Lecteurs-acteurs mexicains, lectures étrangères : influences sur la formation d’une culture nationale
p. 169-179
Texte intégral
1La problématique liée à la création d’une culture nationale est difficile à traiter et implique de multiples facteurs qui influent sur un processus de longue durée. Cependant, la constitution progressive de la culture nationale peut se situer à des moments représentatifs de la vie d’une nation. À ce titre, les indépendances se présentent comme des circonstances propices à ce processus culturel.
2Le Mexique peut en être un bon exemple et le xixe siècle constitue une période où, grâce au besoin de définition de l’État national, l’élite politico-culturelle favorise le développement d’une histoire et d’une littérature nationales, représentation la plus immédiate de la culture nationale. « Il revint aux intellectuels du mouvement politique, de questionner la différenciation entre l’Américain et l’Espagnol, en poussant, progressivement, le Mexicain à manifester envers la nation ses sentiments, ses aspirations, ses affinités, en un mot, son imaginaire. En ce sens, nous rapprochons cette phase du processus qu’Isaih Berlin appelle la conscience nationale1. »
3De nombreux exemples peuvent illustrer ce temps de configuration ; cependant, de par leur influence particulière, les imprimés se transforment en facteurs fondamentaux du développement de cette image en construction. La dimension que prend ce phénomène ne se limite pas nécessairement à un domaine local mais paradoxalement le transcende et comporte une forte charge d’éléments étrangers qui entraînent et affectent la construction de la culture nationale avec des traits caractéristiques qui s’ébauchent et se définissent petit à petit. Sous cet angle, nous pouvons affirmer, avec Anne-Marie Thiesse, que de la même façon qu’au xixe siècle les identités nationales européennes se sont formées sous l’influence d’une intense circulation transnationale « d’idées, de théories, de savoir-faire pratiques et d’essais esthétiques », au Mexique quelque chose de semblable se produit et toute une influence étrangère est à l’œuvre à l’intérieur de ses propres frontières qui favorise ce processus auquel nous allons consacrer les pages qui suivent.
4Dans cette tâche constructive, à un moment spécifique de la vie nationale, les imprimés pénétrèrent l’esprit des lecteurs-politico-intellectuels et collaborèrent à la diffusion d’exemples de développement, de modèles pour écrire à la manière de, pour peindre selon telle école ou pour concevoir toute une littérature et une histoire en suivant les modèles d’auteurs étrangers jusqu’à concevoir des formes propres qui deviennent des signes distinctifs de lectures et d’images d’une nation, correspondant uniquement à ses caractéristiques et favorisant l’unité du peuple qui, dispersé sur un espace géographique, réussit à s’intégrer grâce à la reconnaissance de ces formules créées pour définir son identité.
Une nouvelle histoire à raconter
5Le xixe siècle mexicain est un siècle où l’instabilité politique deviendra l’une de ses facettes les plus connues et les plus distinctives, provoquée par sa nouvelle situation de pays indépendant et, dans le même temps, par des ambitions de groupes qui incitèrent à essayer divers systèmes d’organisation politique – empire, république (fédérale ou centrale). Ceci dit, il est nécessaire de pondérer ce fait, car bien que le Mexique tardât à consolider sa gouvernance, il réussit paradoxalement à établir une ligne de continuité à partir de la construction de sa propre image, de la découverte journalière de son esprit national et de l’élaboration d’un projet culturel propre.
6Il nous faut faire remarquer que l’élite lettrée au pouvoir fut responsable de la structuration de l’idée de nation et dut puiser dans de multiples sources les influences qui lui offrirent des idéologies et des modèles étrangers pour la conduite de la construction nationale, tout en recueillant dans sa propre réalité les éléments « constitutifs » de sa nature propre et les réponses aux questions constamment posées à leur sujet.
