Atlas historiques : on y écrit aussi les mémoires nationales
p. 295-312
Texte intégral
1Le terme Atlas, du grec atléo, signifie porter, supporter. Selon l’une des versions de la mythologie grecque relative à ce titan, Atlas, fils de Japet et de Thémis et frère de Prométhée, fut le pivot d’un conflit entre les dieux. À titre de punition pour avoir eu l’audace d’interférer dans la logique de fonctionnement du monde des dieux, Atlas aurait été condamné à porter, sur ses épaules, le poids des cieux pour l’éternité. Chez les Grecs, le personnage d’Atlas était aussi identifié comme celui de l’Inventeur des livres de cartes. À l’aube de l’Âge Moderne, l’image d’Atlas fut largement utilisée par les maisons d’édition spécialisées dans les collections de cartes1 et, plus tard, d’atlas. À cette époque, les représentations en image d’Atlas ne le présentaient déjà plus comme celui qui portait le poids des cieux. Sur ses épaules est placée l’image du globe terrestre. La relation, déjà établie par les Grecs, entre Atlas et l’invention du livre de cartes fut aussi largement utilisée par les éditeurs de cartes qui, depuis le fin du xvie siècle, commencèrent à accoupler le terme Atlas à la réunion, en un seul livre, de cartes ordonnées suivant un mode de classement à vocation globalisante.
2Comme une encyclopédie qui, à partir d’entrées apparemment autonomes, crée une unité entre le tout et ses parties, les atlas sont configurés comme une narration historique où, depuis le présent, on dialogue avec le passé et on se projette dans le futur. Ainsi conçus, ils fonctionnent comme un lieu de mémoire2. Comme on le verra dans ce chapitre, entre le xvie et le xixe siècle, une méthodologie de lecture et d’interprétation des signes cartographiques a été progressivement instituée. Dans celle-ci, la mémoire de la lecture de cartes antérieures fonctionnait comme modèle pour la démocratisation des signes cartographiques. Bien que sa syntaxe ait connu plusieurs modifications, l’analyse comparée d’atlas produits au cours de l’ère moderne permet de voir que ses organisateurs jouaient avec le couple se souvenir/oublier pour que les cartes remplissent leurs fonctions sociopolitiques et culturelles. Des ressources textuelles, visuelles et statistiques, déjà bien en place dans la culture de leurs consommateurs, étaient réunies dans le but de faire des cartes un lieu de célébration de certains faits et d’organisation des espaces selon une perspective temporelle et fonctionnelle.
3Ce n’est pas par hasard si l’édition et la commercialisation des atlas contribuèrent beaucoup à divulguer, à l’intérieur et hors de l’Europe, le processus de conquête des terres d’outre-mer. Au moyen de leur commercialisation, les maisons d’édition européennes firent de la rhétorique cartographique un moyen de visualisation de l’élargissement spatial du patrimoine culturel européen. D’où l’établissement de la relation entre cartes/atlas et construction de l’idée de nation présente dans les travaux des chercheurs en histoire de la cartographie moderne.
4Dans le passage de la cartographie de la Renaissance à la cartographie dite positive ou scientifique – qui acquiert une plus grande visibilité au cours du xixe siècle – de nouveaux signes ont été agrégés progressivement à la confection des atlas. Des modifications se faisaient, simultanément, tant dans le processus de formation des cartographes, que dans les techniques de mesure et de projection spatiale. L’utilisation d’images figuratives, initialement placées dans les cartes et ultérieurement sur les bords, céda peu à peu la place à d’autres types de représentation cartographique. Les données tirées des recensements, créés à l’origine pour répondre aux demandes des empires coloniaux et ultérieurement à celles liées à la Révolution industrielle, devinrent l’une des principales exigences de ce nouveau langage cartographique. Les cartes urbaines, présentes dans de nombreux atlas de la Renaissance, ont pris une place importante dans la production cartographique sur presque tous les continents. La cartographie des voies de communication et de transport, surtout celle liée à la construction de voies ferrées, se présente aussi comme une autre modalité cartographique typique du xixe siècle3.
5Au cœur des modifications faites dans le domaine de la cartographie, il faut aussi souligner son entrée définitive dans le processus formel de l’enseignement, signe que le domaine des signes cartographiques, auparavant limité à un public sélectionné et cultivé, s’était progressivement élargi. Dans ce processus il est important de rappeler le rôle joué par les sociétés scientifiques en fort développement au xixe siècle. Il leur revenait de proposer et de diffuser les méthodologies utilisées, tant dans l’exécution des cartes thématiques que dans la démocratisation des signes cartographiques enseignés dans les salles de classe des établissements publics et privés.
6Pour ce qui nous intéresse ici, il est important de souligner que, ni le volume, ni la nature des changements opérés dans l’univers de la production cartographique ne bouleversèrent la nature herméneutique de la cartographie, qui continua à être un type de représentation discursive de l’espace calquée sur le mélange entre l’imaginaire et la réalité. Les cartes, organisées ou non en atlas, n’ont pas manqué de fournir des informations sur les espaces cartographiés et d’assumer des fonctions directement liées aux intérêts et aux demandes, matérielles et idéales, de leurs producteurs et/ou commanditaires.
7Dans le cas spécifique de l’utilisation de données des recensements, on sait qu’elles furent, depuis la période coloniale, l’un des instruments des conquêtes militaires et de la collecte des impôts. Tout comme les représentations figuratives, les recensements appliqués aux cartes fonctionnaient aussi comme des guides de l’imagination des utilisateurs de la cartographie. On sait que, appliquées aux territoires coloniaux, les données de recensement ont balayé des cartes, avec une énorme voracité, les ethnies, les langues et les religions, en somme, la cosmologie, qui ne correspondaient pas aux variables des recensements-modèles conçus par les bureaucraties des empires coloniaux. Créée pour servir des intérêts spécifiques, fortement liés aux besoins interventionnistes et inquisiteurs des États coloniaux, la représentation cartographique se structurait à partir d’indicateurs qui intéressaient les centres de pouvoir.
8Les études de Benedict Anderson4 – son analyse sur l’utilisation combinée du recensement et de la cartographie dans des zones coloniales de l’Asie – montrent que le système formel d’enseignement, dans les métropoles et dans les colonies, a fonctionné, surtout à partir du xixe siècle, comme l’un des pôles principaux de diffusion et de démocratisation des signes statistiques et cartographiques. C’est dans les établissements d’enseignement que l’on s’exerçait à mémoriser les cartes antérieures et que l’on divulguait les connaissances de base pour la lecture informative et symbolique des cartes. Ce n’est pas par hasard si la cartographie a toujours été l’une des disciplines enseignées aux princes et aux enfants des élites politiques des empires coloniaux. C’est évidemment parce qu’ils comprenaient leur syntaxe que les cartes leur permettaient de superviser et de contrôler les changements dans le profil de leurs territoires5, sans pour autant qu’il leur soit nécessaire de sortir de leurs centres de pouvoir.
