La nation dans les livres : la bibliothèque idéale dans la collection « Brasiliana »
p. 233-246
Texte intégral
Collection, bibliothèque, encyclopédie
1La bibliothèque disparue d’Alexandrie, fondée au troisième siècle avant J.-C., née du rêve de Ptolémée Philadelphe de réunir tous les livres et tout le savoir du monde1, fut la matrice de l’association emblématique de l’idée de bibliothèque et de collection avec celle de regroupement et d’exhaustivité de la connaissance, qui avança de l’antiquité jusqu’à la modernité, et se concrétisa, surtout à partir de la seconde moitié du xviiie siècle européen, dans divers projets éditoriaux et initiatives intellectuelles, alimentés aussi, à leur tour, par le rêve d’une connaissance universelle et exhaustive. Ce rêve inspira les « bibliothèques sans murs », pour citer l’heureuse expression de Roger Chartier2, pour qualifier ces bibliothèques immatérielles, seule forme possible, d’après lui, de bibliothèque à dimension universelle.
2Comme l’a plusieurs fois répété Jean-Yves Mollier3, le xixe siècle fut le siècle des dictionnaires, mais aussi des collections et des encyclopédies, dans le cas de la France, ce qui, selon lui, transforma « le monde des librairies ». Ce phénomène de transformation, ajoute-t-il, n’est pas passé inaperçu pour Balzac, qui le traduisit par la recommandation de Lousteau à Lucien : « Tu seras une collection », relevée dans le roman Illusions perdues, et qui semble aujourd’hui moins énigmatique.
3Les résultats de ces nouvelles stratégies éditoriales, nouvelles formes d’organisation, de réunion, de présentation et même de reproduction de textes destinés au divertissement ou même à la vulgarisation de la connaissance scientifique et à sa mise à la disposition d’un plus grand nombre de lecteurs, bien que perturbants pour les écrivains – contraints par les nouveaux critères qui entrent en vigueur dans le domaine de l’édition, où un ensemble vaut mieux qu’une œuvre rare –, firent de l’encyclopédie et de la collection une réalité éditoriale qui ne se limita pas au paysage éditorial du xixe siècle français.
4Une telle pratique éditoriale, fruit de la concurrence entre éditeurs et de la nécessité de capter de nouveaux lecteurs, donna une grande vitalité à la production et au commerce des livres. Grâce à elle, le livre fut édité sur une plus grande échelle et à un moindre prix, avec pour cible des publics spécifiques, ce qui entraîna une segmentation du marché de la lecture. Ce qui signifie que des livres différents commencèrent à être édités pour des catégories différentes de lecteurs : jeunes, femmes, enfants, voyageurs, professionnels.
5Les collections, dont les ensembles furent aussi appelés « bibliothèques4 », sont identifiées par leur origine éditoriale – comme la « Bibliothèque Charpentier », la « Bibliothèque des chemins de fer » de Hachette, la « Collection Michel Lévy » – par leur label, qui les présentent comme universelles, ou les qualifient d’œuvres complètes, de classiques, et par leurs différents formats – comme le « portatif » –, ou encore les couleurs et les couvertures qui les personnalisent, déterminent leur standard et facilitent leur identification. Stimulées, d’une part, par une conception du progrès social issue des Lumières, basée sur la rationalité, la connaissance et les livres, et, d’autre part, entraînées par les vents favorables des politiques de l’éducation qui ouvraient la voie aux éditions scolaires et universitaires, les collections s’affirmèrent comme un modèle attrayant et rentable sur le marché du livre. Sans s’en tenir à un unique critère de réunion ou de sélection, les collections, ou bibliothèques, se matérialisèrent en compilations d’auteurs sur un même thème, en œuvres d’un même genre ou d’un même objet réunies en séries, ou, partageant des traits matériels uniformes, en œuvres aux caractéristiques communes et publiées par un même éditeur. Souvent assimilées à l’édition populaire, il est important de retenir qu’elles comportaient des objets éditoriaux distincts, comme le rappelle une spécialiste des collections, Isabelle Olivero5.
6La réalité de la diffusion des collections, ou bibliothèques – en tant que stratégie commerciale diffusée dans le monde entier par le capitalisme d’édition – va être marquée par les spécificités des différentes sociétés historiques, qui vont imprimer à cette formule éditoriale à succès leur marque et leur conception particulières. Dans cette perspective, notre intention, ici, est de montrer, en nous basant sur la Coleção Brasiliana, comment cette collection fut conçue, simultanément, comme une bibliothèque, et même une bibliothèque idéale, et comme une encyclopédie. Il faut également réfléchir sur le fait que cette collection, dans son ambition de s’affirmer comme bibliothèque et comme encyclopédie, a été saluée, en tant que telle, par les intellectuels et les hommes publics du Brésil des années 1930. Nous souhaitons évaluer la cohérence et les hypothèses de cette conception ainsi que son accueil.
7Pour cela, comme point central de notre approche, nous avons choisi d’envisager la Coleção Brasiliana sous l’angle des possibilités ouvertes par le concept de bibliothèque « en tant que lieu, en tant que dispositif intellectuel, en tant que métaphore », comme le propose Christian Jacob6. Un lieu « où sont tissés plusieurs fils qui concernent l’organisation, l’extériorisation et les domaines de la mémoire7 ». La bibliothèque pensée comme un espace de problématisation et de questionnements à propos de ses principes d’accumulation, de sélection, d’ordre et de cohérence ; les usages et les accès qu’elle offre ; les « projets intellectuels et politiques qui la sous-tendent8 ».