7Il est juste de dire qu’avec la conquête de l’indépendance de l’Amérique latine, la région acquit plus d’importance pour l’Europe, et devint un grand pôle d’attraction dans divers domaines – politique, économique et culturel – de sorte que plusieurs puissances cherchèrent à exercer leur hégémonie sur les nouveaux territoires qui entraient fragilement dans leur vie indépendante. Le Mexique ne fit pas exception. L’Europe se tourna vers l’Amérique et les Hispano-Américains regardèrent au-delà de leur ancienne métropole. La France et l’Angleterre exercèrent une forte influence du point de vue culturel et les imprimés allaient constituer la façon la plus appropriée d’engager un dialogue constructif et durable.
8Il est également important de noter que, bien que l’indépendance marquât un tournant et représentât un point de départ dans la formation de la culture nationale, la lecture des auteurs interdits comme Montesquieu, Rousseau, Richer, Bossuet, Grégoire, Raynal – et ce malgré la censure imposée par la Couronne espagnole – fut une pratique courante parmi les élites de la Nouvelle Espagne. Cette pratique créa un précédent et symbolisa la soif naturelle des nouvelles élites hispaniques avides de connaître les propositions des pays « civilisés » tels que la France, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, les États-Unis y compris l’Espagne – l’influence du libéralisme français sur la pensée espagnole fut fondamentale et imprégna ses colonies – propositions qui renforcèrent progressivement l’idée d’indépendance et, en fin de compte, contribuèrent à la création d’une culture nationale possédant nécessairement un profond caractère historique, c’est-à-dire forgé au cours d’un long processus mais exprimé à un moment de définition comme le fut le xixe siècle.
9Les textes et les images étrangères offrirent quelques paramètres qui permirent de constituer et de définir peu à peu l’image du Mexique et des Mexicains. Un facteur qui favorisa l’assimilation des influences étrangères, après l’obtention de l’indépendance, fut le développement de l’imprimerie au Mexique qui se modernisa et se convertit en une activité urbaine rentable, bénéficiant de la prolifération des imprimés, de la demande des lecteurs, du besoin de présence des nouvelles autorités et de l’esprit de compétition qui régnait chez les éditeurs.
10Un changement qualitatif et quantitatif au niveau des imprimés suggère une révolution de l’imprimerie à partir des décennies qui suivirent l’indépendance, période pendant laquelle on observe tout un processus d’assimilation, d’adaptation et de re-création des usages étrangers. Notons, comme premier exemple, la forte influence exercée par les idéologues européens et américains dans les débats autour de la définition des politiques publiques et l’adoption de mœurs citoyennes d’autres pays. L’importance de ces penseurs illustres doit être reconnue car ils indiquèrent quel chemin menait à la nouvelle République. Les droits de l’homme, les conquêtes libérales, les systèmes d’organisation politique, par exemple, ne furent pas une création mexicaine ; marqués par de fortes influences étrangères, ils furent pris en compte dans la formation de l’État national. Les idées et les propositions de Locke, Montesquieu, Rousseau, Condillac, Burke, Paine, Condorcet, Bentham, Lamennais, Constant, Tocqueville, ont été lues dans leur langue d’origine, importées de l’étranger – introduites dans le pays par les libraires ou par la contrebande – ou encore dans des traductions mexicaines, parfois faites à la va-vite, afin de mettre entre les mains des nouveaux citoyens mexicains les nouveautés des auteurs étrangers, les exemples de pratiques politiques innovantes – en accord avec le statut de pays indépendant – ou les images représentatives d’une identité, contribuant ainsi à la définition d’une véritable culture nationale.
11Dans ce processus de reconnaissance et d’essais préliminaires, l’écriture de sa propre histoire constitue un besoin immédiat afin de pouvoir établir un discours qui permette la reconnaissance du passé et la création de valeurs aptes à rapprocher les nouveaux citoyens2. Cependant, et afin de satisfaire ce besoin naturel, il fallait, à partir d’autres expériences, définir les théories qui permettent d’établir les modèles d’écriture de cette histoire. Plusieurs exemples permettent de mettre en évidence cette influence.