9L’Atlas do Império do Brazil, que nous allons analyser ci-dessous, est l’une des nombreuses preuves de ce que nous essayons de montrer6. Dédié à l’empereur Dom Pedro II et destiné aux élèves du Collège impérial Pedro II, cet atlas a été organisé pour guider le voyage mental des enfants de l’élite politique et intellectuelle de l’empire à travers le territoire national. Pour cela, son organisateur n’a pas seulement eu recours à une vaste documentation historique sur le passé et le présent du Brésil, mais il s’est aussi appuyé sur le souvenir de cartes antérieures.
10Avant de passer à son analyse, nous ferons un bref retour à la fin du xvie siècle, moment où la confection d’atlas commence à avoir un rôle crucial dans le processus de diffusion des signes cartographiques auprès d’un public toujours plus nombreux et plus diversifié.
Le Theatrum orbis terrarum : un modèle d’atlas moderne
11Les organisateurs d’atlas du début de l’ère moderne eurent recours à deux stratégies pour valider leurs itinéraires cartographiques. D’une part, ils choisirent l’Âge d’Or de l’Antiquité comme point de départ pour l’organisation de l’espace moderne et, d’autre part, ils firent précéder la présentation des cartes d’une longue liste de noms de cartographes, de mathématiciens et de géographes reconnus comme des autorités au sein de la communauté des cosmographes européens.
12En 1406, d’après certains savants, ou en 1410, selon d’autres7, Jacobus Ângelus terminait la première traduction en latin du Traité de Géographie de Ptolémée (90-168), commencée par son maître M. Chysoloras, à partir d’une copie acquise à Byzance. Cette version, intitulée Cosmographie et dédiée à l’origine au pape Grégoire XII, a donné le départ à la divulgation de la cartographie ptolémaïque en Europe moderne. Selon Cortesão :
« Gutenberg a imprimé la Bible Chrétienne en 1454, et en 1475 on imprimait à Vicenza, pour la première fois aussi, ce qui allait devenir la “bible de la géographie et de la cartographie”. En 15 ou 16 ans, jusqu’en 1490, ont été imprimées sept éditions de la Geographia, d’ailleurs presque toujours appelées Cosmographie [...]. Après une interruption de 16 ans, 35 éditions de Geographia ont été rapidement imprimées, avant la fin du xvie siècle, et plusieurs autres ont été encore publiées jusqu’au xixe siècle, pour un total de 60 éditions, dont certaines d’ailleurs limitées au Livre I, parfois sans les cartes ou d’une certaine façon incomplètes8. »
13Au-delà de la reconnaissance de l’autorité de l’astronome et du géographe alexandrin et au-delà de la certitude de l’homme de la Renaissance de son héritage gréco-latin, les organisateurs d’atlas – dont beaucoup de géographes, d’astronomes, de collectionneurs de cartes, globes, télescopes et autres instruments utilisés pour la confection de cartes – comprirent que la structure de présentation du monde, présente dans l’œuvre de Ptolémée, était dotée d’un grand pouvoir de communication.
14La forme d’enchaînement des thèmes et des matières qui composaient les huit livres de sa Géographie montraient clairement que Ptolémée savait parfaitement que les signes cartographiques ne sont pas auto-évidents. En alternant cartes, calculs mathématiques et textes, Ptolémée décrit les instruments utilisés pour la mesure des distances, apprend à faire des calculs, des projections et il présente en outre des descriptions sur la faune, la flore et la vie dans les sociétés qu’il cartographiait. À partir de la combinaison de ces langages, l’astronome et géographe alexandrin crée les conditions pour la lecture de son atlas composé de 27 cartes – 10 cartes de l’Europe, 4 de l’Afrique, 12 de l’Asie et une mappemonde.
15Les références constantes de Ptolémée au savoir des astronomes grecs qui l’avaient précédé, comme Ératosthène (276-194 av. J.-C.), Hipparque (160-125 av. J.-C.) et principalement Marin de Tyr (70-130 ap J.-C.), indiquent que, déjà au iie siècle après J.-C., les connaissances cartographiques étaient tributaires de la lecture des cartes antérieures. À l’héritage cartographique du passé, Ptolémée a agrégé de nouvelles connaissances. On sait, par exemple, qu’il a abandonné la projection cylindrique pronée par Marin de Tyr et proposé la projection conique de la terre, où « les méridiens sont rectilignes et convergents et les parallèles sont des arcs de cercles concentriques9 ».
16Au milieu du xve siècle, cette pédagogie de l’observation intégrait les connaissances de nombreux cosmographes, géographes et mathématiciens européens au service des maisons impériales et des compagnies de commerce d’outre-mer. L’expansion des Grandes Navigations stimulait la recherche et le développement de nouveaux instruments techniques de mesure de distances et d’établissement de méridiens et de latitudes. Dans le même temps, une profusion de récits de voyages faisait connaître la faune, la flore et la vie dans les sociétés hors du territoire européen. Bien qu’une grande partie de ces informations soient destinées à des navigateurs et, que pour raison d’État, elles soient limitées seulement aux utilisateurs accrédités par les empires coloniaux, les nouvelles des voyages outre-mer aiguisaient la curiosité et l’intérêt de différents secteurs des sociétés européennes de l’époque.
17Quand l’invention de l’imprimerie permet l’édition de livres, il y a en Europe un public, choisi et cultivé, intéressé à accompagner, de chez eux, l’élargissement du monde, comme on le disait à l’époque. En même temps que les récits de voyage, les livres de cartes devinrent l’un des principaux produits utilisés pour narrer et divulguer la saga des conquistadors, avec tout ce qu’elle avait de réalité et d’imagination. Comme nous l’avons dit ci-dessus, en plus des cartes et des livres, on commercialise aussi des globes et autres instruments utilisés par des géographes et des cartographes, comme des télescopes, des montres, etc. À l’exemple des cabinets de curiosités10, les collections de cartes montrent les efforts des hommes des domaines lettrés pour expliquer la structure de fonctionnement de la nature. Pour cela, les objets collectionnés étaient classés, ordonnés selon leur nature, organisés sur des étagères et exposés dans des salles particulières, ouvertes progressivement aux visites publiques. C’est ainsi que leurs consommateurs font de ces objets un lieu de mémoire.
18Les acteurs sociaux impliqués directement dans la production du langage cartographique – navigateurs, mathématiciens, géographes, astronomes, financés par les maisons impériales et/ou par les compagnies de navigation d’outre-mer – sont intéressés par la création des conditions intellectuelles pour domestiquer la nature. Ils cherchent, grâce à l’emploi de techniques et de méthodes qui cadrent avec la « science particulière de la cosmographie », à créer des formes d’abstraction pour « organiser les terres, les rivières et les montagnes par petits bouts », selon l’expression d’un chroniqueur de l’époque.
