Sédition, hérésie et rébellion sous les tropiques : la bibliothèque du naturaliste José Vieira Couto
p. 43-57
Texte intégral
La conjuration du Minas Gerais
1En 1789, aux confins du Brésil colonial, fut découverte une entreprise séditieuse en faveur de l’indépendance de la région du Minas Gerais, grande productrice d’or et de diamants, et principal centre financier de l’Amérique portugaise. Les idées des conjurés menaçaient à tel point les liens de dépendance qui reliaient la colonie à la métropole portugaise que les autorités cherchèrent à surveiller secrètement le mouvement. Au milieu du xixe siècle, redécouvert par les historiens, la Conjuration du Minas Gerais devint le point de référence de la constitution de la nationalité brésilienne, prétendument forgée dans la résistance à l’oppression coloniale1.
2Au cours du temps, beaucoup d’auteurs se plongèrent dans l’histoire de ce mouvement2, étouffé avant même sa naissance, pour essayer de comprendre les motivations, les idées, les projets, les inspirations et les buts de son plan de révolte3. Leurs principales sources furent les Autos da Devassa tenus par les autorités portugaises. Discours construit par le pouvoir et pour le pouvoir, les Autos présentent une série de limites pour la reconstitution du mouvement. Mais entre les lignes, les murmures, les précautions des autorités, tout indique que les racines du mouvement étaient plus longues et plus diffuses que ce que les documents voulaient insinuer. Ont été arrêtés non seulement le magistrat principal de la capitainerie, mais également Tomás Antônio Gonzaga, principale autorité judiciaire de la région, et tous les collecteurs d’impôts. Bien que d’autres suspects aient été entendus, leur culpabilité ne put être confirmée et ils ne furent pas jugés. Parmi eux, le gouverneur lui-même, l’intendant des diamants, plusieurs personnes de Rio de Janeiro et beaucoup d’autres, anonymes ou presque, comme ce fut le cas du naturaliste José Vieira Couto, originaire du village de Tejuco, dans le district de Diamantina.
3Parmi les indices, les Autos da Devassa suggéraient l’influence des Lumières françaises, dont des écrits furent trouvés dans les bibliothèques saisies chez les prévenus4, comme L’Esprit des Lois de Montesquieu, l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert et également des œuvres de l’abbé Mably, de Turgot et de Raynal entre autres. Par ailleurs, l’indépendance des Treize Colonies nord-américaines impressionna fortement les rebelles et leur servit d’exemple. Plusieurs témoins affirmèrent dans les Autos que le Recueil des lois constitutives des États Unis d’Amérique était toujours dans la poche de Tiradentes qui, ne connaissant aucune langue étrangère, se le faisait traduire. L’historiographie la plus récente indique que dans le programme des conjurés les valeurs de tradition, de maintien de l’ordre et de statu quo, lesquelles étaient menacées par les nouvelles mesures administratives de la Couronne, occupaient une position centrale et leur étude est fondamentale pour la compréhension du programme politique de l’époque5.
4Ce programme « prend éventuellement racine [dans les traditions] ibériques et plus précisément lusitaniennes » et il révèle une forte affinité « entre les idées des conjurés et celles défendues par les théologiens de la Seconde Scolastique, par le Père Antônio Vieira ou encore par le comte de Ericeira6 ». On relève en ce sens l’une des paroles de Tiradentes qui, interrogé sur le soulèvement, répondit indigné : « Ne dites pas soulever, mais restaurer », et l’insistance du chanoine Vieira, dans sa légitimation du mouvement, sur la participation des indigènes à la reconquête du Brésil aux mains des Français (Rio de Janeiro) et des Hollandais (Pernambuco)7. Ces idées étaient déjà présentes dans les soulèvements séditieux survenus au Brésil depuis le xviie siècle et particulièrement en Minas Gerais dans la première moitié du xviiie siècle, et ils remontent à l’imaginaire politique de la Restauration portugaise8 qui s’était appuyée sur l’axiome selon lequel le pouvoir politique appartient au peuple, qui le concède au roi sous la forme d’un contrat, lequel, bien que perpétuel, peut être dénoncé en cas de tyrannie9.
5La participation au mouvement de jeunes, fils de l’élite du Minas, qui avaient fait leurs études dans des universités européennes, notamment Salamanque, Coimbra et Montpellier, fut décisive. L’influence des études suivies, en particulier à l’université de Coimbra, fut marquante dans la vie de ces étudiants qui revinrent dans le Minas, à la fin du xviiie siècle, pleins d’idées et d’aspirations. Ces idées, qui conjuguent un rationalisme triomphant, introduit principalement après les réformes pombalines, avec la pensée politique portugaise fortement marquée par sa répulsion pour la tyrannie, prolifèrent notamment dans l’espace extra-muros de l’université. Les étudiants s’y réunissaient en groupes secrets où ils discutaient librement de tout, fournissant ainsi un substrat aux critiques religieuses, morales et politiques. À partir de ces centres, les idées anti-conformistes se répandirent et se mélangèrent aux traditions lentement enracinées dans le programme politique ibérique, tout en s’adaptant aux diverses régions de l’empire portugais, et elles inspirèrent des idéaux pas très orthodoxes. Les inquisiteurs eux-mêmes reconnaissaient que « certains diplômés, après avoir bu à Coimbra le venin du libertinage, viennent vomir sur les terres où ils sont nés10 ».
José Vieira Couto et les ramifications de la sédition dans la région de Diamantina
6L’un des rebelles impliqués dans le mouvement fut José Vieira Couto qui devint une figure importante de la capitainerie du Minas Gerais, et il fut connu au Brésil comme médecin et naturaliste. Il naquit dans le village de Tejuco, au nord-est de la capitainerie, région productrice de diamants11. Il étudia la philosophie à l’université de Coimbra en 177712 et, avant son retour, fit un voyage dans les mines d’Allemagne et de Hollande où il séjourna en 1780. De là, il revint au Brésil apportant dans ses bagages de nombreux livres européens remplis d’idées séditieuses. Sa participation au mouvement ne fut jamais complètement élucidée car, comme vous le verrons, les dénonciations dont il fit l’objet ne purent être vérifiées.
