Conclusion
p. 237-241
Texte intégral
1Dans les communautés agropastorales du Nord Potosi, le « saisissement » constitue le schème de la relation réputé unir les humains à des saqra, les « diables » de l’inframonde. Si ces différentes entités se manifestent aux humains avec des intentions elles aussi différentes, les saqra se caractérisent par une même faim et saisissent l’âme (animu) des individus pour leur alimentation dès qu’ils en ont l’opportunité. Cette observation révèle ainsi une conception primaire de la prédation où ses agents mangeraient parce que leur appétit n’est pas socialisé. Plus qu’une catégorie ontologique d’appartenance, l’inframonde doit être conçu comme une modalité de l’agir : entre autres, assouvir ses besoins et « prendre » sans restriction. Certes, les saqra favorisent la germination, la fertilité et la reproduction. Mais l’ambivalence qui les caractérise ne voile nullement leur caractère sauvage et par là, n’estompe guère la frontière entre un monde peuplé d’humains régis par l’échange et celui de l’inframonde peuplé par des entités dont la faim et les désirs demeurent inassouvis. Les humains évoluent ainsi dans un milieu foncièrement sauvage et prédateur. Ils vont pourtant s’évertuer périodiquement à les nourrir. Mais pour les participants, l’enjeu n’est pas tant d’apaiser la faim des saqra pour les satisfaire et espérer ainsi modérer leur prédation, que de leur montrer l’exemple et de les inciter à entrer dans une relation d’échange. Cette analyse contraste avec la plupart des interprétations académiques selon lesquelles les actes de prédation des saqra seraient des sanctions visant à condamner un défaut de réciprocité. Les données que nous avons présentées montrent exactement l’inverse : ce sont les saqra qui ne respecteraient pas les règles sociales de l’échange. C’est pourquoi les humains vont tenter de les socialiser et ce, en leur témoignant de l’affection, en mobilisant leur mémoire et on leur offrant des « fleurs ». Pourtant, ce que mes interlocuteurs manifestent, c’est que l’échange est un idéal qui appartient aux humains, un idéal qu’ils espèrent constamment pouvoir imputer au surnaturel tout en constatant périodiquement que cet espoir est vain ; les offrandes rituelles n’empêchent nullement les saqra d’agir en tant que prédateurs : loin de s’exclure mutuellement, offrandes des humains et prédation des saqra cohabitent.
2Pour neutraliser cette prédation, les comunarios vont trouver des réponses dans et par leur corps grâce à la gestion physiologique et animique de leur corporéité : manger pour ne pas être mangé, ne pas penser pour ne pas être mangé. C’est le contenu qui est censé conférer aux paysans de ces communautés une protection manifeste. Remplis, ils deviennent complets, espérant ainsi avoir un corps figé, dur et fermé comme une pierre1. La vie quotidienne (les émotions, le vieillissement, le froid, la sexualité, les agressions prédatrices par exemple) conduit pourtant l’homme à se vider sans fin. Il doit donc œuvrer pour se remplir à nouveau et restaurer un équilibre toujours altéré. La quête des paysans est bien de recouvrer le contenu qu’ils ont perdu. Pour ce faire, ils vont consommer des aliments issus de l’agriculture ou de l’élevage et exercer une activité physique comme le travail agricole. Ils essaient ainsi d’être humides, plein de sang et de graisse. Tel un filet, cette dernière garantirait l’opacité de la peau et ferait office de contenant : « C’est comme un matelas qui nous enveloppe. » L’homme est néanmoins constitué d’orifices naturellement ouverts (la bouche, l’anus et le vagin). Ces ouvertures sont redoutées à la fois parce qu’elles permettent la sortie des contenus (morcellement), à la fois parce qu’elles autorisent l’entrée d’entités saqra. La prédation de l’homme serait en effet subie de l’intérieur, dans le sunqu situé dans le ventre. La fermeture de ses orifices, nécessaire à sa protection, se fonde alors sur le fait de manger dans la mesure où les aliments incorporés constituent un obstacle physique ; ils obstruent littéralement le conduit qui relie les ouvertures du corps humain au sunqu, le siège de l’animu. Ceci étant, les saqra sont contraints de « repartir en pleurant ». En revanche, dès qu’il ne contrôle pas avec précaution ses ouvertures, l’homme encourt le risque d’être saisi, sa « prise » suscitant moqueries voire mépris de son entourage.