12Au tout début de la vie nationale, en 1824, trois ans seulement après la proclamation de l’indépendance, un périodique mexicain publia des leçons d’histoire, prétendument écrites par un Mexicain – Lorenzo de Zavala3 – en guise de contribution à la connaissance théorique de l’histoire et qui étaient en rapport direct avec les aspirations des chargés de l’administration publique et cherchaient à élaborer une histoire nationale, indispensable au nouveau projet d’un pays indépendant. Ce fait n’aurait aucun rapport avec le thème qui nous occupe si, dans les années 1990, on n’avait découvert que l’auteur de la dite œuvre était un Français et non un Mexicain qui, en réalité, avait plagié le texte en y faisant quelques arrangements afin de l’adapter à la réalité mexicaine. En fait, les Leçons d’Histoire de Volney, étaient arrivées dans les mains du Mexicain lors d’un voyage qu’il fit en Europe.
13Il est facile d’imaginer l’attrait et l’importance que ces leçons représentèrent pour les Mexicains car elles les intéressaient non pas pour la connaissance en soi, mais en tant que modèles « mexicanisés » pouvant servir de base à l’écriture de l’histoire qu’ils inauguraient. Cette histoire, rapidement contée, est la preuve irréfutable de l’urgente nécessité manifestée par les responsables de la conduite du pays de se rallier à des modèles et compter, dans ce cas, sur un support théorique qui permît de s’aventurer à écrire une histoire qui commençait avec eux-mêmes et qu’ils prétendaient réaliser à partir des expériences de « vrais écrivains », exemple idéal pour l’élaboration de l’histoire nationale.
14Le champ de l’histoire fut une terre facile à cultiver. Tout au long du xixe siècle on s’adonna à plusieurs exercices afin de trouver les éléments constitutifs du nouveau pays dans lesquels nous retrouvons des influences diverses, provenant de l’étranger, qui aidèrent à l’élaboration de l’histoire nationale. La vision offerte, par exemple, par le baron Humboldt incita les Mexicains à recréer la réalité de leur pays et à reconnaître leur propre grandeur4. Les théories de Montesquieu, Smith, Jovellanos, Chateaubriand, servirent d’appui aux nouvelles façons de présenter l’histoire mexicaine. L’œuvre historique de Tadeo Ortiz révèle une inspiration basée sur les thèses naturalistes, libérales, éclairées et romantiques de ces auteurs5. Lucas Alamán, dans son Histoire du Mexique, trouva chez le Nord-Américain William Prescott – auteur de l’Histoire de la conquête du Mexique – des arguments convaincants pour clarifier et appuyer sa propre vision de cet événement6. Mariano Otero se nourrit de la pensée de
« Chateaubriand, de Lord Byron et de Victor Hugo. Avec Lamennais, il concilie le catholicisme et le libéralisme ; mais il est surtout influencé par Mme de Staël et le groupe de Coppet qu’elle dirige, tant à travers Benjamin Constant qu’à travers, surtout, Sismonde de Sismondi. De Mme de Staël il retient l’une de ses idées fondamentales : la perfectibilité de l’homme, la foi dans le progrès ininterrompu de l’esprit humain et le progrès illimité de l’esprit grâce à la liberté7. »
15Beaucoup d’autres hommes politiques – Mora, De la Rosa, Pedraza – manifestèrent des inquiétudes semblables à celles qui sont exprimées ici et, en même temps, exprimèrent d’autres manières de comprendre la problématique nationale. Après la défaite de la guerre avec les États-Unis, surgit tout naturellement le besoin urgent de faire un relevé de la situation nationale. Entre 1853 et 1856, on publia le Dictionnaire Universel d’Histoire et de Géographie – dont l’annexe reproduisit les éléments constitutifs de la réalité nationale, géographiques, zoologiques, historiques, biographiques – qui représenta un autre exemple de projets culturels basés sur des lectures étrangères. Suivant le modèle établi par le Dictionnaire Universel d’Histoire et de Géographie de Francisco de Paula Mellado, en 1846, qui s’était lui-même inspiré du dictionnaire français de même nom de Marie Nicolas Bouillet, en 1842, les Mexicains trouvèrent une fois de plus dans les lectures étrangères une manière de s’approprier des modèles et de créer leurs propres projets culturels8.
