Introduction
p. 7-14
Texte intégral
1Réunir dans un même volume vingt-huit contributions sur un sujet aussi délicat que celui du rôle joué par l’imprimé dans la construction de la nation, tant dans la vieille Europe qu’aux Amériques, relève de la gageure. C’est pourtant le défi relevé par les auteurs appartenant à deux équipes internationales, le Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines d’un côté, le département d’histoire de l’université fédérale du Minas Gerais de l’autre. Comme on le verra, c’est l’ancienne colonie de la couronne lusitanienne, devenue empire puis République du Brésil, en 1822 et 1889, qui occupe l’essentiel de la réflexion mais la France, la Grande-Bretagne, le Portugal, la Hongrie, et, au-delà de ces pays, l’Europe centrale, les États-Unis, le Québec, Haïti et le Mexique font l’objet de plusieurs chapitres. Travaillant tous sur l’imprimé, qu’il s’agisse du journal, du magazine, de la revue, voire de l’almanach, l’une des formes les plus anciennes du recueil périodique, ou du livre, aussi bien de collection que de série, les historiens, sociologues, civilisationnistes, littéraires ou ethnologues qui ont participé à la rencontre de Belo Horizonte à l’origine de ce volume avaient tous pour ambition de souligner l’importance du papier dans la mobilisation des esprits et des hommes au service d’un projet national1. Conservant en mémoire l’exemple emblématique de l’Allemagne qui exista d’abord par sa langue, sa littérature, ses hommes du livre, imprimeurs, éditeurs mais évidemment écrivains, avant de devenir l’État-nation que l’on sait, en 1871, tous ont eu à cœur d’inscrire la politique au centre de leurs réflexions.
2La première section du volume porte à dessein sur les bibliothèques ou « librairies » royales parce que la volonté d’imprimer sa marque sur une époque, de concurrencer les nations voisines et de leur disputer le leadership culturel apparaît très tôt dans l’histoire lusitano-brésilienne, au xviiie siècle, au moment où le mythe d’une bibliothèque royale disparue lors du tremblement de terre de 1755 sert de support à la constitution de ce qui formera l’ossature de la future Bibliothèque nationale de Rio de Janeiro. Transportée par bateau, comme un trésor sacré, un ensemble de reliques ou, plus précisément, comme un symbole constitutif de l’existence d’une nation, cette bibliothèque fut disputée parce qu’elle représentait davantage que son contenu, la mémoire des hommes, le conservatoire de leur imaginaire et l’enveloppe matérielle de leurs rêves les plus fous. Seul le Nouveau Monde de l’utopie pouvait donc en être le destinataire quoiqu’il en coûtât à ses gardiens, révoltés à l’idée de séparer ces joyaux des palais où ils avaient vu le jour. D’autres bibliothèques jusqu’à celle de Borges contenant tous les livres devaient voir le jour au Brésil, telle celle des naturalistes ici évoqués, mais, cette fois, elles étaient suspectes puisque soupçonnées d’abriter de très nombreux textes séditieux, dont l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, rapportée d’Europe par des jeunes Mineiros venus faire leurs études à Coimbra et passés par la Hollande au retour. À côté de ce brulôt révolutionnaire, mis à l’Index dès 1759, d’autres œuvres, aussi essentielles pour la maturation des idées politiques que celles de Voltaire, Montesquieu, Rousseau ou de l’abbé Raynal figuraient dans ces bibliothèques de savants ou de juristes, voire de hauts fonctionnaires de la monarchie qui ne voyaient aucune contradiction à participer à un complot révolutionnaire. Leur argument majeur était tiré de la Seconde Scolastique selon laquelle si un prince accable à tort ses sujets d’impôts insupportables la révolte est légitime. Ainsi l’État brésilien en formation puisait-il allègrement, via les bibliothèques de ses sujets, dans le trésor des Lumières européennes pour solidifier sa philosophie politique naissante.
