À propos du long voyage de la bibliothèque des rois
p. 17-41
Texte intégral
Ce chapitre se veut un commentaire du livre intitulé Schwarcz L. K. M., A longa viagem da biblioteca dos reis : do terremoto de Lisboa à independência do Brasil, São Paulo, Companhia de Letras, 2002.
1J’analyserai ici, dans ses grandes lignes, le sort de la Bibliothèque royale, cette collection des monarques portugais, longtemps considérée comme un trophée de grande valeur mais aussi comme une stratégie d’État. Aussi est-elle présente non seulement dans les grands moments de l’histoire portugaise mais également dans les moments où l’histoire du Portugal et celle du Brésil sont liées. Je fais référence à des épisodes plus spécifiquement portugais, comme le tremblement de terre de Lisbonne, mais aussi à des événements tels que la fuite de la famille royale ou le paiement du prix très lourd de l’indépendance. Il s’agit donc de narrer la même histoire mais avec des protagonistes différents : une grande bibliothèque « accumulée » par tant de rois et symbole de tant de désirs et de projets avec ses bibliothécaires et leurs préoccupations borgiennes de classifications, de critères, de rayonnages et de modèles.
2Mais je commencerai par une histoire, parce qu’on dit que les histoires aident à identifier un problème. Italo Calvino imagine, dans le conte intitulé Un général dans la bibliothèque un étrange épisode survenu en Pandurie, « nation illustre où un soupçon se glissa un jour dans l’esprit des officiers supérieurs : les livres contiendraient des opinions contraires au prestige militaire ». En effet, à partir d’une série d’investigations il apparut que cette habitude si répandue « de considérer les généraux comme des personnes qui peuvent aussi se tromper, provoquer des désastres et mener les guerres bien différemment des exaltantes chevauchées vers des destins glorieux » était présente dans une grande quantité de livres, modernes et anciens, panduriens et étrangers. Face à une telle constatation, l’État-Major nomma une commission d’enquête afin d’examiner la plus grande bibliothèque locale. Les militaires en prirent possession un jour de pluie et non sans, auparavant, avoir placé un écriteau qui en interdisait l’entrée « en raison de grandes manœuvres jusqu’à leur achèvement ».
3Les érudits qui avaient l’habitude de fréquenter la bibliothèque furent évacués à l’exception de M. Crispino, un vieux bibliothécaire local. On procéda alors à la division des tâches et à chaque lieutenant fut attribuée une branche du savoir. Comme les militaires n’étaient pas très connaisseurs en bibliographie, ils durent recourir aux services de M. Crispino, tout en essayant d’effectuer leur travail de censure. Si les premiers rapports furent aisés, les suivants se révélèrent plus ardus : « La forêt de livres au lieu d’être déboisée paraissait en effet de plus en plus inextricable. » Un livre conduisait à un autre, les raisonnements devenaient plus historiques, philosophiques, économiques et de là surgissaient des discussions théoriques qui duraient des heures. Après le général et les lieutenants, les soldats furent contaminés par cette manie de lecture qui s’abattit sur toute la troupe. En fin de compte, on ne sut que peu de chose des travaux menés par la commission durant ces longues semaines hivernales. Aussi, lorsque le commandement suprême, fatigué d’attendre, ordonna la fin des investigations et la présentation du rapport, obtint-il ce qu’il voulait mais pas de la manière dont il le désirait. « Les idées surgissaient dans leurs têtes », dit le récit, et la commission remit finalement son rapport. Au lieu d’une liste d’œuvres censurées, il s’agissait plutôt « d’une espèce de compendium de l’histoire de l’humanité, des origines à nos jours, dans lequel toutes les idées destinées aux bien-pensants de la Pandurie étaient critiquées, les classes dirigeantes dénoncées, et le peuple exalté comme victime héroïque de guerres et de politiques erronées ». L’exposé était un peu confus, mais sur le fond ne subsistait aucun doute. L’assemblée des généraux de Pandurie en blêmit ; on parla de dégradation et de procès. Puis, craignant un scandale encore plus grand, le général et les quatre lieutenants furent enlevés du service actif et versés dans la réserve au motif d’une « grave dépression nerveuse contractée en service ».
4Ainsi se termine l’histoire, mais pas tout à fait. Jusqu’à nos jours, habillés en civil, emmitouflés pour ne pas mourir de froid, « on aperçoit les militaires destitués entrer dans la vieille bibliothèque où les attend M. Crispino et ses livres », écrit en effet Italo Calvino.
5Les livres gardent les souvenirs, les enchantements, et se travestissent. Ils perturbent et excitent la fantaisie, et parfois marient le rêve et l’action. En cela ils font très peur et exigent une réaction. Et si les contenus perdent de leur actualité – les livres de chevalerie de Cervantes ne sont plus aujourd’hui que de simples curiosités littéraires et les articles de L’Illustration ont perdu leur ancienne capacité d’inspirer des révolutions – le pouvoir hallucinatoire des livres et des bibliothèques demeure présent.
6Notre présent n’est pas très différent. En effet, ce que je prétends développer brièvement ici est un court aperçu sur la façon dont la Bibliothèque royale arriva au Brésil et constitue depuis une partie significative de notre Bibliothèque nationale. Les recherches que j’ai menées, conjointement avec Paulo César de Azevedo et Angela Marques da Costa, relatent les aventures et les mésaventures de la Bibliothèque royale dont le fonds remonte à l’époque de la monarchie portugaise et en constitue une sorte de miroir. Cependant, même si beaucoup de souverains ont œuvré au « rassemblement des livres » conformément à la tradition des bibliothèques royales dont la forme s’est définie à partir des xve et xvie siècles, ce n’est qu’au temps fastueux de Dom João V que la Bibliothèque royale est devenue une stratégie définie de pouvoir, mettant en évidence les liens entre bibliothèques et politique d’État.
Au temps fastueux de Dom João
7À l’époque (1706-1750) où l’or du Brésil affluait aisément et paraissait inépuisable, Dom João V fit de sa bibliothèque un signe de prestige, une carte de visite de son érudition et l’instrument de sa propre projection et celle de son règne. Curieux à l’égard d’autres bibliothèques, il envoya des messagers à Vienne, à Paris, à Rome, à Londres (où l’envoyé lui affirma que les bibliothèques d’Oxford et de Cambridge étaient très différentes de celles des couvents portugais). On apprit beaucoup de choses sur les techniques de classification, les objets, le fonctionnement, les horaires, les pratiques en usage, et des bibliothèques entières furent achetées dans le but de constituer l’une des plus grandes réserves de livres du Vieux Monde. En peu de temps, la bibliothèque atteignit la dimension des collections royales européennes, comme celles de la reine Christine, du duc d’Orléans, du grand-duc de Toscane ou encore du prince de Savoie.
8Le contenu de cette bibliothèque correspondait aux Lumières de l’époque Dom João : connu pour son peu de culture, il renversait la donne avec ce projet de rénovation culturelle qui plaçait au sommet cette grandiose bibliothèque. Celle-ci grandissait en même temps que la fameuse fascination du roi pour la démonstration de sa grandeur. Tant et si bien qu’à sa mort les panégyriques associèrent le roi à la bibliothèque ou plus précisément à la bibliothèque « perdue » de Lisbonne.
9Tout cela parce que pour son bonheur – et le malheur de son héritier, le roi Dom José I – le royaume jusqu’alors tranquille allait être dévasté par un terrible tremblement de terre qui prit par surprise la ville de Lisbonne. C’était le 1er novembre 1755, jour de la Toussaint. Le matin semblait prometteur : le ciel sans nuages, la température douce, avec 17,5°, et l’air tiède ne laissaient aucunement présager la catastrophe qui s’approchait. La journée s’annonçait plutôt propice au « soin des âmes » et les églises, pleines de monde, carillonnaient, toutes les cloches de Lisbonne appelant la population à la messe. Toute cette ambiance exhalait le calme au milieu du bruissement des prières, des nuages d’encens à l’odeur si particulière, des habits soignés des jours fériés et des salutations amicales entre voisins. Tout contribuait à faire de ce 1er novembre un jour sanctifié, propre à l’exaltation de la gloire de Dieu, dans cette capitale si encline aux démonstrations religieuses qu’était alors Lisbonne.
10Mais les difficultés du jour étaient sur le point de commencer. Après trois secousses consécutives, qui ne durèrent que quelques minutes, un feu dévastateur consuma ce qui restait à détruire : il détruisit les habitations, anéantit les richesses et tua ceux qui étaient à l’intérieur des maisons. Les flammes furent en fait les principales responsables des dégâts. Et la succession d’horreurs continua. Après les secousses, alors que l’incendie était encore violent, les eaux du Tage montèrent rapidement de six à sept mètres. Une heure après la première secousse, quelques survivants, encore sans voix, remarquèrent, en regardant vers le port, que les eaux paraissaient reculer vers l’océan : c’était le reflux provoqué par l’onde sismique née en haute mer. Selon les témoins, la zone portuaire s’était asséchée et son lit était devenu boueux. En fait, personne ne peut confirmer ce qui s’était passé ; on sait cependant qu’en quelques minutes le légendaire Tage s’est élevé à une hauteur incroyable. Aussi, ceux qui avaient résolu de fuir le feu et de courir vers les eaux n’eurent-ils pas plus de chance, vu l’agitation de celles-ci qui projetaient à terre des bateaux, des dépouilles et des corps déjà sans vie.
11Le résultat de cette accumulation de désastres fut que, dans les heures qui suivirent la catastrophe, on n’apercevait que des décombres. Il ne convient pas ici de résumer tous les malheurs causés par ce tremblement de terre qui eut de très graves conséquences sur la vie portugaise. Ce qui nous intéresse, ce sont les livres et le fait que l’ancien Palais Royal, situé au Terreiro do Paço, ait été touché successivement par les trois malheurs : le tremblement de terre, le feu et la montée des eaux. Si les flammes sont démocratiques, elles le sont encore plus lorsqu’il s’agit de papier et de livres soigneusement rassemblés par les rois. Il ne resta pratiquement rien de la première Bibliothèque royale qui contenait des livres merveilleux, des gravures de maîtres italiens et des Pays-Bas, des manuscrits, des codex et des cartes. Tout devint objet de la mémoire qui porte dans sa nature sa propre recréation.
Au temps du marquis de Pombal
12Poursuivant notre rapide voyage dans le temps, nous arrivons à l’époque de Dom José I et de son puissant ministre, le marquis de Pombal, connu surtout pour la grammaire politique qu’il commença à mettre en œuvre, transformant l’État en un véritable théâtre de son action. Pombal, connu également pour sa vigueur politique à l’encontre des jésuites (qui donna lieu à l’expulsion de la Compagnie en 1759), et pour sa volonté d’assujettir la noblesse (le cas le plus emblématique est celui de l’exécution des Távoras, accusés de régicide sans vraiment de preuves), fit porter son attention sur deux aspects importants. Après le tremblement de terre – qui fut le tremplin de son action – il agit sur deux fronts : d’une part la réforme urbaine – où fut appliquée et démontrée la nouvelle rationalisation préconisée dorénavant – et d’autre part la réforme éducative qui nous intéresse au plus près. Cette réforme s’appliqua tout d’abord à l’université de Coimbra où l’on réorganisait alors les structures et les modes de penser. C’était la nouvelle rationalisation et la pratique de l’expérimentation qui s’imposaient à la place d’une néo-scholastique et d’un enseignement prisonnier des aspects religieux.
