Les Rousseau de la Révolution française
p. 221-229
Texte intégral
1Au début du siècle, Daniel Mornet chercha à établir la présence du Rousseauisme dans la société pré-révolutionnaire à partir d’une étude des fonds des bibliothèques privées1. Les résultats de son enquête furent révélateurs : on y apercevait de nombreuses éditions de La Nouvelle Héloïse et de l’Émile, mais peu du Contrat Social. Le grand bibliographe Théophile Dufour et son étudiant, Pierre-Paul Plan, en répertoriant toutes les éditions connues de Rousseau, n’ont également trouvé que deux éditions pré-revolutionnaires du Contrat Social, un contraste frappant par rapport aux centaines d’éditions de Julie et de l’Émile qui firent leur apparition de 1762 à 17892. Plus récemment, Robert Darnton a reconstruit le monde des lecteurs pré-révolutionnaires à partir de leur correspondance avec le citoyen de Genève. Là aussi on trouve une préférence marquée pour ses ouvrages sentimentaux et romantiques3. On a conclu, ainsi, que la société de l’Ancien Régime s’intéressa beaucoup plus à l’individu sentimental, au réformateur de mœurs privés, qu’à l’homme public qui chercha un nouvel ordre politique. Ce n’est qu’en 1789, disait-on, après la chute du régime, qu’on se met à lire sérieusement ses œuvres politiques, et surtout le Contrat Social.
2Aujourd’hui, pourtant, cette image du Rousseauisme pré-révolutionnaire est en plein bouleversement, grâce à une étude très soigneuse du bibliographe et critique anglais R. A. Leigh qui constate, preuve à l’appui, l’existence d’au moins quarante éditions pré-révolutionnaires du Contrat Social, publiées sous le manteau4. Il y eut même pas moins de quinze éditions différentes dès la première année de publication, 1762. Il faut bien reconnaître que le Contrat Social fut donc en pleine diffusion sous l’Ancien Régime (avec un nombre d’exemplaires total autour de 80 000) bien avant la Révolution. À l’aube de la période révolutionnaire, par conséquent, Rousseau est reconnu pour ses idées politiques tout autant que romantiques et sentimentales.
3Mais quel est le sort de l’édition des œuvres de Rousseau sous la Révolution elle-même ? Il existe, certes, de très bonnes études sur la création d’un culte officiel de Rousseau chez les révolutionnaires5. Dès le début de la Révolution, les grands admirateurs de Jean-Jacques, comme Louis-Sébastien Mercier, cherchèrent à associer le nom de Rousseau à la cause patriotique et tentèrent d’obtenir une reconnaissance officielle pour l’écrivain chez les législateurs6. Dès le 25 août l’Académie française annonce un concours d’éloquence récompensant le meilleur éloge de Rousseau. Beaucoup de gens de lettres, parmi lesquels des femmes, s’y consacrèrent et une douzaine de ces petits hommages ont été conservés. On chante des Hymnes à Rousseau. On crée des clubs politiques à son nom. On représente même sa vie dans des pièces de théâtre.
4Nous avons également des enquêtes sur l’appropriation de Rousseau par les divers groupes politiques dans leur lutte pour le pouvoir7. Il est assez remarquable que Rousseau soit invoqué de chaque côté – chez les républicains, comme chez les monarchistes – pour justifier leurs positions et leurs actions.
5Mais d’où vient leur connaissance de Rousseau ? Quelles idées de Rousseau tentent-ils de s’approprier ? Et, plus intéressant, ces idées sont-elles diffusées au-delà des couches politiques ? La Révolution marqua-t-elle un tournant dans l’histoire de la publication de Rousseau ? En quel sens ? Je propose, dans ce chapitre, de reconstruire et d’analyser les éditions des œuvres de Rousseau pendant la décennie révolutionnaire afin de répondre à ces questions.