16Ces exemples, pris au hasard, représentent les aspirations de ceux qui se donnèrent pour tâche d’esquisser les premières représentations de l’idée du Mexique et pour lesquelles les lectures étrangères apportèrent une grande contribution en soutenant par une série de principes les aspirations de ceux qui reconnaissaient et construisaient leur propre histoire. Mais celle-ci ne trouva pas seulement appui dans les publications françaises. Les yeux des étrangers furent également les premiers à en délimiter les contours et, paradoxalement, à favoriser la création et la découverte des traits qui deviendront caractéristiques des Mexicains, décrits maintenant par ces mêmes Mexicains à travers la lithographie et la peinture de mœurs.
Une nouvelle image à contempler
17L’histoire du Mexique fut le résultat des attentes forgées par un groupe de Mexicains qui comprirent l’époque de mutation qu’ils vivaient et dont ils étaient les protagonistes, mais elle s’inscrivit également dans le contexte occidental ; l’Europe se trouvait occupée à la création des États-nations. L’histoire, partie constitutive de la culture nationale, servit à définir des processus et à identifier des valeurs communes, bien que d’autres facteurs et d’autres moyens participèrent à la construction de cette culture.
18L’arrivée au Mexique des exilés italiens Claudio Linati et Gaspar Franchini, en 1826, ouvrit de grandes possibilités à la compréhension de l’esprit national à travers l’image. Promoteurs de l’introduction de la lithographie au Mexique, ces artistes étrangers réussirent à porter leur regard sur les traits qui deviendront représentatifs du type national et, avec le temps, définiront les particularités de la population native aux yeux des étrangers mais aussi, d’une certaine façon, aux yeux des Mexicains.
19Les lithographies inspirées de la réalité mexicaine réalisées par Linati révèlent un fort esprit d’observation et lui permettent de concevoir divers types de natifs du Mexique, sans doute très éloignés des modèles européens de par leurs occupations, leur physique, leurs tenues vestimentaires, « El pulquero » (illustration 1), « Los léperos » (illustration 2), « Las tortilleras », « El aguador », « El vendedor de aves y la vendedora de dulces » (illustration 3) qui faisaient partie de la vie quotidienne au Mexique. Pourquoi dessiner des personnages qui pourraient appartenir à n’importe quelle société européenne ? Ainsi leurs yeux attirèrent l’attention sur les autres, les habitants du pays, ces membres constitutifs de la société mexicaine quasiment toujours oubliés en tant que tels. Leurs lithographies eurent un impact de par l’image qui circula en Europe des habitants de ce nouveau pays. Elles servirent, en fin de compte, à inciter et à pousser les Mexicains à créer et à représenter l’image d’eux-mêmes par le biais de ces « autres personnages » qui s’avéraient être les représentants de la société9. Il faudra de nombreuses années avant que les Mexicains eux-mêmes se chargent de recréer leur personnalité.
Illustration 1
20
Illustration 2
21
Illustration 3
22
23Ce n’est qu’en 1854 que fut publié l’ouvrage Les Mexicains peints par eux-mêmes, inspiré de la publication française et espagnole de même titre. Cette édition illustre très bien ce que nous venons d’indiquer car elle représente une entreprise culturelle d’inspiration étrangère, à l’initiative d’un éditeur mexicain, dédiée aux Mexicains, ayant pour but de dessiner la véritable société de la capitale et à en définir les aspects. En comparaison avec les éditions française et espagnole, la mexicaine était restreinte avec seulement 35 personnages décrits et représentés ; elle supposa le rapprochement de divers acteurs mexicains ayant pour but de se trouver eux-mêmes – l’éditeur, l’imprimeur, les lithographes, les auteurs des textes et les modèles. Elle constitua un moyen d’auto-découverte et de diffusion au-delà des frontières nationales de l’image des Mexicains. De fait, le texte précise que « les Européens ont une si piètre idée de notre pays qu’ils nous considèrent comme des attardés, des lâches et des ignorants incapables de former une nation unie. Avec une œuvre comme la nôtre, ces puérils préjugés tomberont10 ». Cette phrase est significative des aspirations des différents acteurs culturels défendant l’idée de nation et soucieux d’offrir des œuvres qui puissent contribuer à la définition de la culture nationale.