13Cependant le monde des bibliothèques auquel nous nous intéressons fut très affecté par la nouvelle politique pombaline. En effet, celui-ci essaya de reconstruire l’ancienne et mystique Bibliothèque des rois – actuellement à Paço da Ajuda – avec les maigres ressources qui avaient subsisté. Le roi Dom José I lui-même en fut si étonné qu’il dut se faire à l’idée d’habiter dans une Baraque royale non achevée de peur que quelque chose ne tombât sur sa Tête Royale. C’est à partir du concept de la nouvelle bibliothèque – l’autre ayant totalement disparu en ne laissant subsister que la « mémoire d’une bibliothèque merveilleuse » – que nous pouvons percevoir les limites du modèle pombalin et de l’illustration portugaise elle-même.
14D’une part, la censure rôdait – en s’appuyant sur trois instances – les livres étaient retirés de la circulation et leurs auteurs étaient arrêtés. Cependant, ces mêmes livres, retirés par le bureau des censeurs, rejoignaient désormais le fonds royal. Ce fut le cas des bibliothèques des jésuites ; une fois ceux-ci expulsés du Portugal, leurs livres se retrouvèrent à la Bibliothèque royale divisée en deux fonds : la Bibliothèque royale proprement dite et la Bibliothèque de l’Infant. Le Bureau royal de censure agissait de même en dépit de la formation plus ouverte de ses membres et il censurait les œuvres de maîtres tels que Voltaire et Diderot. La circulation de leurs œuvres auprès du public était interdite mais elles étaient incluses dans les collections royales.
15Le Bureau de censure prenait souvent des décisions paradoxales ; il autorisait systématiquement pour les libraires ou leurs propriétaires des livres précédemment bannis par l’Inquisition. Parmi ceux-ci citons les Œuvres de Voltaire (notamment son théâtre), Pamela de Richardson, L’Esprit des Lois de Montesquieu, Essays on human understanding de Locke1. En 1769, par exemple, le Bureau de censure exigea que toutes les librairies, les imprimeries, les maisons d’édition et les bibliothèques lui remettent la liste des livres et manuscrits présents dans leurs fonds. Et par ce biais, les œuvres qui répandaient des contenus « irrespectueux envers la religion et la fausse philosophie des livres des prétendus “philosophes” dont l’athéisme et le matérialisme » demeuraient condamnés2. Avec autant de mouvements, les livres d’auteurs comme Voltaire, Diderot et Rousseau étaient toujours sujets à des interdictions, immédiates ou futures.
16C’était par conséquent une époque dite des Lumières complexe qui s’ouvrait au Portugal, encourageant la lecture de quelques œuvres et interdisant la lecture des autres. Pour avoir une idée du nombre de livres confisqués, il suffit de se souvenir que la Bibliothèque royale publique, créée par décret en 1775, fut ouverte sur la base d’un fonds de livres collectés et autorisés par le Bureau royal émanant de la bibliothèque des oratoriens et des bibliothèques des collèges de jésuites fermés en 1759.
17Il n’est pas utile de s’attarder sur le Bureau royal de censure. Le fait le plus marquant est que, selon la grammaire politique du ministre, le projet de reconstruction de deux nouvelles bibliothèques royales gagnait en visibilité. On commençait ainsi à édifier une nouvelle Bibliothèque royale publique de la Cour, plus en accord avec la nouvelle logique rationnelle imposée par Pombal. La « Publique » émergeait comme le résultat des travaux du Bureau royal de censure, organe créé en 1768, avec pour objectif de retirer à l’Inquisition son ancien rôle de censeur.
18Le destin de la Bibliothèque royale, qui nous intéresse davantage, fut cependant différent. Celle-ci allait être refaite afin de remplacer l’ancienne collection rassemblée par tant de monarques portugais et un nouvel espace, le Palácio de Ajuda, lui fut réservé tout en essayant de conserver le plan de l’ancienne. Deux collections différentes y furent réunies : la Librairie royale (à l’usage privé des monarques) et celle de l’Infant (spécialisée dans la formation des princes de sang). On y traitait de l’éducation des futurs monarques, on y conservait la documentation relative aux frontières et, de plus, on y polissait l’image d’une nation qui se voulait érudite et civilisée. Afin d’en coordonner les travaux, on y nomma le père José Caetano de Almeida, qui s’installa à Ajuda en 1756 pour y rester jusqu’en 1768.
19Le nouveau modèle portugais devint ainsi assez original avec ses deux grandes bibliothèques. Au même moment où l’on réorganisait la Bibliothèque royale, près du nouveau Paço de Ajuda, de façon autonome, s’élevait la Bibliothèque royale publique à l’endroit même de l’ancien Paço que l’on restaurait. Aux dimensions des grandes bibliothèques européennes, la Bibliothèque publique pouvait compter, dès son ouverture, sur un fonds constitué des nombreuses collections des collèges de la Compagnie de Jésus expulsée depuis 1759. Un décret du 2 octobre 1775 ordonna l’installation de cette nouvelle Librairie dans l’aile ouest du Terreiro do Paço en voie de rénovation. Pendant les décennies qui suivirent, les circonstances politiques et culturelles ne se montrèrent pas favorables à la continuité du projet qui resta quelque temps dans les tiroirs.
20Ce n’est cependant pas cette bibliothèque qui doit retenir notre attention, ne serait-ce qu’à cause des travaux qui furent interrompus pendant longtemps. Toutes les attentions se tournèrent, immédiatement après le tremblement de terre, sur la Bibliothèque royale qui avait déjà sa place dans la tradition portugaise. Dom José, déjà installé dans son tout nouveau Paço de Madeira, élevé sur la Quinta de Cima dans le quartier de Nossa Senhora da Ajuda, ordonna immédiatement la reconstruction d’une nouvelle bibliothèque dans un bâtiment de pierre et de chaux à l’intérieur même du palais. Dans sa forme initiale, la Librairie disposerait de trois dépendances et serait située près du clocher de la chapelle, tout près du roi.
21Comme il n’y a pas de bibliothèque sans livres, l’acquisition de nouveaux ouvrages était devenue urgente. Dès 1756, on négocia l’achat de la collection du bibliophile érudit Nicolau Francisco Xavier da Silva, qui contenait des manuscrits et des livres précieux. Cependant peu de bibliothèques privées avaient survécu au tremblement de terre. La plus importante fut sans doute celle acquise de la comtesse de Redondo, dont la collection ferait honneur à toute institution de ce genre. La bibliothèque qui avait appartenu au comte de Redondo était célèbre par sa quantité d’ouvrages et par la bonne qualité des manuscrits d’histoire. Puis on acheta la bibliothèque du propriétaire d’un journal portugais, le journaliste José Maria Monterroio de Mascarenhas, riche en dictionnaires et en livres de généalogie, d’origine espagnole, anglaise et portugaise. À celle-ci s’ajouteraient encore les collections du cardinal Mota et de son frère et d’autres petites bibliothèques disponibles sur le marché.
22Mais la grande collection récoltée dans ces premiers temps fut celle de l’abbé de Santo Adrião de Sever, Diogo Barbosa Machado3, avec 4 301 œuvres réparties en 5 764 volumes, couvrant divers domaines de la connaissance et comprenant de belles collections de portraits, d’estampes de caractère religieux, des cartes et un ensemble de documents regroupés par thèmes. La négociation fut menée par le frère Manuel do Cenáculo Vilas-Boas (1724-1814) de l’Ordre Terceira da Penitência, dont l’influence culturelle était évidente : outre ses fonctions de président du Bureau royal de censure, il présidait le Conseil des bourses littéraires, travaillait à la réforme de l’université de Coimbra, où il enseignait, et fut également précepteur du prince Dom José, neveu du monarque. Cosmopolite, il entretenait une correspondance avec les penseurs de son époque et se maintenait en contact avec le monde des bibliophiles. Se souvenant de l’importance de ces institutions, il écrivit dans ses mémoires : « Les fameuses bibliothèques qui s’offraient à notre curiosité dans les villes érudites où nous passions, contenaient des milliers d’idées qui portèrent leurs fruits au fur et à mesure que le temps le permettait4. »
23Cenáculo fut un personnage déterminant dans la négociation de la collection et, conjointement avec le père Francisco José da Serra Xavier – qui sera par la suite bibliothécaire à la Bibliothèque royale – il convainquit son vieil ami Barbosa Machado d’offrir sa bibliothèque précieuse. La bibliothèque de Diogo Barbosa Machado renfermait un peu de tout et surtout beaucoup pour qui ne possédait rien. On y apporta un soin digne d’une question nationale prioritaire et un responsable du transfert des livres fut nommé : Nicolau Pagliarini, alors directeur de la Typographie royale et administrateur des librairies du Paço das Necessidades et du collège Dos Nobres, lequel était devenu très populaire suite à sa campagne anti-jésuites. L’originalité de cette collection reflétait la personnalité de son ancien propriétaire qui ne s’était pas seulement limité à collectionner des œuvres de valeur et à les conserver. Barbosa Machado avait réuni, par exemple, une importante collection d’opuscules rares concernant les histoires du Portugal et du Brésil et les avait ramenées à un seul format. Le fonds contenait également 3 134 feuillets que le bibliographe avait réunis pendant sa vie et qui formaient 85 volumes.
24Cette collection contenait également une importante section iconographique avec des ouvrages comportant des gravures à l’eau-forte ou au burin et des ensembles d’images en lien avec l’histoire du Portugal. Réunis en livres in folio, de grand format, ceux-ci étaient agrémentés d’estampes découpées (en grande partie dans des publications) et montées sur de nouvelles reliures. Huit tomes de portraits étaient divisés en plusieurs volumes, pour un total de 1 980 estampes, toutes découpées, décrites et cataloguées. La collection comprenait un volume de cartes, de vues et de plans de forteresses qui relataient les grands faits de l’histoire du Portugal, non seulement sur le continent mais aussi en Afrique et dans les autres possessions d’Asie et d’Océanie. On y trouvait encore 63 titres relatifs à l’art de la gravure, à des sujets bibliques et à des reproductions de peintures célèbres appartenant à des collectionneurs privés.
25Mais il faut encore décrire ce que Barbosa Machado considérait comme sa plus grande œuvre, non comme bibliophile mais comme auteur et membre de l’Académie royale d’histoire : la Bibliotheca Lusitana, organisée en trois grands tomes, qui retraçait dans l’ordre alphabétique la mémoire des grands personnages, des intellectuels et des religieux de la nation. Le titre en indiquait déjà clairement les intentions : Bibliotheca Lusitana, Histoire, critique et chronologie qui inclut les notices des auteurs portugais et des œuvres qu’ils composèrent depuis le temps de la promulgation de la loi de Grâce jusqu’à nos jours5.