19C’est le résultat de ce travail, auparavant manuscrit et confidentiel, qui, une fois édité, intègre progressivement les collections particulières et occupe même une place de choix dans la décoration des bibliothèques privées, servant de toile de fond pour remplir les espaces vides des portraits de princes, bureaucrates de l’administration impériale et de la bourgeoisie commerciale naissante. Avant d’arriver sur le marché, l’édition de ces cartes et plans urbains faisait l’objet d’un travail intense et minutieux. Des dizaines et des dizaines d’individus opéraient dans des ateliers répartis principalement entre Amsterdam, Anvers, Nuremberg, Bâle, Paris, Rome et Venise. Là, les techniques d’impression les plus modernes étaient progressivement mises en œuvre pour donner un sens à la modernité, au monde qui s’élargissait. Sur les tables d’impression, la Geographia de Ptolémée était une présence obligatoire11.
20Mais, finalement, quelle place et quelle fonction occupèrent les cartes de Ptolémée dans l’organisation et l’édition des collections et des atlas modernes ? Évidence de la mémoire et de la tradition de la Renaissance, les textes et les cartes de la Geographia seraient la preuve que les héritiers de la tradition gréco-latine dépassaient, en fait, le niveau de connaissance du monde de leurs ancêtres. Les voyages outre-mer et les incursions sur le territoire européen lui-même, méticuleusement enregistrés sur les cartes, non seulement élargirent, mais aussi corrigèrent le monde jusqu’alors connu. Chaque voyage réalisé dans et hors de l’Europe, chaque rapport produit, chaque correspondance échangée montrait les ruptures entre les cosmologies ancienne et moderne. Passé et présent se présentaient comme des mondes distincts. En principe, la découverte de nouveaux mondes, de nouvelles étoiles, de nouveaux océans prouvait la thèse de l’univers infini et, simultanément, enterrait la thèse ptolémaïque du monde fermé.
21Au cœur de ce processus surgit un nouveau mode d’édition de cartes : l’atlas12, réunion, en un seul livre, de cartes de villes, de pays et de continents ordonnées suivant une logique de classement à vocation globalisante. Une fois réglés les problèmes relatifs au coût de l’impression, à la qualité de la mise en page et à la décision sur la méthode de communication qui serait la plus efficace pour la transmission du message souhaité, les atlas devinrent un succès de ventes. C’est dans ce contexte que, le 20 mai 1570, est publié le Theatrum Orbis Terrarum (Théâtre du Monde) d’Abraham Ortelius13, considéré par les savants comme le prototype de l’atlas moderne. En trois mois à peine, sa première édition, fruit de neuf ans de travail, est épuisée. En 1598, quand meurt ce géographe, humaniste et collectionneur de cartes, 28 éditions, publiées en latin, français, allemand, italien, espagnol, flamand et anglais, avaient été consommées14.
22Dans les atlas d’Ortelius, Mercator, Hondius, Jansson, entre autres, l’héritage de Ptolémée était indéniable. C’est avec sa mappemonde que s’ouvrait normalement la série de cartes qui y figurait. c’est-à-dire que c’est à travers le regard de Ptolémée que le lecteur commençait son voyage à travers le temps et l’espace. L’enchaînement des cartes suivait, dans la plupart des cas, une séquence temporelle progressive. Des cartes anciennes, dont beaucoup d’entre elles narraient les exploits de chefs militaires et/ou politiques, étaient suivies de cartes de villes ou de régions où, grâce à la toponymie et à l’utilisation d’images figuratives de bâtiments publics, de places et de rues, on cherchait à en montrer la modernité. Avec ces Tabulae Novae, les organisateurs d’atlas présentaient les nouvelles découvertes géographiques ou montraient la situation contemporaine de zones du Vieux Monde. À partir de l’insertion de ces tabulae modernae, ce qu’on appelait les erreurs de Ptolémée allaient être progressivement pointées et, par conséquent, corrigées. Marquer les différences entre l’espace ptolémaïque et l’espace de la modernité semble avoir été l’une des principales intentions des organisateurs des atlas de la modernité.
23Suivant l’exemple de l’atlas d’Ortelius, les autres cherchaient aussi à informer et à communiquer sur l’élargissement du monde ; attester des transformations intervenues dans les zones cartographiées par Ptolémée et suggérer au lecteur l’idée que le progrès de la technique et la maîtrise de la science cosmographique étaient capables de mettre de l’ordre dans le chaos des rivières, des montagnes, des terres et des individus éparpillés sur divers territoires. L’hybridité des langues utilisées dans le montage des cartes prenait non seulement en compte la diversité du public intéressé à acquérir ces artefacts culturels, mais aussi cherchait à communiquer « l’architecture du monde, selon l’ordre d’importance attribué à ses éléments constitutifs15 ».
24Pour rendre ce discours efficace, une méthode d’organisation des cartes fut adoptée où, sur une même page de l’atlas, étaient utilisés divers moyens visuels et textuels. À côté de la carte d’une région où l’on voulait mettre en exergue le réseau hydrographique, par exemple, on incluait, sur un des côtés de la page, le plan d’une ville importante de la région ou même un élément-symbole de la grandeur d’une société déterminée. Simultanément, sur les autres espaces de cette même page étaient insérés de petits textes descriptifs sur des aspects de son histoire considérés comme pertinents pour les buts poursuivis par les organisateurs de l’atlas. Dans les angles du cadre de la page, il était habituel d’insérer des reproductions d’allégories, de portraits de cartographes reconnus en Europe ou même de navigateurs et de nobles impliqués dans le processus d’élargissement du monde. Des vignettes avec des scènes d’anthropophagie étaient fréquemment utilisées pour souligner l’exotisme de la vie dans les régions non européennes. Ce mélange de décors faisait de chaque feuille de l’atlas une scène d’informations et de symbolismes.
25L’illustration 1 présente l’une des modalités de ce type de mise en scène. La représentation panoramique de l’oracle de Zeus Amon, en Égypte, dans le coin inférieur gauche de la page, conjuguée aux insignes d’Alexandre de Macédoine, dans le coin inférieur droit, veulent donner au lecteur une idée de la grandeur de sa conquête territoriale, représentée sur la carte insérée au-dessus de ces encarts. On voit ainsi qu’au-delà de la représentation cartographique du territoire conquis par Alexandre de Macédoine, Ortelius a joué avec des textes, des toponymies, des images visuelles et des couleurs pour stimuler et, simultanément, guider l’imagination du lecteur.
Illustration 1
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Source : The Conquests of Alexander the Great, Abraham Ortelius (1595), in Maps of the Ancient World – A book of Postcards, Maine, University Southern Maine, 1994 (The Smith & Osher Collection, University Southern Maine).
27Plus loin, en analysant l’Atlas do Império do Brazil, nous verrons que des signes cartographiques propres au xixe siècle ont servi à reproduire ce même modèle de communication cartographique.
