien sûr) n’est pas de nature à plaire aux enfants32. »
32Parmi les activités de Lourenço Filho au sein des Éditions Melhoramentos, la coordination de la « Bibliothèque enfantine » fut particulièrement importante. Cette collection avait été inaugurée avec une adaptation – signée par Arnaldo de Oliveira Barreto – du Vilain Petit Canard d’Andersen, publié au format 15,5 x 12 cm, 64 pages, couverture rigide et illustrations de Francisco Richter. Le tirage de la première édition de 1915 fut de 40 000 exemplaires. Jusqu’à sa 16e édition, en 1957, 135 000 exemplaires de l’ouvrage avaient été publiés. Sur toutes les pages, un cadre rose entourait le texte fréquemment entrecoupé par des illustrations très délicates. Pour cette adaptation, le langage adopté était de type courant, les dialogues nombreux, les phrases courtes, et le ton général doux et enveloppant comme dans les contes de fées.
33Les 27 autres ouvrages publiés sous la direction de Barreto étaient des adaptations de contes étrangers, tirés principalement de l’œuvre d’Andersen et, parmi les classiques du folklore universel, de l’œuvre de Perrault, des Frères Grimm, de la comtesse d’Aulnoy et des Mille et une nuits. Après la mort de ce coordinateur, la collection se diversifia : outre de nouveaux contes de fées, elle incorpora des textes d’auteurs brésiliens, comme Le cœur qui voit tout de João Câmara. Ainsi que des romans d’auteurs européens devenus des classiques de la littérature pour enfants, comme D. Quixote de la Mancha de Cervantes et les Aventures de Robinson Crusoé de Defoe.
34D’un côté, Lourenço Filho ouvrait la voie à des titres, fruit du travail d’un auteur, du genre romanesque et par conséquent porteurs d’intrigues bien définies quant au temps, à l’espace et aux personnages. Bien que sujettes aux simplifications effectuées par l’adaptateur, ces œuvres mettaient l’enfant en contact avec un genre propre à la culture lettrée moderne33.
35Le nouveau directeur mit au point, à partir de la fin des années 30, un nouveau standard de présentation de la collection. L’image jusque-là présente sur toutes les couvertures, d’une dame racontant des histoires à trois enfants, fut remplacée sur les rééditions et les nouveautés, par une image correspondant au thème de chaque ouvrage. En attirant l’attention du lecteur sur le personnage principal d’une intrigue spécifique, les nouvelles illustrations des couvertures permettaient d’individualiser l’œuvre à l’intérieur de la collection, stratégie justifiée par une pratique absente de plusieurs volumes organisés par Arnaldo Barreto, consistant à faire figurer sur la couverture ou sur la première page de chaque livre, l’auteur original de l’œuvre, le nom de l’adaptateur et du directeur de la collection34. La formule adoptée par Barreto privilégiait l’image de la « Bibliothèque enfantine » en tant que matrice unificatrice d’histoires universelles dont les marques d’origine se dissolvaient dans le corps de la collection. Les changements introduits par le nouveau directeur témoignaient d’une attitude plus respectueuse envers la littérature pour enfants, valorisant la subjectivité des choix et des solutions par rapport au contenu, au style et à l’esthétique de chaque texte.
36D’un autre côté, l’éditeur exprimait ses réserves sur l’intérêt de donner des contes de fées à lire aux enfants. Lourenço Filho se montrait favorable à l’expurgation des contes originaux du folklore qui, reposoirs « de l’inconscient populaire, comme disent les psychanalystes, contiennent à la fois du bon et du mauvais, du créatif et du destructif35 ». La révision des œuvres publiées par Arnaldo Barreto prétendait justement corriger les passages susceptibles de provoquer « une impression émotionnelle profonde » chez les enfants36. En fait, les soins apportés au choix et à l’édition des textes en général s’appliquait aussi à ceux de la collection.
37Mais l’orientation donnée par Lourenço Filho à la Bibliothèque enfantine mérite également d’être analysée sous d’autres angles. Nous avons choisi de regarder de plus près l’un de ses ouvrages, Les voyages de Gulliver, dans une adaptation de Barros Ferreira, sorti en 1933 et tiré à 1 000 exemplaires. En 1948, l’œuvre en était à sa quatrième édition avec un tirage de 15 000 exemplaires.