26Dédiée aux monarques portugais – tout d’abord à Dom João V puis à Dom José I – l’œuvre consistait surtout en un exercice d’exaltation du pouvoir royal. Dès l’introduction, Barbosa Machado loue le roi et ses bienfaits dans le domaine de la culture. L’image de Dom João V, si pauvre en grandes réalisations, est associée à deux entreprises importantes, l’Académie et la Bibliothèque Royale, chacune à sa façon digne représentante de la culture du Portugal. Mais l’objectif était encore plus grandiose car la Bibliotheca Lusitana se donnait pour but de combler une lacune : elle serait une sorte de dictionnaire des connaissances accumulées au Portugal et de ses grands hommes. Une bibliothèque universelle, parsemée de réalisations portugaises : tel était le défi que voulait relever Barbosa Machado qui, outre son rôle de collecteur, se faisait désormais catalogueur et juge d’œuvres et d’auteurs. Peut-être son intention était-elle de recréer un passé, de reconnaître une culture, de constituer une mémoire ; patriotique et officielle très certainement.
27De sorte qu’avec plus de 5 000 volumes, la collection de Diogo Barbosa Machado représentait, pour la Bibliothèque royale, beaucoup plus que l’entrée d’un nouveau fonds. Avec tous ses livres arborant l’ex-libris de leur ancien propriétaire – qui allait décéder en 1772 – accompagnés d’un catalogue soigneusement élaboré, cette collection conférait une personnalité à la Bibliothèque qui jusque-là n’était qu’un amoncellement d’œuvres sans grande qualité. En 1772, le transfert de la collection semblait achevé. Ces collections particulières étaient l’« héritage » le plus attendu compte tenu des rares possibilités d’acquisition de bons livres sur le marché de l’occasion. Vue sous cet angle, la collection de Diogo Barbosa constituait une perle rare.
28Si cette collection fut la plus fameuse, elle ne fut cependant pas unique, ni non plus la plus originale : les donations étaient également accompagnées des manies, des préférences et des goûts de chaque collectionneur. Il revenait aux fonctionnaires de la Bibliothèque royale de conditionner, d’organiser et de classer les nouvelles acquisitions et de leur donner un destin commun. Peu à peu prenait forme un projet dont l’objectif était l’acquisition non seulement d’un nombre significatif de documents mais principalement d’œuvres de référence indispensables à ce type d’établissement. On y trouvait donc des bibliographies, des dictionnaires, des encyclopédies : instruments de travail les plus modernes ou tout au moins les plus fameux sur l’échelle des savoirs des humanistes. Ces fonds contenaient également des estampes, des atlas et des sculptures pour la décoration du lieu.
29La Bibliothèque royale bénéficiait par ailleurs du « dépôt légal » : la donation à l’État d’un ou plusieurs exemplaires de chaque édition. C’était une attribution du Bureau royal de censure qui, après avoir recueilli les livres, les distribuait aux diverses collections royales. Que ce soit suite à des achats, à des commandes, à des réquisitions ou à des remises officielles, la Bibliothèque royale grandissait en volume et en importance. Rappelons cependant qu’il ne s’agissait pas à proprement parler d’une bibliothèque publique, même si son principal responsable se faisait fort « d’avoir toujours sa porte ouverte pour les personnes à qui l’on doit en permettre l’entrée6 ». En réalité, peu de gens y avaient accès : les membres de la famille royale et de la Cour, les visiteurs illustres ou les représentants du corps diplomatique. La Bibliothèque était précédemment une dépendance du Paço dont la sécurité dépendait des affaires de la Cour et était placée sous la juridiction du majordome principal.
30C’est pour cette raison qu’au sommet de la hiérarchie des fonctionnaires on trouvait non pas un bibliothécaire en chef, comme dans les autres institutions de ce genre, mais un fonctionnaire « commis aux écritures » et un « gardien ». Leurs fonctions étaient cependant semblables : le commis aux écritures de la Bibliothèque était responsable de la gestion de l’institution et de ses fonctionnaires. Il commandait le nettoyage des lieux et prenait diverses mesures : il édictait le règlement et les normes de fonctionnement, donnait des ordres, vérifiait et contrôlait le travail des employés. C’était une haute autorité locale, attentive non seulement au bon fonctionnement de l’établissement mais aussi à ses besoins d’amélioration et à l’accroissement de son fonds.
31Ce n’est pas un hasard si ont été conservées des descriptions de ce personnage sérieux et consciencieux, un religieux en règle générale, gardien des secrets de ce fonds et qui imposait son pouvoir sur ce territoire. Aussi était-il normal qu’il reçoive un salaire des plus élevés. Feliciano Marques Perdigão, licencié ès lettres, qui travaillait comme commis aux écritures à la Bibliothèque du Paço et à celle du Collège royal des Nobres depuis 1768 percevait un salaire de 120 000 reis plus « la nourriture au Paço où il résidait7 ». Si le salaire n’était pas très élevé, le poste assurait le logement et la nourriture, ce qui constituait une grande incitation mais finissait par créer un lien entre le commis aux écritures et son institution et transformait la vie de ses fonctionnaires en simple prolongement de la Bibliothèque elle-même8. Perdigão n’était subordonné au pouvoir royal que par l’intermédiaire de son bras droit, le majordome principal qui, à l’époque, répondait également en tant que ministre secrétaire d’État des Finances publiques.
32Sa fonction principale était de prendre grand soin des livres et de contrôler les prêts. Peu importait à qui il les prêtait : l’ordre était d’assurer le contrôle. Cela valait autant pour la Cour que pour le puissant ministre d’État :
« Samedi matin 2 mars 1776, le sus-nommé Directeur qui me dit avoir l’ordre de M. le Marquis de Pombal, emporta les 2 volumes suivants : B73 Retratos de Varões Portugueses Insignes em Artes e Ciências, tome 2. B73 ------- de Varões Portugueses Insignes na Campanha e Gabinete, tome 4, dont j’ai pris note pour report ci-dessus9. »
33La plus grande préoccupation semblait être le prêt de livres. Comme la bibliothèque était fermée, la sortie d’une œuvre était considérée comme exceptionnelle. La solution était de prendre note de tout avant que la mort ou un autre incident empêchât le retour du document à son fonds d’origine. Personne n’échappait donc à la règle et il n’y avait pas d’exception :
« Mardi après-midi 23 mars 1773. Est venu dans cette maison de la Bibliothèque du Paço del Rei N. Senhor, que Dieu protège, le Père Francisco José da Serra qui loge chez l’abbé Diogo Barbosa Machado et qui m’a demandé le VIIIe tome de l’œuvre intitulée Cérémonies et Coutumes Religieuses de tous les peuples du monde (1743). Ce dernier l’a emporté pour faire relier les 2 volumes qui manquent dans cette œuvre, enregistrée sous le numéro 594, afin que tous les volumes soient uniformes. J’ai confié ledit volume audit Père car il s’agit d’une personne de bien et parce que m’en avait averti le Révérendissime Évêque de Beja par l’intermédiaire de qui ont été acquis tous les livres venus du susdit abbé Diogo Barbosa Machado. J’ai donné ces précisions au cas où je disparaîtrais avant que ledit tome soit rendu à sa place, plus 2 qui doivent revenir selon la liste numéro 594 par laquelle j’ai reçu les livres qui [...] Feliciano Marques Perdigão, commis aux écritures et gardien de la librairie10. »
34C’est également Perdigão qui s’occupait de recevoir le dépôt légal :
« Voici la façon dont moi, Dr. Feliciano Marques Perdigão, Gardien et Commis aux écritures de la Bibliothèque Royale, j’effectuais la réception des livres remis par le secrétariat du Bureau Royal de Censure en tant que “dépôt légal”, à différentes époques, déclarés selon la date du jour, du mois et de l’année et dont les déclarations sont retranscrites sur la couverture de chacun de ces livres, comme par exemple : “Ce livre a été remis par le secrétariat du Bureau Royal de Censure, en tant que dépôt légal de l’an 1769 et que j’ai reçu en février 1771”11. »
35Dans toutes ces tâches, le clerc était secondé par un petit nombre d’auxiliaires affectés à la manutention et à l’organisation du fonds. C’était le cas de Domingos Maximiano Torres qui, « pour le rangement de la Bibliothèque de novembre 1768 à octobre 1769 gagnait 8 000 réis par mois12 ». Souvent, par manque de personnel, les auxiliaires étaient chargés des écritures de tout ce qu’on leur demandait. Ils transcrivaient les catalogues, les nouvelles entrées ou établissaient la liste des livres appartenant à la collection. Un document écrit de la propre main du Père Perdigão est assez représentatif de ce phénomène. A l’occasion du renvoi, au nom du Comte de Oeyras, du fonctionnaire Domingos Maximiano Torres, il écrit : « Je porte à votre connaissance qu’étant donné que votre écriture n’a pas plu à Son Excellence dans votre travail sur les catalogues, Sa Majesté a eu l’honneur de nommer quelqu’un d’autre à votre place13. » On ne pouvait être employé comme commis aux écritures sans avoir une bonne calligraphie et Domingos Torres ne semble pas avoir eu beaucoup de succès dans le rangement des bibliothèques du Paço do Colégio.
36Il nous faut encore mentionner la catégorie de personnel la plus basse des bibliothèques, celle des employés de service. Il s’agissait de deux personnes obligées de balayer et d’inspecter la maison, de nettoyer les livres, les étagères et les fauteuils, et d’assurer l’ordre dans la Bibliothèque. Comme le disait Cenáculo dans son plan, il revenait à ces fonctionnaires « d’épousseter quotidiennement » les œuvres et les pièces exposées au temps14. On peut ainsi constater, à partir des documents légués par le commis aux écritures, comment, malgré l’inexistence de règlement interne, il existait des règles partagées par le groupe qui rendait possible le bon fonctionnement de l’institution.
37Cependant, le suivi de la circulation du fonds révèle les limites de sa portée, tout au moins pendant les premières années de sa reconstruction : son objectif immédiat était la famille royale et son cercle intime. Sans cela, on ne pourrait comprendre pourquoi tous ceux qui se référaient à l’institution la désignaient toujours au pluriel : les « Bibliothèques Royales » ou les « Librairies Royales ». Un tel usage se justifiait par l’existence de deux collections déposées au même endroit. La Bibliothèque royale proprement dite renfermait des œuvres réparties sur des thèmes variés : religion, histoire, philosophie, beaux-arts et sciences naturelles. Faisaient également partie de ce premier fonds atlas, œuvres imprimées et manuscrites, partitions de musique, dessins, cartes géographiques, gravures, estampes, quelques œuvres d’art, instruments de mesure, monnaies et médailles. La seconde collection était plus connue sous le nom de Infantado et comprenait une série de livres spécialement consacrés à l’éducation des jeunes princes et des futurs dirigeants de la nation. Là se trouvaient les compendiums d’histoire et de géographie, les premiers livres de sciences, les livres de grammaire et autres œuvres qui contribuaient à l’éducation des héritiers royaux.