L’histoire de la Brasiliana
8Cela posé, il nous faut situer l’histoire de la Brasiliana. Fondée en 1931 par Octales Marcondes Ferreira, sous les auspices de la Cia. Editora Nacional – dont il était le directeur et le propriétaire – et sous la direction de l’intellectuel et éducateur Fernando de Azevedo, la Coleção Brasiliana fut, sans aucun doute, la plus grande entreprise éditoriale destinée à rassembler systématiquement les connaissances sur le Brésil, sans équivalent, jusqu’à ce jour, dans l’histoire de l’édition du pays. La Brasiliana fut conçue comme un dédoublement de la célèbre « Biblioteca Pedagógica Brasileira », conçue alors par Fernando de Azevedo et dirigée par lui jusqu’en 1946 ; elle avait été lancée, comme nous le rappelle Hallewell9, simultanément avec la création du nouveau ministère de l’Éducation et de la Santé, sous la direction de Francisco Campos. La « Biblioteca Pedagógica » fut conçue en cinq sections : Littérature jeunesse, Livres didactiques, Actualités pédagogiques, Initiation scientifique et Brasiliana. La section de Littérature Jeunesse se fit connaître par la publication de quelques livres pour enfants de Monteiro Lobato et par les adaptations de classiques de la littérature universelle enfantine, adaptations réalisées par Lobato lui-même. La section Initiation Scientifique était déjà tournée vers la divulgation et la vulgarisation scientifique, alors que celle des Livres didactiques fut orientée vers la production d’une nouvelle littérature scolaire, ce qui fut fait grâce à des commandes de livres spécifiques pour la collection, fait inédit sur la scène éditoriale du pays à cette époque10. Pour sa part, la section Actualités pédagogiques fut pensée comme un support à la formation professionnelle des professeurs, des pédagogues et des éducateurs. Cette section, ainsi que celle d’Initiation scientifique, comme l’a signalé Maria Rita Toledo11 bénéficiait de programmes éditoriaux souples, permettant que des titres programmés pour l’un soient publiés dans l’autre, suivant les liens qui les unissaient. Dans cet ensemble, la Coleção Brasiliana constitua la cinquième série de la « Biblioteca Pedagógica ».
9Il est difficile d’imaginer le projet éditorial de la Brasiliana, qui intégrait la « Biblioteca Pedagógica », sans noter que l’histoire de la Companhia Editora Nacional fut le fruit d’un partenariat entre Octales Marcondes Ferreira et Monteiro Lobato, et que ce dernier eut un rôle décisif dans la modernisation de l’industrie de l’édition et du marché des livres au Brésil entre les années 1910 et 1920, et dont l’histoire de la Nacional sera tributaire dans les années 1930 et 1940. Avec une longue expérience qui remontait à ses années d’éditeur/propriétaire de la fameuse Revista do Brasil et de la Companhia Gráfica Editora Monteiro Lobato, l’écrivain révolutionna les pratiques de l’édition et de la commercialisation des livres au Brésil, cherchant à développer un public lecteur et, pour cela, transformant le livre en une marchandise attrayante et rentable12. C’est pour éditer ses propres livres avec une bonne qualité graphique et commerciale qu’il devint propriétaire de la Companhia Gráfica. Sa phrase, tant de fois citée, est célèbre : « Je fais des livres et je les vends, exactement comme celui qui fait des balais et qui les vend, comme celui qui fait des saucisses et qui les vend13. » Pour bien les vendre, comme il l’avait fait lors de son expérience à la Revista do Brasil, il fut le premier à investir dans la forme matérielle de ses imprimés, soignant la pagination, la couverture, le format, etc., de façon à donner un bel aspect à son produit. Il ouvrit des espaces pour la diffusion et la publicité ; il élargit les circuits de distribution en installant des points de vente dans différents types d’établissements commerciaux (sur ce point, il faut le dire, en harmonie avec la meilleure tradition de la Livraria Garnier)14 ; il embaucha du personnel spécialisé dans les arts graphiques, par souci de l’impression, de la mise en page et de l’illustration des œuvres ; il importa les machines et les équipements les plus modernes de l’époque, qui finirent par le conduire à la faillite, en compagnie de son associé depuis 1919, Octales Marcondes Ferreira. Après la liquidation en 1925, il réussit, en 1926, à acheter avec Octales le fonds de son ancienne société et fonda alors la Cia. Editora Nacional, dont il se séparera quand la Brasiliana sera créée en 1931.
10Il convient de se souvenir que la décennie 1930 sera le théâtre d’un vigoureux essor éditorial et d’un grand développement du marché du livre quand, à l’exemple de la Cia. Editora Nacional, paradaient des maisons d’édition comme Editora Globo à Porto Alegre, José Olympio, Pongetti Frères et Francisco Alves à Rio de Janeiro, Melhoramentos à São Paulo, et des éditeurs entrepreneurs, à l’exemple de Monteiro Lobato, Octalles Marcondes Ferreira, José Olympio – ex-employé de la Livraria Garraux de São Paulo – et le gaúcho15 Henrique Bertaso. Parmi les modifications apparues dans les pratiques éditoriales, nous pouvons citer la disparition des anciens artisans imprimeurs, qui signaient leur travail, laissant la place à une impression anonyme effectuée dans des entreprises commerciales d’impression. Dans le cas de la Nacional, on peut constater sur ses plannings d’édition que les imprimeurs graphiques, bien qu’ils soient encore présents dans le travail d’impression, succombaient face à l’imprimerie de la Revista dos Tribunais, qui commença à s’occuper de l’impression de la plupart des titres de la Coleção Brasiliana. La Nacional fut d’ailleurs pionnière au Brésil dans la séparation du travail graphique de celui d’édition. Cette donnée est révélatrice bien qu’elle ne soit qu’un des indicateurs de la manière dont se firent l’essor éditorial et la modernisation du parc d’édition que le Brésil connut ces années-là.
