Chapitre I. Les lik’ichiri - Soupçons, confessions et châtiments
p. 191-227
Texte intégral
1Chez les anthropologues andinistes, le lik’ichiri a donné lieu à trois types d’analyses qui n’ont pas été mises en relation : la rumeur du lik’ichiri (« les curés sont des lik’ichiri » par exemple), la maladie attribuée à une agression du lik’ichiri et enfin l’accusation de lik’ichiri c’est-à-dire l’identification d’une personne singulière à qui l’on impute le fait d’agir en tant que lik’ichiri. Le lik’ichiri est en effet mentionné dans des rumeurs, utilisé pour des étiologies et sert de justification pour des mises en accusation. L’existence de trois facettes peut donc être mise en évidence. Dans la première, la rumeur, c’est le soupçon indéfini qui domine. Le lik’ichiri devient un terme générique pour désigner une catégorie de coupables potentiels (les médecins sont des lik’ichiri par exemple). Pourtant, le lik’ichiri n’est pas seulement le protagoniste d’une rumeur puisqu’il peut être évoqué comme la cause d’une maladie. Le « JE » scande alors les narrations devenues témoignages : « JE souffre de la maladie du lik’ichiri. » Enfin, dans l’accusation, il y a passage de l’inconnu à l’identifié ; on ne soupçonne plus une catégorie de personnes mais on accuse un individu précis : « TU es un lik’ichiri. »
2La rumeur du lik’ichiri et ses avatars ont été amplement traités par les anthropologues. À l’égal de nombreuses autres rumeurs, celle du lik’ichiri a fait l’objet de plusieurs interprétations fonctionnalistes1. Elle serait censée apparaître en temps de crise, économique2 ou politique3. Une variante de cette thèse consiste à définir la rumeur du lik’ichiri comme « un signe d’autodéfense culturel » (Aguiló, s. d.), voire comme un « blocage interculturel » (Fernández Juárez, 2008). Ce serait un moyen de maintenir la cohésion et la stabilité des communautés face à la peur de l’extérieur et de la modernité4. Le lik’ichiri exprimerait la peur et le rejet de l’acculturation, voire celle de l’intrusion du monde extérieur5. Une autre interprétation assez répandue est celle qui s’appuie sur la théorie marxiste de la dépendance. Les auteurs qui partagent plus ou moins directement cette interprétation ont centré leurs analyses d’une part, sur la catégorie sociale de l’agresseur présumé6, d’autre part, sur le circuit emprunté par la graisse dérobée7. Selon les époques et les lieux, la graisse était réputée servir à la fonte des cloches, à la confection de chrême, à la fabrication de cosmétiques, de savons ou d’onguents, à la lubrification des machines industrielles, enfin à la fabrication de remèdes thérapeutiques8. La graisse humaine était en effet utilisée dans les Andes pour soigner diverses maladies de la peau, infections cutanées et brûlures notamment (Kapsoli, 1991 ; Molinie Fioravanti, 1991)9. Dans les rumeurs de lik’ichiri, le capital économique qu’exige l’achat des biens réalisés à partir de la graisse humaine élimine donc d’emblée, comme bénéficiaires, les victimes, souvent issues de la classe paysanne (Mroz, 1992). En outre, la graisse serait toujours vendue « à l’extérieur » et insérée dans différents circuits. Le lik’ichiri ne serait qu’un intermédiaire subordonné à un pouvoir supra local ; plusieurs marchés (pharmacies, industries, églises, centrales électriques) profiteraient de ce commerce. Le « cycle » de la graisse présenterait alors une analogie évidente avec le processus d’appropriation du surtravail des indigènes (Szeminski et Ansión, 1982) ; l’Indien constituerait la matière première de ce vaste réseau (Mroz, 1992), il serait « un penseur indigène de la théorie de la dépendance » (Molinie-Fioravanti, 1991, p. 89)10. Enfin, une troisième démarche fondée sur des études de cas a montré que le lik’ichiri n’était pas toujours une figure du Blanc, du pouvoir et de la modernité. Selon Alison Spedding (2005), le lik’ichiri peut être un homme ou une femme et il est indien. S’attachant à étudier le processus de sélection et d’accusation, Nathan Wachtel (op. cit.) et Gilles Rivière (1991) ont montré qu’un voisin ou un membre de la famille pouvaient être soupçonnés de lik’ichiri dans une communauté en raison de leur attitude et de leurs pratiques : conduites individualistes, non-respect des règles de réciprocité par exemple.