38La Bibliothèque royale ou les Bibliothèques royales fonctionnaient donc sous la baguette de religieux devenus commis aux écritures et dévoués au développement de leurs fonds. Mais l’importance de ces institutions ne se limitait pas seulement aux livres. Elles cristallisaient autour d’elles des aspirations et des projets qui reflétaient l’image d’une monarchie cultivée et érudite. Les limites de la pensée éclairée portugaise ont déjà été évoquées et l’on peut désormais examiner ses implications pratiques, notamment en ce qui concerne les contours d’une Bibliothèque royale : une sorte de carte de visite de l’État. Après l’incendie, il ne restait plus à Dom José et à son puissant ministre que la reconstruction du fonds, en se référant aux nouvelles idées éclairées, icônes de l’époque. La sélection n’était pas si aisée et supposait la soumission aux critères du Bureau royal de censure qui autorisait certains textes mais éliminait ceux qu’il considérait comme hérétiques. La liberté était ainsi toute relative, subordonnée à la raison d’État.
39En ce sens, la Bibliothèque royale était un excellent exemple de la possible ouverture portugaise à la pensée des Lumières. Émanation directe de l’État, elle collaborait au renforcement d’une certaine représentation du pouvoir monarchique. Dans la même mesure où l’ouverture à la pensée éclairée, initiée sous le gouvernement de Dom João V, se confondit avec l’administration pombaline, la reconstruction de la Bibliothèque royale suivit son époque et, plus qu’un centre isolé, elle représentait l’érudition du roi et témoignait de sa culture. Comme il en était dans d’autres sphères – le nouveau règlement de l’université de Coimbra, la réforme de l’éducation, l’Académie des sciences – la Bibliothèque royale était l’emblème d’une alternative paradoxale à cette époque de Lumières et de pensée éclairée.
40Cependant, des temps nouveaux allaient advenir et la Bibliothèque royale, si étroitement liée à la famille royale, subit de plein fouet les moments de la viradeira qui marquèrent l’ascension au trône de la reine Dona Maria I et la chute consécutive du puissant ministre Pombal. Et, pour son malheur, la Bibliothèque royale rappelait trop le ministre. Car en fait tous les documents qui concernaient les contrats, la rémunération et même le renvoi de fonctionnaires étaient signés par Pombal. Étrange est le destin des livres, qui parfois racontent des histoires, parfois les font ou les accompagnent de près.
Dona Maria « viradeira » dans la politique et le monde des bibliothèques
41Mais la politique était sur le point de changer. Le roi Dom José meurt en 1777 et dès son accession au pouvoir, Dona Maria I laisse clairement entendre quelles sont ses intentions vis-à-vis de Pombal. Éloigné du pouvoir, celui-ci connaîtra alors ce qu’on appela « la viradeira », un mouvement qui, dans ce contexte, fit que tout ce qui rappelait Pombal était suspendu, exclus ou dans le meilleur des cas reporté. Il en fut ainsi des réformes urbaines ou des installations du Terreiro do Paço qui furent laissées de côté au bénéfice de la construction de couvents et de basiliques (comme la basilique de l’Estrela) ou encore de la mise en valeur de Queluz – le Versailles portugais – qui se présentait désormais comme le nouveau centre du pouvoir royal. La même chose se produisit avec d’autres centres comme l’Académie des Sciences qui prit la place de l’Académie royale d’histoire comme si, en contrepoint, Dona Maria imposait de nouveaux symboles, de nouvelles valeurs et de nouvelles institutions.
42Quelque chose de semblable allait se produire dans le monde des bibliothèques. Si jusqu’alors la Bibliothèque royale était associée à l’État et à la personne de Pombal, à ce moment-là les attentions de Dona Maria se concentrèrent sur la Bibliothèque royale publique qui dès sa création en 1775 était imposante. Installée au Terreiro do Paço – place du Commerce – en 1797, la nouvelle institution ouvre ses portes en dévoilant la fragilité de la Bibliothèque royale, laquelle n’est plus qu’une extension du Paço de Ajuda qui garde une position stratégique pour les intérêts de l’État et qui, de plus, rassemble deux personnages notoires de la politique portugaise : Frei Manuel de Cenáculo et Antonio Ribeiro dos Santos15.
43Les changements au sein du pouvoir affectèrent également la politique culturelle et en particulier la Bibliothèque royale. Si jusqu’alors la Royale faisait partie des plans stratégiques du gouvernement pombalin, elle fut, du moins momentanément, mise à l’écart des intérêts centraux du royaume. Dans les documents de l’époque, le ton des fonctionnaires change, l’ancienne assurance fit place à la négociation et parfois même à la supplique. Ils écrivaient et soulignaient l’importance de la Bibliothèque royale et rappelaient fréquemment à la fille les promesses faites par son père, comme s’il était besoin d’invoquer les engagements pris autrefois. De ce point de vue, une querelle intéressante survint entre le commis aux écritures Feliciano Marques Perdigão et le révérend prieur du Monastère Royal de Mafra, le 17 novembre 1783. Selon toute vraisemblance, le fonctionnaire du fonds de Mafra aurait adressé à la reine deux demandes pour réclamer le retour de quelques livres de la Bibliothèque royale au prétexte qu’ils n’étaient pas la propriété de cette institution. Le fonds de Mafra, qui d’une certaine façon s’était limité au legs de Dom João V, revenait sur le devant de la scène et réglait d’anciens comptes. Rien de tel que des temps nouveaux pour définir des réalités bien distinctes !
44À partir de la réaction du bibliothécaire de la Royale, qui fut immédiate, il est possible d’imaginer combien il paraissait nécessaire de redonner de l’importance à la Bibliothèque. Pour commencer, le commis aux écritures arguait que les livres et les documents réclamés étaient entrés à la Bibliothèque depuis 1768 et que par conséquent le temps avait consacré leur transfert. Perdigão prenait pour des « hallucinations » les suppositions du révérend prieur qui lui faisaient croire qu’il recevrait les livres et les documents en retour. Il avouait ainsi :
« Bien chère Madame, Monsieur le Roi Dom José, qui est maintenant dans la gloire, a eu l’honneur de me nommer gardien de cette librairie, et que Votre Majesté m’y maintienne, et comme Votre Majesté possède ici un trésor d’un prix inestimable dû à quelques œuvres précieuses et rares qu’il contient, et que grâce à votre penchant naturel vous aimez et voulez conserver avec un soin tout particulier, je prends la liberté de vous dire [...] que si le Révérend Prieur du Monastère Royal de Mafra obtenait subrepticement l’avis qu’il recherche, je ne l’exécuterai pas sans au préalable en informer Votre Majesté. »
45Tout en manifestant un attachement et même un sentiment de propriété envers les livres dont il prenait soin, Perdigão rappelait à la reine la politique menée par son père pour justifier le fait que la demande était, selon lui, infondée, puisque tous les livres de cette bibliothèque appartenaient exclusivement à la famille royale : « Tout au plus peut-il envisager qu’un jour ces livres soient siens, mais il doit comprendre qu’ils appartiennent présentement à Votre Majesté. » Revient ainsi la notion selon laquelle il s’agit des œuvres du roi lui-même, qui lui appartiennent en propre, quoique l’on dise que ce qui appartient au roi appartient aussi à la nation. Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Le commis aux écritures montre les propres faiblesses de la formation de ce fonds et argue du fait que si chaque ancien propriétaire ou héritier voulait reprendre ses livres « on ouvrirait la porte de cette Bibliothèque qui en peu de temps serait volée16 ».
46La longue lettre de Perdigão insiste sur « l’ambition » de son rival et parle de l’importance de la Librairie : « Enfin, tous reconnaissent que ce qui est en trop dans ce Monastère manque à l’État et il n’est pas juste que certains regorgent de ressources alors que d’autres meurent de faim17. »
47Peut-être qu’en d’autres temps rien de tout cela ne serait arrivé ou qu’il n’eût pas été nécessaire de relever l’importance de la Bibliothèque royale. Le fait est que tout en faisant peu de cas de l’action d’une bibliothèque située à Magra, Perdigão, à travers sa comparaison, révélait les alliances plus ou moins étroites entre la Bibliothèque royale et l’État. Qu’elle soit simple décoration ou symbole de culture, en ce qui touche à la résolution pratique de problèmes d’État, aux besoins des vassaux ou de l’administration, la Bibliothèque royale semblait distincte et, en cela même, spéciale dans sa fonction de Bibliothèque du roi et de la nation. Le document se terminait par un immense éloge de la reine, une présentation d’excuses pour « la peine excessive » – qu’il causait certainement – et la reconnaissance du fait que « sont délicates les oreilles des Majestés et que c’est manquer d’attention que de les fatiguer avec des discours impertinents18 ». Malgré cela, c’est par la répétition que le commis aux écritures cherchait à convaincre la souveraine de maintenir son fonds intact : de plus, se renforçaient ainsi les liens avec la politique de Dona Maria I qui semblait éloignée de tout ce qui rappelait l’administration pombaline.
48L’impact de la création de la Bibliothèque publique fut évident et eut des répercussions immédiates sur la destinée de la Bibliothèque royale de Ajuda qui, par comparaison, devenait encore plus modeste qu’auparavant. Selon les rares descriptions qui restèrent, la Royale se composait de trois salles, équipées d’étagères et de coursives. Venaient ensuite les cabinets de manuscrits et de livres rares. L’entrée ne donnait pas une bonne image de la Bibliothèque : le couloir était étroit et l’hiver la faible illumination devenait inexistante. Dans son ensemble l’espace était restreint, surtout pour accueillir un si grand nombre de livres issus des diverses collections. Et nombreuses étaient les plaintes des employés à propos du manque d’espace et d’étagères, de l’absence de rangement des œuvres qui continuaient à affluer, des trous dans la toiture et du manque de propreté.
49Par petites touches, des problèmes extérieurs venaient affecter la Bibliothèque royale. Intrigues, demandes jusque-là inexistantes et même marques de dédain à l’égard des rares employés de la Librairie étaient fréquents. Feliciano M. Perdigão dut défendre comme il put les postes de « deux balayeurs pour la Bibliothèque » car, à cette époque, l’un d’eux, João Antônio Pinto, fut appelé pour servir à la Cour pour conduire les musiciens à la salle royale. Une fois de plus, le commis aux écritures réagit et il lui fut répondu ceci :
« Suite à cette nouvelle, le précité Gardien courut vite chercher le dit João Antônio Pinto et lui montra le manque que ferait dans l’actuel service le susdit balayeur ; mais rien ne suffit pour le persuader qu’il n’était pas convenable de lui enlever le dit balayeur ; comme ce ne serait que pour quelques jours et que dans le même service de la Librairie restait l’autre balayeur José Marques il n’en résulterait aucun préjudice. »
50On ne sait si Perdigão réussit ou non à convaincre Dona Maria à maintenir ses deux balayeurs. Il prenait prétexte de tout pour rappeler la place stratégique de la Bibliothèque, ses liens avec la culture lusitanienne et européenne et son rôle stratégique capital dans l’État. En fin de compte, si la viradeira avait modifié la hiérarchie des institutions, il revenait au responsable de la Bibliothèque de ne pas la laisser tomber dans l’oubli : ce fut la Royale qui réunit les efforts de tant de rois portugais pour être la gardienne de l’histoire de tout ce que l’on pouvait souhaiter retenir.