28Si, d’un côté, il est vrai que la cartographie de la Renaissance a été un témoin de l’élargissement du monde, de l’autre, en tant que produit de son temps, ses cartes attestent aussi des ambiguïtés qui ont toujours marqué le dialogue entre le passé et le présent. En dépit de l’intention de souligner la supériorité du monde moderne par rapport à son héritage classique, Thrower16 rappelle que l’utilisation d’instruments cartographiques sophistiqués, l’emploi de données tirées de recensements élaborés par les empires coloniaux et la technique moderne de montage de scenarii cartographiques n’a pas empêché qu’une partie significative des cartographes ait confectionné leurs cartes à partir de concepts cosmologiques et géodésiques issus de la cartographie ptolémaïque. Ce fut, par exemple, le cas des mappemondes de Henricus Martelus et de Gemma Frisius. Dans la Tabula nuovatotius orbis de Frisius on voit que l’existence de la quatrième partie du monde (Nouveau Monde) et la communicabilité entre les océans Atlantique et Indien portent la marque de la cosmologie utilisée par Ptolémée.
29Or, des cas comme ceux-là, courants dans la cartographie de la Renaissance, nous indiquent que la force de la mémoire des cartes anciennes était plus forte que ce que l’on prétendait. L’idéal de rigueur cartographique, poursuivi par les cartographes de l’ère moderne, n’a pas été suffisant pour enterrer la cosmologie ptolémaïque déjà démontée par les voyages outre-mer. Cela signifie que, bien qu’existent déjà les conditions matérielles et intellectuelles pour nier la cosmologie aristotélicienne, exprimée dans la cartographie de Ptolémée, de nombreux géographes, cartographes et mathématiciens de l’ère moderne ont contribué à donner une continuité à la persistance de structures mentales propres aux périodes antérieures. Cet aspect de la cartographie de la Renaissance nous indique que le discours cartographique ne peut pas être vu comme une séquence linéaire et progressive. Ses allées et venues suggèrent une prudence dans l’interprétation de l’enchaînement de ses signes. Elles nous font réfléchir sur les processus de combinaison entre tradition et modernité.
30Au cours des siècles suivants, les atlas continuèrent à fonctionner comme des véhicules de la démocratisation des signes cartographiques. Comme dans le passé, leurs récits cartographiques ne manquèrent pas de jouer avec la mémoire des cartes anciennes et, par conséquent, de réaffirmer la thèse selon laquelle les relations entre tradition et modernité ne sont ni dichotomiques ni exclusives. Au contraire, la conjugaison entre le souvenir et l’oubli est plus complexe que ce qu’affirment les défenseurs d’une histoire linéaire et évolutive.
L’Atlas do Imperio do Brasil : l’écrit cartographique dans la nation brésilienne
31Le territoire brésilien a été, au cours du xixe siècle, l’objet de l’intérêt et du regard de voyageurs étrangers et nationaux. Des aspects de sa faune et de sa flore, ainsi que du quotidien des habitants des villes, des campagnes et des zones de forêt allaient donner naissance à des textes, des dessins, des peintures, des représentations photographiques et cartographiques. Beaucoup de ces travaux furent à l’origine de récits de voyages édités et publiés hors du Brésil. Les étrangers étaient leur principal public. Ils étaient intéressés par la connaissance des aspects de l’exotisme de la vie de cette jeune nation américaine.
32En mai 1868, l’empereur brésilien recevait un cadeau comparable à un programme de voyage : Atlas do Império do Brazil comprehendendo as respectivas divisões Administrativas, Eclesiásticas, Eleitoraes e Judiciárias, signé de Candido Mendes de Almeida. Il s’agit du premier atlas du territoire brésilien édité dans un but éducatif et destiné au public national, spécifiquement à la jeunesse, surtout celle qui fréquente les établissements nationaux d’enseignement secondaire où le Collegio de Pedro II occupe la première place. Dans la lithographie de l’Institut philomatique, à Rio de Janeiro, créée spécialement pour l’éditer, son auteur organise le nombreux matériel collecté pour sa confection.
33Comme Ortelius et d’autres organisateurs d’atlas des siècles précédents, Candido Mendes de Almeida se préoccupe de doter son matériel d’intelligibilité, de crédibilité et de légitimité. Pour cela il se sert de la méthodologie utilisée par l’auteur du Teatro do Mundo, qui avait ouvert son atlas avec une galerie de 87 noms de géographes et cartographes reconnus dans l’Europe du xvie siècle (95 noms selon certains auteurs). Dans l’atlas de Candido Mendes il n’y a pas, à proprement parler, de galerie d’autorités cartographiques. Pour garantir la crédibilité et donner une légitimité à son travail, l’ex-professeur d’histoire et géographie du Lycée de São Luiz do Maranhão informe soigneusement sur les sources de recherche qu’il a utilisées. Si, d’une part, la galerie d’autorités de l’atlas d’Ortelius permet de connaître et d’évaluer la lignée de cosmographes, de géographes et de mathématiciens qui se sont consacrés à la fabrication des cartes à l’aube du monde moderne, d’autre part, la documentation utilisée par ce cartographe amateur brésilien17 permet de suivre le fil de la mémoire historique et cartographique sur le Brésil, disponible alors dans les archives nationales.
34Quelles sources choisit-il pour structurer son guide de voyage dans l’empire brésilien ? D’après notre recherche, cinq types de sources ordonnent son récit historico-cartographique. D’un côté, il utilise des documents officiels contenus dans les Rapports des présidents de Provinces. De l’autre, il se sert de différents modes de mémoires produites par des étrangers et des nationaux. Outre les Mémoires de Voyageurs contenus dans les récits de voyage de Spix, Martius et Gardner, il considère aussi quelques Mémoires historiques de villes, produits par des autorités locales. En tant que membre de l’IHGB (Institut historique et géographique du Brésil)18, Candido Mendes démontre sa connaissance des Mémoires imprimés dans la Coleção de notícias históricas e geográficas das nações ultramarinas19, publiée par l’Académie royale de science de Lisbonne et reproduite dans quelques revues de l’IHGB. En plus de celles-là, Candido Mendes n’a pas négligé les mémoires et les études des hommes politiques brésiliens qui, comme celles de Teófilo Otoni, par exemple, lui ont permis d’imaginer la vie dans les sertões, arrière-pays peuplé d’indigènes sauvages.
35S’ajoutant aux documents officiels et aux mémoires, on trouve les cartes de régions brésiliennes. Produites, pour certaines par des voyageurs étrangers comme Humboldt, Spix et Martius, les autres étaient le fruit du travail d’ingénieurs brésiliens au service des pouvoirs publics, comme Henrique Guilherme Halfeld qui avait dessiné des routes le long du fleuve São Francisco dans la décennie 1850. Pour mener à bien son entreprise, Candido Mendes ne manqua pas de faire valoir sa position importante en politique. Il l’utilise pour obtenir une autorisation afin d’éplucher la collection de cartes des Archives Militaires où, d’après lui, se trouvent des trésors sur l’histoire de la cartographie du passé brésilien. En tant que bon chercheur, il ne s’exonère pas non plus de la consultation des Dictionnaires topographiques de l’Empire et des Dictionnaires géographiques du Brésil20.