Un projet ambitieux
11Ce bref voyage dans l’histoire de la Brasiliana était nécessaire pour que nous puissions souligner le fait que Octalles Marcondes Ferreira vécut aux côtés de Lobato, l’expérience d’une nouvelle relation avec la production et la commercialisation des livres. Il a aussi accompagné de près la croisade nationaliste de l’écrivain – commencée dans la Revista do Brasil – ainsi que tous ses efforts afin de connaître le Brésil de façon plus profonde, d’établir un diagnostic sur ses problèmes et d’en chercher les solutions, en ayant toujours à l’esprit la préoccupation de civiliser le pays. Croyant toujours au rôle civilisateur de l’éducation et de la lecture, Lobato – comme plusieurs intellectuels de sa génération – lutta contre l’idée pessimiste selon laquelle notre modernité était une modernité condamnée. Ainsi, au point de rencontre entre l’intérêt commercial et un projet national, l’écrivain et l’éditeur partageaient la croyance dans le pouvoir instrumental du livre. Le livre, non seulement comme gisement de savoir, de connaissances, de vérités, de pratiques et de techniques de savoir, mais aussi formateur social et réformateur politique. Cela est essentiel pour comprendre la manière dont la Coleção Brasiliana fut conçue, c’est-à-dire, à l’intérieur de la Biblioteca Pedagógica, et pour comprendre le choix de Fernando de Azevedo de la diriger. Il est important de rappeler ici que Azevedo qui, comme nous l’avons vu, avait aussi dirigé la Coleção Atualidades Pedagógicas, agit en harmonie avec les projets de réforme pédagogique de l’éducateur Anísio Teixeira et du groupe escolanovista16, dont il fut l’un des noms les plus connus.
12Dans son livre de mémoires, História de minha vida17, Fernando Azevedo, en parlant de ses activités professionnelles, dans l’enseignement, dans le journalisme et aussi en tant qu’écrivain, mentionne ses fréquentes incursions dans les librairies et les bibliothèques, son goût pour la découverte de livres rares et d’éditions anciennes, le besoin de consulter d’autres œuvres nécessaires à ses études et d’entrer en contact avec les nouveautés, sans parler de la convivialité intellectuelle et des rencontres agréables et utiles dans les librairies et les bibliothèques, avec « des étudiants, des journalistes, des maîtres et des écrivains18 ». En se remémorant son parcours et l’importance des livres dans sa formation et ses pérégrinations chez les bouquinistes, dans les librairies et les bibliothèques, il se définit comme quelqu’un de privilégié du fait d’avoir eu cette rare occasion de contact avec les livres.
13Pour un homme ayant un esprit public, héritier, d’une part, de valeurs républicaines comme l’éducation pour tous et l’enseignement laïc et, d’autre part, ayant conscience – comme une bonne partie des intellectuels brésiliens de l’époque – de la nécessité de la formation des élites, la Coleção Brasiliana lui offrit la possibilité de tenter de compenser, pour les lecteurs, leurs difficultés d’accès au monde des livres et de réaliser son projet pédagogique. Finalement, si dans la société du Brésil des années 30 les bibliothèques étaient encore précaires, de grandes réformes de méthode et de conception pédagogiques étaient déjà en cours dans le système public ; les lectures des jeunes, l’amélioration de la qualité des livres didactiques et plusieurs autres initiatives destinées à élargir le public des lecteurs faisaient l’objet de l’attention particulière des pouvoirs publics.
14Pensée comme une œuvre d’information et de consultation, la Coleção Brasiliana voulut proposer à un vaste public, de façon compacte et encyclopédique, des titres rares et de nouveaux lancements – autrefois réservés aux privilégiés – en éliminant les « pérégrinations » narrées par Fernando Azevedo. Elle était prête à réunir, et, de fait, elle le fit, des rééditions d’œuvres rares, de classiques épuisés, de traductions d’œuvres étrangères sur des sujets brésiliens, de nouveaux travaux sur le Brésil sous la forme d’essais sur sa formation historique et sociale, des études de grands personnages de l’histoire brésilienne et de problèmes nationaux – géographiques, ethnologiques, politiques, économiques, militaires, etc. – de façon à être selon ses éditeurs « la bibliothèque la plus grande et la plus complète d’études nationales19 ». Pourquoi l’avoir appelé « bibliothèque » ? Parce que c’était une réunion de livres, de séries, de collections ; et un lieu, bien qu’immatériel, où l’accumulation de livres fut organisée avec un sens. Bibliothèque, aussi, pour tenter d’additionner des lectures et des savoirs spécifiques.
L’organisation de la collection
15Le mode d’organisation de la Coleção Brasiliana est en soi un important indicateur d’un projet intellectuel formateur, ancré dans un modèle cumulatif de savoir, et de son ambition de faire de la collection la plus grande œuvre de culture nationaliste du pays, visant, comme on peut le lire dans le catalogue commémoratif de ses dix ans, à « dévoiler le Brésil aux Brésiliens, le rendre de plus en plus connu pour le faire aimer davantage20 ». Ce projet sous-entend le principe de réunion des œuvres par domaines thématiques et disciplinaires, comme, en fait, dans une bibliothèque. Les volumes publiés se ventilent ainsi parmi les unités suivantes : Anthropologie et Démographie ; Archéologie et Préhistoire ; Biographie ; Botanique et Zoologie ; Lettres ; Droit ; Économie ; Éducation et Instruction ; Essais ; Ethnologie ; Philologie ; Folklore ; Géographie ; Géologie ; Histoire ; Médecine et Hygiène ; Politique ; Voyages. Au vu des unités choisies pour organiser la collection, nous pouvons dire que celle-ci, pensée comme une bibliothèque, donne « corps et matérialité à une virtualité de savoirs21 », en gardant en toile de fond une pédagogie de la nationalité. Car, finalement, la Coleção Brasiliana, telle qu’elle est conçue, présuppose deux dynamiques : celle de l’accumulation de savoirs et d’informations qui permettent une lecture du Brésil, et qui en font une matrice textuelle ; et celle de la progression de séries de connaissances sur le pays, qui suggère des chemins pour une réécriture du Brésil. Ainsi la lecture et la réécriture sont des mouvements solidaires et complémentaires qui interfèrent mutuellement l’une sur l’autre.