7Après avoir effectué son périple européen13, il s’établit dans son village natal de Tejuco. Dans sa maison, rue du Bonfim, il possédait une importante bibliothèque composée de livres divers et éclectiques. De dimensions significatives pour l’époque, cette bibliothèque comptait 238 titres répartis en 601 volumes. Beaucoup de ces livres illustraient sa familiarité avec les idées des Lumières14. À partir de cette bibliothèque, il est possible de suivre la formation d’un naturaliste et d’un médecin à l’orée du xixe siècle dont les lectures remontaient à l’Antiquité, passaient par les compendiums rédigés au Moyen Âge, par le renouveau de la pensée impulsé par la Renaissance qui déboucha sur les Lumières, et accédaient aux livres qui inauguraient la naissance d’une science moderne basée sur une nouvelle rationalité. Dans cette perspective, la bibliothèque acquérait une dimension temporelle sans laquelle il est impossible de la comprendre dans sa plénitude. Dans le cadre de ces lectures, sa vision du monde, notamment politique, se formait.
8Des témoignages épars dans les Autos da Devassa attestent que José Vieira Couto était présent à plusieurs des rencontres où furent discutés les plans de la Conjuration du Minas Gerais. Il était fréquemment hébergé dans la maison du collecteur d’impôts de la capitainerie à Vila Rica, João Rodrigues de Macedo – maison appelée aussi Casa do Contrato – l’un des principaux impliqués dans le réseau et chez qui beaucoup de réunions eurent lieu, et souvent en présence de Vieira Couto15. C’est là que se retrouvaient divers habitants de Tejuco lorsqu’ils se rendaient à Vila Rica, comme l’intendant des diamants, Luís Beltrão de Gouveia, et le père José da Silva de Oliveira Rolim16.
9La participation des rebelles de la région des diamants était vitale pour le succès du complot. Depuis 1771, lorsque la Couronne avait assumé l’extraction et la commercialisation des pierres, le diamant avait été déclaré monopole royal et, en vue de son exploitation, l’Extraction royale des diamants avait été créée. De par le Règlement de Diamantina, paru en août 1771 et connu sous le nom de Livro da Capa Verde, la Couronne avait créé une administration propre – la Junta Diamantina – composée d’un intendant, d’un contrôleur et de trois trésoriers, subordonnée à une Administração Diamantina créée à Lisbonne17. Les rebelles espéraient que la nouvelle nation aurait le contrôle des riches terres de la région de Diamantina et que le monopole royal susciterait l’indignation et l’appui subséquent de la population locale à leur cause.
10Le pouvoir et la fortune de l’homme d’affaires João Rodrigues de Macedo, sans compter la protection de son ami José Caetano César Manittie, fonctionnaire chargé de l’enquête, permirent que les dénonciations qui le visaient et qui avaient trait aux rencontres réalisées chez lui ne fussent pas vérifiées et passassent pour des rencontres d’amis nostalgiques de leur contrée d’origine. De même, les accusations à l’encontre de l’intendant des diamants, Luís Beltrão, ne furent pas portées au dossier de l’enquête, bien que le métis Vitoriano Gonçalves Veloso eût témoigné que, dès les premiers emprisonnements à Vila Rica, le lieutenant-colonel Francisco Antônio de Oliveira Lopes, l’un des grands impliqués dans le soulèvement, lui avait remis une missive à transmettre d’urgence à Tejuco. La missive, adressée à l’intendant Beltrão et au père José da Silva Rolim, conseillait aux deux hommes de déclencher immédiatement la rébellion et de lever des troupes locales avant qu’il ne fût trop tard18. Mis à part le père José da Silva de Oliveira et Vicente Vieira da Mota, employés du puissant homme d’affaires, les autres rebelles de Serro do Frio ne furent pas accusés. Ceci s’explique en grande partie par le silence qu’ils observèrent et par l’intérêt conjoint des autorités de ne pas dénoncer les racines du mouvement dans la région, en dépit des évidences selon lesquelles, disait-on, « la machination est immense et qu’ils n’en verront pas le fond19 ».
11Après son retour au Brésil, José Vieira Couto fut désigné par la Couronne Portugaise pour étudier les potentialités minéralogiques de la capitainerie de Minas Gerais, sur laquelle il avait rédigé quelques rapports (Memórias econômicas) entre 1799 et 180220. Dans ses écrits, adressés à la reine, il adopte un ton modéré, en bon sujet au service de l’État, bien que le texte soit rempli de suggestions bien peu orthodoxes. À contre-courant de ce discours conformiste, il fut accusé par l’Inquisition portugaise d’hérésie, de posséder des livres au contenu dangereux, qui blasphémaient contre la religion, et de vivre avec une femme mariée21. Finalement, qui était Vieira Couto ? Un hérétique blasphémateur ou un sujet soumis ? Est-il été possible que les deux rôles aient cohabité dans le même homme sans contradictions ?
12L’étude de sa bibliothèque peut contribuer à l’analyse de sa pensée et de sa vision du monde, politique en particulier, car les livres étaient devenus une source importante d’inspiration. Il n’est pas question d’affirmer ici que l’étude de sa bibliothèque est capable d’élucider la question22. La formation d’un homme résulte en effet non seulement de ses lectures mais aussi du monde qui l’entoure. Par ailleurs, la lecture est un acte dynamique et elle peut revêtir de nombreuses formes d’appréhension, et même l’accès à la liste complète de ses livres ne saurait permettre de répondre pleinement à cette question car beaucoup de livres lus ne lui appartenaient pas et vice versa, c’est-à-dire que beaucoup de livres possédés n’avaient pas été lus. Les inventaires ne font jamais état des livres empruntés et des lectures orales collectives. Il convient en outre de souligner que les modes de lecture ne sont pas uniformes mais multiples et mènent à une infinité de significations.
La bibliothèque du naturaliste
13Vieira Couto suivit l’exemple des autres étudiants mineiros23 récemment rentrés d’Europe. Dans ses bagages, il avait apporté des livres et, avec eux, des idées séditieuses. Suivant la coutume française, et bien que fussent « interdits tous les livres qui blessent la religion, l’État et les mœurs24 », ceux-ci étaient systématiquement présents dans les bibliothèques des Mineiros de l’époque, associant étroitement la critique religieuse à la critique des mœurs. De la même façon, à travers ces livres philosophiques circulaient des idées opposées à la morale, à la religion, à l’Église et à l’État.
14On ne prétend toutefois pas défendre, à partir de cette constatation, l’idée que la simple possession de livres interdits fût suffisante pour provoquer un soulèvement ou une révolution, mais leur diffusion et leur lecture corrodaient certainement les piliers des États absolutistes – la loi, la foi, le roi25. Cependant, « by discovering what books reached readers throughout an entire society and (at least to a certain extent) how readers made sense of them, one can study literature as part of a general cultural system26 ».