3Une troisième bibliothèque, témoin du xxe siècle et des curiosités multiples des intellectuels brésiliens, clôt cette première partie dont le but est aussi de montrer au lecteur tout ce qu’une recherche systématique dans le monde des bibliothèques peut encore offrir comme ressource. Si l’on sait contourner les pièges dans lesquels tomba Daniel Mornet en son temps et si l’on évite de considérer ces corpus comme des entités figées, on peut y glaner bien des renseignements utiles. Prises comme des traces, des indices, et ici le recours aux paperolles ou aux « perroquets » laissés par Oliveira Vianna permet de plonger dans son être intime, elles offrent un observatoire pertinent pour tenter de sonder l’entrée de la politique dans les consciences des propriétaires ou des usagers de ces « librairies » personnelles, pour parler comme Montaigne. Par la comparaison, le croisement de ces sources avec d’autres archives ou études sur les intellectuels et écrivains qui les composèrent à leur gré ou à leur fantaisie, on obtient une moisson de renseignements qui complètent heureusement les travaux sur la formation des idées à une époque donnée.
4Dans la deuxième partie du volume, intitulée « Répression et censure dans le monde des imprimés », on va de la fin du xviiie siècle, l’époque par excellence du libertinage et des Lumières, au xxe siècle du tropisme communiste. L’examen minutieux des archives des douanes, tant côté brésilien que côté portugais montre la réalité d’un échange de livres à peu près continu dans toute cette période entre les deux rives de l’Atlantique. Des villes côtières comme Maranhão font presque jeu égal avec Bahia et nous rappellent que l’imprimé pénétrait assez largement au Nouveau Monde, du moins dans les familles lettrées qui possédaient des livres et les emportaient partout avec eux. Ici encore, le message des Lumières européennes apparaît comme une réalité perçue par la police et la justice et pourchassé, quoique de façon moins systématique que l’on aurait pu le penser, les protections, dans une société d’ordres, fortement hiérarchisée, permettant à tous ceux qui étaient situés en haut de l’échelle sociale de profiter de leur statut pour bénéficier d’une tolérance plus ou moins grande selon les temps et les lieux. On notera cependant qu’il y eut unité de vue pour faire la chasse à tout ce qui évoquait la Révolution française, après 1792 et, plus encore, 1797, ce qui n’empêcha probablement pas tous les imprimés concernés de pénétrer au Brésil mais freina leur introduction dans le pays.
5Avec les deux chapitres qui portent sur les années Trente et l’irruption du communisme sur la scène internationale, on découvre une censure qui ressemble à la précédente mais s’en distingue par le côté plus systématique de la répression mise en place par les gouvernements brésiliens dès 1935, et, plus encore après 1937. Comme en Allemagne nazie ou en Italie fasciste ainsi que dans l’Espagne franquiste de la fin de la guerre civile, le feu est l’arme préférée des nouveaux inquisiteurs qui combattent le communisme comme une maladie dangereuse, capable de nuire à l’intégrité de la nation. Le mélange des genres qui amène a traquer aussi bien les livres de Lénine ou de Staline que ceux de Jorge Amado ou encore les livres pour enfants de Monteiro Lobato et même les aventures de Tarzan ne doit pas surprendre. Au même moment, en France, l’abbé Bethléem – il était lu au Brésil – dénonçait les imprimés pour la jeunesse du type Journal de Mickey et Tarzan et la propagande bolchevique. Dans la mesure où l’entourage de Getulio Vargas, et les autorités municipales à Belo Horizonte, entendaient construire un homme nouveau, il fallait éliminer tous les éléments désintégrateurs et interdire l’esprit critique, considéré comme le corrupteur de l’unité de la nation. À São Paulo, plus encore que dans le Minas Gerais, mais les deux études de cas sont précieuses en ce qu’elles montrent plus d’une nuance entre deux actions apparemment similaires et pourtant distinctes, l’existence du DOPS, le Département de l’ordre politique et social dont la fonction première était de protéger l’État et les citoyens de toute contamination idéologique, constitue une source de documentation extrêmement précieuse. La lecture de ses archives, au-delà de son côté intime, introduit le lecteur au cœur des stratégies de défense des États fascistes ou simplement dictatoriaux contre le communisme et l’anarchisme et dans les laboratoires où s’élaborait l’alchimie des contre-propagandes et autres contre-cultures nécessaires à la protection de l’État nouveau. Plus que la censure, c’est évidemment l’autocensure qui était visée, la prison et la violence policière rappelant en permanence leur existence à ceux qui pouvaient être tentés de continuer à lire la littérature subversive. Grâce à l’existence de ces archives qui couvrent la période 1924-1983, on va d’ailleurs bien au-delà de la lutte contre le communisme puisque tout tract, brochure, livre ou revue qui était à un moment ou à un autre considéré comme subversif avait chance d’être saisi et d’aboutir dans les caves de ce bras armé du pouvoir où les chercheurs peuvent aujourd’hui étudier tout ce qui n’a pas été livré au feu de l’incinérateur, le successeur industriel de l’autodafé du passé.