51La Royale n’était toutefois plus la seule à jouer ce rôle devant la monarchie – la Bibliothèque publique et quelques institutions moins importantes se partageaient désormais les attentions dans ce secteur. Et le rapport de forces ne lui paraissait pas favorable. Il suffit de rappeler qu’après une inauguration sous les auspices de la souveraine, la Publique montrait à la vue de tous, dans une salle centrale, la statue en pied de la « Très Auguste Reine Dona Maria I. Fondatrice de cette Bibliothèque Royale Publique », pièce symbolique qui non seulement complétait l’hommage mais qui légitimait aussi la filiation19.
52Cependant tout n’était pas perdu et quelques collections des Jésuites continuèrent d’arriver à la Royale, comme ce fut le cas de la librairie issue du Colégio de Todos os Santos établi dans l’île de São Miguel (aux Açores). De plus, on préparait un nouveau règlement. Les temps avaient changé et on définissait progressivement de nouveaux espaces et de nouvelles fonctions. Le commis aux écritures et majordome fut désormais désigné préfet, en vue du remplacement de Perdigão. La preuve en est donnée dans le « Règlement Provisoire des Bibliothèques Royales » rédigé par Francisco José da Serra le 16 octobre 1804 et qui s’appliqua à partir de cette date, spécifiant fonctions, horaires et autres dispositions20.
53Nous ne nous étendrons pas ici sur ce règlement et tous ses détails. Ce qu’il importe de souligner c’est que pendant cette période la situation s’était nettement consolidée. La Bibliothèque s’était enrichie et comptait plus de 100 incunables dont deux exemplaires (l’un imprimé sur papier, l’autre sur parchemin) de la Bible de Mogúncia, de 1642, de Fust et Schoeffer. Mais aussi de nombreuses éditions rares, comme celle des Coloquis dos simples edrogas da Índia, de Garcia da Orta, imprimée à Goa en 1563, et beaucoup de premières éditions portugaises et espagnoles, des Livros de horas enluminés, des cartes et des gravures21. Bien des négligences avaient laissé une grande partie des volumes dans un état de conservation précaire. Sur un catalogue élaboré par José da Serra, daté du 22 octobre 1804, figurent des observations sur l’état des œuvres : « Complètement moisi » ou « se trouve un vieux dossier avec quelques moisissures, mais à garder vu le sujet qu’il traite ». Ou encore : « Vu son état passable mérite une place dans cette Bibliothèque Royale. » À propos d’un livre de 1491, Serra fait l’observation suivante : « Bien qu’en triste état peut être conservé à cause de son ancienneté d’impression22. »
54Les bibliothèques reconquéraient leur place, y compris dans les programmes des touristes qui visitaient Lisbonne. Ce fut le cas du Suédois Carl Ruders en 1801 :
« J’ai maintenant pris l’habitude de passer une bonne partie de mon temps à la Bibliothèque Publique et surtout à la Bibliothèque Royale où vont quotidiennement beaucoup d’autres personnes pour lire ou prendre des notes. J’y rencontre de temps en temps un scientifique étranger, le comte de Hoffmansegg, qui étudie la botanique. Je ne suis pas entré en contact [...] avec ce laborieux naturaliste ; je ne le connais que de vue. Mais l’un de mes amis me le signala un soir à l’opéra et me fit cette curieuse réflexion : “Que cet homme soit érudit, cela se voit clairement, mais qu’il soit comte, il faut le savoir”23. »
55Ce n’était cependant pas une période de calme, propice au plaisir des livres, ni une période de politique culturelle stable et durable. Le médisant voyageur J. B. F. Carrère, dans son livre Voyage en Portugal et particulièrement à Lisbonne, en 1796, se référa sèchement aux bibliothèques portugaises en écrivant : « Lisbonne n’a aucune bibliothèque publique. Les bibliothèques privées sont peu nombreuses et souvent rares24... » Il ne connut pas, ou ne voulut pas faire allusion, à la Bibliothèque publique, récemment ouverte, ni non plus ne se souvint du fonds royal. De fait, les temps glorieux faisaient désormais partie du passé. La situation politique du pays, sur le plan international, était tendue et les projets peinaient à se réaliser. Un document sur l’état du royaume en 1796 donne une image de désolation et de découragement : « La loi sur les péages des voies publiques a été publiée cette année ; elle n’a pas été appliquée, elle est restée dans les tiroirs de son auteur. Les routes demeurent en très mauvais état. La loi sur la nouvelle bibliothèque publique de la Cour a également été publiée, mais les préparatifs de guerre l’ont vite fait oublier25. »
56En vérité, l’imminence de la guerre faisait tout oublier : les plans et les projets étaient reportés et passaient au second plan. Le Portugal, qui avait longtemps essayé de rester neutre face aux conflits qui éclataient se trouvait de plus en plus forcé d’entrer dans ce jeu qui, la plupart du temps, ne laissait que peu de vainqueurs. La guerre arrivait aux portes du Portugal et, dans ce climat, plus aucune ressource n’était réservée à l’acquisition de nouveaux livres, au classement des anciens ou pour penser une politique culturelle. Les deux bibliothèques étaient là, la Royale, avec sa précieuse collection réservée à une minorité, et la Publique, bien approvisionnée par les livres censurés au temps du Bureau royal de censure, par le dépôt légal, et bien située au centre de la capitale. Mais tout cela n’avait que peu d’importance face à ce qui allait arriver. Sous la pression croissante de la France, qui n’acceptait plus de demi-mesures, l’heure était arrivée pour le prince Dom João et sa Cour de faire les malles et de partir. Bien qu’on ait pensé à emporter tous les livres et les archives du Royaume, seule la Bibliothèque royale partit – en trois lots et conditionnée dans quelques centaines de caisses – pour arriver quelque temps plus tard, saine et sauve, à sa destination finale, en Amérique.
Enfin sous les tropiques
57Nous ne nous arrêterons pas davantage sur ces difficultés internes étant donné que l’histoire du pays dans son ensemble allait changer. Nous savons qu’après une longue et complexe politique de neutralité – que le Portugal essayait de mener face à l’Angleterre et la France – le jeu était devenu plus difficile sans toutefois plaire à aucun des adversaires. En novembre 1807 la fuite de la monarchie portugaise vers le Brésil fut complexe et dramatique. Nous ne nous attarderons pas ici sur les difficultés, les mésaventures et les divers rebondissements qui rendirent ce moment de l’histoire portugaise et brésilienne si particulier.
58Citons cependant le cas pittoresque de Bernardo José Farto Pacheco qui essaya en vain d’utiliser son passé, l’épisode du nonce apostolique de Lisbonne, Dom Lourenço de Caleppi, qui ne réussit pas à partir ou l’histoire des fonctionnaires qui restèrent et qui se virent du jour au lendemain sans roi, sans chef, sans État. Mais dépassons l’événement pour retrouver notre bibliothèque et montrer concrètement comment les livres occuperont une place centrale dans la querelle qui opposa le Brésil au Portugal. La question de l’État ne fut peut-être jamais aussi proche des librairies et des fonds de bibliothèques. Le fait est que, contrairement aux autres monarchies européennes, celle du Portugal allait survivre et venir s’installer dans sa riche colonie tropicale. Le 22 janvier 1808, elle accostait à Salvador et le 7 mars 1808 elle arrivait à Rio de Janeiro où allaient s’établir les nouveaux appareils de l’État : la Justice, les Finances publiques, la Presse et l’Imprimerie. C’était la liberté qui émergeait des tropiques, la possibilité de rester à l’écart du conflit et de reconstruire un État dans l’ancienne colonie.
Les Français au Portugal et le départ de la bibliothèque
59Pendant ce temps, retournons à notre bibliothèque. Laissons un peu notre roi se prélasser dans son refuge tropical et essayons de comprendre ce qui était arrivé à notre Bibliothèque royale. En réalité, après l’expulsion des Français en 1808, les fonctionnaires royaux s’aperçurent que la Royale n’était pas partie. C’est la bibliothèque d’Antonio Araújo (le comte de Barca) qui était partie, bien conditionnée en 34 caisses, sur le navire Medusa. Les témoignages laissés sur les documents écrits par les bibliothécaires sont dramatiques et parlent de leur peur de refuser de brûler les « manuscrits » ou même des « rapines prédatrices » des Français qui seraient venus chercher la « Bible de Gutenberg ».
60Joaquim de Costace eut la même préoccupation, rapportée par Alexandre Antônio das Neves, en charge de la Bibliothèque royale de Ajuda. Le 12 octobre 1808, dans un rapport à Dom João sur la situation de la Bibliothèque, il exposa les mesures prises et celles qu’il avait l’intention de prendre pour la sauvegarder :
« De même que le 29 novembre de l’an passé, rempli de la plus grande peur, j’ai fait porter à la connaissance de Votre Altesse Royale, par le gouvernement de ces royaumes, l’impossibilité d’exécuter l’Ordre immédiat que Votre Altesse Royale avait laissé de brûler, dès sa sortie du port, les papiers laissés dans les Cabinets de ses bibliothèques et que, parmi les nombreuses caisses de livres prêtes pour l’embarquement, aucune n’a été, sur les quais, chargée à bord, c’est aujourd’hui rempli de la plus grande satisfaction que je porte à la connaissance de Votre Altesse Royale que pas un livre ou document n’a été retiré de ces Bibliothèques Royales par les Français. Toutes les dispositions ont bien été prises pour que les quelques Français, qui sont venus en quatre occasions, s’en retournent quasiment sans les avoir vues : ces moyens étaient cependant presque inutiles, la Providence Divine ayant éloigné du gouvernement français l’idée autrement plus facile de leur demander d’emporter les clés. [...] Maintenant, un navire de guerre est sur le point de partir vers Rio de Janeiro ; il n’est pas possible d’y charger la quantité de livres qui, selon les ordres de Votre Altesse Royale donnés avant son départ, doivent partir ; à mon avis, je dois à cette occasion remettre quelques-uns des documents particuliers, qui selon ses ordres auraient dû être brûlés et qui heureusement échappèrent au feu et au vol ; je prie Votre Altesse Royale, par l’intermédiaire du Gouvernement de ces royaumes, de m’accorder sa Royale Permission pour effectuer ledit envoi, auquel je joindrai la recommandation qu’en cas imprévu d’attaque ennemie, lesdits documents soient jetés à la mer : ils ne formeront qu’un petit paquet26. »
61Le responsable qui se vantait d’avoir sauvé de la guerre et des pillages des livres et des documents importants, se proposait alors – calmant ainsi momentanément la situation – d’accompagner les livres au Brésil avant qu’il ne fût trop tard. La même nouvelle de l’heureux sort de la Bibliothèque fut également rapportée par Cipriano Ribeiro Freire, Dom Miguel Pereira Forjas et João Antonio Salter de Mendonça, membres du Conseil de Lisbonne, qui écrivirent au prince le 18 octobre en lui disant que « les palais royaux subirent de nombreux dégâts mais que la Libraire Royale de Paço de Ajuda, avec tous ses documents même les plus secrets, était restée intacte27 ».