36À en juger par les cartes présentes dans son atlas, nous soupçonnons que, très probablement, Candido Mendes a profité des mémoires, des chorographies, puisés dans les dictionnaires topographiques et dans les récits de voyages produits par les membres de la Commission statistique de la Cour, instituée le 25 novembre 182921. Bien que leurs travaux aient beaucoup laissé à désirer, on sait que les travaux de cette commission ont créé les conditions d’une autre décision impériale. À partir de 1834, les provinces commencèrent à se charger de l’élaboration des statistiques provinciales. Pour répondre à cette décision impériale, les présidents des provinces ordonnèrent la confection de cartes et de séries statistiques sur leur population. Il est probable que Candido Mendes ait profité d’une partie des données contenues dans ces travaux effectués au long des décennies 1850 et 1860.
37Mais la documentation textuelle et cartographique ne fut pas la seule à être utilisée par Candido Mendes. Même s’il était un homme de science entraîné aux techniques de recherche de Ranke, si louées par Francisco A. Varnhagen et par les autres membres de l’IHGB, il ne manqua pas de se servir de documents considérés comme douteux par ces centres de recherche. Comme s’il trahissait les enseignements de Thucydide, un des dieux tutélaires de la méthodologie de la recherche de Ranke, Candido Mendes fait appel à Hérodote et utilise, faute de données, des informations fournies par des personnes honorables qui paraîtront non seulement compétentes mais aussi sincères22.
38Pour que la connaissance de la patrie brésilienne, comme il aimait lui-même appeler le Brésil, prenne de la consistance aux yeux de son public, il associe ses connaissances de l’histoire du Brésil à la recherche et à la gestion de la documentation typiquement cartographique. Ses citations des études contenues dans les livres d’História geral do Brasil de Francisco A. Varnhagen, l’historien officiel de la Maison de Bragance, et dans l’História do Brasil de Southey, sont nombreuses.
39À mesure que l’on accompagne le voyage proposé dans l’Atlas do Império do Brazil, on comprend la complémentarité entre histoire et géographie. Sa condition de membre de la Société de géographie de Lisbonne, dont il fut le président au Brésil, de membre associé des Sociétés de géographie de Londres et de Paris et de membre de l’IHGB, renforçait sa conviction que l’enseignement de l’histoire et de la géographie était une condition nécessaire à la formation de la future élite politique de l’empire. Le passage qu’il a établi entre ces deux domaines de connaissance permet aussi d’évaluer une autre question importante pour comprendre la structure de l’organisation de son atlas. Avant d’introduire les cartes et les plans des provinces brésiliennes, Candido Mendes a contextualisé, par le langage écrit, toutes les cartes que ses élèves visualiseraient dans la seconde partie de l’ouvrage. Trente-quatre pages de textes, ordonnés en quatre colonnes verticales, localisent dans l’espace et racontent l’histoire de chacune des provinces brésiliennes.
40En réalité, son expérience de professeur d’histoire et géographie de l’Enseignement Secondaire lui donnait la dimension de la nature de la formation des élèves des écoles secondaires inspirées du modèle du Colégio Pedro II. Il savait qu’elle n’était pas très différente de celle des autres pays à cette même époque. Comme nous le rappelle Eugen Weber, en France aussi les étudiants de cette époque n’avaient pas d’expérience dans le maniement des langages mathématique et visuel. Là, comme au Brésil, le système formel d’enseignement privilégiait le langage textuel23. D’où la nécessité de construire un atlas pédagogique qui rende acceptable, pour le public-cible, la lecture des signes mathématiques et visuels24.
41En tant qu’avocat et homme politique, il connaissait les incertitudes, encore grandes, sur les limites internes entre les provinces du pays. À cette époque, un grand nombre de projets de loi proposant la définition de limites entre les provinces circulait au Sénat. Le thème des limites provinciales était aussi très marqué dans les rapports de plusieurs présidents de provinces. En plus de tout, l’Atlas Geral do Brasil, projet cher à Dom João V et commencé avec le travail desdits pères mathématiciens, ne se concrétisera même pas avec la venue de Dom João VI au Brésil25. Au moment de la guerre du Paraguay, période où l’Atlas do Império do Brasil est en cours d’élaboration, on ressent beaucoup l’absence d’une Carte générale du Brésil. Il est possible que Candido Mendes ait entendu les plaintes du duc de Caxias sur l’absence de cartes de l’intérieur du pays qui avait énormément compliqué la conduite de ses troupes à travers les territoires où les farrapos et les balaios26 avaient combattu l’armée impériale.
42Pour en revenir à la question de la structure de l’organisation de l’Atlas do Império do Brasil et des stratégies de langage utilisées pour limiter et/ou contrôler le pouvoir d’imagination de ses lecteurs, il faut se souvenir que, comme ex-professeur d’histoire, Candido Mendes avait aussi conscience de l’efficacité du discours historique. Il savait aussi que, dès l’instant qu’elle s’appuyait sur la force de persuasion de données « scientifiquement prouvées » par des documents historiques considérés comme dignes de foi, sa construction de la nation brésilienne ne serait pas seulement acceptée comme légitime, mais elle fonctionnerait aussi comme un guide pour ses lecteurs.
43Cela dit, il faut se demander quel type de représentation du territoire brésilien on trouve dans les pages de son atlas. Quelle image du Brésil Candido Mendes offre-t-il aux enfants de l’élite politique et économique de la nation brésilienne ?
44Comme indiqué ci-dessus, la nation brésilienne contenue dans son atlas était le fruit de la conjugaison de quatre ordres institutionnels : l’Administratif, classé par provinces ; l’Ecclésiastique, par diocèses ; l’Électoral, par districts et, enfin, le Judiciaire, par cantons. C’est par la combinaison entre eux que Candido Mendes se propose de guider le regard de la « jeunesse lettrée brésilienne » d’où sortiront certainement les cadres de la vie politique et bureaucratique du Brésil du futur.
45Cette réunion de profils formateurs de la nation brésilienne, c’est-à-dire des fils de Japhet qui, jadis, hissèrent avec la Croix le magnifique et véritable étendard de la civilisation de l’Orbe. De ce fait, l’Empire du Brésil n’était pas le résultat du hasard. Guidés par la providence, les ancêtres de cette jeune nation avaient lutté avec les indigènes et avec les autres peuples qui se disputaient la possession et la domination des territoires que nous occupons aujourd’hui. Ensemble, les représentants des pouvoirs ecclésiastiques et politiques avaient semé les premières graines de ce dont le présent pouvait témoigner. Tout comme Ortelius et d’autres organisateurs d’atlas de l’ère moderne, celui de Candido Mendes crée aussi des scenarii cartographiques pour mieux communiquer ses messages.