6Avec la troisième section, on quitte un temps le Brésil pour s’intéresser à l’Europe centrale et au Mexique et oublier les imprimés politiques pour s’intéresser aux éléments de la culture littéraire entrés dans la formation des cultures nationales. Toutefois la politique n’est jamais très loin et, dans cette mosaïque de peuples, de religions, de cultures que constitue l’Europe centrale du xvie au xxe siècle, le livre joue un rôle considérable. Comme pour le Portugal, la Biblioteca Corviniana, disparue après l’installation des Turcs à Buda en 1541, est devenue le symbole d’une unité nationale contemporaine du roi Mathias Corvin. Pour les Bulgares voisins, c’est dans et par les livres que la conscience nationale, par opposition à la Grèce, se forgera au xixe siècle, à la veille de guerres meurtrières. Pour d’autres, Roumains, Russes, Polonais ou Juifs, nombreux dans ces régions, l’imprimé sera au cœur des identités et, en ce sens, ce chapitre exotique par rapport aux deux suivants qui traitent du Mexique puis du Brésil permet d’évidentes et suggestives comparaisons. En effet, le Mexique de l’indépendance se voulut au carrefour de cultures étrangères charriant les idées nouvelles et, notamment, comme dans toute l’Amérique latine, celles des Lumières, des philosophes du xviiie siècle, mais aussi celles provenant du libéralisme. À côté des journaux, des revues et des livres, les lithographies permirent très tôt une identification par le costume, la cuisine ou les activités spécifiques au pays. Au Brésil, ce sont d’abord les peintures, aquarelles, huiles sur toile ou tableaux qui ont servi, pour les Européens, à mettre en scène l’esclavage sous des formes discrètes mais néanmoins saisissantes tandis que les Brésiliens utilisaient ces mêmes représentations pour s’approprier leur identité mélangée. La lecture attentive de ces tableaux constitue pour qui sait s’arrêter et observer finement ces peintures une leçon exemplaire sur les premières années du Brésil indépendant.
7La quatrième section revient sur l’imprimé conçu comme une arme, dans la tradition des poèmes de Walt Whitman, Victor Hugo ou Pablo Neruda. D’une certaine manière, mais sans le citer ni s’y référer, c’est dans le sillage de l’Éloge du nixonicide, la dernière œuvre du prix Nobel mort au lendemain du coup d’État de Pinochet que se situent les poètes nordestins de la literatura de cordel si présents aujourd’hui encore à Bahia ou à Rio de Janeiro. Leurs publications, pendant la guerre des Malouines ou les deux guerres du Golfe, ont tenté d’opposer une identité latino-américaine à celles des envahisseurs, britanniques ou états-uniens. Dans une métrique populaire qui mêle un vieux fonds anticapitaliste tiré du christianisme à la lutte anti-impérialiste, on discerne cette capacité à ne pas séparer ce qui paraît relever de registres distincts. Or c’est ce que révèlent les études les plus récentes sur la pénétration des œuvres et de la pensée de Jean-Jacques Rousseau dans la France en révolution. Contrairement à la vision classique diffusée par Daniel Mornet et ses successeurs, les livres les plus sulfureux figuraient bien dans les bibliothèques privées avant 1789 mais il s’agissait d’éditions réalisées hors des frontières. La Révolution, loin d’opposer un Rousseau révélé par la lecture soudaine du Contrat social et de l’Émile réconcilia au contraire les deux écrivains qui cohabitaient en lui, le romantique et le penseur à la recherche d’une réorganisation de la société civile. Sans y voir de contradiction, les Français de la décennie révolutionnaire achetèrent et lurent plus encore de façon massive les œuvres ou les recueils de textes d’un penseur et d’un écrivain qui correspondait aux horizons d’attente du plus grand nombre.