15La bibliothèque du naturaliste Vieira Couto était éclectique et variée. Plusieurs de ses livres étaient nettement marqués par les Lumières, d’autres, au long de ses étagères, reflétaient des idées hérétiques et irréligieuses27. Il lisait un peu de tout, ses livres couvraient de nombreux champs de la connaissance, comme la physique, les mathématiques, l’histoire naturelle, la médecine, les arts, le droit, la politique, la philosophie, l’histoire, les dictionnaires, la grammaire et la littérature28. Ses 238 ouvrages, en 601 tomes, permettent d’évaluer sa formation humaniste.
16Un nombre significatif des livres de Vieira Couto se rapportaient directement à l’exercice de la médecine et aux domaines sous-jacents à l’étude de la nature, en particulier la minéralogie et la chimie. Les quatre catégories de la connaissance parmi les huit utilisées pour classer ses livres, c’est-à-dire physique, mathématiques, histoire naturelle et médecine, fondamentales pour l’exercice de ses offices, représentaient 97 volumes de l’ensemble de sa bibliothèque, presque 50 % du total des 206 ouvrages catalogués et classés.
17L’étude de la nature par les penseurs des Lumières avait une dimension politique29. Pour Raynal, « la nature en Amérique est révolutionnaire30 ». Le lien étroit entre les deux instances avait un rapport de causalité et était le seul capable d’expliquer la genèse de la révolution américaine. L’office de naturaliste était donc cohérent avec la vision du monde que les livres lui offraient et qui préconisaient un esprit ouvert à l’observation où le doute doit précéder les conclusions. Dans l’un d’eux, Jean de Senebier mettait en garde les philosophes de son temps contre « le dogmatisme [...] pire ennemi de l’observation ». Dans l’Essai sur l’art d’observer et de faire des expériences, l’auteur affirmait que « le doute philosophique doit s’étendre à tout ce qui existe sur l’objet d’étude, depuis les idées des autres y compris celles des grands hommes dont l’autorité est généralement indubitable31 ».
18Les études portant sur les bibliothèques se heurtent aux difficultés de classification des livres, acte indispensable à l’analyse de leur contenu. Les chercheurs se voient obligés d’adopter des critères généralement étrangers à la démarche de celui qui a constitué le fonds, tout en prenant soin à ce qu’ils ne soient pas anachroniques et à ce qu’ils présentent des paramètres objectifs de classification et de comparaison. En général ces fonds sont classés à partir des sujets qu’ils traitent32, mais il faut souligner ici que toute bibliothèque se forme sur la durée et qu’elle révèle une collection produite également sur une durée. Selon cette perspective, l’analyse d’une bibliothèque ne peut faire l’impasse d’une étude de sa dimension temporelle, celle du temps de la collection et celle du temps de la production des œuvres elles-mêmes.
19Sa bibliothèque se caractérisait par une amplitude chronologique assez importante, depuis des œuvres de l’Antiquité classique, en passant par les auteurs de la Renaissance, des Lumières et les premiers scientifiques du début du xixe siècle. De plus, Vieira Couto acheta des livres pendant toute sa vie et il continua à acquérir ses précieux volumes jusqu’à la veille de sa mort. Ainsi par exemple en médecine, on trouvait Hippocrate, le père de cette science ; le Traité de médecine pratique du médecin écossais Cullen qui avait introduit une nouvelle classification en nosologie ; le Da vacina du Brésilien Francisco de Melo Franco qui développait la vaccination contre la variole, et les Observations sur les causes et les accidents de plusieurs accouchements laborieux qui introduisait l’usage des forceps pour en faciliter l’issue.
20Dans le domaine de la minéralogie, où portent plusieurs de ses études réalisées à la demande de l’Académie royale des sciences, il possédait Métallurgie ou Art de tirer et purifier les métaux de l’espagnol Alvaro Afonso Barba, édité en 1669, œuvre nettement influencée par l’alchimie ; et System of mineralogy de Robert Jameson, édité à Édimbourg en 1808, qui proposait une nouvelle classification plus scientifique et rationnelle des éléments minéraux.
21S’y trouvait également le classique Dom Quixote dans lequel Cervantes faisait la satire de la conception de l’honneur préservé par la chevalerie ; les deux volumes critiques d’Antônio Verney, Verdadeiro método de estudar para ser útil à República e à Igreja, qui révolutionna les méthodes d’enseignement au Portugal et inspira les réformes de Pombal ; et l’édition anglaise de l’œuvre de Volney, The ruines, a survey of the revolutions empires, qui critiquait l’Ancien Régime et la religion, notamment catholique. Volney fut élu aux États Généraux et par la suite à l’Assemblée constituante pendant la Révolution française où il défendit l’expropriation et la vente des biens de l’Église33.
22Entre autres auteurs, citons également Edward Gibbon qui lança de violentes attaques contre la religion. Parmi les classiques français, il lisait Montesquieu et Fénelon. Il possédait Colóquios familiares d’Erasmo de Roterdam, également très sévère à l’égard de l’Église catholique. Entre autres critiques, l’auteur dénonçait « les moines comme clients habituels des prostituées et conseillait à une jeune fille qui désirait rester vierge d’éviter ces moines robustes et ventrus, [car] la chasteté est plus exposée au danger dans un cloître qu’à l’extérieur34 ». Il est vrai que José Vieira Couto était passé par la Hollande en 1780 lors de son retour après ses études à Coimbra, nation qui respirait des idées beaucoup plus libérales en matière de religion. À la bibliothèque de Diamantina, on trouve un livre à lui où il écrivit de sa propre main : Amsterdam, 8 octobre 1780. Il s’agit de Ars critica de Joannis Clerici35. Ce livre ou celui d’Erasmo, probablement acquis aussi en Hollande, était l’un de ceux qui, selon des témoins, était toujours entre ses mains. Couto fut également lecteur de Genovese dont les écrits furent condamnés par l’archevêque de Naples qui l’expulsa de la chaire de théologie qu’il occupait dans cette ville36.
23Dans l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, dirigée par Diderot et d’Alembert, œuvre synthèse des Lumières, Vieira Couto trouva les éléments nécessaires à une approche plus rationnelle des thèmes qu’il étudiait car cette collection était considérée comme un instrument efficace au service de l’esprit critique et des livres des penseurs qui critiquaient les fondements politiques et religieux de l’Ancien Régime.