16Cette dynamique et ce fil logique sont clairement suggérés dans l’organisation de la collection. Les sections d’anthropologie, de démographie, d’archéologie et de préhistoire, par exemple, vont se charger de traiter de l’origine du peuple brésilien, de la définition et de la valorisation d’un type racial par excellence : le métis. Les œuvres dédiées à l’ethnologie et au folklore, pour leur part, vont rassembler et poser les bases, surtout indigènes, de la formation de la culture nationale. La botanique, la zoologie, la géographie, la géologie, de leur côté – dans la droite ligne de ce qui se faisait déjà, avec différentes nuances, depuis le xixe siècle – vont révéler aux lecteurs de la Brasiliana l’espace brésilien au travers du territoire, comme un emblème de la nation, au travers des lignes et des tracés des frontières ; des limites géographiques ; des ressources naturelles – où gisent, latentes et potentiellement, les forces du progrès – ; de la description des régions et aussi des paysages, fixateurs de la beauté, des prodiges et de l’exubérance de la nature nationale. La série Voyages privilégie l’édition des récits des voyageurs, de leurs déplacements dans l’espace national qui aura été disséqué par la finesse d’observation de ces hommes instruits dans le moule de la science et formés selon les valeurs de la civilisation.
17Tandis que les œuvres appartenant à la section philologie s’emploient à poser les bases de la langue nationale, s’occupant de soigner le lexique et dépistant les influences africaines et indigènes dans le vocabulaire national, les œuvres de médecine et d’hygiène privilégient la publication d’études sur le climat, la santé, l’alimentation, les maladies, thèmes significatifs des soins attendus par le « peuple de la nation ».
18L’histoire du Brésil, quant à elle – avec le plus grand nombre de titres entre 1931 et 1941 – occupe dans la Brasiliana la place par excellence de la symbolisation de la nation : avec son patrimoine de souvenirs communs du passé national ; sa mise en lumière d’un parcours évolutif dans un temps de progrès et ses divisions entre un passé et un présent qui donnent les interprétations des grands événements historiques de la vie nationale. L’histoire est accompagnée par la réhabilitation de figures célèbres, expression de la gloire nationale, dont la pensée et l’action politique exemplaires sont rappelées au lecteur dans la série biographies et lettres, et mémoires, comme des modèles de conduite pour l’action dans la vie publique.
19Il est intéressant de constater, parmi les titres d’histoire publiés dans la collection entre 1931 et 194122 – ci-inclus mémoires et biographies – la prédominance des œuvres qui traitent de l’histoire de la période impériale – une histoire alors considérée comme sédimentée et consolidée sur le plan des connaissances, quatre décennies d’existence républicaine s’étant écoulées – suivies des œuvres sur l’époque coloniale et, en dernier, sur la République, ce qui nous aide à comprendre ce que l’on attend de la connaissance de l’histoire. Nous croyons que, dans ce cas, l’histoire est la garante de base du processus de formation du pays, invoquée comme socle soit des vertus, soit des maux nationaux. Ce sont ces maux que les travaux regroupés sous le label politique et essais, et qui traitent de la contemporanéité républicaine, vont essayer d’étudier, indiquant des caps et des perspectives pour la nation, la civilisation et la modernisation de l’État du Brésil. C’est le cas des œuvres des auteurs comme Oliveira Viana, Nestor Duarte, Roquete Pinto, Pandiá Calógeras, Vicente Licínio Cardoso, Manuel Bonfim, Pedro Calmon, Gilberto Freyre, Afrânio Peixoto, Alberto Torres, Azevedo Amaral, entre autres.
20Pour leur part, les œuvres choisies pour intégrer l’unité juridique apportent au citoyen les enseignements du Code Civil et les analyses sur la responsabilité pénale ; et celles allouées à la série Économie et à leur importance dans l’histoire économique répondent aux besoins de l’administration publique et des nouvelles directives politiques de l’État, après 1930.
21Finalement, le but de cet examen minutieux est de dresser un vaste portrait du Brésil qui puisse être proposé aux lecteurs de ces séries, de manière à ce qu’un imaginaire nationaliste puisse être forgé, pour être partagé avec la collectivité. Mais surtout qu’un effet cognitif dérive de la lecture de la collection, permettant, d’une part, un contact avec la nation par l’intermédiaire de divers contenus, de façon à forger l’identité nationale par la valorisation d’images et de signes identitaires capables de représenter la communauté nationale dans son ensemble. D’autre part, que les idées d’une identité du tout, de la cohésion sociale et de l’unité du pays, à partir d’un centre, et de l’unification de la nation dans une même temporalité et progression de l’histoire nationale, soient affirmées dans le modèle de nation et d’État-nation chers à la Brasiliana. Et ce modèle va manifester, sur le plan symbolique de la collection, « l’universalité de son empire ». À notre avis, c’est un point important de cette réécriture de la nation stratégiquement élaborée dans le projet intellectuel de la Brasiliana. Comme une bibliothèque étudiée par Christian Jacob, la Brasiliana est un espace à la fois structuré et structurant, quoique ce soit une collection d’objets et de livres sur le Brésil, et « un ordre, une discipline de mémoire, une domestication de l’accumulation23 ».
22D’où le grand intérêt pour les organisateurs de la Brasiliana de diffuser des études appuyées par des analyses sociologiques et historiques légitimées par des méthodologies scientifiques propres à ces domaines, qui étaient alors en cours de consolidation au Brésil. Les unités qui composent les livres de la collection participent de ce processus dans la mesure où elles définissent l’appartenance des divers genres et unités thématiques de la collection à un domaine de savoir déterminé, inspirés par l’aura d’autorité des classifications dans les bibliothèques. Ces diverses études, légitimées par l’invitation et le sceau de la science, visent à diffuser une norme de connaissance et de compréhension sur le Brésil et des diagnostics précis sur la réalité brésilienne dans ces années 1930, de manière à définir un profil de la nationalité et à soutenir des projets et des politiques publiques.