8De l’édition révolutionnaire et nationale de Rousseau aux projets d’édition nationale, il n’y a qu’un pas que franchit la cinquième partie du volume consacrée aux éditions brésiliennes les plus significatives de cette volonté de participer à la construction d’une nationalité brésilienne. La création et le développement de la collection « Brasiliana » dans les années Trente avait pour but de contribuer à forger une conscience nationale, basée non sur un chauvinisme irrationnel mais sur la connaissance approfondie de la réalité brésilienne, qu’il s’agisse de l’histoire, domaine essentiel, de la géographie, de l’ethnologie, de la sociologie, du droit, de l’économie ou de toutes les disciplines qui pouvaient contribuer à cette accumulation du savoir révélatrice d’un projet de bibliothèque au double sens du terme. Demeurée emblématique d’une époque, d’un milieu, celui d’une élite intellectuelle exigeante, mais aussi de la montée des nationalismes dans le monde, la « Brasiliana » fut une réussite commerciale et elle combina l’innovation éditoriale et l’approfondissement de la recherche en matière de « brésilianité ». Moins connue mais tout aussi importante fut l’aventure de la Revista do Brasil, démarrée en 1916 mais surtout influente après sa reprise par Monteiro Lobato et l’éditeur José Olympio et capable, sous l’Estado Novo, d’imposer une lecture un tant soit peu critique, ou distancée, de l’actualité. Soumise, comme tous les périodiques, les livres, mais aussi les réunions publiques, les bals, les foires, les cirques, les chansons de rues, à la surveillance du « Département de la Presse et de la Propagande », le fameux DIP que l’on croirait sorti tout droit des propositions d’action de la Fédération nationale catholique française et de la Revue des Lectures de l’abbé Bethléem au même moment, elle parvint à faire entendre une petite musique qui la différenciait de la plupart des autres titres. Typique des sociabilités intellectuelles du xxe siècle, des réseaux et autres circuits fédérant pendant un temps plus ou moins long des énergies intellectuelles, l’étude de cette revue qui se voulut, au départ, l’équivalent de la Revue des Deux Mondes en Amérique du Sud, complète le riche tableau proposé dans ce volume.
9La collection « Atualidades Pedagógicas », née elle aussi à l’époque climatérique pour le Brésil de Gétulio Vargas et de l’Estado Novo s’inscrit dans un projet politique stratégique, celui de la réforme scolaire, à tous les niveaux, du primaire au supérieur, avec la création de l’université brésilienne. Inscrite à l’intérieur d’une « Bibliothèque Pédagogique brésilienne » dont elle fut un des ferments, cette série contribua, par ses publications, à militer pour l’éducation du citoyen à venir mais elle vit se dresser contre elle les catholiques qui n’entendaient pas voir ce secteur décisif pour l’encadrement des consciences lui échapper. On le voit, la recherche sur les années Trente apporte de nouveaux éclairages sur cette dictature fortement inspirée des modèles européens, de Salazar à Mussolini en passant par les Maurrassiens français et leurs émules, et la lecture des imprimés de tous types, journaux, revues ou magazines, essais ou livres pédagogiques permet d’approfondir la connaissance de l’époque et d’en faire surgir des enjeux trop souvent passés inaperçus parce que considérés comme trop éloignés du politique au sens étroit du terme. Persuadés au contraire que le politique laisse des traces jusque dans les textes les moins engagés en apparence, les auteurs de ce volume offrent ainsi un bouquet d’expériences tout à fait originales pour relancer les études de presse aujourd’hui un peu décriées.
10La sixième section, « Lecture et édition d’images de soi et des autres » autorise une nouvelle comparaison entre le Brésil et le Mexique vus, cette fois-ci, sous l’angle de l’image, de l’Album Pitoresco do Brasil (1846) et de l’Atlas do Império do Brasil (1868) dans le premier cas, des images emblématiques de l’indépendance et de la nationalité mexicaines dans le second qui utilise avec beaucoup de finesse et de pertinence l’examen attentif des billets de banque, imprimés d’abord en Angleterre puis aux États-Unis avant d’être tardivement rapatriés au Mexique en 1969. Pour les auteures concernées par ces trois chapitres, il ne fait aucun doute que l’image, qu’elle soit dépendante de sources étrangères ou non, contribua fortement à fixer un imaginaire dans lequel la nation brésilienne ou mexicaine finit par s’imposer au prix d’une popularisation progressive de l’iconographie et de la cartographie propres à chacun des États en formation au xixe siècle.