3Le contrôle des pensées et des souvenirs (yuyay) se révèle tout aussi fondamental. Yuyay (avoir à l’esprit, penser, se souvenir, croire) est conçu comme une interpellation des entités de l’inframonde : penser, c’est faire apparaître. S’interroger sur la façon dont les humains s’efforcent de neutraliser la prédation revient dès lors à observer comment ils gèrent (exploitent, contournent, refusent) cette efficacité imputée. Cette interpellation du surnaturel peut être intentionnelle lorsqu’elle est mobilisée lors de rituels : elle vise à faire venir des entités dans l’espace du rite afin de pouvoir entrer dans une relation d’échange. Cette considération permet d’ajouter la pensée aux côtés de la parole et des gestes rituels dans l’analyse des modes de relation de l’homme aux entités agissantes ; elle montre que le langage rituel n’est pas le seul mode d’expression des effets performatifs mobilisé par les participants : le fait de penser est appréhendé comme un mode d’action. En outre, cette capacité d’agir concrètement sur le monde n’est pas réservée aux chamans, elle appartient à l’ensemble des hommes. Maîtriser sa « pensée/mémoire » apparaît en effet comme une véritable technique du corps que chaque individu doit posséder. Cette efficacité peut pourtant se révéler dangereuse dans la mesure où les « pensées/souvenirs » sont activés par des perturbations émotionnelles que l’homme ne parvient pas à contrôler. L’homme devient dès lors victime d’une infortune par le simple fait de l’avoir imaginée. Pour enrayer la « prise » des saqra, les comunarios vont alors préconiser de ne pas y penser mettant l’accent sur le verbe et non sur l’énoncé de croyance. Il s’agit de ne pas « faire cas » de sa croyance, non pour ne pas adhérer à son contenu propositionnel mais pour éviter son efficacité performative. Ils neutralisent donc la prédation en établissant exactement le contraire de la relation réciproque : l’usage par la négative d’un acte, yuyay, qui, dans un contexte rituel, est associé à l’échange, l’adoration et l’offrande. Cette étude nous a conduit à observer les variations du croire notamment chez les pentecôtistes et les migrants pour qui le fait de croire est également défini comme un moyen de créer du religieux en actualisant sa manifestation. On comprend alors que les évangéliques incitent les non convertis à ne pas se souvenir du diable : il ne s’agit pas de l’oublier mais de ne pas l’interpeller. Il semble par ailleurs que ma compagnie ait pu constituer pour certains une stratégie d’« anti-pensée » : étrangère, je ne disposais pas des mêmes croyances et ce faisant, ne risquais pas d’inciter mes compagnons à penser à des entités malveillantes lorsque nous traversions des endroits censés abriter des saqra. Mais pour ceux que je connaissais le mieux, les recommandations dont je faisais l’objet visaient à ce que je parvienne moi aussi à la maîtrise de ma corporéité, cette maîtrise étant codifiée socialement. Elles ne visaient pas à faire de moi une personne (je l’étais déjà) mais une cholita, c’est-à-dire une personne ancrée dans des usages culturels, une personne qui ferme son corps et contrôle ses pensées en toutes circonstances. Il est possible que l’anthropologie ait alors été considérée par mon entourage comme une disposition d’esprit à la croyance, une activation du yuyay donc, selon les codes de mes hôtes. M’intégrer, c’était faire en sorte que j’« aie à l’esprit » les mêmes peurs d’être « saisie » ; l’anthropologie qui étudie pour une grande part des objets de croyance et par là en « fait cas », facilitait sans doute cette intégration.
4Si l’« anti-pensée » constitue un idéal, c’est enfin parce qu’il peut être dangereux, parfois mortel, « de trop penser » comme le notait d’ailleurs Garcilaso de la Vega. Le chroniqueur développe le thème de la mémoire excessive quand il parle de son propre père et des conquistadores rongés jusqu’à la mort par la mélancolie (Bernand, 2006). Pour les comunarios d’Urur Uma, les pensées nostalgiques conduisent l’homme à se replier sur lui-même, elles le projettent à l’intérieur de lui-même, dans son sunqu où il fera la rencontre du maître du monde souterrain. Une fois ce diable apparu, l’individu devra éviter de produire une interférence, de le regarder notamment. Regarder, c’est en effet accepter la rencontre, c’est accepter d’être saisi par l’inframonde. Pour échapper à l’infortune, il pourra ne pas tenir compte de sa vision, faire disparaître le diable à ses yeux et se projeter à nouveau dans le monde social partagé où le diable ne peut pas devenir visible. C’est alors une façon radicale d’ignorer les saqra puisqu’il s’agit de rester indifférent à leur apparition ; il s’agit de ne pas tenir compte d’une relation cette fois-ci effective et non plus potentielle.