23Cela se confirme à l’examen des catalogues de la maison d’édition, où des œuvres comme O problema nacional brasileiro et A organização nacional, de Alberto Torres, O Brasil na crise atual, de Azevedo Amaral, A ordem privada e a organização política nacional, de Nestor Duarte, Problemas de governo, de Pandiá Calógeras, sont recommandées à cause de leur fondement scientifique, leur contribution à l’intérêt public et leur contribution à l’actualité des problèmes brésiliens. Il en est de même, par exemple, pour le livre de Pedro Calmon, História da civilização brasileira. Ce livre – qui, en 1934, sera édité une première puis une deuxième fois à 10 000 exemplaires, quand la moyenne des éditions de la Brasiliana était de 2 00024 – fut conçu comme un livre didactique destiné à être utilisé dans un cours libre de niveau universitaire, traitant du patrimoine, alors proposé au Museu Histórico Nacional et dirigé par Pedro Calmon25 lui-même. Il est désigné, dans les catalogues de la maison d’édition, comme « une œuvre sérieuse grâce à l’utilisation rigoureuse de la méthode scientifique, à l’analyse sûre de la formation historique du peuple brésilien et aux suggestions sur le Brésil ». Dans un autre texte de la Nacional, également publié dans l’un de ses catalogues, on peut lire :
« Cette collection notable d’œuvres sur des sujets nationaux fait, en réalité, découvrir le Brésil à ceux qui pensaient le connaître le mieux. Combien d’œuvres qui, jusqu’à il y a peu, par leur extrême rareté, n’étaient accessibles qu’à quelques privilégiés. Mais ce n’est pas seulement sous cet aspect que l’on doit examiner et admirer le sens profondément nationaliste de cette merveilleuse collection. C’est avec cette initiative que l’on peut stimuler, attirer et rassembler, pour une œuvre commune, un si grand nombre de collaborateurs illustres venus de tous les coins du territoire national, dominés par une seule pensée : étudier le Brésil sous tous ses aspects et dans tous ses problèmes. Des professeurs, des géographes, des autorités et des sociologues de profession, des enquêteurs de terrain, des militaires de l’armée de terre et de la marine, apportent leur contribution inestimable à cette initiative que nous reprenons de révéler le Brésil aux Brésiliens. »
L’insertion dans le champ intellectuel
24Le projet intellectuel de la Coleção Brasiliana la transforme, comme nous pouvons le comprendre, en un noyau de l’intelligentsia brésilienne des années 1930. Cette idée nous est aussi suggérée par la topographie des séries, d’essais26, politique, histoire et autres œuvres publiées dans la première édition de la Brasiliana, et/ou écrites pour elle, par des noms connus du monde intellectuel d’alors, et qui, à leur tour, intègrent le corps technique de l’État. Ces auteurs de la Brasiliana – ou plutôt, du groupe qui écrit pour la Brasiliana ou ceux qui sont invités à publier leurs œuvres dans la collection – circulent dans les entreprises, le système universitaire naissant, les musées, l’IHGB27 et, pour presque tous, dans les organes de l’administration publique fédérale, que ce soit dans les ministères ou dans des diverses commissions d’étude et de mise en œuvre des politiques publiques de l’époque. Cela a entraîné la publication dans la Brasiliana de rapports importants de missions technico-scientifiques à l’intérieur du Brésil, comme celui de Cândido Rondon, ou même le rapport confidentiel de Pandiá Calógeras sur la situation budgétaire et administrative du Brésil sous le gouvernement Rodrigues Alves, publié sous le titre de Problemas da administração, et même des enquêtes réalisées dans le cadre des agences de l’État.
25Quand nous observons l’occupation de l’espace par ces intellectuels/auteurs de la Brasiliana dans les journaux, revues et académies universitaires, pour la divulgation des œuvres et des idées qui y sont développées, il est difficile de ne pas imaginer que, dans le rayon d’action de Fernando de Azevedo dans la Companhia Editora Nacional, dans la Brasiliana – donc jusqu’en 1946, date de son départ de la direction de la collection –, une société intellectuelle, également sans murs, ne s’est pas constituée autour de la collection. Et cela grâce à la définition d’une norme d’intervention intellectuelle, à la définition des règles de légitimation pour la production intellectuelle des auteurs invités à l’intégrer et à l’établissement de normes d’inclusion et/ou d’exclusion d’auteurs et d’œuvres de la collection.
26Nous pensons, par exemple, à Roquete Pinto – dont le livre Rondônia fut édité pour la troisième fois en 1935 –, à qui l’on paya des droits d’auteur bien supérieurs à la moyenne de ceux des autres auteurs de la collection pour une édition bien inférieure à celle des autres œuvres, ce qui est bien visible lorsqu’on le compare à un auteur comme Pedro Calmon28, dont l’œuvre connut d’énormes tirages. Cela suggère l’interférence de facteurs exogènes au marché éditorial dus probablement aux relations nouées dans le milieu intellectuel, à la situation des débats sur les politiques nationales, ou même à l’intérêt de l’État pour certaines publications.
27On ne peut s’empêcher de penser que cette bibliothèque sur le Brésil, organisée autour de la Brasiliana, eut – au-delà de la construction d’arguments et des interprétations des phénomènes historico-sociaux – un style de travail intellectuel dans le contexte spécifique des années 1930, défini, moins dans la relation de ces intellectuels avec leur public, que plutôt dans la relation de leur œuvre avec les domaines de connaissance scientifique et universitaire déjà constitués, ou en cours de constitution, avec les questions culturelles et politiques de l’époque et avec les projets d’intervention publique qui ont mobilisé le monde intellectuel dans les années 1930.