38La quatrième édition présentait quelques petites modifications du texte, en comparaison avec la première, de façon à le simplifier. Ainsi, par exemple, dans la conclusion du récit, la première édition disait que Gulliver « embarqua de nouveau vers les terres du Levant » alors que la quatrième préférait dire « d’Orient ». Ou encore, au début du livre, lorsque Gulliver luttait pour échapper au naufrage, la première édition écrivait que la mort lui avait montré « son sourire hideux » alors que la quatrième écrivait qu’il avait vu « la mort de près37 ».
39Des petits problèmes de rédaction furent également corrigés. Dans la première édition, la phrase déjà mentionnée sur le silence de la plage était précédée par : « L’extrême fatigue dont il se sentait accablé était immense. Cependant, la nuit tombait. » La quatrième édition élimina le « cependant », et laissa seulement « La nuit tombait », vu qu’il n’y avait pas d’opposition entre les deux phrases. Elle maintint toutefois intact le pléonasme « extrême fatigue » qui « était immense ».
40En accord avec ce que prêchait Lourenço Filho, quelques informations relatives au contexte original de l’œuvre furent éliminées afin de rapprocher le texte du lecteur brésilien : ainsi, dans la première édition il était écrit que Gulliver avait été envoyé dans « un fameux lycée de [sic] Nothingham » – ce qui d’ailleurs était faux, car le personnage a dû étudier à Cambridge tant que son père put le soutenir financièrement – la quatrième se limita à expliquer qu’il avait fréquenté « un fameux lycée de son pays ». Lourenço Filho supprimait ainsi des références étrangères peu pertinentes à ses yeux pour le public visé.
41Mais le fait culturel n’était pas le seul filtre utilisé par le directeur. Ce qui, de son point de vue, intéressait les enfants dans l’histoire de Gulliver, c’était, essentiellement, les aventures qu’elles rapportait, la trajectoire personnelle du héros, et non la dimension critique que l’œuvre comportait au sujet de l’univers politique et social britannique du début du xviiie siècle – la question des intrigues de Cour, de la corruption des fonctionnaires de l’État, des dissensions religieuses, du climat de terreur, des prodiges de la science, de la relativité de la conduite morale des uns et des autres...
42Ce point de vue fut exprimé clairement dans l’avis que l’éducateur donna à propos de la traduction de la version intégrale des Voyages de Gulliver offerte aux Éditions Melhoramentos :
« Ces manuscrits présentent l’œuvre célèbre de Swift dans sa version originale et intégrale. C’est-à-dire sans les coupes et les adaptations avec lesquelles elle est connue comme lecture pour enfants et pour jeunes. Comme le dit très bien le traducteur dans son introduction, c’est une œuvre sarcastique et douloureuse, reflétant l’écriture tourmentée de l’écrivain anglais. »
« Est-ce que l’œuvre, dans son état original, inadaptée à la lecture pour enfants, trouvera un marché compensateur ? À notre avis, non38. »
43La satire que l’irlandais Jonathan Swift (1667-1745) fit publier sous le pseudonyme de Lemuel Gulliver, en 1726 – rééditée l’année suivante et en 1735 sans les censures et les modifications que le premier éditeur lui avait imposées – évoquait sous forme d’allégories, les tensions politiques de son temps dans lesquelles il était impliqué suite à ses relations avec les responsables du parti conservateur et pour avoir été lui-même membre de l’Église anglicane. Les aventures du capitaine Gulliver captivèrent le public enfantin, pour lequel circulèrent de nombreuses adaptations du texte original, limitées, en règle générale, à des versions abrégées des deux premiers voyages sur les quatre que comporte l’œuvre originale. Dans ces adaptations, les coupes et les modifications effectuées sur l’original différaient, ayant toutes pour but de simplifier la trame, d’atténuer les contenus politiques et les observations sociales, de mettre en évidence les actions qui confèrent au protagoniste un caractère de navigateur aventurier, d’omettre d’autres expériences de Gulliver, comme les visites suspectes qu’il recevait de la femme du trésorier du royaume39.