Diffusion de Rousseau dans l’espace et le temps révolutionnaires
6Combien d’éditions des œuvres de Rousseau trouve-t-on ? De quand datent-elles ? Et où sont-elles imprimées ? Essayons d’abord de situer la production des Rousseau révolutionnaires dans le contexte de l’Ancien Régime. Il n’est pas toujours possible de repérer tous les éditions de Rousseau qui ont fait leur apparition avant la Révolution. Mais des études récentes de Jo-Ann McEachern sur la Nouvelle Héloïse et l’Émile sont définitives8. Pour La Nouvelle Héloïse, le livre le plus réussi de Rousseau, nous trouvons, donc, quatre-vingt-dix-neuf éditions publiées entre 1761 et 1789 ; pour l’Émile, pendant la même période, nous trouvons cinquante-neuf éditions. Comme je l’ai noté ci-dessus, le nombre d’éditions du Contrat Social peut être estimé à environ quarante. Qu’en est-il donc de la conjoncture révolutionnaire – moment ou les privilèges en librairie et la censure préalable sont supprimés ? Voici les résultats de ma propre recherche :
Tableau 1. – Éditions révolutionnaires de Rousseau par titre (1789-1800) : titres par année.
Année |
OV |
CS |
NH |
EM |
RC |
BT |
CN |
OT |
TM |
Total |
1789 |
5 |
|
1 |
3 |
6 |
2 |
8 |
2 |
1 |
28 |
1790 |
5 |
5 |
3 |
1 |
4 |
7 |
1 |
26 |
||
1791 |
3 |
7 |
4 |
1 |
3 |
1 |
1 |
20 |
||
1792 |
1 |
8 |
4 |
6 |
4 |
2 |
25 |
|||
1793 |
4 |
4 |
8 |
8 |
2 |
2 |
2 |
30 |
||
1794 |
4 |
6 |
2 |
6 |
|
|
|
2 |
20 |
|
1795 |
2 |
8 |
1 |
2 |
2 |
1 |
1 |
|
17 |
|
1796 |
1 |
4 |
4 |
2 |
1 |
2 |
1 |
1 |
16 |
|
1797 |
2 |
|
|
3 |
1 |
1 |
|
|
7 |
|
1798 |
|
1 |
1 |
|
|
|
|
1 |
1 |
4 |
1799 |
|
|
3 |
3 |
2 |
|
|
|
2 |
10 |
1800 |
|
1 |
|
|
|
1 |
|
2 |
|
4 |
Total |
21 |
44 |
35 |
28 |
33 |
4 |
22 |
8 |
12 |
207 |
RC = Recueils ; OV = Œuvres complètes ; TM = Théâtre/Musique ; CN = Confessions ; BT = Botanique ; CS = Contrat Social ; EM = Émile ; NH = Nouvelle Héloïse ; OT = Autres œuvres.
7D’abord il faut remarquer que l’intensification de la production des Rousseau sous la Révolution est frappante. Cela est surtout remarquable dans le contexte plus général du déclin de la production globale des livres sous la Révolution. On a publié presque le même nombre d’éditions du Contrat Social dans la seule décennie révolutionnaire que pendant les 25 années précédentes ! Même pour l’Émile et La Nouvelle Héloïse les chiffres sont impressionnants. Les collections et recueils abondent aussi. Si on multiplie le nombre d’éditions par le nombre moyen d’exemplaires par édition de cette période on arrive à une somme totale d’environ 41 400 exemplaires mis en circulation. Étant donné que le nombre d’alphabétisés dans la population n’est que de 60 pour cent des adultes en 1789, et que les livres circulent de main en main parmi peut-être 25 lecteurs, cela se traduit par un exemplaire de Rousseau pour deux lecteurs ! On peut conclure que la saturation de Rousseau dans la population capable de lire de l’époque révolutionnaire fut profonde.
8Mais qui a produit tous ces Rousseau ? Essayons maintenant de cerner de plus près ces éditeurs révolutionnaires. On sait avec certitude qu’à cause de la censure, la plupart des éditions pré-révolutionnaires, même si elles avaient été commanditées clandestinement par des éditeurs français, furent produites hors du territoire, soit aux Pays-Bas, soit en Suisse. Il n’y a ainsi qu’une seule édition française de l’Émile avant 1789, et aucune de La Nouvelle Héloïse avant les années 1780. Avec l’explosion révolutionnaire et la chute de la police du livre de l’Ancien Régime on voit tout d’abord un processus de nationalisation de l’édition et de la publication des œuvres de Rousseau. Considérons le tableau 2 :
Tableau 2. – Répartition géographique des éditeurs de Rousseau (1789-1800) : éditions par ville de publication.