28Dans le tissu des relations établies autour de la Coleção Brasiliana, insérées dans une réalité sociale plus large, des espaces sociaux concurrents se constituèrent où évoluaient les agents producteurs de livres, les auteurs et leurs consommateurs. Le choix des titres et des auteurs de la collection ne resta certainement pas à l’abri de l’intervention de facteurs comme les relations avec l’Estado Novo, les conflits autour du pouvoir politique, soit dans les États, soit dans la société de ces années 1930 – si troublées et avec tant de projets en concurrence, les liens des auteurs qu’ils soient publics ou privés ou l’espèce de capital et d’autorité chez les auteurs et les éditeurs de l’époque. Mais, pour ce qui nous intéresse ici, la bibliothèque de la Brasiliana rassemble effectivement un corpus de textes fondamentaux pour la communauté nationale – ce sont, sans équivoque, des titres indispensables et précieux pour la connaissance du Brésil à n’importe quelle époque –, sans pour autant négliger la tentative d’imposition d’un mode d’appropriation qui assure le monopole d’une lecture légitime.
29Quand nous pensons au grand nombre d’auteurs publiés par la Brasiliana - nous pouvons citer Oliveira Viana, Nestor Duarte, Hildebrando Accioly, Augusto de Saint Hilaire, Couto de Magalhães, Luiz Agassiz, Richard F. Burton, Von Spix et Von Martius, Gastão Cruls, Georges Raeders, Basílio de Magalhães, Roberto Simonsen, Fernando de Azevedo, Afonso Arinos de Melo Franco, Tavares Bastos, Cândido de Mello Leitão, Vicente Licínio Cardoso, Manuel Bonfim, Pedro Calmon, Gilberto Freyre, Afrânio Peixoto, Alberto Torres, Azevedo Amaral, Charles F. Hart, João Dornas Filho, Lúcia Miguel Pereira, Otávio Tarquínio de Souza, parmi des dizaines d’autres – il faut aussi penser à l’accueil de ces œuvres. Surtout dans le cadre d’une édition qui en vint à être définie comme « un fragment de la patrie ». Il est, par conséquent, impossible de ne pas tenir compte de la diffusion de la Brasiliana et de son accueil.
Un certain accueil
30Considérant les limites de ce texte nous avons recueilli dans la grande presse quelques articles et notes sur la Brasiliana et quelques réactions d’intellectuels de l’époque quand la maison d’édition lança et commémora les 10 ans de la Brasiliana.
31Dans les articles, notes et commentaires, en dépit de critiques, souvent acerbes sur certaines œuvres – dans la meilleure tradition du débat intellectuel de l’époque – celles-ci sont unanimement saluées pour leur importance et leur intérêt tourné vers les questions nationales, en ce qui concerne la formation d’une conscience nationale, l’étude de la formation ethnique du Brésil, la connaissance de son histoire, la possible redécouverte du Brésil, leur pertinence pour l’amélioration de l’instruction et la constitution d’une culture nationale et leur caractère patriotique. L’autorité de la collection constitue un autre aspect notable : le fait qu’une œuvre y soit intégrée la qualifie déjà d’avance, ce qui est en soi une condition pour son acceptation et sa recommandation. Le fait d’intégrer la collection lui donne a priori la mesure de sa valeur et de sa contribution à l’enrichissement du débat à propos des questions sur le Brésil. Cela nous montre bien comment la collection était une source de prestige intellectuel pour ses éditeurs et ses auteurs.
32Dans l’ensemble, l’accueil de l’entreprise de la collection et des œuvres de la Brasiliana rejoint les objectifs de la collection tels qu’ils furent formulés par ses concepteurs et, à première vue, en accord quasi total. Cela ne signifie pas que l’on puisse étendre la norme d’accueil des commentateurs à tous les lecteurs, ni affirmer que les concepteurs de la collection ont un contrôle absolu sur son accueil. Ce qui mérite effectivement d’être souligné c’est, d’une part, le consentement stratégique de l’élite intellectuelle et gouvernementale à créer les instruments nécessaires à la constitution d’une pédagogie de la nationalité, pour la diffusion d’une même idée de nation culturelle, ancrée dans l’histoire et l’ethnographie ; et pour l’affirmation d’un même modèle d’État-nation inséré dans l’ordre économique international et accordé à une norme culturelle cosmopolite et européenne, sous réserve de la situation particulière du pays, étant donné les particularités de l’identité nationale.
33D’autre part, il existe la conviction – qui semble rapprocher les concepteurs de la collection et ses commentateurs – qu’il appartient aux intellectuels et au corps technique de l’État de donner une orientation correcte de la vie publique et la formation du sentiment de « brésilianité » des citoyens. Cela expliquerait l’option préférentielle et le nombre significatif, dans la collection, d’œuvres historiographiques, de biographies et de mémoires, ainsi que d’essais sur le Brésil, ceux-là significatifs, non en termes de titres, mais du fait du nombre d’éditions et de rééditions et de tirages.
34De ce point de vue, il nous paraît cohérent que, soit de la part du monde intellectuel de l’époque, soit de la part des hommes de l’État, la Brasiliana soit saluée comme une bibliothèque, ou comme une encyclopédie du Brésil. Parmi les commentaires29 qui la concernent et qui méritent d’être notés, certains attirent l’attention, dont celui de Roquete Pinto – alors directeur du Musée national, l’un des lieux de rassemblement des intellectuels scientifiques et nationalistes de l’époque – se référant à Carlyle, il nous dit : « Une bibliothèque vaut une université », à aucune autre bibliothèque ce concept ne pourrait mieux s’appliquer qu’à la Brasiliana. C’est ce que la Brasiliana veut être : « La bibliothèque la plus grande et la plus complète d’études nationales. » Nous trouvons, dans la même ligne, l’opinion de l’écrivain Afrânio Peixoto pour qui la Brasiliana était « une véritable encyclopédie nationale », et l’opinion du folkloriste Câmara Cascudo, qui la vit comme « une bibliothèque nationale et moderne de sujets brésiliens ». L’intellectuel et juriste Afonso Arinos de Melo Franco – homme de grande importance dans la formation d’une opinion publique de l’époque – affirmait pour sa part : « La Brasiliana doit être considérée comme l’instrument le plus puissant, la source la plus riche d’information brésilienne sur laquelle peuvent compter les hommes dont dépend le destin du pays. »
35Ces commentaires sont révélateurs, à leur manière, de la perception que ces hommes – alors personnalités publiques importantes et engagées dans des projets différents, bien que complémentaires, de modernisation – avaient de la collection. C’est de l’intérieur de ces projets qu’ils évaluent son impact et son possible héritage. C’est ainsi que Moacir Primitivo – un des noms impliqués dans le diagnostic et le destin de l’éducation républicaine dans le pays – salue la Cia. Ed. Nacional lors de l’anniversaire de la Brasiliana en disant, toujours à partir de sa croisade pédagogique : « La Companhia Editora Nacional, avec la Brasiliana, poursuit son initiative courageuse de servir la nation, de servir l’organisation et l’orientation du public brésilien. » Il en est de même avec Gilberto Freyre – pionnier d’une réflexion sociologique sur la culture nationale, qui resta gravée dans l’histoire intellectuelle de Brésil – qui va qualifier l’entreprise de la Brasiliana de « victoire pour la culture nationale ».