62En mars 1809, les Français reviennent, ce qui ne fait qu’activer l’ordre donné en janvier 1809 par lequel le roi avait fait empaqueter les livres et les documents de la Torre do Tombo, de la Bibliothèque royale publique et de la Bibliothèque royale. Le 18 janvier 1809, Alexandre Antônio das Neves exprimait avec emphase, dans une lettre au prince, sa préoccupation à l’égard de la Librairie royale :
« Tout en reconnaissant que la mise à l’abri des précieuses Bibliothèques du Palácio de Nossa Senhora da Ajuda, avec les documents privés de Votre Altesse Royale qu’elles renferment, est une préoccupation constante de VAR, il est de mon devoir de solliciter les ordres de Votre Altesse Royale afin de prendre les mesures nécessaires à cette fin. Pour ne pas ajouter à la peur qui se répand à Lisbonne au vu des préparatifs de départ des commerçants anglais, ce que je considère procéder de réflexions très sérieuses, je m’occupe avec mes compagnons de mettre, en cachette, les documents privés, les manuscrits et les autres livres dans les caisses existantes dans cette bibliothèque. Cependant, il nous faut beaucoup d’autres caisses et par ailleurs venir en aide aux employés ; pour ma part j’ai dû faire l’avance de quelques dépenses pour l’entretien des bibliothèques depuis octobre 1807 et je me trouve actuellement sans aucun moyen, malgré mon ardent désir, de continuer à assumer de pareilles dépenses. C’est pour cette raison que je prie Votre Altesse Royale de me donner ses ordres royaux que j’ai sollicités le 15 du mois passé. Je prie encore Votre Altesse Royale de répondre à la fidélité et au zèle avec lequel ont servi tous les employés des Bibliothèques Royales en faisant en sorte que, dans le cas où il serait nécessaire qu’ils fassent embarquer ces Bibliothèques Royales pour le Brésil, VAR, dans sa grande clémence, leur fassent remettre des billets gratuits ainsi qu’à leurs familles, qui sont peu nombreuses, car ils n’ont ni les moyens de se déplacer ni les moyens de survivre28. »
63Tous les chemins menaient au Brésil, un lieu à l’abri des pillages, de la crise sévissant au Portugal et des dangers de la guerre. Et si la Bibliothèque devait partir, il valait mieux que ses employés vinssent également. Aussi, bien avant d’avoir reçu la lettre d’Alexandre das Neves, mais déjà au courant du risque que faisait courir la nouvelle invasion napoléonienne, Dom João, le 21 janvier 1809, donna des ordres pour que :
« la Librairie soit empaquetée et expédiée, avec tous les documents importants du Paço, toutes choses de valeur qui se trouvent sous la responsabilité de José Diogo de Barros, les Archives Royales de la Torre do Tombo, [...] Le secrétaire d’État des Affaires Étrangères demandait qu’on envoyât les écuries royales et tous biens de valeur29. »
64Le Brésil représentait un havre de paix où l’on pouvait tout rassembler, y compris les précieuses archives de la Torre do Tombo. Mais ce n’était pas tout : João Antônio Salter de Mendonça, secrétaire d’État des Affaires du Royaume, recevait l’ordre de
« mettre en caisses, sans perte de temps, la collection de monnaies de la Bibliothèque Publique et toutes ses choses précieuses, de les mettre en sécurité dans les embarcations de la Couronne, et d’en communiquer la liste, avec le nombre de caisses et les dimensions de chacune d’elles, dès que cela sera possible, au Secrétaire du Gouvernement chargé du Trésor Public afin de déterminer sur quel navire elles devront embarquer immédiatement30 ».
65Les préparatifs du transport de ces biens commencèrent immédiatement et fin mars la nouvelle arrivait à Rio de Janeiro que « l’embarquement des précieux biens de la Maison Royale était presque terminé31 ». Il était temps car les Français revinrent. En mars 1809.
66Le climat est incertain lorsqu’au début de 1810 Joaquim José de Oliveira part en secret emportant des manuscrits et 6 000 livres de parchemin appartenant à la Royale. Et de fait, en juillet 1810 survient la troisième invasion, qui provoquera la préparation et le départ du reste de la Royale. La deuxième livraison part en mars 1811 avec les livres de la Bibliothèque royale. À bord du navire, le bibliothécaire responsable, Marrocos, se plaint de l’ambiance : vomissements généralisés, eau infecte, équipage nul, et jure que « s’il avait su, il ne serait pas parti avec un si précieux chargement ».
67Après la tentative d’occupation, des ordres furent de nouveau donnés d’« embarquer les Archives, les effets de la Maison Royale, les affaires de l’arsenal, les livres des Bibliothèques Publiques et royales32 ». Selon Ricardo Raimundo Nogueira, l’un des membres du Conseil de Gouvernement du Portugal, « quelques-unes de ces choses furent finalement embarquées, d’autres furent mises en caisses mais restèrent ». Parmi ces dernières était une partie du fonds de la Bibliothèque publique de Lisbonne. Son directeur, Antônio Ribeiro dos Santos, informa que « quatorze caisses de Manuscrits et de Livres Rares et huit de pièces de monnaie et de choses anciennes et rares étaient prêtes à embarquer sur les navires de la Couronne33 ». Dom João était pressé et voulait rassembler tous ses fonds en Amérique : l’heure était donc venue d’envoyer la Bibliothèque publique et les œuvres qui restaient encore à Ajuda.
68Les archives ne partirent jamais, mais la Bibliothèque royale de Ajuda allait partir entière. En mars 1811, la deuxième livraison partit de Lisbonne dans 66 caisses. Elle était accompagnée de l’auxiliaire de bibliothèque Luís Joaquim dos Santos Marrocos, sur la frégate Princesa Carlota qui accosta à Rio de Janeiro en juin. Dans sa correspondance avec son père Francisco José34, Luís Marrocos donnait des nouvelles – sur un ton parfois tendre, parfois plaintif, parfois nostalgique, parfois optimiste, ou bien sarcastique – non seulement de sa vie mais aussi de la bibliothèque, du quotidien à la Cour et de la ville de Rio de Janeiro. Cette correspondance fut commencée pendant le voyage, le 12 avril 1811, son auteur vitupérant contre les conditions de cette terrible traversée :
« Elle se fait entre ciel et eau, dans mille douleurs, chagrins et travaux que je n’ai jamais imaginé supporter ; après être sortis du port de Lisbonne avec un vent favorable, à peine étions-nous arrivés en haute mer qu’un vent nous surprit de côté et nous repoussa vers les côtes africaines : nous les apercevions en passant au large des îles des Açores et des Canaries, au milieu de courants contraires ; très souvent la navigation fut suspendue à cause d’accalmies détestables, accompagnées de vents contraires, ce qui nous exposait à d’immenses dangers. [...] J’ai eu très mal à la gorge, à la bouche et aux yeux, de sorte que je prends encore des médicaments ; je n’ai pas eu de mal de mer en sortant du port de Lisbonne ; j’ai cependant eu grand pitié de voir les vomissements de tous les passagers de la frégate ; car sur les 550 personnes qui y étaient, très peu de privilégiées y échappèrent. [...] Le huitième jour du voyage l’eau de consommation était déjà pourrie et infecte, de sorte qu’il fallait en retirer les bestioles pour pouvoir la boire ; on a jeté à la mer beaucoup de barils de viande salée avariée. Enfin, ici tout est désordre par manque de soin généralisé : toutes les cordes de la frégate sont pourries, sauf les haubans ; toutes les voiles sont abîmées, de sorte qu’elles se déchirent à la moindre brise ; l’équipage est nul ; dans cet état nous serions perdus si pour notre malheur nous devions souffrir d’une violente tempête. [...] Finalement, et pour tout dire d’une fois, si j’avais su dans quel état se trouve la Frégate Princesa Carlota, j’aurais catégoriquement refusé d’y monter et d’y mettre la Bibliothèque et en cela j’aurais rendu un grand service à Son Altesse Royale35. »
69Le bougon bibliothécaire avait un peu raison. En fin de compte, son voyage, le pire des trois, ne faisait que confirmer sa crainte de la traversée. De plus, en tant que professionnel qu’il était, il aurait préféré garder les livres là où ils étaient et où ils auraient toujours dû rester, et non les transbahuter et les exposer à des voyages risqués comme celui-ci. Aussi, du point de vue de Marrocos, tout était-il aberrant – l’entreprise, l’équipage, les provisions, les instruments – et, surtout, l’objectif principal : apporter la Royale dans cette « barbare colonie tropicale ».
70Le transfert de la bibliothèque fut complet la même année avec la troisième livraison partie en septembre 1811 et comprenant les « 87 dernières caisses de livres36 », restées jusqu’alors au Portugal, chargées sur une embarcation de S. João Magnânimo sous la garde de l’assistant José Lopes Saraiva. Aux 230 caisses de livres déjà déballées et nettoyées, s’ajoutaient les 87 apportées par Saraiva. Avec cette livraison, en novembre, la Bibliothèque royale était finalement au complet, en terres brésiliennes. Les livres récemment arrivés avaient besoin d’être installés. On choisit l’Ordem Terceira do Carmo (local provisoire qui le restera jusqu’en 1858). Dans cet ancien hôpital, les bibliothécaires durent supporter les odeurs prégnantes des médicaments, le bruit des alentours et même les os épars dans la maison. Mais la bibliothèque se mettait petit à petit en place sous l’autorité des « préfets » Viegas et Dâmaso, et Marrocos comme auxiliaires. Classements, débats, règlements faisaient le bonheur de ces messieurs qui redoutaient principalement le prêt de livres.
71Marrocos, hypocondriaque par nature, légua toute sa documentation à son père. À partir de celle-ci le quotidien de l’institution nous est connu comme les lamentations constantes et les plaintes concernant les subventions, le personnel, les règlements, la structure. Toutes choses peu différentes de ce que nous connaissons aujourd’hui.