11Avec la septième partie du volume, on revient aux périodiques brésiliens et à leur pouvoir de pénétration dans la population. En s’attardant sur deux périodiques proaméricains, le premier, le Correio Braziliense des années 1808-1822 et la Revista Americana fondée en 1909, les auteures mettent en relief d’autres influences qui irriguèrent le débat intellectuel au xixe puis au xxe siècle. Avec le Correio Braziliense, le premier périodique national, imprimé à Londres, comme le seront tant de journaux brésiliens à Paris quelques années plus tard, on voit s’installer dans le paysage médiatique un journaliste, Hipólito da Costa, enfermé de longues années dans les cachots de l’inquisition au Portugal pour avoir adhéré à la Franc-Maçonnerie, qui demeurera cependant monarchiste et antifrançais, la Révolution lui paraissant un horizon épouvantable par ses conséquences. Proche cependant de Miranda, O’Higgins, Bolivar et San Martin, il sera partisan des indépendances américaines mais sans pour autant se ranger aux visions les plus révolutionnaires. Un siècle plus tard, avec la revue du Baron de Rio Branco, diplomate panaméricain, c’est l’orientation d’une partie des élites vers la recherche d’un partenariat privilégié avec le grand pays de l’Amérique du Nord qui annonce des changements que la Première Guerre mondiale rendra encore plus évidents, l’Europe perdant une partie de son intérêt aux yeux de nombre de politiques et de juristes, voire d’intellectuels pour qui ce sera un véritable traumatisme.
12La huitième section s’intéresse davantage aux récepteurs, aux lecteurs qu’aux créateurs de journaux ou à leurs rédacteurs et cela de deux manières distinctes, l’étude d’un roman devenu un classique, Sinclair des Îles ou les exilés de l’île de Barra, traduit du français, à partir de l’original en anglais, au tout début du xixe siècle, et une mise au point très précieuse sur les « lectures impossibles » parce que longtemps impensées et impensables, celles des esclaves ou des affranchis, noirs et métis, dans l’Amérique portugaise. Bien plus nombreux qu’on aurait pu le soupçonner, pour certains alphabétisés avant la traversée depuis le continent africain, pour le plus grand nombre au Brésil, ils ont contribué à la formation de l’imaginaire national, même si les traces de leurs lectures sont plus difficiles à retrouver que les journaux intimes ou les confidences des élites. Dans cette même section, l’étude sur les Brésiliens employés dans la Casa Literaria do Arco do Cego au Portugal, à la charnière des xviiie et xixe siècles, revient sur le réformisme des Lumières et la contribution de natifs de la colonie à l’étude et à la documentation de la Couronne portugaise, ou, du moins, de ses élites cherchant à connaître les réalités de l’immense territoire sans pour autant en souhaiter l’indépendance ni même l’autonomie.
13La neuvième et avant-dernière partie du volume traite de la littérature de jeunesse à partir des trois études de cas. Dans la première et en se fondant sur l’étude très documentée de l’action de Lourenço Filho à la « Bibliothèque enfantine » de la maison d’édition Melhoramentos, l’auteure analyse les effets des principes chers à l’Éducation Nouvelle sur la constitution de cette collection, son catalogue, ses auteurs, ses illustrations, etc., dans les années Trente. La consultation des notes de lecture du patron de cette série prestigieuse révèle les préoccupations de son groupe d’éducateurs et la manière dont les œuvres phares de la littérature britannique, le Gulliver et le Robinson Crusoë notamment, furent intégrés dans cette série, au prix d’adaptations destinées à tenir compte des acquis de la psychologie et de la psychanalyse. La comparaison avec les éditions argentines de ces romans autorise en retour une meilleure saisie des horizons d’attente brésiliens. Les deux autres contributions portent sur l’édition scolaire, au xixe siècle d’abord, avec des méthodes de langue en portugais imprimées chez Aillaud à Paris, au xxe ensuite, avec un aperçu historique menant de l’Antiquité à nos jours. La discussion porte sur les effets de ces méthodes dont les premières empêchèrent peut-être les éditeurs locaux, avant Francisco Alves en tout cas, de se lancer sur un marché dont toutes les élites n’étaient pas persuadées qu’il était indispensable de le faire naître dans un pays où l’esclavage et la pauvreté étaient des obstacles objectifs à sa progression. Refusant la corruption de la langue lors de son appropriation par le peuple, certains auteurs auraient freiné ainsi l’organisation de ce vaste marché promis par la loi de 1823 mais jamais réalisé avant la fin du xxe siècle au point d’avoir fait l’objet de mesures spécifiques depuis dix ans.