36De son côté, Oliveira Vianna – dont l’action à l’époque va imposer un modèle de travail intellectuel – affirme : « Aucun homme instruit qui présume ou prétend connaître son pays, aucun Brésilien digne de ce nom, ne pourra ne pas avoir sur ses rayons les volumes de cette admirable collection. » La taille et l’exhaustivité de la collection seront à l’origine du commentaire d’un autre intellectuel, Azevedo Amaral – grande référence pour animer les débats et les études nationalistes de l’époque – pour qui la Brasiliana était une « initiative sans équivalent dans l’industrie du livre entre nous ». Sur ce point, Monteiro Lobato fut aussi catégorique en écrivant : « Si quelqu’un désire connaître le Brésil sous tous ses aspects, historique, physique, mental, politique, artistique et folklorique il n’a qu’un moyen : recourir à la Brasiliana. » Nous pouvons donc définir cette collection comme un portrait polyédrique du Brésil. Le commentaire de Gustavo Capanema tombe donc à pic lorsqu’il dit que « la Brasiliana est l’image vivante du Brésil ». Image d’une nation polyédrique, pourquoi pas ? C’est bien cette image synthèse qui émerge et parcourt la pensée sociale brésilienne depuis la fin du xixe siècle et que les élites intellectuelles vont consacrer dans le Brésil des années 30, à laquelle la Coleção Brasiliana prêta certainement son concours.
37Un autre signe également significatif du bon accueil et du succès éditorial d’une collection du type de la Brasiliana, et en même temps du niveau de la demande d’études relatives au Brésil dont cette collection montra l’existence, stimulée naturellement, dans les années 1930, par une politique de l’État concernant les domaines de l’éducation et de la culture, peut être entrevu aussi dans le fait qu’apparut une autre collection importante, la « Coleção Documentos Brasileiros », lancée par Editora José Olympio en 1936, clairement inspirée de la Brasiliana et dirigée ultérieurement par Octávio Tarquínio de Souza. Son titre inaugural ne fut rien moins que le célèbre livre Raízes do Brasil, signé de Sérgio Buarque de Holanda. Suivirent, aussi dans les années et les décennies suivantes, d’autres collections semblables, à l’exemple de la « Biblioteca Histórica Brasileira », de la maison Martins Fontes, dans les années 1940, et de la collection « Retratos do Brasil » de la Civilização Brasileira, dans les années 1960, entre autres. Ces dédoublements sont assez révélateurs de l’importance d’une étude qui puisse examiner les répercussions de la Brasiliana.
38En 1937, six ans donc seulement après le lancement de la Brasiliana, 100 titres de la collection avaient déjà été publiés. L’œuvre de Robert Simonsen, História econômica do Brasil, fut le lancement du numéro 100 de la collection, qui commença en 1931 avec l’œuvre Figuras do Império, de Antônio Batista. En 1941, dix ans après le lancement de la Brasiliana, la maison d’édition commémora le nombre de 200 titres déjà publiés, tous réédités, chose sans précédent et jamais égalée par aucun projet éditorial au Brésil. Par la même occasion la Companhia Editora Nacional réalisa des promotions de ventes spéciales, annonçant des offres pour la collection complète reliée payable mensuellement, avec livraison immédiate des volumes. L’ouvrage qui compléta la deuxième centaine de titres de la collection fut Geologia e geografia física do Brasil, de Charles Frederick Hart.
Conclusion
39En guise de conclusion, nous aimerions rappeler, comme nous en avons développé l’hypothèse dans ce texte, que la collection fut pensée comme une bibliothèque basique dont le principe de visibilité et d’intelligibilité reposa sur la formation d’un point de vue sur le pays, propre à une conjoncture politique comme celle des années 1930, et, bien évidemment, sur le grand professionnalisme de la Cia. Editora Nacional. Et, à notre avis, c’est ce lien indissoluble qui explique pourquoi la collection a perdu sa vitalité éditoriale, en termes commerciaux, à la fin des années 1930. Elle a fonctionné sur la base d’une combinaison de succès. D’un côté, le dynamisme éditorial d’une maison d’édition, la Nacional, qui depuis 1925, donc après six ans sur le marché, avait commencé ses activités, décidée à renouveler le marché des livres au Brésil, à faire du livre une marchandise attrayante et à élargir le nombre de lecteurs ; il en résulta une expansion sans précédent du marché de l’édition dans un pays dont le vecteur de croissance se déplaçait de plus en plus vers les villes qui en devenaient le centre. Ce dynamisme éditorial avait cependant une caractéristique particulière : il était lié à l’action des éditeurs, à l’exemple de Octalles Marcondes Ferreira, qui avait comme devise la célèbre phrase de leur ancien associé, Monteiro Lobato : « Une nation se fait avec des hommes et des livres. »
40D’autre part, l’existence, dans les années 1930, d’un projet nationaliste pour le Brésil qui présupposait que certaines conditions de base soient réalisées : l’existence d’une élite intellectuelle investie d’une mission sociale ; le développement de l’éducation élémentaire ; la production, sur des bases scientifiques et empiriques, d’une connaissance de la vie et des problèmes réels du Brésil de façon à assurer la formation d’une conscience nationale ; la construction d’une politique culturelle par l’État, dont la réorganisation de l’appareil était la garantie de la consolidation d’une politique de modernisation du pays. De cette façon, le dynamisme éditorial et le projet nationaliste finirent par faire partie d’une même entreprise.