46Comme le montre l’illustration 2, pour souligner l’importance de la vie institutionnelle brésilienne, juste après une mappemonde, Candido Mendes présente la carte administrative de l’Empire. Sur celle-ci, les provinces de l’Empire sont historicisées. Ou encore, tandis que les informations contenues dans la partie inférieure de la feuille se chargent de mettre le lecteur au courant de l’accroissement de la population de chaque province27, sur le côté inférieur droit, une carte des voyages de découverte et de conquête du Nouveau Monde se charge de rappeler le début de la formation de la nation brésilienne. Une fois qu’il avait lu le récit de la formation de chaque capitainerie pendant la période coloniale, le lecteur était en mesure d’évaluer les changements intervenus dans l’espace territorial brésilien au cours des siècles.
Illustration 2. – Carte politico-administrative de l’Empire du Brésil.
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Source : Atlas do Império do Brazil comprehendendo as respectivas divisões Administrativas, Eclesiásticas, Eleitoraes e Judiciárias, Candido Mendes de Almeida, Rio de Janeiro, Lithographia do Instituto Philomathico, 1868 (Arquivo Público Mineiro).
48Pour donner suite à son récit, Candido Mendes insère, après la mappemonde et la carte administrative, une carte religieuse de l’Empire. En comparant le Brésil administratif avec le Brésil religieux, les jeunes lecteurs du sénateur se rendraient certainement compte de l’importance de l’Église dans l’histoire brésilienne. La présence de ses 12 diocèses répartis sur tout le territoire national était la preuve absolue de la thèse selon laquelle le Brésil était l’héritier de la chrétienté européenne. Sa certitude du rôle civilisateur de l’Église dans l’histoire du Brésil était telle que, en 1873, Candido Mendes n’hésita pas à défendre les évêques de Olinda et de Belém – Dom Vital de Oliveira et Dom Antonio Macedo Costa – condamnés à la prison par Dom Pedro II dans l’affaire qui entra dans l’histoire du Brésil sous le nom de La Question Religieuse, considérée par beaucoup d’historiens comme l’un des détonateurs de la crise monarchique qui mènerait à la Proclamation de la République du Brésil28.
Illustration 3. – Carte de la Province du Mato Grosso.
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Source : Atlas do Império do Brazil comprehendendo as respectivas divisões Administrativas, Eclesiásticas, Eleitoraes e Judiciárias, Candido Mendes de Almeida, Rio de Janeiro, Lithographia do Instituto Philomathico, 1868 (Arquivo Público Mineiro).
50Après avoir emmené son public dans un voyage panoramique dans la nation brésilienne, Candido Mendes se met à détailler l’histoire de chacune des provinces de l’Empire, représentées à partir du même schéma discursif. Le modèle de présentation de la province du Mato Grosso, illustration 3, est le même que celui utilisé pour toutes les autres. Une carte contenant ses limites politico-administratives, centrée sur la feuille, fait ressortir le réseau hydrographique de la région cartographiée. Dans le coin inférieur droit, une légende donne sa dimension en lieues. À gauche, juste au-dessous du nom de la province, Candido Mendes insère un tableau statistique avec des données sur sa population et sur la localisation de ses principales villes. Vient, ci-dessous, un plan de sa capitale. L’organisateur de l’atlas y met en relief les icônes de sa vie politique, administrative, religieuse, commerciale et industrielle. Pour cela, il crée une légende où il est possible de localiser ses bâtiments publics, ses églises et ses commerces, ainsi que ses établissements industriels et ses places publiques. Ce sont les signes qui symbolisent le progrès et la continuité de l’entreprise des premiers colonisateurs.
51À la fin de la séquence des représentations cartographiques des provinces de l’Empire, le lecteur est confronté à une surprise. Candido Mendes donne vie à une thèse déjà présentée dans la première partie de l’atlas. Il matérialise l’existence d’une province qui n’existe pas au Brésil : la Province de Pinsonia, en hommage au navigateur Vicente Yanes Pinson, dont la carte est construite sur les mêmes critères que les autres cartes des provinces. En plus de rendre visible une de ses utopies, la province imaginaire, située entre la Province de Grand Pará et la Guyane française (actuel Amapá au nord ouest du Pará), c’est un moyen utilisé par ce sénateur de l’Empire pour dialoguer avec un public autre que celui à qui était destiné son atlas.
52À ce moment-là, l’organisateur de l’atlas s’adresse, de préférence, à ses collègues du Parlement, qui ont le pouvoir de définir les limites des provinces. La province de Pinsonia n’était, finalement, rien d’autre que celle, qu’en 1853, il avait appelée Oyapoquia dans un projet envoyé au Sénat brésilien. Détentrice d’une vaste forêt d’hévéas, de la gomme élastique, comme il le disait lui-même, cette région pourrait, si elle avait une autonomie politique, faire croître le rôle du pays sur la scène internationale. En plus d’exporter du café et d’autres produits agricoles, le Brésil pourrait aussi marquer sa présence sur la scène internationale grâce à la commercialisation d’une matière première hautement convoitée par les pays industrialisés : le caoutchouc.
53Bien que l’insertion de cette province imaginaire dans son atlas obéisse à des objectifs politiques spécifiques, son inclusion concernait aussi les élèves du Collégio Imperial de Pedro II. Il était important que, très tôt, ces héritiers de l’élite brésilienne apprennent la nature transitoire de la démarcation des limites et des frontières, toujours dépendante d’accords pour sceller les intérêts matériels et idéaux des dirigeants politico-militaires et diplomatiques de chaque période historique.
54Dans notre analyse de l’effort de démocratisation du langage historico-cartographique mené par Candido Mendes, il faut aussi souligner le rôle d’un recours pédagogique très courant dans les atlas du xixe siècle destinés à l’enseignement. Nous nous référons, spécifiquement, aux cartes muettes. Candido Mendes insère sur une même page une carte du Brésil et un petit encart, fait à la plume, contenant ce qu’il appelait les configurations et les accidents physiques de la terre. Après avoir appris à identifier les signes correspondants aux accidents physiques (océan, mer, village, péninsule, archipels, fleuves, plateaux, montagnes, volcans, etc.), l’élève était amené à localiser chacun d’eux sur les cartes de ses pays. Dans le cas spécifique du territoire brésilien, les élèves ne rencontreraient pas la présence de signes liés aux accidents physiques à effet pervers, comme les volcans, par exemple. Au lieu d’indicateurs de catastrophes, le territoire brésilien était parcouru par un réseau hydrographique étendu, en plus des chaînes de montagnes, des plateaux, etc.
55Les espaces occupés par ces limites naturelles – qui constituèrent, au xviiie siècle, une des obsessions des cartographes militaires et jésuites – étaient, au xixe siècle, parsemés de villages et de villes. Or, l’usage de ce recours pédagogique ne se limite pas au pragmatisme didactique, il a aussi une fonction symbolique. Si les cartes du xixe siècle ne comportent plus la visualisation des lacs enchantés, si courants dans la cartographie des cosmographes-en-chef des xvie et xviie siècles, dans les années 1800 on continue à évacuer, sur un autre registre, l’imaginaire ancien d’un Brésil paradisiaque.