24Les images contenues dans cette œuvre sont intégratrices : les différents secteurs de la population sont présents et tentent de représenter les divers types de personnages de la société, dans une perspective différente de celle qui inspira Linati, c’est-à-dire qu’ici « les Mexicains apparaissent tous, hommes et femmes, très bien mis, très fiers ; les chapeaux haut de forme sont nombreux et seul un type, « El tocinero » peut être comparé au sordide « Lépero » de Linati11. Il faut toutefois noter que dans la galerie présentée le nombre de types éminemment nationaux est limité et se résume à « La China » (illustration 4), « La Chiera » (illustration 5), « El Aguador », « El Pulquero », « El Arriero » (illustration 6) et « El Ranchero12 ». Alors que l’on pourrait penser que le nombre d’illustrations représentatives est limité, il faut reconnaître qu’elles dénotent une certaine satisfaction de montrer les différents membres de la société mexicaine et d’impressionner grâce à la représentation « imprimée et colorée » de Mexicains alors en phase de découverte d’eux-mêmes13.
25Si dessiner les types caractéristiques de la société partit d’une initiative étrangère, il en fut de même pour les paysages et les monuments. La présence de lithographes et de peintres français, anglais et allemands favorisa également le développement des écoles mexicaines qui surent profiter des enseignements de ceux qui séjournaient dans le pays à divers titres, et reconnaître les grandeurs du Mexique découvertes sur toiles et sur papier, en peinture, en gravure et en lithographie. Ce fut une autre façon par laquelle les lectures étrangères de la réalité nationale stimulèrent chez les Mexicains le désir de manifester leur propre identité, non seulement à travers des types caractéristiques mais aussi par d’autres signes distinctifs du pays.
Illustration 4
26
Illustration 5
27
Illustration 6
28
29La présence déjà mentionnée de Linati, de Daniel Thomas Egerton, Carlos Nebel, John Philips, Juan Moritz Rugendas, Pedro Gualdi, Pingret, Johann Salomón Hegi, Gros, fut capitale pour alimenter l’esprit national ; ils arrivèrent dans le pays attirés par les récits d’exubérance et d’exotisme qui circulaient en Europe et réalisèrent à son sujet différentes œuvres picturales et lithographiques. Ils trouvèrent sur ces terres de magnifiques thèmes d’inspiration ; et à leur tour inspirèrent et encouragèrent les Mexicains avec leurs images et coopérèrent à la découverte progressive du Mexique et de sa grandeur. Ces étrangers « dévoilèrent », d’une certaine façon, les monuments du passé aux Mexicains ; ils devinrent les lecteurs de la réalité nationale et les médiateurs auprès des Mexicains. Leur vision, leurs thèmes et leurs techniques contribuèrent à former une école mexicaine où le passé et le milieu naturel et architectural furent sélectionnés comme thèmes selon les critères que « les autres », « les étrangers » avaient établis.
30Il suffit de mentionner ici, par exemple, le Voyage pittoresque et archéologique dans la province de Yucatán (Amérique Centrale) publié à Paris en 1838 de l’Allemand Waldeck ou bien le Viaje pintoresco y arqueológico sobre la parte más interessante de la República mexicana de Karl Nebel de 1836 ou encore les Mexico illustrated in twenty-six drawings de l’Anglais John Phillips de 1846, œuvres qui circulèrent largement et qui suscitèrent l’intérêt pour les splendeurs pré-hispaniques, les remarquables édifices coloniaux, les sites naturels et les habitants de ces terres.
31Très rapidement ces œuvres donnèrent lieu à des productions faites au Mexique dans lesquelles on retrouva tout à la fois les mains et les visions mexicaines et étrangères, celles des éditeurs et des lithographes ; elles furent conçues dans le même but : recueillir sur des pages choisies les vestiges et les singularités du nouveau pays qui s’édifiait progressivement. Monumentos de Méjico, tomados al natural y litografiados por Pedro Gualdi, en 1842, œuvre pionnière sortie à Mexico de l’atelier de Masse et Decaen, peut être considérée comme l’antécédent de México y sus alredores (1855-1856), projet mené également par Decaen auquel participèrent des lithographes mexicains – Casimiro Castro, José Campillo, L. Auda et C. Rodriguez – imprégnés des enseignements des maîtres français et qui reconnurent dans les éléments naturels et populaires quelques-uns des traits caractéristiques ou ultérieurement déterminants de la culture mexicaine.