72La bibliothèque croissait grâce aux nouvelles donations, et croissaient également ses règlements et ses normes : c’est en 1811 qu’entrèrent les œuvres de José Maria da Conceição Veloso, en 1817 le fonds du comte de Barca, en 1818 celui du l’architecte Costa e Silva et bien d’autres. Sans oublier le service de dépôt légal qui garantissait des entrées régulières. En 1814, la Librairie était fonctionnelle et ouverte à un public sélect, recevant de nombreux éloges comme celui, par exemple, du père Perereca qui en recommandait les classements et les méthodes et affirmait :
« Cette Bibliothèque Royale est devenue la première et la plus éminente du Nouveau Monde non seulement par le grand nombre de livres de toutes les sciences et de tous les arts, édités en langues anciennes et modernes, qui dépasse les soixante-dix mille volumes, mais également par sa précieuse collection d’estampes, de cartes, de manuscrits et autres riches et singulières choses, si enrichissantes, qui augmentent de jour en jour grâce à la munificence de Son Altesse Royale qui n’a cesse d’y faire placer de nouvelles et nobles œuvres et grâce à l’administration active et zélée de ses bibliothécaires qui acquièrent chaque jour de nouveaux livres et chefs-d’œuvre littéraires de tout genre. »
73Et le père continue, avec son habituelle verve flatteuse :
« Le Prince Régent Notre Maître, dans le but de favoriser et d’encourager l’étude des lettres divines et humaines parmi ses vassaux brésiliens, a ouvert cette bibliothèque à tous les hommes de lettres et à tous les chercheurs. De sorte que, à l’exception des dimanches, des jours fériés et jours anniversaires des personnes royales, la Bibliothèque Royale est toujours ouverte, aussi bien le matin que l’après-midi, et librement accessible à toutes les personnes qui désirent la fréquenter ; elles y sont toutes bien accueillies et bien servies par le personnel qui leur facilite l’accès aux livres et à tout ce dont elles ont besoin pour leurs études. Considérant que les bibliothèques publiques représentent l’un des moyens les plus aptes et les plus efficaces au progrès de la littérature, du développement des arts et de la diffusion des sciences, et qu’en un seul endroit se trouve réuni presque tout ce que l’esprit humain, à toutes les époques et dans tous les pays, a produit de meilleur et de plus raffiné en belles lettres, dans les arts libéraux et dans les sublimes sciences, quel bénéfice, quel fabuleux bénéfice, que celui accordé par Son Altesse Royale aux habitants de Rio de Janeiro en donnant libre accès à sa Bibliothèque Royale et en accordant à tous ses vassaux le bénéfice de cette inépuisable source de connaissances, de cet inestimable trésor de richesses intellectuelles37 ! »
74Après lui avoir attribué une bonne place dans le rang des bibliothèques – la première du Nouveau Monde – le père Perereca soulignait le rôle d’une Bibliothèque : « Moyen efficace pour le progrès de l’esprit humain. » Et c’était en tant que bibliothèque publique que la Royale s’affirmait. L’importance de la Bibliothèque frappa même Jacques Étienne Victor Arago, un artiste français, qui séjourna à Rio de Janeiro entre décembre 1817 et janvier 1818. « J’arrive de la Bibliothèque et ma première impression est satisfaisante. On y compte 70 000 volumes généralement bien choisis [...] Serai-je obligé de revoir mon premier jugement sur l’occupation portugaise38 ? » Peu de temps après cet éloge, Arago se plaignait de l’absence du directeur et du peu de culture de son cicerone remplaçant qui ne connaissait de la littérature portugaise, et encore très mal, que Camões. Mais le malaise allait se dissiper après avoir observé les œuvres du fonds, y compris les livres interdits. Arago poursuivait donc ainsi : « Il me conduisit dans le local où sont classés les historiens et les poètes français et me présenta un certain volume avec un malin plaisir. “Voici un grand penseur... C’est Raynal” [...] et il m’indiqua ensuite du doigt l’œuvre complète de Voltaire. L’excursion ne s’arrêta pas là et nous continuâmes à circuler à travers les salles, celle des livres de droit et de langues vivantes, celle des précieux manuscrits puis une autre richement décorée. C’était le cabinet du prince Dom Miguel qui, d’après les apparences, ne le fréquentait que très rarement. » Selon le récit d’Arago, les livres n’étaient même pas coupés. Ce jour-là, il n’y avait que deux lecteurs et le fils du roi avait un cabinet mais n’ouvrait pas les livres. La Bibliothèque était surtout un ornement, un exemple de tradition et de civilisation.
75Ainsi la Bibliothèque royale s’imposait petit à petit dans le quotidien local. Même sans être exactement publique, elle était toujours ouverte pour les consultations. Par ailleurs, d’autres bibliothèques existaient en ville : celles de particuliers, de couvents et de quelques institutions d’enseignement supérieur comme l’Académie royale des gardes-marins, l’Académie royale militaire, le Laboratoire de chimie pratique, l’Académie médico-chirurgicale et les Archives militaires. La Royale les surpassait toutes en volume, variété, rareté des œuvres et même en somptuosité. Elle attirait les visiteurs étrangers et de temps en temps le roi s’y promenait à travers ses salles.
76Le roi, qui semblait ne plus vouloir revenir, vivait près d’elle. Ici il avait guéri de sa goutte, vivait séparé de la reine Carlota et à distance de la politique qui l’ennuyait énormément. À tel point que, malgré les clameurs qui s’élevaient au Portugal pour le retour du roi, celui-ci s’installait et multipliait les événements festifs dont sa propre proclamation et le mariage de son fils Dom Pedro avec Leopoldina.
77Les temps étaient calmes et rien ne semblait éloigner le roi de son intention de demeurer dans la colonie.
Au temps de Dom João au Brésil : l’heure du retour et l’indépendance
78Douze longues années s’écoulèrent jusqu’à ce que les pressions de la Révolution de 1820 obligent finalement le roi à rentrer en 1821. Pour ce qui nous intéresse de plus près, examinons un document précieux, adressé au bibliothécaire Dâmaso, par lequel le roi laisse sous sa responsabilité « Sa bibliothèque et son fils ». Mais la collection ne put guère être appréciée par Dom João VI qui partit précipitamment, préoccupé par son destin, au Portugal. C’est avec la bibliothèque du comte de Barca et la Bibliothèque royale que dut également rester au Brésil le père Joaquim Dâmaso. Mécontent de son sort, dès le 16 avril il donnait les raisons pour lesquelles il n’était pas parti avec le roi :
« Quelque grande que soit la tristesse que je ressens de ne pas avoir eu l’honneur d’accompagner Sa Majesté, plus grand encore est le contentement que j’éprouve d’avoir été jugé digne par Elle d’accomplir ses ordres en me demandant de rester présentement jusqu’à ce que le Prince Royal le veuille bien. Permettez-moi, Excellence, que j’exprime ici les paroles si flatteuses de Sa Majesté à mon égard : “J’espère que vous saurez, mon Père, défendre mes droits sur Ma Bibliothèque.” Afin de justifier mon retard envers la Commission dont j’ai l’honneur d’être membre, il est nécessaire que Votre Excellence me déclare par écrit que ma permanence est ici jusqu’à ce que Son Altesse le Prince Royal décide d’y mettre fin, et que mon maintien est un effet de la volonté de Votre Altesse qui en a décidé ainsi39. »
79Dom João était parti, mais il avait laissé le prince et la Bibliothèque, sans se douter que chacun accomplirait une tâche éminente pour l’autonomie future du pays. On connaît sur le bout des doigts le rôle que Dom Pedro fut amené à jouer en restant au Brésil. La Bibliothèque royale, à son tour, apparaîtra de nouveau comme un symbole. Jusqu’alors elle était la bibliothèque du roi – « Ma Librairie », disait-il – mais cette configuration allait changer. De même que les symboles sont relatifs et se redessinent suivant les contextes, la Bibliothèque rappellerait désormais non plus la domination monarchique mais la véritable autonomie qui s’acquiert par la pensée.
80Et le destin allait être ingrat des deux côtés : la bibliothèque ne reviendra jamais au Portugal et, comme nous le savons, Dom Pedro deviendra le premier empereur du Brésil. Mais de cette longue histoire tirons une brève conclusion. Avec Dom João au Portugal, le processus d’indépendance se précipite et nous allons en relever les difficultés jusqu’à l’émancipation politique en 1822.
81Dâmaso – qui ne voulut jamais rester au Brésil – rentrera en 1822 emportant les manuscrits de la couronne, documents objets de tant de disputes. Pendant ce temps, commençaient les pourparlers en vue de l’indépendance. Le processus fut long et se termina en 1825 : en septembre pour le Brésil, en novembre pour le Portugal. Avec la médiation intéressée de l’Angleterre – Sir Charles Stuart – les conférences commencent d’abord à Lisbonne et ensuite au Brésil. La négociation traîna en longueur et il serait fastidieux d’en citer tous les détails. Ce qu’il importe de retenir ce sont le traité d’Amitié et d’Alliance et la Convention additionnelle du 29 août 1825 qui stipulaient le paiement de 2 millions de livres sterling (et la responsabilité de la dette assumée par le Portugal envers les Anglais en 1823 et encore l’exonération de 250 000 livres pour Dom João du fait de propriétés laissées au Brésil).
82Dom João, déjà malade, ratifie le traité – et l’indépendance – en novembre, suivi par d’autres pays comme l’Autriche, la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie (les États-Unis et le Mexique s’étaient déjà prononcés dans ce sens).
83Arrêtons-nous un peu sur le contenu de cette « fameuse facture » que le Portugal réclamait au Brésil. Aux archives de la Torre do Tombo, on peut trouver un document intitulé « Liste des objets que le Portugal aurait le droit de réclamer » dans lequel on remarque la position privilégiée occupée par la Bibliothèque, en deuxième place juste après la « dette publique ». La Bibliothèque était alors évaluée à 800 000 reis (au grand désespoir de Dâmaso qui l’estimait à 2 millions).
84Pour se faire une idée, ce montant correspondait à 12,5 % du total à payer, quatre fois plus que la fameuse argenterie de la couronne, quatre fois plus que l’équipage, mille fois plus qu’une maison dans une annonce de l’époque. Cela représentait par conséquent beaucoup, et pour nous beaucoup plus encore. C’était la liberté qui arrivait dans une nation nouvelle, devancée par une bibliothèque chargée de tradition. Et il s’agissait de la meilleure et de la plus grande bibliothèque des Amériques : un trophée pour la nouvelle nation et une garantie d’assurance pour le monarque. Comme disaient les bibliothécaires de l’époque : « la principale parure », le « bijou le plus précieux du royaume ».
85La bibliothèque continua ainsi – avec ses problèmes, ses bibliothécaires et leurs réclamations – tandis que Dom João, au Portugal, essayait de faire revivre la sienne – sans succès car aux dépens des autres fonds portugais. Tel est donc le mystère de la vieille bibliothèque des rois qui, après avoir d’abord brûlé, reposait maintenant, et définitivement, en terres brésiliennes.