56Les richesses de son sol, dont Candido Mendes disait qu’elles étaient inépuisables, pourraient aussi servir de support à des projets d’immigration étrangère. Tout comme au début de la colonisation, le Brésil du xixe siècle devrait continuer à accueillir à bras ouverts tous ceux qui [le] demanderaient. En disant :
« Faisons, si possible, connaître de plus en plus nos célèbres rivages aux peuples frères de tous les coins de notre Planète, invitons-les, de façon courtoise et encourageante, à venir nous aider à cultiver ce grand et opulent patrimoine... »
57Candido Mendes avait le regard tourné vers le futur. Ce n’est pas par hasard si dans son récit cartographique il y a un silence quasi absolu sur la présence de l’esclavage dans l’histoire du pays. Ce sénateur de l’Empire joue tout le temps avec Léthé et Mnémosyne pour oublier les Noirs et rappeler les indigènes et les Européens dans la formation du peuple brésilien. Pour la seconde édition de son Atlas, il propose d’élaborer
« une carte de tout le pays comme nous imaginons qu’il devra être, chaque fleuve ayant son nom indigène primitif, ainsi que les îles, les villages, etc. et, sur la côte, les noms que les premiers navigateurs donnèrent aux caps, aux pointes, aux baies et aux anses de façon à rendre compréhensibles nos anciennes chroniques et les faits de nos premiers explorateurs ».
58Pour finir, il reste à attirer l’attention sur le fait que les atlas historico-géographiques doivent être lus comme des livres. Leur composition, comme celle de tout autre livre, est faite à partir de signes textuels et visuels qui, ensemble, proposent une unité de sens. Sans négliger la dimension informative de la cartographie, nous en privilégions la nature herméneutique. Comme nous le rappelle Harley – un des géographes responsables de l’analyse de sa dimension symbolique –, nous cherchons à montrer que les cartes sont « une manière d’imaginer, d’articuler et de structurer le monde des hommes29 ».
59Si, jusqu’à la Renaissance, l’art de faire des cartes a varié en fonction de la culture qui les a produites, à partir de l’invention de l’imprimerie et surtout avec la divulgation des signes cartographiques, via un système formel d’enseignement, on comprend l’expansion d’un processus de standardisation du langage cartographique. Cependant, les études sur l’histoire de la cartographie montrent que cette démocratisation des signes cartographiques, née du dialogue entre la cosmologie ptolémaïque et la cosmologie moderne a été lente et imprégnée d’un dialogue asymétrique entre le souvenir et l’oubli, entre tradition et modernité. En d’autres termes, bien que la méthodologie d’organisation des cartes dans un atlas soit tributaire d’une norme née et développée à partir de l’aube de la modernité, ce dont on veut se souvenir et ce que l’on veut oublier dans les Atlas nationaux dépend, fondamentalement, du mélange d’intérêt et d’imaginaire constitutif de la culture de ses organisateurs.
60C’est pour cela que, pour que les cartes/atlas se fassent entendre, il est urgent de les concevoir en tant qu’artefacts technico-culturels, datés dans leur production et dans leur réception. Quand elles sont organisées en atlas, non seulement les cartes nous parlent des intentions des cartographes et de leurs commanditaires, mais elles nous mettent aussi en contact avec les motivations et les fonctions sociales qui leur sont attribuées par leurs organisateurs. Pour que les cartes permettent des voyages et des interprétations différenciées, leur assemblage sous forme de livres, en atlas, allié à la démocratisation de leurs signes, par le système éducatif, limite le pouvoir d’imagination de leurs lecteurs. À cet égard, la lecture d’un atlas présuppose l’établissement de dialogues qui le transcendent. Il nous met en contact avec l’univers socio-culturel de ses producteurs et de son public-cible. Ainsi conçu, un atlas fonctionne comme document/monument, comme un lieu de mémoire et, comme tel, nous fait cheminer au-delà de lui-même. Il nous renvoie à des questions et à des problèmes relatifs à la signification des pratiques sociales de la période à laquelle il fut produit.
Notes de bas de page
1 Comme nous le rappelle Christian Jacob, ces collections ne peuvent pas se confondre avec les atlas modernes. Comme n’importe quel travail de collectionneur, ces livres ne réunissaient que des cartes détachées, montées par des libraires-imprimeurs, à la demande du client. Avant d’organiser son atlas, Abraham Ortelius a été un grand collectionneur de cartes. Sur ces questions voir Jacob C., L’empire des cartes : approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992, p. 99-107, et, sur la thématique spécifique des collections et des collectionneurs, Pomian K., « Coleção », Encliclopédia Einaudi, Lisboa, Memória-História, vol. 1, p. 51-86.
2 Sur ce concept de mémoire, voir Pollak M., « Memória, esquecimento, silêncio », Estudos Históricos, São Paulo, n° 3, 1989 et Halbwachs M., « Memória coletiva e memória individual ; Memória coletiva e memória histórica », A memória coletiva, São Paulo, Vértice, 1990. Sur l’idée du territoire comme lieu de mémoire, voir Nora P., Les lieux des mémoires, Paris, Gallimard, 1986, t. 1.
3 Sur la diversité de la cartographie des années 1800, voir Thrower N. J. W., Maps & civilization: cartography in culture and society, 2e ed., Chicago/London, University of Chicago Press, 1996, p. 125-160.
4 Anderson B., Comunidades imaginadas : reflexiones sobre el origen y la diffusion del nacionalismo, México, Fondo de Cultura Econômica, 1993, p. 231 et suivantes. Selon cet auteur, la « fiction du recensement » se trouve dans le fait que ses données transmettent l’idée que tous les individus sont inclus dans les variables qui le composent et, de plus, que chacun a une place unique. Il n’y a pas de fractions. Cependant, sous la catégorie « Autres », les organisateurs d’un recensement peuvent éliminer une ethnie ou même une religion qui, dans un secteur déterminé, est fondamentale pour que ses membres se sentent partie prenante d’une communauté donnée.
5 Anderson B., ibid., p. 258 et Revel J., « Conhecimento do território, produção do território : França, nos séculos XIII-XIX », A invenção da sociedade, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1992, p. 145.
6 Cette étude a été développée à partir de la première édition de l’Atlas do Império do Brazil compreehendendo as respectivas divisões Administrativas, Eclesiásticas, Eleitoraes e Judiciárias, elaborado por Cândido Mendes de Almeida, Rio de Janeiro, Lithographia do Instituto Philomathico, 1868. Il est dommage que la seconde édition, de 2000, se soit limitée à ne reproduire que les plans et les cartes de cet atlas. Comme nous le verrons, la compréhension de ses plans et des cartes est directement liée à l’ensemble de textes qui les précèdent.
7 Sur ces questions, voir Brown L. A., « The map and chart trade », The story of maps, New York, Dover Publications, 1979, p. 150-179 ; voir aussi Cortesão A., « Curso de historia da cartografia », Esparsos. Actas Universittis Conimbrigensis, Coimbra, Imprensa de Coimbra, 1975, vol. II, p. 221-261.