32La mise à profit des lithographies des étrangers comme celles du voyageur Karl Nebel, poussa des éditeurs mexicains à réaliser des projets uniques. El Viaje pintoresco y arqueológico de México, œuvre éditée à Paris, représentait divers aspects du pays ; elle circula largement en Europe réalisant ainsi son objectif premier de faire connaître le Mexique à l’étranger et réussit à atteindre le milieu mexicain puisqu’elle incita l’éditeur Vicente García Torres à entreprendre la version mexicaine qui allait permettre à ses concitoyens d’entrer en contact, à travers les images lithographiées, avec les pyramides, les habits « typiques », les scènes champêtres et les paysages, et de découvrir de leurs propres yeux une réalité qu’ils avaient rarement à leur portée et qui comportaient plusieurs aspects : histoire, coutumes, nature. C’est pour cette raison que l’œuvre obtint un accueil favorable du public et causa un énorme conflit avec l’auteur de l’original, Nebel ayant fait valoir son droit de propriété14. Ce fait est révélateur de l’impact de cette publication ; il montre comment les éditeurs mexicains mirent à profit les nouveautés étrangères et réalisèrent des éditions conjuguant la beauté des images avec la littérature, outils éditoriaux qui contribuèrent à forger l’idée du Mexique.
33Dans la fabrication de cette conception du Mexique, le romantisme constitua un courant essentiel pour décrire le passé, les aspects et les beautés du pays. On peut dire que les étrangers firent une lecture de la réalité nationale, traduite en images et en lettres, qui fut ensuite mise à profit par les artistes mexicains pour concevoir quelques-unes des parties constitutives de la culture nationale. Les images devinrent essentielles durant toute cette phase d’idéalisation et, avec elles, l’activité des hommes de lettres contribua à modeler et à décrire, plus finement, les coutumes et les caractères des Mexicains.
34Il faut admettre que dans ce processus de reconnaissance et de mise en évidence, un partenariat s’établit entre étrangers et nationaux pour « capter » l’environnement naturel et historique, mais au final il revint aux propres Mexicains d’attribuer une valeur constitutive à certains éléments représentatifs qui devinrent partiellement consubstantiels de leurs référents. Comme, par exemple, l’exubérance et la richesse de la nature ou la grandeur du passé indigène.
En guise de conclusion
35La présence de divers facteurs dans la configuration d’une culture nationale fut cruciale pour la découverte de « modèles » permettant de concevoir et de construire une culture propre. Il faut dire que le siècle des Lumières et les aspirations particulières de l’élite politique émergente favorisèrent la présence et l’assimilation d’éléments étrangers comme, par exemple, les courants politiques et littéraires ou les versions étrangères à ce qui est mexicain et aidèrent les nouveaux citoyens à réfléchir sur leur réalité et à définir l’idée du Mexique dont la physionomie allait se préciser au cours du siècle. Ainsi, la vie politique et la création historique et littéraire représentent des activités parallèles de fond dans la configuration d’une culture nationale.
36Reconnaître et sauvegarder les éléments qui influencèrent la construction nationale représenta une tâche ardue comportant plusieurs aspects – social, historique et culturel. Dans ce travail quotidien des Mexicains, l’assimilation et la re-création d’éléments étrangers constituèrent les importations nécessaires au défi de l’unité nationale tant désirée15. L’idéalisation de la nation nouvelle partit des représentations que les « autres » firent de sa réalité. C’est dans cette phase de production et de construction que les influences étrangères furent déterminantes, mais il revenait aux Mexicains eux-mêmes d’adapter et de formuler leurs propres propositions.
37Dans ce cadre de transferts culturels, les imprimés jouèrent un rôle essentiel. Leur présence, leur importance et leur impact sur le milieu néo-hispanico-mexicain furent décisives car ils devinrent la référence par excellence dans la découverte d’autres réalités et, simultanément, dans la définition d’une culture propre. Dans les lettres et dans les images furent trouvés des exemples à suivre qui, paradoxalement, servirent aux Mexicains à profiler les composants de ce qui est véritablement « national ».