14La dixième et dernière partie du volume revient sur la période charnière entre la fin de l’Ancien Régime et la naissance de l’Empire brésilien. Elle explore à la fois les almanachs dont on sait qu’ils remontent, en Europe, au xviie siècle, mais qu’ils furent populaires jusqu’à la Première Guerre mondiale, sans avoir complètement disparu du Vieux Monde en ce début de xxie siècle, et la presse luso-brésilienne des années 1800-1830. En s’intéressant aux almanachs du Québec et à ceux de la jeune nation haïtienne contemporaine de la Révolution française, la contribution d’un spécialiste de ces questions apporte un point de vue supplémentaire à la question de l’auto-représentation des peuples colonisés devenus souverains. En mêlant plusieurs traditions, britannique et française au Québec, royale et curiale en Haïti, les peuples qui s’émancipent de leurs diverses tutelles cherchent ainsi à exprimer leur « américanité » comme, au Brésil, leur « brésilianité », ce qui est une des grandes interrogations qui traverse ce volume. Comme on l’a vu, il accorde une part essentielle à la presse et aux périodiques en tous genres, ce qui explique que les deux derniers chapitres traitent de nouveau de ce sujet. En revenant sur les innombrables pamphlets et caricatures antinapoléoniens publiés autour de 1800-1810 – peut-être 3 000 brochures ou davantage – l’auteure souligne le poids de la religion catholique, et celui du clergé, pour empêcher un véritable sentiment, une opinion politique, de se construire, libérant ainsi l’individu de toute servitude et le préparant à l’usage de sa raison. Celle-ci apparaît cependant bien présente dans les débats qui animent la presse brésilienne de la fin du règne de Pedro Ier, modérés, exaltés et partisans de la monarchie portugaise permettant à l’éventail des opinions politiques, républicains exclus, de s’exprimer dans des combats de papier qui manifestaient à leur manière l’indépendance de la nouvelle nation.
15Si la lecture d’un volume de cette densité ne saurait résoudre tous les problèmes posés, et ce n’était d’ailleurs nullement le but de la rencontre de Belo Horizonte, elle apporte, par la diversité de ses vingt-huit contributeurs de nombreuses lumières sur les recherches menées tant au Brésil qu’en Europe ou en Amérique du Nord sur la formation des nations, le rôle irremplaçable de l’imprimé dans la formation et l’évolution des opinions publiques. D’autres travaux auraient pu être cités, d’autres aires évoquées mais tel n’était pas non plus l’intention des organisateurs et des deux équipes qui, depuis ce colloque fondateur, ont essaimé et continuent à travailler sur la circulation transatlantique des imprimés entre la France, le Portugal, l’Angleterre et le Brésil dans le cadre d’autres programmes de recherche initiés à cette occasion. Persuadés que la réunion des énergies intellectuelles et la confrontation des méthodes de travail ne peut être que bénéfique à la recherche, ils proposent ici une large moisson de travaux, aboutis ou encore en cours, qui, à peu près tous inscrits dans le vaste domaine de l’histoire culturelle, manifestent cependant leur désir d’ancrer celle-ci dans une histoire politique et sociale largement renouvelée.
Notes de bas de page
1 Trois chapitres, publiés en revues depuis la publication du volume Politica, Naçao e Revoluçao. O lugar dos impressos na construçao da vida politica. Brasil, Europa e Americas nos seculos XVIII-XX en portugais du Brésil, en 2006, ont été exclus de ce recueil : Botrel J.-F., « La Bibliothèque d’auteurs espagnols(1846-1878) ou la difficile construction d’un Panthéon des lettres espagnoles », Histoire et Civilisation du Livre, Revue Internationale, t. IV, 2008, p. 201-221 ; Cooper-Richet D., « Les grandes revues littéraires et politiques – The Edinburgh Review and The Quarterly Review – dans la formation des élites britanniques de la première moitié du xixe siècle », Synergies. Royaume-Uni et Irlande, n° 1, 2008, p. 57-72 et Mollier J.-Y., « Quand l’imprimé devient une arme dans le combat combat politique : la France du xvie au xxe siècle », Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), Presse, nations et mondialisation au xixe siècle, Paris, Nouveau Monde Éd., 2010, p. 139-160.
Auteurs
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