8 Cortesão A., ibid., p. 251-252. Selon le même auteur, l’impression de la Géographie de 1475 ne contenait pas les cartes de Ptolémée, ce n’est que dans la traduction de 1477, faite à Bologne, que les 27 cartes ont été reproduites. « Cette édition constitue donc, comme on l’a justement appelé, le premier Atlas universel gravé », p. 263-264.
9 Cortesão A., op. cit., p. 231-232.
10 Selon Adalgisa Lugli, les collections des cabinets de curiosités étaient organisées suivant deux axes : Naturalia et Mirabilia. Le premier créait une lecture du monde à partir de sa classification en fonction des règnes animal, végétal et minéral ; le second montrait le produit de la création humaine, du passé et des sociétés de Nouveau Monde. Dans le cas spécifique des collections de cartes, leurs livres montraient les représentations mathématiques et astronomiques des terres cartographiées, mais aussi inséraient des images de l’imaginaire sur les terres que Ptolémée appela inconnues. Sur les cabinets de curiosités, voir Lugli A., « Naturalia et Mirabilia : collections encyclopédiques des cabinets de curiosités », Paris, Adam Biro, 1998 ; Pôssas H. C. G., Gabinetes de curiosidade e museus : criação e poder ou memórias e esquecimentos, Belo Horizonte, Fafich, 2003 (mimeo).
11 On sait que, au début, ce travail d’impression de cartes connut une certaine résistance de la part de ceux dont le regard était habitué aux images qui composaient les cartes manuscrites. Cependant, en peu de temps, le soin et l’engagement des organisateurs de collections de cartes surmontèrent la surprise initiale.
12 Bien que l’atlas de A. Ortelius soit considéré comme le premier atlas moderne, le mot « atlas », conçu lors du classement de cartes de différents continents, a été utilisé pour la première fois par G. Mercator dans son Atlas sivecosmographiecale meditationes de fabricamundi et fabricati figura. Sur cette information, voir Cortesão A., op. cit., p. 264.
13 Sur cela, voir Jacob C., L’empire des cartes : approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992, p. 103 et Brown L. A., « The map and chart trade », The story of maps, New York, Dover Publications, 1979.
14 Selon Christian Jacob, ce furent près de 30 éditions jusqu’à la dernière, datée de 1624. Sur ces questions, voir Jacob C., op. cit., p. 109. Bien que le xviie siècle soit considéré comme l’Âge d’Or des atlas, on sait que beaucoup d’entre eux avaient déjà été édités au siècle précédent. Souvenons-nous par exemple de l’atlas de Oroncé Fine (1531), de l’Atlas de Flandres de Gerhard Mercator (1540) et de son Atlas universal (1568).
15 Tucci U., « Atlas », Enciclopédia Einaudi, Memória-História, Lisboa, Casa da Moeda, 1984, vol. I, p. 130.
16 Thrower N. J. W., Maps & civilization: cartography in culture and society, 2e ed., Chicago/London, University of Chicago Press, 1996, p. 125-160.
17 En plus d’ex-professeur d’histoire et géographie du Lycée de São Luiz do Maranhão, Candido Mendes de Almeida a été l’auteur d’une carte intitulée A Carolina ou a definitiva fixação dos limites entre as províncias do Maranhão e Goyas, publiée par Typographia Episcopal de A F. Guimarães à Rio.
18 Dorénavant nous utiliserons le sigle IHGB chaque fois que nous nous référerons à l’Institut historique et géographique du Brésil.
19 Toutes les expressions en italique inscrites à l’intérieur des paragraphes ont été extraites de l’atlas de Candido Mendes, édition de 1868, lu dans l’Arquivo Público Mineiro/Belo Horizonte.
20 Candido Mendes de Almeida, né au Maranhão en 1818, obtint son diplôme d’avocat en 1839, à Olinda et, un an après, il était déjà procureur et professeur d’histoire et géographie au lycée de São Luiz do Maranhão, charge qu’il assuma jusqu’en 1850. En 1843, quand l’empire commença à vivre la Pax Imperial, il exercera, pour la première fois, la charge de député général de la Province du Maranhão. Sept ans plus tard, il renonce au travail dans les salles de classe, tout en maintenant ses liens avec plusieurs sociétés scientifiques internationales et nationales. En 1871, après avoir représenté l’électorat du Maranhão pendant cinq législatures consécutives, il deviendra sénateur de l’Empire du Brésil.
21 Sur ces questions, voir Botelho T. R., População e nação no Brasil do século XIX, thèse (doctorat) – USP, São Paulo, 1998.
22 Cet aspect de la recherche documentaire de Candido Mendes doit être souligné car, à notre avis, il démontre que l’usage d’une source orale, fortement critiqué dans les manuels de recherche du xixe siècle, semble avoir été plus courant que ce que l’on imagine.
23 Selon Eugen Weber, la figure de l’hexagone français ne sera que tardivement popularisée auprès du public lecteur de l’atlas de la France. Comme au Brésil, le système éducatif français privilégie aussi la cartographie écrite plus que celle visuelle abstraite. Cf. Weber E., « L’hexagone », P. Nora, Les lieux des mémoires, Paris, Gallimard, 1986, t. 1, p. 97-115.
24 Un des indices montrant que Candido Mendes suivait le développement de la cartographie étrangère, surtout française, se trouve dans la désignation de cartographes et d’organisateurs d’atlas pédagogiques français dans la liste des documents étudiés par Candido Mendes. Selon ses informations, les cartes et les atlas de Brué, Garnier, Houzé, Dufour, Buchon, Delamarche et Colton ont été étudiés.
25 Sur les cartes des pères mathématiciens, voir Almeida A. F., A formação do espaço brasileiro e o projeto do Novo Atlas da América Portuguesa (1713-1748), Lisboa, Comissão Nacional para as Comemorações dos Descobrimentos Portugueses, 2001.
26 Littéralement « chiffons » et « paniers ». La Guerra dos Farrapos et les Balaiadas sont les noms donnés aux guerres régionales, à caractère républicain, qui eurent lieu au xixe siècle contre le pouvoir impérial (N.D.T.).
27 Nous ne pouvons oublier que le premier grand recensement fait au Brésil date de la décennie 1870. Il est donc probable que les données sur la population disponibles dans l’atlas de Candido Mendes ont été extraites des listes nominatives des décennies 1830 et des recensements partiels des années 1850 et 1860. Sur ces questions, voir Botelho T. R., op. cit.
28 Ce n’est pas par hasard si, peu après cet épisode, Candido Mendes de Almeida, fut fait officier de l’Ordre de la Rose et commandeur de l’Ordre de Saint-Grégoire-le-Grand de Rome.
29 Gould P. et Bailly A. (dir.), Le pouvoir des cartes : Brian Harley et la cartographie, Paris, Diffusion Économique, 1995, p. 20-21.
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