44À l’instar des Voyages de Gulliver, beaucoup d’autres œuvres se laissèrent ainsi approprier progressivement par et pour le monde enfantin, comme Robinson Crusoe, publié à Londres en 1719. Ce récit a été commenté par Danielle Dubois-Marcoin dans « Thèmes et valeurs dans la Robinsonnade au xixe siècle » – nom donné à ce genre de roman d’aventure et de formation pour la jeunesse, dérivé, dans ses motivations profondes, du roman de Daniel Defoe40. Nous reprendrons en quelques lignes les arguments de l’auteur car ils appuient, en l’absence de bibliographie spécifique, l’analyse des Voyages de Gulliver analysés ici.
45Recommandé par Rousseau comme livre qui offrait « le meilleur traité d’éducation naturelle », et pour cette raison le premier lu par Émile et « pour longtemps son entière bibliothèque où il occupera pour toujours une place spéciale », Robinson Crusoe mérita, en 1767, la première adaptation jeunesse en français41. Celle-ci, comme celles qui suivirent, portait cependant la marque de l’observation faite par Rousseau qui recommandait une lecture entrecoupée de l’œuvre – « ce roman, dépouillé de toutes ses bagatelles, qui commence par le naufrage de Robinson près de l’île et finit avec l’arrivée du navire qui vient l’en retirer, sera en même temps la diversion et l’instruction d’Émile pendant la période dont nous parlons ici42 ». Car, selon la conclusion de Danielle Dubois-Marcoin, « les pédagogues des Lumières se méfiaient des contes et des récits merveilleux de chevalerie qui risquaient de nourrir l’esprit de géométrie de l’enfant. Ils se méfiaient encore plus des écrits romantiques et de leurs développements narratifs extravagants43 ».
46De sorte que les adaptations et les re-créations de Robinson Crusoe – basées sur les défis de survie de personnages isolés dans des milieux inhospitaliers, visant à susciter chez le lecteur des attitudes de courage moral et physique – poursuivirent désormais des intentions édifiantes. Les choix adoptés pour l’édition des Voyages de Gullivier par la « Bibliothèque enfantine » des Éditions Melhoramentos – supervisée par un éducateur et d’une certaine manière, comme la Robinsonnade, « pédagogisée » – deviennent plus évidents lorsqu’on les compare à la version publiée par Editorial Atlántida, de Buenos Aires, en 1940. À la même époque, donc, que les adaptations brésiliennes analysées ici44. Au format 12 x 17,5 cm, ce titre faisait partie de la « Colección Roja » de la Bibliothèque Billiken, qui réunissait des contractions et des adaptations des grandes œuvres de la littérature universelle. À l’instar de la « Bibliothèque enfantine », la « Bibliothèque Billiken », conçue par l’éditeur et écrivain uruguayen Constancio C. Vigil, entretenait des rapports étroits, bien que non exclusifs, avec l’univers scolaire.
47En dépit de cela, la présentation des Viajes de Gulliver par les éditions Atlántida révélait une orientation distincte de celle de Lourenço Filho :
« De par sa richesse de créativité [...] l’œuvre de Jonathan Swif [sic] intégra, dans tous les pays, le répertoire classique des lectures pour la jeunesse. Des adaptations peu scrupuleuses, soucieuses exclusivement d’effets frappants, laissant de côté – comme s’il s’agissait d’une simple superficialité – l’intention critique qui inspira l’écrivain anglais et le profond sérieux avec lequel il sut revêtir la fantaisie, abaissèrent tellement le niveau de leurs versions qu’il serait difficile d’expliquer le succès de l’œuvre originale. »
« La Bibliothèque Billiken a voulu offrir une adaptation agréable pour tous, tout en respectant l’humour délicieux de J. Swift, l’esprit authentique de son œuvre, la lumière poétique qui donne du relief à ses personnages, et, somme toute, les valeurs essentielles d’un livre aussi éminent. Elle aura atteint son but si, dans le même temps, les moins initiés trouvent du plaisir à la lire et les plus exigeants, de par leur maturité et leur culture littéraire, n’en sont pas rebutés mais, au contraire, y trouvent un nouvel enchantement45. »
48Avec une couverture rigide où figure une illustration enfantine de Gulliver jeune, assis sur les coteaux de Lilliput, l’aspect du livre suggère une version plus simplifiée qu’elle ne l’est en réalité. La combinaison de différents niveaux de langue traduit l’intention d’adresser l’ouvrage à un public plus large que celui visé par la Bibliothèque pour Enfants, aussi bien aux « moins initiés » qu’aux plus mûrs et cultivés.