Ville |
1789 |
1790 |
1791 |
1792 |
1793 |
1794 |
1795 |
1796 |
1797 |
1798 |
1799 |
1800 |
Total |
Angers |
1 |
1 |
2 |
||||||||||
Autun |
1 |
1 |
|||||||||||
Avignon |
2 |
2 |
|||||||||||
Avranches |
1 |
1 |
|||||||||||
Britain |
1 |
4 |
1 |
1 |
1 |
8 |
|||||||
Clermont -Ferrand |
1 |
1 |
|||||||||||
Evreux |
1 |
1 |
|||||||||||
Allemagne |
4 |
1 |
1 |
3 |
9 |
||||||||
Italie |
1 |
1 |
|||||||||||
Lille |
1 |
1 |
2 |
||||||||||
Petites villes |
4 |
1 |
1 |
6 |
|||||||||
Lyon |
1 |
2 |
6 |
1 |
10 |
||||||||
Marseille |
1 |
1 |
|||||||||||
Nîmes |
1 |
1 |
|||||||||||
Paris |
11 |
6 |
10 |
10 |
17 |
11 |
7 |
4 |
4 |
3 |
5 |
2 |
90 |
Rouen |
1 |
2 |
3 |
||||||||||
Strasbourg |
2 |
1 |
3 |
||||||||||
Suisse |
13 |
9 |
4 |
2 |
6 |
3 |
3 |
1 |
1 |
1 |
43 |
||
Toulouse |
1 |
1 |
2 |
||||||||||
Troyes |
2 |
2 |
|||||||||||
Inconnu |
3 |
5 |
4 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
17 |
||||
Valenciennes |
1 |
1 |
|||||||||||
Total |
28 |
26 |
20 |
25 |
30 |
20 |
17 |
16 |
7 |
4 |
10 |
4 |
207 |
9Dès l’effondrement du système du livre de l’Ancien Régime, Paris domine l’édition de Rousseau. Il y a cinq éditeurs parisiens qui sont principalement responsables pour la dissémination du message du citoyen de Genève dans la France révolutionnaire : Poinçot, Volland, Belin, Defer de Maisonneuve et Le Prieur. Les éditeurs parisiens attendent la liberté de la presse dans les coulisses. Ainsi, le lendemain de la chute de la Bastille, l’éditeur Claude Poinçot se présente auprès des autorités communales de Paris afin de récupérer son édition des Œuvres complètes embastillée, qu’il avait faite imprimer à Genève sous l’Ancien Régime. D’autres éditeurs parisiens ont fait de même. Mais il faut remarquer en même temps une présence réelle des éditeurs provinciaux dans la diffusion de Rousseau, surtout sous la République. Les éditions de Rousseau sortent de quinze villes provinciales : à savoir Lyon, Avranches, Autun, Clermont-Ferrand, Marseille, Lille, Valenciennes, Troyes, Avignon, Rouen, Toulouse, Nîmes, Évreux, Strasbourg et Angers. On constate, donc, un véritable processus de nationalisation de la production de Rousseau de deux façons, d’une part parce que les éditeurs parisiens éclipsent les éditeurs étrangers, d’autre part grâce une remarquable floraison de Rousseau dans les provinces.
Tableau 3. – Distribution des éditions depuis Paris, la province et l’étranger : éditions par lieu de publication.