24Plusieurs volumes reflétaient le goût de l’époque pour l’exploration du monde, tel que Travels into the interior parts of Africa et Voyages au Montamiata, et ils servirent de base d’inspiration pour la rédaction de ses Memórias, dont quelques-uns prendront la forme d’itinéraires de voyages. Son intérêt pour la géographie était lié à l’étude de l’histoire, car l’une confirme l’autre et les deux font partie du champ de l’histoire naturelle37. D’où la présence des Recherches philosophiques sur les Américains, du Hollandais Corneille De Pauw. L’auteur, en se basant sur le massacre des Américains par les Espagnols, y faisait l’apologie physiocratique de l’agriculture au détriment de l’extraction minière et défendait l’indépendance des colonies.
25Une absence remarquable est à noter : celle d’œuvres religieuses dans sa bibliothèque, ce qui était peu commun à son époque, y compris pour la Bible. L’unique livre de caractère religieux avait, il est vrai, un côté historique. Il s’agissait de l’Histoire des Juifs, en cinq volumes, traduit du grec par Flavius Josèphe. Son intérêt pour l’histoire juive a pu être éveillé par ses contacts avec les cercles de Portugais résidant en Hollande et constitués principalement par des Juifs.
26Comme il arrive avec d’autres inventaires de l’époque, la liste englobe les livres possédés qui n’ont jamais été lus. Beaucoup d’autres ont pu être lus sans que jamais Vieira Couto ne les ait possédés, comme nous le verrons ci-dessous avec un classique de l’abbé Raynal. La lecture orale était une habitude répandue et le prêt de livres entre les membres d’une élite de libres penseurs était commun et constituait une Bohème Littéraire38. Dans les Autos da Devassa apparaissent plusieurs indices de lectures partagées et de prêts de livres. Comme nous l’avons vu, Domingos de Barbosa Lage fut le compagnon de José Pereira Ribeiro pendant le voyage de retour au Brésil pendant lequel ils lurent et discutèrent le livre de Raynal et le Recueil des lois constitutives des États-Unis d’Amérique. Simão Pires Sardinha fut contacté chez lui à Rio de Janeiro par Tiradentes afin de traduire ce livre qu’il portait toujours sur lui. C’est lui qui fit avertir Tiradentes qu’il était sous surveillance et qu’il allait être arrêté. Originaire également du village de Tejuco, Simão Pires Sardinha entra dans la conjuration du Minas Gerais et fut l’ami intime de Vieira Couto. Après la répression subie par le mouvement, il se réfugia en métropole d’où il achetait des livres et les envoyait à José Vieira Couto au Brésil. Quelques-uns de ces livres « essayaient de démontrer qu’il n’y a pas d’enfer, car lorsqu’une créature meurt, son âme s’en va dans le grand tout39 ». Après la saisie des livres du chanoine José Veira, l’un de ses amis demanda à ce que deux de ses livres lui fussent remis car ils lui appartenaient de fait et avaient été prêtés au chanoine.
27L’étude de la bibliothèque de Vieira Couto, les divers usages qu’il en fit dans la rédaction de ses Memórias econômicas et la façon dont les conjurés se les approprièrent, permettent d’éclairer les multiples approches des livres dans le Minas du xviiie siècle, ce qui constitue l’un des grands défis pour les chercheurs dans le domaine des pratiques de lecture. Dans le cadre de cette étude, nous étudierons une œuvre de l’abbé Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les Deux Indes.
Le dangereux abbé
28Parmi d’autres thèmes anticonformistes, celui de l’indépendance des 13 colonies américaines fut chaudement discuté lors des rencontres des originaires de Tejuco hébergés chez l’homme d’affaires Macedo. En octobre 1788, lorsqu’était également présent l’Anglais Nicolau Jorge Gwerck, le sujet fut largement débattu40. Était présent à cette conversation Vicente Vieira da Mota, le comptable de l’homme d’affaires maître de maison, qui plus tard rapporta le dialogue devant les autorités. Une question divisait les présents, celle de savoir si le mouvement brésilien devait suivre l’exemple des États-Unis et constituer une république ou celui de l’Angleterre et demeurer une monarchie41.
29Nicolau Jorge finit par être arrêté, suite aux confessions du comptable Vicente Vieira da Mota selon lesquelles il aurait été l’un des principaux interlocuteurs du débat sur l’Amérique anglaise. Il fut finalement reconnu innocent mais expulsé du Brésil. Sa ligne de défense consista à montrer qu’il s’agissait d’une conversation informelle et que sa position avait été favorable à la solution monarchique, montrant ainsi sa fidélité au roi du Portugal, nation qu’il avait adoptée et dont il souhaitait obtenir la nationalité42. Bien que l’Anglais eût cherché à être évasif dans ses réponses pour ne pas se compromettre, plusieurs de ses affirmations montrent que les lectures que les rebelles mineiros faisaient du mouvement des colonies anglaises étaient sans nul doute inspirées des écrits de l’abbé révolutionnaire. Raynal croyait qu’il revenait aux philosophes de rechercher la connaissance à travers le raisonnement43. En ce sens il partageait les idées que les philosophes des Lumières se faisaient sur leur rôle dans la société, caractérisé par la libre-pensée, par l’usage de la raison, l’action étant toujours précédée de la réflexion44. La société des Lumières était une société de gens éclairés, d’hommes de lettres, qui fréquentaient les salons, les académies, véritables sociétés de pensée45. Suivant l’exemple de la France, dans le Minas se retrouvaient la bohème littéraire et la révolution46, et, entre autres sujets, comme l’Anglais l’affirma dans les actes de la devassa, ces savants mineiros discutaient de l’indépendance américaine car « de ce sujet les personnes instruites en discutent partout47 ».