49Fidèle au choix de Swift, le récit est écrit à la première personne, obligeant le lecteur à suivre le dialogue du protagoniste avec la réalité qu’il cherche à interpréter et dans lequel s’amalgament la description d’événements, d’attitudes et de scènes avec la réflexion du narrateur, non dépourvue de critique et d’ironie, sur ceux-ci. Alors que, dans l’édition de la « Bibliothèque enfantine », l’histoire est écrite à la troisième personne et le narrateur omniscient s’efforce de décoder « Gulliver » au lecteur, comme dans le paragraphe d’ouverture qui introduit un préambule absent du texte original :
« Vous trouverez peut-être ce nom étrange – Guliver – un peu bizarre. Mais c’est ainsi que s’appelait le héros des aventures de ce livre. Son père [...] décida de lui donner ce nom bien que sa mère eût préféré que l’enfant s’appelât João [dans la première édition on lit John ce qui, en portugais, signifie João »]. Mais le vieux laboureur maintint sa décision. C’est ainsi que l’enfant reçut ce nom si bizarre, unique au monde46... »
50Dans la version de la Billiken, cet effort de médiation culturelle ne se manifeste pas. La première phrase du livre plonge immédiatement le lecteur dans un environnement anglais. « Mon père, propriétaire d’une modeste ferme dans le comté de Nottingham, avait cinq enfants. [...] À l’âge de quatorze ans, on me mit en pension au lycée de [sic] Emmanuel à Cambridge47. »
51Afin de faciliter la lecture, l’ouvrage de la « Bibliothèque enfantine », a également recours à plusieurs sous-divisions en chapitres, lesquels sont plus longs dans celui de la « Bibliothèque Billiken ». Ce dernier réunit les deux premiers voyages de Gulliver – à Lilliput et à Brobdingnac – le premier étant relaté en 89 pages. La version brésilienne se limite au premier voyage, occupant, dans la quatrième édition de Melhoramentos, 53 pages. Grâce à cela, naturellement, l’adaptation argentine rapporte beaucoup plus de détails du texte original que la version brésilienne, celle-ci se centrant sur l’anecdotique, le déroulement d’une trame qui donne plus d’aventures au protagoniste – bien que beaucoup de critique de l’œuvre affirment que, malgré le brio du storytelling, Les Voyages de Gulliver ne constitue pas de fait un roman basé, comme par exemple Robinson Crusoe, sur une trame et un héros – et laissant en second plan les aspects politiques et sociaux que, en suscitant chez le lecteur un regard satirique, Swift a voulu éclairer48.
52Dans son effort pour tailler sur mesure un Gulliver intelligible aux enfants, la « Bibliothèque enfantine » évacuait aussi bien les dilemmes personnels que les critiques sociales du personnage. Ainsi, lorsqu’il demande au roi de Blefuscu l’autorisation de partir, le Gulliver de Barros Ferreira se justifie en disant : « Majesté [...] j’ai dans mon pays une épouse et un fils qui en ce moment pleurent ma mort. » Absent dans l’original, l’argument sonne étrangement – car il ne semble pas non plus, vu le ton de l’adaptation, une simple stratégie rhétorique du personnage – alors que quelques pages plus loin, l’histoire se termine avec un protagoniste moins attaché à la famille qu’on ne l’avait fait croire : « Après quelques mois Gulliver s’ennuya de la vie tranquille qu’il menait auprès de sa femme et de ses enfants (un seul était mentionné précédemment) et, désireux de nouvelles aventures, vendit ses animaux pour six cents livres et embarqua de nouveau vers les contrées d’Orient49. » On ne mentionne même pas, comme l’avait fait Swift et comme l’avait inclus l’adaptation argentine, le fait qu’il n’était pas parti sans auparavant assurer la tranquillité financière de sa femme et laisser, fièrement, ses fils dans le bon chemin.