3Les données ethnographiques que nous avons présentées à propos des représentations de la graisse humaine (c’est une force de travail, c’est un indice de complétude à la fois biologique et sociale par exemple) soulignent le lien incontestable entre les rumeurs de lik’ichiri, la domination et l’exploitation. Mais, nous semble-t-il, nous ne devons pas les réduire à ces expressions. Maintenir une focale sur la continuité de ces rumeurs est certes indispensable mais peut parfois dissoudre les différences qui existent entre les situations où elle est énoncée. Comme le souligne Julien Bonhomme (2009), « La rumeur ne saurait être réduite à une simple représentation désincarnée et décontextualisée : elle n’est pas une pure idée. Une rumeur, c’est un énoncé en contexte qui implique des événements, des gestes et des affects » (Bonhomme, 2009, p. 30). La rumeur est énoncée et réélaborée en fonction des intentions du narrateur et des impératifs de la vie sociale, quotidienne, parfois prosaïque. En outre, le récit rumoral n’est jamais isolé : actualisé en situation dans un endroit restreint et spécifique (une communauté), il encadre ou sert de support à des discours étiologiques, des ragots ou des proclamations publiques visant à accuser une personne déterminée. Considérant un récit de lik’ichiri, Bruce Manheim et Krista Van Vleet (2000) soulignent : « Loin d’être un texte circonscrit, c’est-à-dire préfabriqué, immuable, ce récit dialogué a un sens qui dépend non seulement du fait existentiel de son émergence lors de la conversation, mais aussi des différentes manières dont les narrations précédentes et potentielles ont créé un réseau intertextuel enchâssant l’histoire » (Manheim et Van Vleet, 2000, p. 40) et : « La structure de participation d’un acte discursif est donc bâtie sur les rapports qu’il entretient avec d’autres actes, passés, futurs, ou même non dits [...]. Différentes strates de contextualisation sont produites entre et parmi les actes d’énonciation » (Manheim et Van Vleet, 2000, p. 59). Pour l’individu qui actualise un contenu rumoral de croyance, l’énoncé est aussi lié à une expérience vécue, souvent intime. C’est pourquoi, pour comprendre le phénomène du lik’ichiri, il nous semble pertinent d’étudier les liens multiples et complexes qui unissent la rumeur, la maladie et l’accusation.
Les rumeurs de lik’ichiri : le preneur devenu prédateur
4À Entre Ríos, Urur Uma ou Tanga Tanga, tout le monde connaît le lik’ichiri. Mais dans la majorité des discours spontanés qui en font mention, sans référence précise dans le temps ni identification de victimes, l’identité du prédateur n’est pas précisée : les narrateurs font référence à l’action du lik’ichiri et non à son origine. Ils insistent sur les contextes dans lesquels l’on peut être amené à croiser un lik’ichiri : un voyage, la participation à une fête patronale par exemple. La situation ne diffère guère dans les discours sollicités par l’anthropologue. Les narrateurs ont recours à des descriptions générales sur les pouvoirs et les techniques des lik’ichiri, mais rarement sur l’identité de ceux-ci : « On ne peut pas les voir, on ne peut jamais savoir qui ils sont, jamais », « Nous ne les connaissons pas, ils le font en secret », « Ils font ça la nuit surtout », « On ne peut pas l’attraper car il ne se laisse pas voir. » Le fait que les lik’ichiri endorment leurs victimes explique cette impuissance :
« On ne peut pas le reconnaître comme ça. Il ne prend pas [la graisse] de force, non. Il fait dormir [Puñuchipun]. Maintenant, [imaginons que] tu te reposerais, les hommes du moins. Ils s’allongent en s’appuyant à leur charge. Il [le lik’ichiri] regarde depuis les buissons. Est-ce qu’il regarde en les prenant en photo ? Comment c’est ? Je ne sais pas » (Venancia, Entre Ríos).
5S’il est difficile de les voir, les comunarios n’ignorent toutefois pas leur origine. Ils sont unanimes : le lik’ichiri est un « inconnu » (desconocido, extraño), quelqu’un d’extérieur à la communauté. Aussi, veillent-ils à ne pas héberger des inconnus. De même, les endroits où se rassemblent des gens venus de « n’importe où » sont présentés comme toujours risqués : fería, fêtes, marchés, places, lieux de travail, moyens de transports collectifs, hôpitaux, hôtels, chichería par exemple. Modesto me confiait toujours s’envelopper avec une couverture épaisse lorsqu’il voyageait en bus pour protéger son ventre (frazadawan mayt’ukunapuni sumaqta). Une voisine d’Urur Uma était même allée jusqu’à acheter deux places au lieu d’une, pour être certaine que personne ne s’assoie à côté d’elle. Il faut aussi éviter de montrer que l’on dort, le pire étant de ronfler :
« La nuit, Ouh ! Là où dorment les gens, ils ne voient pas. La nuit, ils dorment comme ça [ronflant]. Il [le lik’ichiri] s’approche calmement. Après, il prend la graisse. Certains dorment en silence, ils ne ronflent pas. Mais celui qui ronfle se fait remarquer et il lui prend sa graisse [Wakin ch’inllamanta puñun. Mana qhurqunchu. Kay qhurquq riparachikun wiranta urqullanpuni] » (Venancia, Entre Ríos).