30Interrogé sur le contenu de la conversation qu’il avait eue avec le comptable, Nicolau Jorge répondit qu’ils discutèrent des raisons qui amenèrent les colonies anglaises à se soulever et qu’il avait répondu « à cause des mauvais gouverneurs et des impôts auxquels elles étaient soumises48 ». Il s’était certainement inspiré de la lecture de l’abbé Raynal qui, dans son livre, décrivait le Nouveau Monde comme opprimé et exploité, et l’indépendance comme résultante de cette situation. Il faut souligner ici la proximité existante entre cette lecture du pouvoir contenu dans l’œuvre de l’abbé Raynal et les concepts qui légitimaient le pouvoir royal au Portugal depuis l’époque de la Restauration portugaise, lesquels étaient inscrits dans les œuvres de la Seconde Scolastique. Le discours juridique tenu pour justifier la Restauration, qui garantissait l’autonomie nationale et la couronne comme appartenant de droit à D. João VI, se fondait sur l’axiome selon lequel le pouvoir politique appartient au peuple, qui le concède au roi sous la forme d’un contrat qui, bien que perpétuel, peut être repris en cas de tyrannie. Ce concept selon lequel le pouvoir royal était légitimé par un pacte, et non plus par la lignée, devint le mécanisme central qui garantissait la fidélité des gouvernés vis-à-vis de l’Empire. C’était l’amour, et non la terreur, la principale valeur échangée entre le roi et ses vassaux, quel que soit l’espace géographique du vaste empire portugais où ils se trouvaient49. Mais c’était aussi ce même pouvoir, émanant directement du peuple vers son souverain, qui imposait des limites à l’action des monarques, lesquels recherchaient, en se présentant comme rois magnanimes et miséricordieux, le consentement continuel des gouvernés. L’Histoire des Deux Indes, publiée la première fois en 1772, anticipait les événements concernant l’indépendance américaine en établissant le lien entre l’intolérance aux impôts, compris comme oppression du monarque, et la prédisposition et le droit des sujets à la révolution. Le livre connut un grand succès éditorial à l’époque, notamment en Amérique. Parmi d’autres interprétations, le livre fut compris comme une formule de révolution50.
31Raynal défendait l’idée selon laquelle la connaissance revenait aux philosophes, mais que ceux-ci devaient être des hommes de lettres et non d’action. L’auteur savait que les spéculations philosophiques ne provoquaient pas de troubles à l’ordre public car « si les hommes sont heureux sous leur mode de gouvernement ils le conserveront. S’ils sont malheureux, ce ne sont pas vos opinions, ni les miennes, [...] ce sera l’impossibilité de souffrir davantage et plus longtemps qui les décidera de les changer, mouvement salutaire que l’oppresseur appellera révolte bien que ce ne soit que l’exercice légitime d’un droit inaliénable de l’homme qu’on opprime51 ». Ce qui signifiait que l’oppression devait précéder la révolution. C’était la première qui générait le mécontentement et la prédisposition à l’action, rendant ainsi le mouvement légitime52. Seule la compréhension de cette prémisse, qui faisait partie de l’abécédaire révolutionnaire des Mineiros de 1789, présente également dans les enseignements de la Seconde Scolastique portugaise, permet de comprendre l’insistance des rebelles sur le fait qu’il était nécessaire de profiter du climat d’insatisfaction découlant du lancement de la levée des arriérés d’impôts (derrama) et de la participation de la région de Diamantina où l’oppression métropolitaine se faisait sentir plus intensément à cause du monopole royal de l’exploitation des diamants.
32C’est pourquoi, suite à la suspension de cette derrama par le nouveau gouverneur de la capitainerie, le comte de Valadares, juste après la dénonciation de la conjuration, les rebelles jugèrent que l’opportunité révolutionnaire avait été perdue. Interrogé de nouveau quelques années plus tard, en 1791, Nicolau Jorge déclara « que la mise en œuvre d’un pareil soulèvement était impraticable, vu la situation de la terre », se référant sans doute à la suspension de la levée d’impôts53. Si la région centrale de la capitainerie avait perdu le principal slogan capable d’embraser l’esprit anticonformiste, il n’en était pas de même de la région de Diamantina, d’où l’empressement du lieutenant-colonel Antônio de Oliveira Lopes d’écrire à l’intendant Beltrão et au père José da Silva Rolim, leur ordonnant de lancer immédiatement la rébellion à partir, donc, de Tejuco54.
33La révolution, dans le livre de l’abbé Raynal, se justifiait pour rétablir un « droit inaliénable et naturel de l’homme », quel qu’il soit, ainsi que le droit au bonheur et de mettre fin au malheur engendré par l’oppression55. Il n’y avait pas de défense claire du régime républicain, et le débat sur la monarchie et la république divisait aussi les conjurés. Au xviiie siècle, la plupart des philosophes français étaient favorables à l’établissement d’une république, mais ils aspiraient à une égalité avec les grands hommes du royaume car « les philosophes sont proches des souverains56 ». Nicolas Jorge rapporta que lui, le comptable Vicente Vieira da Mota comme l’homme d’affaires Macedo étaient tous réalistes57. Dans les conversations qu’il eut avec un autre rebelle important, le chanoine Luís Vieira da Silva, « très instruit et bien informé », propriétaire d’une des plus grandes bibliothèques du Minas à l’époque, celui-ci prenait toujours le parti des Français et lui, dans ses réponses, le parti des Anglais58 ».
34Le chanoine Luís Vieira da Silva fut l’un des principaux artisans de la conjuration, chargé d’élaborer les nouvelles lois du pays indépendant ainsi que le plan militaire du soulèvement. Il était professeur de philosophie au séminaire de Mariana et chanoine de la cathédrale de Mariana. Homme de lettres, il possédait une grande bibliothèque, l’une des plus grandes de la capitainerie à l’époque59. L’étude de l’Amérique anglaise était sa principale passion et, pour quelques contemporains des événements, son arrestation fut provoquée par la possession d’un livre français qui traitait du soulèvement, probablement le livre de Raynal60. L’influence de cet auteur était évidente dans les débats des conjurés car selon le témoignage de Vicente Vieira da Mota « il voyait toujours le chanoine occupé par les succès de l’Amérique anglaise, lisant son histoire et se complaisant avec bonheur du succès que les rebelles américains obtinrent61 ».
35Pour Raynal, le rôle des souverains était de garantir le bonheur de leurs sujets et ceux-ci ne devaient pas se lasser de faire l’éloge du souverain qui s’occupait ainsi de leur bonheur. « Illuminez vos maisons, écrivait-il, sortez dans l’allégresse, remplissez vos temples et vos rues, allumez des feux, chantez et dansez alentour, dites avec joie et bénissez le nom de votre bienfaiteur62. » La même idée apparaît dans le discours de Nicolau Jorge, mais il utilisa la rhétorique pour feindre la fidélité à la Couronne portugaise alors qu’il se référait à un prince bienfaiteur en général. Conscient du fait que de telles conversations sur les colonies anglaises pouvaient dégénérer en désordres semblables et funestes dans la colonie portugaise, il se défendit en disant « qu’il n’avait jamais eu l’intention de répandre des idées contre l’ordre public, reconnaissant l’obéissance et la sujétion que tous les vassaux doivent à leur prince63 ».