53Dans la version de la Billiken, le récit du premier voyage se termine en jetant la lumière sur les conflits vécus par le protagoniste, lequel embarque de nouveau vers des terres lointaines « malgré tant de pleurs versés de part et d’autre » lors des adieux à sa famille50. Dans le même temps, au moment où Gulliver justifie son départ auprès du roi de Blefuscu, cette édition préféra employer le ton ironique qui, originellement, marquait les manœuvres diplomatiques du narrateur, plutôt que l’appel aux sentiments de l’édition brésilienne :
« Et bien que le roi de Blefuscu [...] proposât de me prendre sous sa protection, si je voulais rester à son service, je continuai à le prier de m’autoriser à partir car, au-delà du désir de retourner dans mon pays, je ne voulais pas être motif de rupture entre de si puissants souverains51. »
54Quoi qu’il en soit, restèrent à l’écart de l’édition argentine les commentaires de Gulliver, inclus dans diverses adaptations anglaises pour enfants, expliquant que, bien qu’il crût à la sincérité du souverain lui promettant sa protection, il avait résolu de ne plus jamais croire les princes et les ministres. En fin de compte, et cela fut bien maintenu dans la version de Billiken, malgré le fait d’avoir sauvé Lilliput de l’attaque de Blefuscu, il ne gagna que l’antipathie de l’empereur du premier règne en refusant de réprimander les vaincus. Suite à quoi Gulliver fait observer : « Il est bien vrai que les plus grands services rendus aux souverains sont très peu de chose s’ils sont suivis d’un refus de servir aveuglément leurs passions52. »
55Dans la version de la « Bibliothèque Enfantine », l’argument fut atténué :
« Comme la majorité des hommes, le monarque était orgueilleux et ambitieux. Il projeta la conquête de Blefuscu. Il mettrait ainsi fin à la guerre et châtierait le peuple voisin en annexant ce pays au sien. Gulliver protesta. Il dit qu’il ne collaborerait jamais à la conquête d’un pays libre. Sa réponse fut immédiatement portée au roi qui ne lui pardonna jamais53. »
56Faisant l’impasse sur les métaphores politiques contenues dans l’œuvre originale, les propres raisons de la guerre, liées à des tensions internes au sein du royaume, furent occultées dans l’adaptation brésilienne contrairement à la version argentine. Seule cette dernière rapporte le serment que fit Gulliver, emprisonné au début de l’histoire, acceptant les conditions de sa mise en liberté par l’empereur. Traduisant le ton sarcastique des termes du serment, l’édition de la « Bibliothèque Billiken » consacre presqu’une page au paragraphe d’introduction qui énumère titres et louanges avant d’en arriver à la mention de sa Majesté. Le sarcasme transparaît de nouveau dans le commentaire de Gulliver quelques pages plus loin lorsqu’il fait l’éloge du critère adopté par les sages du royaume pour calculer la ration d’aliments à laquelle il aurait droit – 1 874 fois, compte tenu des dimensions de son corps, la ration allouée à un natif de Lilliput – « De là, le lecteur pourra juger de l’admirable esprit de ce peuple et de l’économie avisée, exacte et clairvoyante de son souverain54. »
57En exploitant la prise de recul et le regard inquisiteur de Gulliver par rapport à la société de Lilliput, la version argentine induisait le lecteur à rechercher dans le texte d’autres significations que celle, fondamentale, d’accompagner le déroulement des événements. Et malgré les coupes qu’elle fit également dans le texte original, elle laissa place aux considérations sociales et politiques du narrateur.