38Dans l’élaboration de cette culture, les lectures et les images étrangères doivent être considérées comme promoteurs de la naissance de la culture mexicaine et la littérature comme l’assimilation du paysage mexicain et la sauvegarde d’une mémoire nationale : résultats tangibles de l’aspiration des nouveaux citoyens désireux de se définir eux-mêmes. À ces facteurs concurrents, il faut ajouter d’autres acteurs qui intervinrent et collaborèrent à cette action culturelle : les intellectuels-politiques, toujours avides de connaître les nouveautés philosophiques, politiques et artistiques ; les imprimeurs-éditeurs qui produisirent, importèrent, commercialisèrent, diffusèrent et promurent la publication des auteurs étrangers et nationaux ; les libraires dont les produits révélèrent les productions culturelles du Mexique et d’autres pays ; les lecteurs intéressés par la diversité des propositions éditoriales afin d’approcher les diverses propositions idéologiques et les courants politiques, historiques et littéraires de ces temps nouveaux ; les voyageurs et les artistes dont les récits et les images du Mexique et de sa spécificité suscitèrent l’intérêt des nationaux envers leur propre interprétation ; et les auteurs – artistes graphiques, plastiques et écrivains – responsables de la création et de la consolidation d’une idée du Mexique.
39Dans ce lent processus de reconnaissance, de réflexion, d’assimilation et de création d’une culture nationale, les facteurs et les acteurs, comme il a déjà été dit, furent nombreux et variés à stimuler et à développer les représentations de la culture nationale. Il est à noter que, dans ce processus culturel, l’indépendance donna le point de départ à une véritable mise en valeur d’une réalité à la fois ancienne et nouvelle. Ancienne par son passé historique et par ses traditions héritées – indigène et hispanique – ; nouvelle par les « découvertes » quotidiennes qui dévoilaient la grandeur, naturelle et potentielle, de la nouvelle nation et de son passé, favorisant, à terme, l’émergence d’une littérature et d’une histoire mexicaines dont la responsabilité revint aux leaders de l’activité politique.
40Ces acteurs « quotidiens », en accord avec la pensée des Lumières, considérèrent également la culture comme un instrument de rénovation de la vie sociale et individuelle et non comme le patrimoine exclusif des doctes lettrés, sans perdre de vue, toutefois, que, pour le Mexique comme pour beaucoup d’autres nations nouvellement indépendantes, il revenait à l’élite politique de conduire cette tâche16.
41Ces deux exemples – celui des lectures et celui de la vision étrangère du Mexique et des Mexicains – permettent d’identifier les influences extérieures et, dans le même temps, de découvrir le travail d’interprétation et de création que menèrent à bien les nationaux dans le but de construire leur propre culture.
Notes de bas de page
1 Cf. Suárez de la Torre L., « Las empresas editoriales en la formación de la identidad nacional », Industrias Culturales e Identidad en América Latina, Congreso AHILA, Porto, Portugal, 1999.
2 Mentionnons ici Francisco Javier Clavijero (1731-1787) qui, au xviie siècle, écrivit son Historia antigua de Mexico avec la claire intention de s’opposer aux auteurs étrangers qui ignoraient la réalité de la Nouvelle Espagne. Son œuvre fut largement répandue en Europe et fut éditée au Mexique juste après l’indépendance.
3 Lorenzo de Zavala exerça diverses fonctions politiques : député, gouverneur de l’État du Mexique et ministre des Finances Publiques. Il collabora à l’indépendance du Texas et fut partisan de l’intégration de ce territoire, autrefois mexicain, aux États-Unis.
4 Fray Servando Teresa de Mier s’appuya, dans ses écrits, sur les descriptions de Humboldt pour convaincre de la grandeur de son pays. Tadeo Ortiz de Ayala en firent de même.