36Tout indique que le débat sur le mouvement américain n’était pas tout à fait fortuit et qu’il reposait sur les lectures que les conjurés les plus illustres faisaient de quelques livres. José Vieira Couto fut l’un de ceux qui lurent aussi le livre de Raynal car il s’y référa dans deux Memórias sobre a capitainerie de Minas Gerais. Dans quelques passages, il le cite textuellement, ce qu’il ne pouvait faire qu’en possession du livre ; aussi était-il quasi certain qu’il en possédait un exemplaire64.
37Le texte de Raynal fut cité plusieurs fois dans deux Memórias. En 1799, il fut utilisé dans la partie où Vieira Couto défendait l’utilisation du tapir et du buffle comme animaux domestiques car, disait-il, « je sais que deux grands philosophes, un naturaliste (Buffon) et un politique (Raynal), attestent qu’à plusieurs reprises on a essayé, sans succès toutefois, de domestiquer ces animaux en Amérique, mais qui sait de quelles négligences ont souffert ces expériences65 ? » Considéré par lui comme politique, et le distinguant des autres naturalistes cités, l’appropriation de son texte avait comme objectif apparent de donner une assise solide à ses affirmations notamment dans le domaine des sciences naturelles. Dans le Memória de 1801, il fut cité en premier lieu afin d’appuyer ses affirmations sur la variété des richesses minérales de la capitainerie qui possédait tous types de métaux à l’exception du cuivre. Une partie du livre de Raynal fut transcrite et placée en épigraphe, le texte se terminant par la phrase suivante : « Parmi tous les matériaux qui représentent le brillant et l’opulence, le diamant est le plus précieux. Raynal T. 5, p. 9766. »
38Cependant, d’autres appropriations de l’œuvre de Raynal, moins explicites, peuvent être constatées dans le livre, notamment dans Memória econômica, de 1799. Les idées de ce dangereux abbé imprégnaient le texte et lui donnaient un contenu révolutionnaire, malgré la rhétorique réformiste avec laquelle le naturaliste se justifiait. Le rapport fut écrit à la demande de la reine Maria Ire et sous les auspices de l’Académie royale des sciences de Lisbonne. Ce devait être un texte de caractère minéralogique et géologique censé analyser essentiellement la production d’or et de diamant dans la région de Diamantina. Mais, bien qu’impertinent et dangereux, le naturaliste fit une liste de plusieurs propositions, dont beaucoup de caractère politique, visant, selon lui, le progrès et le développement de la région. Plusieurs des arguments qu’il développait contestaient l’ordre établi, mais il s’excusait en disant qu’il s’agissait d’une perspective particulière car tout se retournerait en faveur des intérêts royaux qu’il considérait comme indissociables de « ceux du peuple ; [car] comment pourrait-on jamais séparer les intérêts à l’intérieur d’une famille ? Entre un père et un fils67 ? »
Page de garde du Système des Connaissances Chimiques, de Fourcroy qui a appartenu à la bibliothèque de Vieira Couto. En haut, on peut lire : « Tejuco, 15 juin 1804 ». Le livre appartient aujourd’hui au fonds d’œuvres rares du séminaire de Diamantina.
39
40Il en appelait au même despote éclairé auquel se référait Raynal et qui correspondait à l’idéal du bon prince pour les Portugais, celui qui, tout en recherchant le bonheur de ses sujets, savait créer un climat de liberté favorable au progrès. C’était ce même appel que Vieira lançait à la souveraine. Dans plusieurs passages de son texte, il chercha à combiner des arguments qui montrent la corrélation entre les intérêts (le bonheur) de la Couronne et ceux des habitants de la lointaine Amérique Portugaise. Il défendit la nécessité de développer les activités manufacturières dans la région, de stimuler l’agriculture et le commerce, de créer une fonderie de métaux et d’appuyer l’extraction minière. Cette politique de développement interne, directement opposée au Décret Royal pris par la même Maria Ire et qui interdisait l’installation de manufactures au Brésil, selon l’auteur, donnerait à la capitainerie « une âme nouvelle » et la transformerait en « un nouvel être68 ». Loin cependant de vouloir subvertir l’ordre et le désir royal, il développait l’argument selon lequel « le peuple est la source et le principe des richesses d’un État : un peuple bien conduit, un peuple laborieux, commerçant et intelligent est riche. Le trésor public sera riche et, inversement, il ne saurait y avoir dans la nature une entité telle qu’un trésor public riche et une nation pauvre69 ». Parmi ses suggestions les plus audacieuses figuraient la fin du pacte colonial et la suspension du principal tribut colonial, le quinto70, qui constituait, tout au long du xviiie siècle, le cœur de la politique métallurgique portugaise. Il s’inspirait clairement de Raynal qui, dans l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les Deux Indes, dans le volume neuf, sur les établissements des Portugais au Brésil, défendait la fin du pacte colonial et l’ouverture des ports brésiliens au commerce avec d’autres nations71. Raynal qualifia le fisc portugais d’insatiable et le monopole des diamants d’intolérable72.
41L’analyse du livre du dangereux abbé, parallèlement aux écrits de Vieira Couto dans ses Memórias econômicas, fournit quelques indices montrant combien sa bibliothèque était le réceptacle de beaucoup de ses idées. Comme en Europe, la diffusion des idées des Lumières en Minas Gerais se fit sur un substrat irréligieux et libertin, précédant et accompagnant les idées de la Révolution ; dans le cas de l’empire portugais, ces idées rejoignaient l’idéologie politique consignée dans la Seconde Scolastique.
42Dans Memória econômica, de 1799, dix ans après la conjuration du Minas Gerais, José Vieira Couto fit allusion aux Mineiros et à lui-même en disant « nous Portugais, [qui possédons] des mines richissimes73 » Son expression n’était pas seulement un effet de rhétorique. Vers la fin du xviiie siècle, la délicate stratégie politique qui unissait des points si éloignés de l’empire subissait une profonde transformation. L’ancienne conquête portugaise et ses sujets d’outre-mer résistaient aux tentatives de recolonisation sur le mode orthodoxe de la Couronne. Depuis le début du siècle, on prenait conscience, des deux côtés de l’Atlantique, de l’importance que le Brésil prenait dans l’empire, en particulier à cause des découvertes de richesses minières, importance qui appelait de nouveaux réajustements d’ordre politique. Dans ses écrits, le naturaliste cherchait à s’allier stratégiquement au pouvoir dans la recherche de réformes du système, tout en garantissant l’insertion du Brésil sous de nouvelles formes dans la balance de l’empire. Dans le même temps, la rupture se présentait comme une solution possible dans le cas d’une impossibilité de rééquilibrer les parties sur de nouvelles bases hiérarchiques, comme l’avait envisagé la Conjuration du Minas Gerais. C’est sous ce prisme que les multiples facettes de José Vieira Couto peuvent être comprises : celle du conformiste, celle de l’hérétique et celle du révolutionnaire. Comme chez beaucoup de figures illustres du Minas du xviiie siècle, de profondes imbrications mêlaient hérésie, libertinage, Lumières, franc-maçonnerie et sédition.