Finalement en compagnie de la Bibliothèque Royale
86Laissons le roi là-bas sur le vieux continent et terminons notre histoire ici sous les tropiques. La bibliothèque avait coûté cher mais elle était un symbole et avait une valeur prodigieuse. Elle valait beaucoup à cause de ses trésors, parmi lesquels les gravures de Rembrandt, Callot, Mantegna ou Dürer ; les incunables, les livres d’heures, la bible Mogúncia, l’Encyclopédie, les cartes et les plans, les dessins et les manuscrits, les lettres de Vieira et tant d’autres qu’il faudrait toutes les pages de ce livre pour citer tant de souvenirs. Mais pensons au-delà de la valeur pécuniaire de la Bibliothèque. Les livres sont le symbole et le signe de l’indépendance : indépendance politique mais aussi indépendance de la pensée et construction d’utopies et de projets. Et beaucoup plus encore... Il en est de même pour les bibliothèques : de près, elles sont toujours fragiles et sujettes à toutes sortes de danger, mais de loin elles apparaissent indestructibles et garantes de culture, de tradition, d’érudition et de reconnaissance.
87Ce n’est pas pour rien qu’elles furent un thème d’inspiration pour des auteurs tels que Cervantes, Calvino, Canetti, Eco, et qu’elles symbolisèrent tant de libertés qui, par définition, sont infinies et difficilement définissables. Entre son usage pragmatique – enseignement, frontières, expansion – et son usage symbolique, gardons les deux. En associant les termes du titre de ce livre, je dirai que, dans le cas de ma recherche, les imprimés jouèrent un rôle central dans la construction de la vie politique brésilienne. Politique, nation et édition ne furent jamais autant imbriquées que dans le cas de la Bibliothèque royale qui accompagna de près les tribulations du chemin vers l’émancipation, laquelle se devait d’être non seulement politique mais aussi culturelle.
Notes de bas de page
1 Maxwell K., Marquês de Pombal : paradoxo do Iluminismo, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1996, p. 101.
2 Ibid.
3 Diogo Barbosa Machado naquit à Lisbonne, le 31 mars 1682. Il vécut ensuite à Coimbra à partir de 1708, date de son inscription à la faculté de droit canon, mais il ne put continuer ses études pour cause de maladie. Après une certaine ascension dans la hiérarchie ecclésiastique, il fut nommé le 4 novembre 1728 abbé de l’Église paroissiale de Penaguião, district de Sobre Tamaga, diocèse de Sevre, commune de Porto. Il fut élu membre de l’Académie Royale d’Histoire du Portugal et devint l’un des 50 premiers intellectuels de cette société qui entreprit d’écrire les Mémoires historiques des règnes des princes Dom Sebastião, Dom Henrique, Filipe I, II et III. Il mourut à Lisbonne le 9 août 1772 et fut enterré dans l’église des Santos Mártires João e Paulo, où se trouvait également son frère Inácio Barbosa Machado, qui fut censeur au Saint-Office.
4 Voir en ce sens Domingos M. D., Biblioteca Nacional de Portugal, Lisboa, Associação Nacional de Bibliotecas Nacionais Ibero-Americanas, 1994, p. 62 (Manuscrito).
5 Tome I. Lisboa Ocidental. Na Oficina de Antonio Isidoro da Fonseca. An MDCCXXXXI (Référence 9,1 BIS, 9) Œuvres rares. Il s’agit de la référence des citations de Barbosa Machado qui se suivent dans l’ordre.
6 Biblioteca nacional, Mss 65, 4, 002, n° 021.
7 Biblioteca nacional, Mss 65, 4, 002, n° 021.
8 Perdigão, qui faisait partie du clergé de Monoribus, avait quitté son siège pour résider au Paço. Le document figure à la Bibliothèque du Palais de Ajuda. Papiers divers (68) : « Nomination de Feliciano Marques Perdigão. J’ai l’honneur de nommer commis aux écritures et gardien de la Bibliothèque de Mon Paço : Feliciano Marques Perdigão, licencié ès lettres ; j’ordonne qu’en contrepartie de cet emploi lui soit attribué un salaire de cent vingt mille réis par an, versé en quatre paiements, à partir du mois d’août prochain. Que le Comte Inspecteur Général de Mes Finances Royales en soit informé et en assure l’exécution. Palais de Nossa Senhora de Ajuda, le 30 juillet 1770. Suivent le paraphe de Sa Majesté [...] et la signature du Comte de Oeyras. »
9 Biblioteca nacional, Mss 65, 2, 003, n° 011.
10 Biblioteca nacional, Mss 65, 2, 006, n° 024.
11 Bibliothèque nationale du Palacio da Ajuda ; document 69.
12 Biblioteca nacional, Mss 65, 2, 006, n° 012.
13 Cunha L. F. F., « A coleção de estampas Le Grand Theatre de L’Univers », Anais da Biblioteca Nacional, Rio de Janeiro, Biblioteca Nacional, 1970, p. 135.
14 Cette description figure en partie sur le plan laissé par le frère Cenáculo (et citée par Domingos M. D., « Para a história da Biblioteca da Real Mesa Censória », Revista Biblioteca Nacional, Lisboa, série. 2, no 1, 1992, p. 149) qui prévoit un meilleur agencement pour un établissement de ce type.
15 Les craintes de Perdigão étaient justifiées. Le projet d’ouverture d’une autre librairie – la Bibliothèque publique – au Terreiro do Paço était avancé et semblait concentrer l’attention de l’État dans ce secteur. La Publique voyait le jour avec force et était liée à des poids lourds de la politique de Dona Maria I. L’idée, comme on l’a vu, venait de Frei Manuel do Cenáculo Villas-Boas, qui dès 1771 avait proposé à Dom José la création d’une Bibliothèque publique liée au Bureau royal de censure et de même envergure que les grandes bibliothèques de l’époque. Le noyau initial serait formé des nombreuses bibliothèques des collèges de la Compagnie de Jésus dissoute et permettrait la formation d’une collection à la hauteur de celles qui existaient avant leur destruction par le tremblement de terre. Quelle qu’ait été son origine, l’idée avait toutes les chances de réussir. Tant et si bien que le 2 octobre 1775 le roi attribua par décret les amples installations de l’aile ouest du Terreiro do Paço, alors en construction, à la future Bibliothèque publique. Outre Frei Manuel do Cenáculo Villas-Boas, alors archevêque d’Évora, un autre personnage fut absolument décisif pour le projet : le professeur et juge Antônio Ribeiro dos Santos qui travaillait à la direction des travaux de la Bibliothèque de Coimbre depuis près de 20 ans. L’équipe mise en place était puissante, réunissant le président du Bureau royal de censure et un professeur reconnu, responsable de la systématisation et du règlement de la Bibliothèque de Coimbra et ayant une vision large sur le rôle d’une Bibliothèque : Antônio Ribeiro dos Santos.
16 Biblioteca nacional, Mss 65, 4, 003, n° 007, folios 1 et 2.
17 Biblioteca nacional, Mss 65, 4, 003, n° 007, folios 3 et 4.
18 Biblioteca nacional, Mss 65, 4, 003, n° 007, folio.
19 Basé sur le document « Jornal de Belas Artes », Lisbonne, n° 9, 1816. Cité par Domingos M. D., op. cit., p. 110.
20 Tous les articles et les points qui seront analysés par la suite sont tirés du même règlement, trouvé aux Archives de la Torre do Tombo. Fundo Ministério do Reino, Liv. 99 (p. 1v° à 6).
21 Ces dernières références à la bibliothèque ont été tirées du livre Morais R. B., Livros e bibliotecas no Brasil colonial, Rio de Janeiro, Livros Técnicos e Científicos, 1979.
22 Biblioteca nacional, Mss 65, 4, 002, n° 23.
23 Carta XVII – Lisbonne, 14 février 1801, p. 174, cité par Domingos M. D., op. cit., p. 108.
24 Domingos M. D., op. cit., p. 106.
25 Ibid., p. 107.
26 Carta XVII – Lisbonne, le 14 février 1801, p. 174, cité par Domingos M. D., op. cit., p. 108.
27 Archives nationales, fonds Negócios de Portugal/Secretaria de Estado e Ministèrio do Reino, caisse 651, paquet 1.
28 Institut des Archives nationales/Torre do Tombo, Ministério do Reino, liasse 279.
29 Idem. IAN/T – Ministério do Reino, livre 380.
30 Idem. Ministério do Reino, livro 99, f° 9.
31 Idem. Ministério do Reino, liasse 279.
32 Nogueira R. R., « Memória das cousas mais notáveis que se trataram nas Conferencias do Governo destes Reinos desde 9 de Agosto de 1810 em que entrei a servir o lugar de um dos Governadores até 5 de Fevereiro de 1820 », BN/Lisbonne, COD 6848, p. 42.
33 Institut des Archives nationales/Torre do Tombo. Nogócios do Reino, liasse 279.
34 Francisco José dos Santos Marrocos fut professeur royal de philosophie rationnelle et morale et bibliothécaire à Paço da Ajuda (Silva I. F., Dicionário Bibliográfico Português, Lisboa, Imprensa Nacional, 1856, tomo II, p. 412).
35 Lettre de Marrocos L. J. S., « Cartas escritas do Rio de Janeiro à sua família em Lisboa, de 1811 a 1821 », Anais da Biblioteca Nacional, Rio de Janeiro, Ministério da Educação, 1939, vol. LVI, 1934, p. 29-30.
36 Lettre de Marrocos L. J. S., em 22 novembre 1811. Ibid., p. 49.
37 Santos L. G., Memórias para servir à história do Brasil, Belo Horizonte/São Paulo, Editora Itatiaia/Editora da Universidade de São Paulo, 1981, p. 328.
38 Arago J., Promenade autour du monde, pendant les années de 1817, 1818, 1819 et 1820, sur lescorvettes du Roi L’Uranie et La Physicienne, commandées par M. Freycinet, Paris, Leblanc Imprimeur Libraire, 1822, vol. 1, p. 87-89.
39 Biblioteca nacional, Mss 7, 1, 4, 034, n° 013.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Premiers Irlandais du Nouveau Monde
Une migration atlantique (1618-1705)
Élodie Peyrol-Kleiber
2016
Régimes nationaux d’altérité
États-nations et altérités autochtones en Amérique latine, 1810-1950
Paula López Caballero et Christophe Giudicelli (dir.)
2016
Des luttes indiennes au rêve américain
Migrations de jeunes zapatistes aux États-Unis
Alejandra Aquino Moreschi Joani Hocquenghem (trad.)
2014
Les États-Unis et Cuba au XIXe siècle
Esclavage, abolition et rivalités internationales
Rahma Jerad
2014
Entre jouissance et tabous
Les représentations des relations amoureuses et des sexualités dans les Amériques
Mariannick Guennec (dir.)
2015
Le 11 septembre chilien
Le coup d’État à l'épreuve du temps, 1973-2013
Jimena Paz Obregón Iturra et Jorge R. Muñoz (dir.)
2016
Des Indiens rebelles face à leurs juges
Espagnols et Araucans-Mapuches dans le Chili colonial, fin XVIIe siècle
Jimena Paz Obregón Iturra
2015
Capitales rêvées, capitales abandonnées
Considérations sur la mobilité des capitales dans les Amériques (XVIIe-XXe siècle)
Laurent Vidal (dir.)
2014
L’imprimé dans la construction de la vie politique
Brésil, Europe et Amériques (XVIIIe-XXe siècle)
Eleina de Freitas Dutra et Jean-Yves Mollier (dir.)
2016