5 Les propositions politiques constituaient une grande nouveauté et renseignaient sur la réalité du nouveau pays. Voir Ortiz de Ayala T., Resumen estadístico del Imperio mexicano dedicado a la memoria del señor D. Agustín I, Emperador de México, México, Imprenta de doña Herculana del Villar, 1822 et Covarrubias J. E., « Tadeo Ortiz de Ayala », J. A. Ortega y Medina et R. Camelo (dir.), El surgimiento de la historiografía nacional, volumen III, México, Universidad Nacional Autónoma de México, 2001, p. 257-276.
6 Plascencia E., « Lucas Alamán », ibid., p. 311.
7 Elío C. N., « Mariano Otero », ibid., p. 280. « La literatura de Madame de Staël se conoció en México. »
8 Pi-Suñer a. (dir.), México, Diccionario Universal de historia y de geografía, vol. I, México, UNAM, 2000.
9 Les lithographies furent publiées dans le livre Costumes civils, militaires et religieux du Mexique, dessinés d´après nature par C. Linati, Bruxelles, 1828.
10 Linati Claudio, Trajes civiles, militares y religiosos de México (1828), México, Instituto de Investigaciones Estéticas, UNAM, 1956, p. 7.
11 Toussaint M., « Prólogo », ibid., p. 8.
12 Pérez-Salas M. E., « Genealogía de los mexicanos pintados por sí mismos », Historia Mexicana, vol. XLVIII, n° 2, octobre-décembre 1998, p. 192.
13 La littérature s’inspira également de types et de coutumes issus des modèles espagnols qui circulaient au Mexique et qui furent représentés par les textes de Mariano José de Larra, Ramón de Mesonero Romanos et Serafín Estebañez.
14 Voir Cruz M. C., « La propiedad literaria : el caso Nebel contra Vicente García Torres (1840) », L. S. Torre, (dir.), Empresa y cultura en tinta y papel. 1800-1860, México, UNAM-Instituto Mora, 2001, p. 489-504.
15 La nouvelle situation du pays indépendant provoqua une recherche de systèmes d’organisation politique. C’est pour cette raison que tout au long du xixe siècle on observa une instabilité politique due à l’immaturité des acteurs politiques et, dans le même temps, à l’offre abondante de modèles dérivés de l’indépendance des États-Unis et de la Révolution française.
16 Abbagnano N., Diccionario de filosofía, México, FCE, 1985, p. 274. En ce sens, il faut considérer les entrepreneurs de cette culture comme des hommes orchestres qui comprirent leur rôle de médiateurs culturels et de responsables de la conduite d’un nouveau pays qui exigeait une histoire et une littérature nationales qui lui fussent propres et dont ils furent les créateurs et les promoteurs.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Premiers Irlandais du Nouveau Monde
Une migration atlantique (1618-1705)
Élodie Peyrol-Kleiber
2016
Régimes nationaux d’altérité
États-nations et altérités autochtones en Amérique latine, 1810-1950
Paula López Caballero et Christophe Giudicelli (dir.)
2016
Des luttes indiennes au rêve américain
Migrations de jeunes zapatistes aux États-Unis
Alejandra Aquino Moreschi Joani Hocquenghem (trad.)
2014
Les États-Unis et Cuba au XIXe siècle
Esclavage, abolition et rivalités internationales
Rahma Jerad
2014
Entre jouissance et tabous
Les représentations des relations amoureuses et des sexualités dans les Amériques
Mariannick Guennec (dir.)
2015
Le 11 septembre chilien
Le coup d’État à l'épreuve du temps, 1973-2013
Jimena Paz Obregón Iturra et Jorge R. Muñoz (dir.)
2016
Des Indiens rebelles face à leurs juges
Espagnols et Araucans-Mapuches dans le Chili colonial, fin XVIIe siècle
Jimena Paz Obregón Iturra
2015
Capitales rêvées, capitales abandonnées
Considérations sur la mobilité des capitales dans les Amériques (XVIIe-XXe siècle)
Laurent Vidal (dir.)
2014
L’imprimé dans la construction de la vie politique
Brésil, Europe et Amériques (XVIIIe-XXe siècle)
Eleina de Freitas Dutra et Jean-Yves Mollier (dir.)
2016