58À ce sujet, d’ailleurs, l’adaptation de la Bibliothèque Billiken présente un aspect intéressant lorsqu’elle distille dans les observations de Gulliver des conceptions éducatives absentes du texte original et différentes de celles que Swift, comme l’ironie, la critique sociale ou l’idéal, avait voulu communiquer. Bien qu’elle soit, au début, disposée à atténuer quelques principes sexistes et à omettre les critères élitistes du système éducatif de Lilliput, l’approche du thème reste plus ou moins fidèle à l’original55. Dans les paragraphes suivants, cependant, les omissions ou les modifications des termes originaux donnèrent lieu à une véritable innovation. Gulliver fait ainsi remarquer :
« Les maximes des lilliputiens sur l’éducation sont, en général, très sages, et à l’excès de science elles préfèrent que celle-ci entre en harmonie avec l’esprit des élèves et les devoirs que chacun doit accomplir... »
« On cultive chez eux le corps et l’âme avec un soin égal [...] Il est interdit aux professeurs d’appliquer des châtiments corporels aux enfants, ce qui pourrait les rendre timides ou serviles56. »
59On reconnaît dans ce passage plutôt l’essentiel des principes que Constancio C. Vigil s’employait à répandre dans le monde éducatif argentin de la première moitié du xxe siècle, que les emphases de Swift sur des aspects curieux et parfois déconnectés du système imaginé. Il y avait place, dans l’adaptation de Billiken, pour l’exposé d’idées et l’incitation à la réflexion. Et si Swift avait fait de Lilliput une scène pour la satire mais aussi pour les visions utopiques, pourquoi ne pas profiter du thème pour ébaucher, par l’adaptation, de nouveaux horizons ? L’auteur de la version argentine ne résista pas à l’envie d’insérer, à l’intérieur du récit fictionnel, les attitudes éducatives qu’il idéalisait. Il les introduisit en tant que représentations destinées à être prises en compte pour le lecteur, plutôt que comme critères circonscrits, a priori, à l’univers qui lui était présenté, et limitant ses possibilités d’interaction avec le texte, comme ce fut le cas avec l’adaptation des Éditions Melhoramentos. Dans le projet soutenu par Lourenço Filho, pour une éducation intégrale, mais aussi littéraire de l’enfance brésilienne, le lecteur en formation avait des parcours bien définis à accomplir, en vue de préserver « l’harmonie » intérieure et sociale.
Notes de bas de page
1 La Compagnie Melhoramentos de São Paulo fut fondée en 1890, centrée initialement sur la fabrication du papier et, par la suite, sur des activités graphiques et éditoriales. En 1912, les presses des Weiszflog imprimèrent des livres pour le compte des Éditions Francisco Alves, dont beaucoup de livres scolaires, ce qui suscita le rapprochement entre Melhoramentos et Arnaldo de Oliveira Barreto. C’est sous l’impulsion de cet éducateur que les Weiszflog s’introduisirent dans ce domaine et, simultanément, dans celui des livres de littérature pour enfants.
2 Miceli S., Intelectuais à brasileira, São Paulo, Companhia das Letras, 2001, p. 153.
3 Voir Carvalho M. M., « Reformas da Instrução Pública », E. M. T. Lopes, L. M. Faria Filho et C. G. Veiga (dir.), 500 anos de educação no Brasil, Belo Horizonte, Autêntica, 2000, p. 237.
4 Note de lecture de Lourenço Filho pour Melhoramentos de 1966, à propos de l’œuvre de Leonardo Arroyo, Literatura infantil brasileira. Le projet de Bibliothèque pour Enfants consistait à publier des livres pour enfants non spécifiquement scolaires mais en accord avec les nouvelles orientations de l’enseignement de la lecture.
5 Monarcha C., Escola Normal da Praça : o lado noturno das luzes, Campinas, SP, Editora Unicamp, 1999, p. 299.
6 Claparède E., A escola e a psychologia experimental, São Paulo, Melhoramentos, 1928, p. 16.
7 Perdurant vraisemblablement jusqu’en 1979 – date de la 13e édition de l’oeuvre Introdução ao estudo da Escola Nova, de Manoel Bergström Lourenço Filho – la collection publia, depuis 1927, 36 titres. Cf. Monarcha C., « Lourenço Filho e a Bibliotheca de Educação », Lourenço Filho : outros aspectos, mesma obra, Campinas, SP, Mercado de Letras, 1997, p. 28.
8 Lourenço Filho M. B., Introdução ao estudo da Escola Nova, São Paulo, Melhoramentos, 1930, p. 19.
9 Lourenço Filho M. B., Parecer (Avis ou Note de lecture), n° 1342, 1950.
10 Lourenço Filho M. B., « O cinema na escola », Escola Nova (segunda phase da revista Educação), Órgão da Directoria Geral do Ensino de São Paulo, vol. II, n° 3 et 4, mars et avril 1931, p. 142.