41Ici, nous revenons à la bibliothèque d’Alexandrie. Si, à la différence de celle-ci, la bibliothèque la Brasiliana ne s’installa pas matériellement dans un palais – et heureusement, ne fut pas exposée, avec la même intensité, à l’effet corrosif des siècles – elle en hérita le modèle, comme nous le suggère la lecture savante de Christian Jacob, d’une bibliothèque mentale, portative, mobile, individuelle. Dans ces conditions, et de par son analyse minutieuse du Brésil, elle demeure aujourd’hui comme l’expression métaphorique de la nation.
Notes de bas de page
1 Canfora L., A biblioteca desaparecida, São Paulo, Cia. das Letras, 1986.
2 Chartier R., Culture écrite et société, Paris, Albin Michel, 1996 ; et aussi L’ordre des livres : lecteurs, Auteurs, bibliothèques en Europe entre xive-xviiie siècles, Aix-en-Provence, Alinéa, 1992.
3 Mollier J.-Y., La lecture et ses publics à l’époque contemporaine : essais d’histoire culturelle, Paris, PUF, 2001 ; également, L’argent et les lettres : histoire du capitalisme d’édition, 1880-1920, Paris, Fayard, 1988 ; Chartier R. et Martin H.-J. (dir.), Histoire de l’édition française, t. 3, Le temps des éditeurs, rééd. Paris, Fayard/Cercle de la Librairie, 1990.
4 Il n’est pas dans nos intentions de discuter ici des divers sens des termes bibliothèque et collection, des glissements entre eux, ni des types de collections éditées au Brésil, ce qui nous éloignerait de l’objet de ce texte et des limites de ce travail.
5 Olivero I., L’invention de la collection, Paris, Éditions IMEC, 1999. L’auteure parle de quatre types de collections : l’édition populaire, comme la « Bibliothèque Bleue », le roman-feuilleton, les magazines d’éducation populaire ou les magazines féminins et les collections dites populaires, de petit format et à bas prix.
6 Jacob C., « Rassembler la mémoire : réflexions sur l’histoire des Bibliothèques », Diogène, n° 196, Paris, PUF, octobre-décembre 2001, p. 53-76.
7 Jacob C., ibid., p. 54.
8 Idem.
9 Hallewell L., O livro no Brasil : sua história, São Paulo, T. A. Queiroz Editor, 1985, p. 300.
10 Cf. Pontes H., « Retratos do Brasil : editores, editoras e coleções Brasiliana nas décadas de 30, 40 e 50 », S. Miceli (dir.), História das ciências no Brasil, São Paulo, Vértice/Ed. Revista dos Tribunais, 1989, p. 359-409.
11 Toledo M. R. A., Coleção Atualidades Pedagógicas : Do Projeto Pedagógico ao Projeto Editorial (1931-1981), thèse (doctorat) – PUC/SP, São Paulo, s. d., p. 222.
12 Voir Hallewell L., op. cit., p. 235-66, ainsi que De Luca T., A Revista do Brasil : um diagnóstico para a (n)ação, São Paulo, Unesp, 1999.
13 Cf. De Luca T., op. cit., p. 68.
14 Voir Dutra E. R. F., Rebeldes literários da República : história e identidade nacional no Almanaque Brasileiro Garnier, 1903-1914, Belo Horizonte, Ed. UFMG, 2005.
15 Originaire de l’État du Rio Grande do Sul (N.D.T.).
16 Partisans de l’Escola Nova, mouvement de rénovation de l’enseignement, né à la fin du xixe siècle et qui se développa au cours de la première moitié du xxe siècle (N.D.T.).
17 Azevedo F., História de minha vida, Rio de Janeiro, José Olympio, 1971.
18 Idem, p. 70.
19 Catálogo Brasiliana Comemorativo dos 200 volumes, São Paulo, Companhia Editora Nacional, 1941.
20 Idem.
21 Jacob C., op. cit., p. 65.
22 Selon le « Movimento de Edições da Companhia Editora Nacional », s. d. (document manuscrit) ; et aussi LAPA J. R. A., A história em questão, Petrópolis, Vozes, s. d., p. 51-52.
23 Jacob C., op. cit., p. 65.
24 Ces chiffres sont tirés du catalogue de la Cia. Editora Nacional, document manuscrit où figurent le nom de l’imprimeur, les coûts d’impression de l’œuvre, les frais de photographie, de papier, les droits d’auteur et le coût unitaire.
25 Selon l’information donnée par l’auteur dans la réédition améliorée de 1935, p. 7.
26 Les essais furent un genre de grand prestige à l’époque, et nous pensons que leur caractéristique de non-achèvement de l’objet correspondait à leur temps et s’adaptait aux demandes et aux préoccupations du mouvement politique, intellectuel et social en cours dans les années 1930.
27 Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro : organisme de recherche et de préservation historico-géographique, culturel et de sciences sociales, créé en 1838 (N.D.T.).
28 D’après les données du registre du Mouvement des Edições da Companhia Editora Nacional, Roquete reçut, en 1935, 6 000 $ de droits d’auteur pour une édition de 4 000 exemplaires, contre 4 000 $ reçus par Pedro Calmon, en 1934, pour une édition de 10 000 exemplaires.
29 Ces commentaires, faits pour la plupart dans les organes de presse de l’époque, ont été recueillis par les éditeurs de la Brasiliana à l’occasion des commémorations des 10 ans de la Collection. Voir Catálogo Comemorativo dos 200 volumes, op. cit.
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