5Dans les rumeurs, les ragots et les accusations indirectes enfin, l’homme se positionne comme la proie de son ennemi. Celui-ci est en effet décrit comme un preneur de graisse humaine (un lik’ichiri), un cannibale ou un mangeur d’âme. La prise et l’appropriation constituent quant à elles le schème causal du conflit. L’ennemi est désigné comme tel en raison de son comportement prédateur : s’accaparer des terres (les ennemis de guerre à l’origine de la fondation de l’ayllu, des voisins), exploiter le corps des individus pour en tirer un avantage économique (les médecins, les cholitas des centres urbains). La prédation est ainsi au fondement de la conflictualité, elle en est à la fois l’origine et l’expression. Plusieurs dispositifs peuvent alors être mis en place pour se protéger de la prédation imputée à des ennemis : l’évitement lorsque cette imputation figure dans les rumeurs c’est-à-dire lorsque l’ennemi est anonyme et qu’il est censé agir à l’extérieur de la communauté (« les Challapateños » dans les rumeurs de lik’ichiri par exemple) ; le fait d’ignorer l’individu, en premier lieu de ne pas le saluer, lorsque cet ennemi est un voisin que l’on accuse indirectement de venir manger l’âme pendant la nuit. Enfin, lorsque l’imputation apparaît dans les discours étiologiques suscités par la maladie d’un comunario, les habitants vont développer une autre façon de composer avec la prédation : la légitimer. Dans la communauté d’Urur Uma majoritairement pentecôtiste, les ragots étiologiques mentionnant l’action du lik’ichiri servent en effet de support narratif pour parler non plus du prédateur en tant que tel mais du malade qui n’a pas respecté les principes du dogme pentecôtiste. Ce faisant, le malade n’est pas seulement responsable mais coupable.
6Tout au long de cet ouvrage, j’ai cherché à placer l’individu et son intimité au centre de l’action sociale (en maintenant une focale sur le verbe yuyay notamment) mais il convient de ne pas se limiter à l’étude formelle des potentialités et des capacités d’agir des individus pour mettre aussi en évidence les échecs et les limites. Certes, la maîtrise de la corporéité ne témoigne pas seulement d’un savoir formel : en situation, les comunarios s’efforcent concrètement d’y parvenir car ils savent qu’il en va de leur destin. Mais ce contrôle relève d’un ascétisme particulièrement difficile à respecter au quotidien. Il faut veiller sans répit à fermer son corps, il faut veiller sans fin à ne pas se laisser envahir par une émotion pour ne pas (y) penser. L’idéal auquel ils se réfèrent est finalement celui d’un homme déshumanisé, un homme pétrifié pour ainsi dire. Quelles que soient les communautés où j’ai pu m’établir, ce que mes compagnons manifestaient pourtant, c’est qu’ils perdaient le contrôle de leur corporéité : ils sont ouverts parce que leur fatigue les oblige parfois à manquer de vigilance ou bien parce qu’ils sont ivres ; ils pensent trop parce qu’ils sont amoureux ou parce qu’ils sont anxieux. De même, distraits, ils s’aventurent vers les « bouches » des entités prédatrices. Curieux, ils sont aussi parfois tentés de regarder le diable. Enfin « parce qu’ils sont faibles », ils sont attirés et séduits par la personne qu’ils voient et qui n’est autre que le diable métamorphosé. C’est pourquoi, l’homme s’appréhende comme un Homme-proie. Cette proie qu’il représente n’est pourtant pas que potentielle. Les apparitions des prédateurs servent en effet à fournir une étiologie d’une maladie bien réelle. Le fort taux de mortalité de la région du Nord Potosi en témoigne tragiquement. Mais ce drame est sans doute aggravé par le fait que l’homme considère qu’il porte l’entière responsabilité de son infortune, ne pouvant reporter le pouvoir absolu à l’invisible. Les saqra ne peuvent en effet agir en tant que prédateur qu’au sein d’une relation actualisée par les humains. C’est par le biais de leur « pensée/mémoire » que le pouvoir potentiel des saqra devient « visible » (sut’i) et « vrai » (chiqa).
7Ces conclusions doivent être conçues comme un ensemble de pointillés que seule la continuité des recherches sur le thème permettrait de relier. Il serait par exemple fécond d’étudier plus avant les « ratés » et les stratégies d’« anti-pensée ». Les réflexions des migrants montrent bien que si ces échecs sont émotionnels et cognitifs, ils obéissent et réagissent à des ordres de contraintes sociales pluriels, comprenant plusieurs échelles et pouvant être parfois conflictuels. Ce que l’on peut néanmoins constater d’ores et déjà, c’est que ces ratés donnent lieu à des dispositifs de rattrapage extrêmement dynamiques. Ces procédures de réajustement s’observent ici sous des modalités proprement andines, mais posent à notre avis une question assez transversale : comment l’homme tente-t-il d’échapper à des limites cognitives (essayer de ne pas penser) et des contraintes sociales (le groupe qui incite à penser ou ne pas penser).
Notes de bas de page
1 La pétrification constitue un thème important dans les représentations andines. On songera par exemple aux lithomorphoses des ancêtres lignagers décrits par Pierre Duviols (1979) : à sa mort, l’ancêtre fondateur de l’ayllu se dédoublait. Sa dépouille était momifiée (mallqui) tandis qu’une autre partie était simultanément pétrifiée laissant aux vivants un monolithe (huanca) qu’ils pouvaient adorer. On pourra également se référer à l’ouvrage de Valérie Robin Azevedo (2008) dont le dernier chapitre est consacré aux ancêtres lithiques (ramaderos) ainsi qu’aux travaux de Gilles Rivière (1995) décrivant le couple mallku/t’alla, ancêtres des lignages représentés sous la forme de cônes de pierre à Sabaya.
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