Notes de bas de page
1 Furtado J. P., O manto de Penélope : história, mito e memória da Inconfidência Mineira : 1788-9, São Paulo, Companhia das Letras, 2002.
2 Figueiredo L. R., « Painel Histórico », D. Proença Filho (dir.), A poesia dos inconfidentes : poesia completa de Cláudio Manoel da Costa, Tomás Antônio Gonzaga e Alvarenga Peixoto, Rio de Janeiro, Nova Aguilar, 1996 (spécialement la première partie : A sede e a saga : um percurso historiográfico da Inconfidência).
3 En particulier : Maxwell K., A devassa da devassa, 2e ed., Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1978.
4 Frieiro E., O diabo na livraria do cônego, São Paulo, Edusp, 1981 ; Villalta L. C., « O diabo na livraria dos inconfidentes », A. Novaes (dir.), Tempo e história, São Paulo, Companhia das Letras, 1992, p. 367-395 ; Villata L. C., « Os cléricos e os livros nas Minas Gerais da segunda metade do século XVIII », Acervo, Rio de Janeiro, vol. 8, n° 1-2, janvier-décembre 1995, p. 19-52.
5 Villalta L. C., Reformismo ilustrado, censura e práticas de leitura : usos do livro na América portuguesa, thèse (doctorat en histoire sociale), FFLCH-USP, São Paulo, 1999 (chapitre viii : « Leituras e Inconfidência Mineira », [1789], p. 457-516).
6 Ibid., p. 463.
7 Autos da Devassa da Inconfidência Mineira, Belo Horizonte, Imprensa Oficial, 1976, vol. 1, p. 104.
8 Monteiro R. B., O rei no espelho : a monarquia portuguesa e a colonização da América, São Paulo, Hucitec, 2002.
9 Xavier A. B., El Rei aonde póde, e não aonde quer : razões da política no Portugal seiscentista, Lisboa, Edições Colibri, 1998.
10 Arquivos Nacionais da Torre do Tombo de Lisboa, Inquisição de Lisboa, Processo 16.616.
11 Furtado J. F., « Estudo critico », J. V. Couto, Memória sobre a Capitania de Minas Gerais, seu território, clima e produções metálicas, Belo Horizonte, Fundação João Pinheiro, 1994, p. 13-47.
12 Arquivo da Universidade de Coimbra, Livros de Exames, Actos e Graus da Faculdade de Filosofia de 1773 a 1783, Depósito IV, Seção 1ª D, estante 3, tabela 3, n° 48.
13 Depuis le début du xviiie siècle, au Portugal, s’imposait fortement l’idée selon laquelle la rénovation des connaissances serait le résultat d’un échange intellectuel avec le reste de l’Europe, à travers des voyages auquel devrait également participer le Nouveau Monde. Ces intellectuels, baptisés estrangeirados, se réunissaient autour du monarque, le conseillaient et, par leurs voyages, allaient chercher le savoir afin de contribuer au développement politique, économique et intellectuel du Royaume. Avec la création de l’Académie Royale des Sciences, en 1779, cette tendance au renforcement des voyages s’affirme comme base importante pour la formulation d’une politique interne en accord avec ce qui se fait à l’étranger. Cf. Cardozo M., « The Internationalism of the portuguese Enlightenment: the role of the Estrangeirado », A. O. Aldridge (dir.), The Ibero-American Enlightment, Urbana, University of Illinois Press, 1971, p. 153-167.
14 Leite P. G., « Contestação e revolução na biblioteca de Vieira Couto », Revista Minas Gerais, Belo Horizonte, vol. 27, juillet 1990, p. 23 ; Leite P. G., « A cultura do Tejuco no resgate do Iluminismo em Minas Gerais », Revista Minas Gerais, Belo Horizonte, vol. 14, mars 1989, p. 22-26 ; Leite P. G., « Um iluminista holandês na biblioteca de Vieira Couto », Revista Minas Gerais, Belo Horizonte, vol. 32, décembre 1990, p. 24-29.
15 Le lieutenant-colonel Francisco Antônio de Oliveira Lopes, l’un des impliqués dans le soulèvement, raconta que beaucoup de conjurés entendaient parler pour la première fois du soulèvement chez João Rodrigues de Macedo, qui réussit cependant à sortir indemne du procès ; cf. Autos da Devassa da Inconfidência Mineira, Belo Horizonte, Imprensa Nacional, 1978, vol. 2, p. 52.
16 Ibid., p. 373.
17 Furtado J. F., O Livro da Capa Verde : o regimento diamantino de 1771 e a vida no Distrito Diamantino no período da Real Extração, São Paulo, Annablume, 1996, p. 25-27.
18 Autos da Devassa da Inconfidência Mineira, op. cit., p. 177-178.
19 Cette affirmation signifiait que les impliqués étaient nombreux et que les autorités réussiraient difficilement à les atteindre cf.Autos da Devassa da Inconfidência Mineira, vol. 3, 1978, p. 224-253.
20 Les deux plus importantes furent Couto J. V., Memória sobre a Capitania de Minas Gerais, seu território, clima e produções metálicas, Estudo crítico de Júnia Ferreira Furtado, Belo Horizonte, Fundação João Pinheiro, 1994 ; Couto J. V., « Memória sobre as minas da Capitania de Minas Gerais, suas descrições, ensaios e domicílio próprio à maneira de itinerário ; com um appendice sobre a nova Lorena Diamantina, sua descripção, suas produçções mineralogicas e utilidades que deste paiz podem resultar », Revista do Arquivo Público Mineiro, Belo Horizonte, ano 10, 1905, p. 55-166.
21 Arquivos Nacionais da Torre do Tombo. Inquisição de Lisboa, Maço 1076, processo 12.957 (MF2561).
22 Cet article fait partie d’un projet plus ample qui prétend établir des parallèles entre l’étude de la bibliothèque de Vieira Couto, les données de sa biographie individuelle et l’époque où il vécut, afin d’analyser l’impact de ses lectures, et sa vision du monde à partir de ses écrits et des témoignages à charge retenus par l’Inquisition.