Étranger |
Paris |
Provinces |
Total |
|
1789 |
14 |
11 |
3 |
28 |
1790 |
13 |
6 |
7 |
26 |
1791 |
8 |
10 |
2 |
20 |
1792 |
7 |
10 |
8 |
25 |
1793 |
7 |
17 |
6 |
30 |
1794 |
3 |
11 |
6 |
20 |
1795 |
6 |
7 |
4 |
17 |
1796 |
3 |
4 |
9 |
16 |
1797 |
2 |
4 |
1 |
7 |
1798 |
3 |
1 |
4 |
|
1799 |
3 |
5 |
2 |
10 |
1800 |
1 |
2 |
1 |
4 |
Total |
67 |
90 |
50 |
207 |
10Peut-on discerner un changement dans le profil des éditions de Rousseau produites pendant la Révolution ? Les historiens ont raison de dire que le Contrat Social est à l’ordre du jour révolutionnaire. Mais cela ne veut pas dire qu’il y ait un changement drastique dans la demande du lectorat révolutionnaire passant de La Nouvelle Héloïse au Contrat Social, du Rousseau sentimental au Rousseau raisonneur. Ces deux aspects de la pensée de Rousseau n’étaient pas en opposition dans la mentalité révolutionnaire. Voici d’ailleurs ce qu’écrit Louis-Sebastien Mercier en 1791 :
« [L’éloquence de Rousseau] fait jaillir la pensée et le sentiment, parce qu’elle est le résultat du génie, du sentiment et de l’esprit fondus ensemble ; elle est souple, et nous enchante par tous les tons, dans son style, se mêlant sans discordance.
Jamais écrivain n’avait montré qu’on peut toucher à la fois deux points aussi éloignés, aussi opposés que l’éloquence de l’amour passionné, et celle de l’obscure et profonde politique. La Nouvelle Héloïse et Le Contrat Social sont de la même main9. »
11L’idée qu’avec la Révolution on passe de La Nouvelle Héloïse au Contrat Social est donc un mythe créé par les critiques romantiques du dix-neuvième siècle et non pas une réalité de la mentalité révolutionnaire : celle-ci a donc démontré dans ses goûts littéraires une insistance sur la cohérence de la pensée globale de Rousseau. Cette dernière observation est renforcée par la prédilection évidente du lectorat révolutionnaire pour les collections complètes et les recueils de ses œuvres.
12On ne peut pas dire, non plus, que Rousseau appartient à quelque moment particulier dans les phases successives de la Révolution. Si on examine de près la répartition des éditions par année donnée dans le tableau 1, on voit qu’on ne peut pas isoler « un moment rousseauiste » dans le trajet de la Révolution. Certes, la période républicaine est la plus propice aux éditeurs de Rousseau, surtout les années 1792 et 1793. Il est intéressant de noter, pourtant, que dans le moment le plus radical de la Révolution ce sont les œuvres sentimentales plutôt que politiques qui sont mises en exergue. La Terreur a eu ainsi ses larmes. Également intéressante est la floraison du Contrat Social après la chute de Robespierre, moment où on cherche à fonder la République sur une nouvelle base. Il semble donc qu’au lieu de rejeter le Contrat Social, le moment thermidorien ait précipité une re-lecture de ses leçons.
La tentative officielle d’une édition définitive
13Le grand événement de l’édition de Rousseau précipité par la Révolution de 1789 ne fut pas la diffusion du Contrat Social, mais plutôt la publication de la deuxième partie de ses Confessions. Onze éditions des Confessions furent publiées pendant cette décennie. Ce sont Les Confessions surtout qui ont créé et popularisé le culte du personnage de Rousseau et de son image de martyr de l’humanité. On s’intéresse à la vie du citoyen de Genève à tel point que furent représentés plusieurs drames de sa vie comme L’enfance de Jean-Jacques Rousseau, comédie en un acte, mélée de musique (Paris, Maradan, an II). Plus important fut la chasse quasiment officielle aux manuscrits inconnus du citoyen de Genève afin de produire une édition définitive de ses œuvres. Les négociations entre les législateurs et la veuve Thérèse Levasseur ont produit un nouveau manuscrit des Confessions. À partir de ces manuscrits une nouvelle édition des Œuvres Complètes en 7 volumes in-4 chez Poinçot, éditée par Mercier, Le Tourneur, Brizard et de L’Aulnaye, et ornée de quatre–vingt-dix gravures magnifiques fut subventionnée par le comité de l’Instruction publique. Elle fit son apparition en 1793. Mais la pièce de résistance de l’époque révolutionnaire, également subventionnée par le gouvernement, fut l’édition des Œuvres de Jean-Jacques Rousseau en dix-huit volumes, in-folio avec de superbes illustrations d’après les tableaux et dessins de Cochin, Vincent, Renault et Monsiau, imprimée par Didot le jeune et publiée par la veuve de Defer de Maisonneuve entre 1793 et 1799.