11 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1713, 1954.
12 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1616, 1953.
13 Cf. Magnani M. R. M., « Testes ABC e a fundação de uma tradição : alfabetização sob medida », C. Monarcha, Lourenço Filho e a Bibliotheca de Educação, op. cit., p. 65.
14 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1341/1326, 1950.
15 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 2027, 1957.
16 Ibid.
17 Claparède E., op. cit., p. 93.
18 Kilpatrick W. H., Educação para uma civilização em mudança, São Paulo, Melhoramentos, 1933.
19 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 32014, 1968.
20 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 2023, 1957.
21 Kilpatrick W. H., op. cit., p. 13 (Prefácio de Lourenço Filho).
22 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1486, s. d.
23 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1304, 1950.
24 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 638, 1939.
25 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1651, 1953.
26 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1830, 1955.
27 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1599, 1952.
28 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1137, 1948.
29 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1541, 1952.
30 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1544, 1952.
31 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1424, 1951.
32 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1407, 1951.
33 Voir Watt I., A ascensão do romance, São Paulo, Companhia das Letras, 1996.
34 L’illustrateur, par exemple, n’était jamais mentionné.
35 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1427, 1951.
36 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1421, 1951. Ultérieurement, membre de la Commission nationale du folklore, l’éducateur se montrera plus ouvert à ce thème.
37 Ferreira B. (adapt.), Viagens maravilhosas de Guliver, 4e ed., São Paulo, Melhoramentos, 1948, p. 18 (Biblioteca Infantil).
38 Lourenço Filho M. B., Parecer, n° 1315, 1950.
39 Cf., par exemple, l’édition suivante : Swift J., Travels into several remote nations of the world, in four parts, vol. III of the Author’s Works, Dublin, Faulkner, 1735. On peut consulter également Swift J., Gulliver’s travels, London, Penguin Books, 1994.
40 Dubois-Marcoin D., « Thèmes et valeurs dans la Robinsonnade au xixe siècle », P. M. Beaude, A. Petitjean et J. M. Privat (dir.), La scolarisation de la littérature de jeunesse, université de Metz, 1996, p. 75-90.
41 Rousseau J. J., Emílio, ou Da Educação, São Paulo, Martins Fontes, 1995, p. 233.
42 Ibid.
43 Dubois-Marcoin D., op. cit., p. 78.
44 La Companhia Editora Nacional publia également Viagem de Guliver, adaptation signée par Monteiro Lobato, dans les années 1930.
45 Plasencia J. (adapt.), Viajes de Gulliver : a Lilliput e Brobdigngnag, Il. por Lisa, Buenos Aires, Atlántida, 1940 (collección « Roja », « Biblioteca Billiken »).
46 Ferreira B., op. cit., p. 4. Cette option n’est pratiquement invalidée que par le rapport que « les officiels du prince » établissent sur les objets trouvés dans les poches des vêtements de Gulliver [...] par la reproduction des paroles du héros, ils mettent en évidence ce qu’il formula sur « l’autre ».
47 Plasencia J., op. cit., p. 9.
48 Quelques critiques considèrent qu’une seule histoire se déroule dans Les Voyages de Gulliver, et non seulement le récit de quatre voyages. Cependant, « bien que le livre ressemble à un roman, son véritable propos est une satire, et Gulliver n’est pas l’auteur de son livre, ni non plus un personnage, même si parfois il le semble. Gulliver est ce dont Swift a besoin qu’il soit à chaque moment de la satire ». Gravil R., Gulliver’s Travels and A modest proposal, London, York Press, 2001, p. 54.
49 Ferreira B., op. cit., p. 46.
50 Plasencia J., op. cit., p. 89. La fin du premier voyage de l’édition de Billiken correspond à celle de l’édition irlandaise de 1735.
51 Ibid., p. 85.
52 Ibid., p. 58.
53 Ibid., p. 36.
54 Ibid., p. 44.
55 Voir Plasencia J., op. cit., p. 65-66.
56 Ibid., p. 66-67.
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