23 Mineiro : habitant du Minas Gerais (N.D.T.).
24 Darnton R., L’univers de la littérature clandestine au xviiie siècle, Paris, Gallimard, 1991, p. 14.
25 Ibid., p. 11.
26 Darnton R. The forbidden best-sellers, London, Fontana Press, 1976, p. xxi.
27 La liste des livres annexée à l’inventaire de José Vieira Couto se trouve à Rio de Janeiro, Arquivo Nacional, Inventário n. 417, Caixa 1.409, Galeria A. La liste des livres est retranscrite in Leite P. G., « Contestação e revolução na Biblioteca de Vieira Couto », Revista Minas Gerais, Belo Horizonte, vol. 27, juillet 1990, p. 23. Voir aussi Furtado J. F., « Estudo crítico », J. V. Couto, Memória sobre a Capitania de Minas Gerais, seu território, clima e produções metálicas, Belo Horizonte, Fundação João Pinheiro, 1994.
28 Classification thématique établie à partir de Roche D., « Un savant et sa bibliothèque au xviiie siècle », Dix-huitième siècle, vol. I, Paris, 1969, p. 47-88.
29 Figueiredo L. A. et Munteal O., « Prefácio a propósito do abade Raynal », G.-T. F. Raynal, A revolução da América, Rio de Janeiro, Arquivo Nacional, 1993, p. 26.
30 Ibid., p. 27.
31 Senebier J., Essai sur l’art d’observer et de faire des expériences, 1802, p. 97 et 101.
32 Sur les classifications thématiques voir Certeau M. et al., Une politique de la langue. La Révolution française et les patois : l’enquête de Grégoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 175-178 ; Chartier R., A história cultural : entre práticas e representações, Lisboa, Difel, 1990 (chapitre : « Práticas e representações : leituras camponesas em França no século XVIII », p. 142-163) ; Darnton R., Edição e sedição : o universo da literatura clandestina no século XVIII, São Paulo, Companhia das Letras, 1992, p. 155.
33 Ibid.
34 Leite P. G., « Contestação e revolução na Biblioteca de Vieira Couto », Revista Minas Gerais, Belo Horizonte, vol. 27, juillet 1990, p. 23.
35 Ibid., p. 28.
36 Ibid.
37 Frieiro E., op. cit., p. 36.
38 Darnton R., Bohème littéraire et révolution : le monde des livres au xviiie siècle, Paris, Gallimard, 1983.
39 Arquivos Nacionais da Torre do Tombo, Inquisição de Lisboa, Maço 1076, Processo 12.957.
40 Furtado J. F., O Livro da Capa Verde, op. cit.
41 Plusieurs conjurés étaient favorables à la monarchie et défendirent même l’idée de convaincre le gouverneur de la capitania, le comte de Valadares, de participer au mouvement et d’être couronné roi. D’autres défendirent l’option républicaine et l’exécution immédiate du gouverneur en tant que plus haut représentant de la Couronne portugaise.
42 Autos da Devassa da Inconfidência Mineira, vol. 2, 1978, p. 247.
43 Raynal G.-T. F., A revolução da América, op. cit., p. 75.
44 Voltaire, Sur la considération qu’on doit aux gens de lettres : Lettres Philosophiques, rééd., Oxford, Basil Blackwell, 1951, p. 86-89.
45 Cochin A., Les sociétes de pensée et de democratie, Paris, Librarie Plon, 1921.
46 Darnton R., Bohème littéraire et révolution..., op. cit.
47 Autos da Devassa da Inconfidência Mineira, vol. 2, 1978, p. 248.
48 Autos da Devassa da Inconfidência Mineira, vol. 3, 1978, p. 331. Lors du premier interrogatoire il fit une déclaration très semblable : « Que les impôts et les désordres des généraux furent la cause de leur confédération » ; cf. Autos da Devassa da Inconfidência Mineira, vol. 2, 1978, p. 247.
49 Hespanha M. et Xavier A., « As redes clientelares », J. Mattoso (dir.), História de Portugal : o antigo regime, Lisboa, Editorial Estampa, vol. 4, 1993, p. 381-393 ; Furtado J. F., Homens de negócio : a interiorização da metrópole e do comércio nas Minas setencentistas, São Paulo, Hucitec, 1996.
50 Ventura R., « Leituras do abade Raynal na América Latina », O. Coggiola (dir.), A Revolução Francesa e seu impacto na América Latina, São Paulo, Edusp, 1990, p. 165-179.
51 Raynal G.-T. F., A revolução da América, op. cit., p. 75.
52 Cavalcanti B., « Dilemas e paradoxos de um filósofo iluministano », G.-T. F. Raynal, O estabelecimento dos portugueses no Brasil, Rio de Janeiro, Arquivo Nacional, 1999, p. 29.
53 Autos da Devassa da Inconfidência Mineira, vol. 3, 1978, p. 335.
54 Autos da Devassa da Inconfidência Mineira, vol. 2, 1978, p. 177-8.
55 Cavalcanti B., op. cit., p. 29.
56 D’Alembert J., Essai sur la société de gens de lettres et des grands, sur la réputation, sur les mécènes, et sur les récompenses littéraires, Amsterdã, 1773, p. 323-412.
57 Autos da Devassa da Inconfidência Mineira, vol. 3, 1978, p. 332.
58 Autos da Devassa da Inconfidência Mineira, vol. 2, 1978, p. 246.
59 Frieiro E., op. cit.
60 Autos da Devassa da Inconfidência Mineira, vol. 5, 1978, p. 124 (Depoimento de Alvarenga Peixoto).
61 Autos da Devassa da Inconfidência Mineira, vol. 5, 1978, p. 102.
62 Raynal G.-T. F., O estabelecimento dos portugueses no Brasil, op. cit., p. 98.
63 Ibid.
64 Le livre de Raynal ne figurait pas non plus à l’inventaire de José Pereira Ribeiro, bien qu’il le possédât. Cf. Antunes A. A., Espelho de cem faces : o universo relacional do advogado setecentista José Pereira Ribeiro, dissertation (maîtrise d’histoire), UFMG, Belo Horizonte, 1999.
65 Couto J. V., Memórias sobre a Capitania das Minas Gerais, 1994.
66 Couto J. V., Memórias sobre a Capitania das Minas Gerais, 1801.
67 Couto J. V., Memória sobre a Capitania das Minas Gerais, 1994, p. 52.
68 Ibid., p. 82.
69 Ibid., p. 82.
70 Quinto = le cinquième (N.D.T.).
71 Raynal G.-T. F., O estabelecimento dos portugueses no Brasil, op. cit.
72 Ibid., p. 135.
73 Ibid., p. 67.
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