14Il faut noter une révision significative entre l’édition de Poinçot et celle de Defer de Maisionneuve. Tandis que l’édition de 1789 à 1793 commence avec les œuvres sentimentales (La Nouvelle Héloïse et puis l’Émile) et se termine avec les textes politiques, celle de 1793 à 1799 a mis les œuvres politiques en tête de la collection en laissant les textes romantiques les suivre. On peut dire, ainsi, que la politique a triomphé enfin sur la vie privée. Cette belle édition reste jusqu’à aujourd’hui le monument le plus important du culte révolutionnaire de Rousseau.
15Pourtant, le rêve d’une édition de Rousseau définitive, consacrée par la République reste toujours illusoire. Plus on cherche et plus on trouve des nouveaux manuscrits et des lettres inédites. Alors, en 1793 le comité de l’Instruction publique charge le député Joseph Lakanal de rassembler un groupe de savants de l’Institut national afin d’établir une concordance de tous les manuscrits autographes de Rousseau et de solliciter chez tous les citoyens des lettres de Jean Jacques10. Après deux ans de travail, ils produisirent dix-sept cahiers (de vingt pages chacun) de nouveaux textes. Plus important que les lettres privées, ils ont trouvé des « additions considérables au Contrat Social », à La Nouvelle Héloïse et à L’Émile. Ces additions furent immédiatement publiées en deux formats, se conformant aux spécifications des deux éditions de Poinçot et de Defer de la Maisonneuve afin de compléter ces deux éditions. Ce n’est donc qu’en 1796 que les textes principaux de Rousseau ont pris leur forme définitive.
La création d’un marché de masse
16En fin de compte, il faut dire que, pour comprendre le Rousseauisme révolutionnaire, la foule de petits recueils de pensées est plus significative que les éditions monumentales du gouvernement. C’est là, en marge des projets officiels, dans le marché privé de la librairie, qu’on découvre le vrai Rousseauisme populaire de l’époque révolutionnaire. Une analyse des formats et des stratégies éditoriales dans le marché privé nous permet de décrire la création d’un véritable marché de masse des œuvres de Rousseau. En voici la répartition :
Tableau 4. – Éditions par format.
Édition par Format |
Inconnu |
1 |
12 |
16 |
18 |
24 |
32 |
4 |
8 |
Total |
1789 |
4 |
4 |
3 |
2 |
15 |
28 |
||||
1790 |
8 |
9 |
1 |
5 |
3 |
26 |
||||
1791 |
4 |
9 |
4 |
1 |
2 |
20 |
||||
1792 |
2 |
11 |
4 |
2 |
1 |
5 |
25 |
|||
1793 |
6 |
1 |
9 |
1 |
8 |
1 |
|
2 |
2 |
30 |
1794 |
6 |
6 |
3 |
3 |
2 |
20 |
||||
1795 |
5 |
8 |
2 |
2 |
17 |
|||||
1796 |
3 |
1 |
6 |
1 |
5 |
16 |
||||
1797 |
4 |
2 |
1 |
7 |
||||||
1798 |
2 |
2 |
4 |
|||||||
1799 |
5 |
2 |
3 |
10 |
||||||
1800 |
3 |
1 |
4 |
|||||||
Total |
45 |
2 |
69 |
6 |
27 |
5 |
2 |
10 |
41 |
207 |
17Le format in-12 est celui qui est favorisé par le marché du livre du dix-huitième siècle, et il n’est pas surprenant que celui-ci domine l’édition de Rousseau dès ses débuts et à travers la période révolutionnaire. Cependant, avant la Révolution on aurait peine à trouver un ouvrage de Rousseau publié en format plus petit. Il y a, certes, quelques éditions de La Nouvelle Héloïse en in-18 pour les voyageurs avant la Révolution, mais la vaste majorité des éditions sont in-8 ou in-12 et à des prix prohibitifs pour la plupart des citoyens. Ce n’est qu’avec la Révolution que des Rousseau de petits formats font leur apparition. Vers 1792 on voit de plus en plus d’éditions in-18, in-24, et même in-32. C’est surtout par des petits recueils que la pensée de Rousseau s’est répandue parmi les petites gens de la ville et de la campagne.
18Le premier recueil des pensées de Rousseau, extrait de ses œuvres, vit le jour en 1763 chez l’éditeur parisien Prault. Il fut piraté tout au long du siècle, mais surtout après 1789, sous des titres divers : Pensées de J. J. Rousseau, Morceaux choisis de J. J. Rousseau ou L’Esprit, Maximes et Principes de J. J. Rousseau. Il nous reste onze éditions de cet ouvrage de la décennie révolutionnaire, en formats in-8, in-12, in-16 et in-18. Il y a même une édition des Pensées destinée à la « Bibliothèque Universelle des Dames Morales » datant de 1790. Au-delà de ces recueils, on trouve des brochures plus petites comme l’Almanach de J. J. Rousseau ou des Bon ménages, publié en 1793 chez Caillot à Paris, ou le Manuel du Sage, ou Recueil de maximes de pensées tirées de J. J. Rousseau qui a paru chez Prignet et Thomeret à Valenciennes en 1796. Onze éditions du Contrat Social ont également paru en petit format sous la République.
19On a imprimé également une poignée de pamphlets politiques partisans en tirant des petits extraits des œuvres de Rousseau, afin de soutenir telle ou telle position dans les batailles politiques. C’est ainsi qu’ont paru des extraits sélectionnés par le contre-révolutionnaire Lenormant, du Contrat Social et des Considérations sur le Gouvernement de Pologne, sous le titre J.J. Rousseau aristocrate (s. l., 1790). De l’autre côté du spectre politique viennent les voix militantes de la Terreur comme celle de l’auteur anonyme Des Vérités terribles mais indispensables, tirées de J.J. Rousseau, Mably, Raynal, etc., et de tous les philosophes amis des principes de l’égalité (s. l.) de 1794, ou le porte-parole plus modéré de Thermidor qui réalise un Jean-Jacques Rousseau juge de la Révolution française en 1798.
20La politique culturelle du gouvernement a certes joué un rôle important dans la dissémination de la pensée de Rousseau au-delà des élites. Le Comité d’Instruction publique a mobilisé des éditeurs comme Aubry pour créer des petits livres consacrés à l’instruction des jeunes mères comme les Principes de J. J. Rousseau sur l’éducation, ou Instruction sur la conservation des enfants, sur leur éducation physique et morale depuis leur naissance, jusqu’à l’époque de leur entrée dans les écoles nationales (Aubry, an II). Ce comité a subventionné aussi la publication pour les adultes d’une petite brochure in-24 intitulée Almanach des plus belles pensées de Rousseau, suivi du rapport fait au nom du Comité d’Instruction publique, et des sublimes cérémonies observées à la translation de ses cendres au Panthéon, le second décadaire de Vendémiaire, l’an 3e de la République une et indivisible (Prévost, 1794). Finalement, une Instruction extraite de J. J. Rousseau à la portée des habitants de la campagne fut « imprimée par ordre du Comité de Salut Public » en l’an III et vendue au public pour 15 sols. Au-delà des lettrés, on lit des œuvres du citoyen de Genève à haute voix dans les sociétés populaires11. La Révolution a ainsi produit un véritable marché de masse pour les œuvres de Rousseau qui sont diffusées largement dans l’espace géographique et social de la France révolutionnaire. Comme Louis-Sébastien Mercier l’a observé : « Sa célébrité n’a même fait que s’accroître depuis qu’il n’est plus, et s’étendre dans toutes les classes de la société12. »
Conclusion
21La grande thèse de Daniel Mornet ne peut plus être soutenue. La Révolution française n’a pas marqué un tournant dans l’édition, allant du Rousseau de La Nouvelle Héloïse à celui du Contrat Social, ou de la vie privée à la vie politique. Des études bibliographiques récentes montrent que le Contrat Social avait été largement répandu bien avant la déflagration révolutionnaire. En outre, comme nous l’avons vu, les partisans révolutionnaires de Rousseau ont insisté surtout sur l’unité de la pensée de Rousseau et n’ont vu aucune contradiction entre la dimension romantique et la dimension rationaliste de Rousseau. Au contraire, ils ont cherché à intégrer tous les aspects de sa pensée en une grande Somme de la modernité. De là tous les efforts, officiels et non-officiels, visant à produire une édition complète et définitive de ses œuvres, et à immortaliser l’homme dans toute sa richesse et sa complexité. Ce n’est qu’après Thermidor, et surtout au dix-neuvième siècle, que les Rousseauistes contre-révolutionnaires ont essayé de séparer le prophète du romantisme de ses œuvres politiques et républicaines.
22Cela ne veut pas dire que la Révolution n’ait pas révolutionné Rousseau en éditant et en diffusant ses écrits. Une des conséquences les plus importantes de la liberté de la presse et de l’abolition des privilèges et de la censure fut la diffusion des œuvres de Rousseau au-delà des élites culturelles. L’exemple de l’édition de Rousseau sous la Révolution nous montre la création d’un véritable marché de masse des idées des Lumières. Un volume de l’édition de luxe de ses Œuvres in-4 coûtait 72 livres. La petite Instruction... de J.J. Rousseau à la portée des habitants de la campagne s’est vendue à 15 sols. Entre ces deux extrêmes est né un lectorat aussi complexe et varié que la société révolutionnaire elle-même. On voit là, dans les petits recueils de ses pensées faits pour tel ou tel groupe social, la diversification d’un marché du livre en transition vers la démocratie. Grâce à la liberté de la presse les œuvres de Rousseau se répandirent dans toutes les couches sociales avec une intensité sans précédent.
23Une autre conséquence importante de la Révolution pour l’édition de Rousseau fut sa nationalisation. Avec l’ouverture du monde de l’édition aux livres prohibés sous l’Ancien Régime, Rousseau a pu enfin prendre place dans les catalogues des éditeurs français. Ce ne sont pas seulement les grands éditeurs parisiens qui en ont bénéficié au détriment de leurs voisins aux Pays-Bas et en Suisse. Ses écrits furent publiés dans toutes les grandes villes de la France, et ce faisant les éditeurs français ont transformé l’image du citoyen de Genève : il n’est plus simplement l’intellectuel cosmopolite, mais bien le père fondateur de la nation française.
Notes de bas de page
1 Mornet D., « L’enseignement des bibliothèques privées (1750-1780) », Revue d’histoire littéraire de la France, n° 17, 1910, p. 449-496.
2 Dufour T., Recherches bibliographiques sur les œuvres imprimées de J.J. Rousseau, Paris, L. Giraud-Badin, 1925, 2 vol.
3 Darnton R., « Readers respond to Rousseau: The Fabrication of Romantic Sensitivity », The Great Cat Massacre, New York, Vintage, 1985, p. 215-256.
4 Leigh R. A., Unsolved Problems in the Bibliography of Jean Jacques Rousseau, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 76-77.
5 Barny R., Rousseau dans la Révolution : le personnage de Jean-Jacques et les débuts du culte révolutionnaire (1787-1791), Oxford, Voltaire Foundation, 1986, et Swenson J., On Jean-Jacques Rousseau Considered as One of the First Authors of the French Revolution, Stanford, Stanford University Press, 2000.
6 Mercier L. S., De J.J. Rousseau, considéré comme l’un des premiers auteurs de la Révolution, Paris, Buisson, 1791.
7 Barny R., L’Éclatement révolutionnaire du Rousseauisme, Paris, 1988, et Blum C., Rousseau and the Republic of Virtue, Ithaca, Cornell University Press, 1988.
8 McEachern J.-A., Bibliography of the Writings of Jean-Jacques Rousseau to 1800, Oxford, Voltaire Foundation, 1989 et 1993, vol. 1, Julie ou la Nouvelle Héloïse, vol. 2, Émile.
9 Mercier L. S., op. cit., p. 3.
10 Lakanal J., Publication des manuscrits de Jean-Jacques Rousseau par Lakanal, Membre de L’Institut National de France, Paris, Baudouin, an III.
11 Rousseau, lu à la séance du Club des égaux, le 7 juillet 1793... par le secrétaire dudit Club, Genève, 1793, in-8, 12 p.
12 Mercier L. S., op. cit., p. 2.
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