6Une année, j’avais emmené Elvira, Felix, Indalicio et Esperanza à Copacabana (Modesto avait préféré rester à Urur Uma « surveiller » la maison). Ils désiraient voir la mer mais un voyage au Chili était difficile (entre autres, parce que personne n’avait de papier d’identité). Je décidai alors de leur montrer le lac Titicaca. Ce voyage que j’imaginais naïvement (et peut-être aussi présomptueusement) représenter un moment heureux pour tous se révéla un cauchemar pour eux. Nous avions dormi en effet dans une pension. Ils étaient effrayés et bien que nous eussions pris soin de fermer la porte à clef, Elvira ne dormit pas de la nuit : « J’ai trop peur des lik’ichiri. Ils peuvent entrer pendant la nuit. Il y a beaucoup de gens. Ça fait très peur. »
7Inconnu, le lik’ichiri n’en demeure pas moins bolivien, indigène et paysan : « Ce sont des gens d’ici, des Boliviens. On se prend la graisse entre nous seulement », « Ils parlent aymara, quechua », « Il a une famille, une maison, des animaux à la campagne ; c’est un paysan. » L’étude des agressions de lik’ichiri expérimentées et rapportées n’infirme nullement ce constat. Venancia rapporte ici à Natalia ce qui est arrivé à sa tante. À cette époque, Natalia travaillait à La Paz et prenait donc le bus régulièrement pour aller voir sa famille :
« M. : [Il a aussi attaqué] Torribia. Elle était dans la montagne pour récolter les pommes de terre. Elle arrivait très chargée. “Nous étions deux”, a-t-elle dit, “dans la montagne. Ils parlaient Aymara.” “Prenons-leur leur graisse. Elles ne doivent pas connaître l’aymara” se sont-ils sûrement dit. Ta tante s’en est rendu compte [et elle a dit] : “J’ai plein d’enfants, moi, je n’ai plus de graisse [litt. Je n’ai plus de vie]”. Elle a parlé comme ça quand l’homme s’est approché. “Quel que soit l’endroit, ma très lourde charge me pesait énormément.” Des arbres, des arbres [elles se sont enfuies et il y avait beaucoup d’arbres]. Ils étaient probablement en train d’arriver. “Nous nous sommes arrêtées à la route”, a-t-elle dit. “Ils étaient en train d’arriver à nos côtés.” Tu imagines, le lik’ichiri a été dans la montagne ! “Je vais dans la montagne, je suis en train de récolter des pommes de terre et lui il y va pour prendre la graisse, oui ! Toi aussi [s’adressant à Natalia], tu dois toujours t’envelopper en bus. Elle aussi [me désignant], elle doit déjà avoir de la graisse. Marcelo [fils du narrateur, onze ans], non » (Venancia, Entre Ríos, originaires d’Aymaya).
« Torribiatapis. Allananpaq lumapi. Jatun q’ipiyuq jamuchkarqa nin. Iskay karqayku nin. Loma ichhu ichhu. Aymaristas. Wiranta urqhusun. Manachá aymarata yachanchu nillanchá. Torribia tíayki riparakusqa. Achkha wawayuq kani nuqaqa. Mana vidaypis kanchu nispa. Caballero qawkatasqa jina parlaspa. Maypichus llasa q’ipipis grave llasaykuchkawarqa. Sach’a sach’a. Chaytachá jamuchkarqa. Carrerapi sayakumuyku nin. Qipaykuta jamuchkallarqa nin. Lik’ichiri lumaman risqa a ver. Lumaman richkani papás allakamuchkani ganakamuchkani chaypaq lik’ichaq rin arí. Qampis mayt’ukunkipuni autopi. Paypis wirayuqñachá. Marcelo mana » (Venancia, Entre Ríos, originaires d’Aymaya).
8Dans ces récits, ce qui caractérise le lik’ichiri, c’est précisément le fait que l’on ne puisse pas le distinguer par l’apparence : « Il est bolivien, comme n’importe quel monsieur. On ne peut pas le reconnaître », « C’est une personne comme nous, un paysan [Runa nuqanchik jina runa campesino runa] sauf qu’il est mauvais. » Lors de son enquête de terrain menée dans la région de La Paz et particulièrement dans les Yungas, Alison Spedding (2005) aboutit aux mêmes observations et conclut : « Le fait que la majorité des victimes n’aient aucune idée sur l’agresseur [...] remet en question l’interprétation académique du kharisiri comme représentation de l’“Autre” colonial, ethnique et/ou exploiteur » (Spedding, 2005, p. 50). Je ne pense pas pour ma part qu’il faille remettre en question ces interprétations en elles-mêmes mais plutôt leur généralisation. En outre, il apparaît fondamental de différencier les récits : descriptions générales et invariants sur le lik’ichiri (cuentos), récits étiologiques (expérience d’une agression rapportée par une personne connue par le narrateur) et rumeurs visant à soupçonner une personne ou une catégorie de personnes. Dans les récits que nous venons d’exposer, les informations rapportées par les narrateurs ne portent pas sur l’identité de l’agresseur dans la mesure où l’enjeu n’est pas, au moment de l’énonciation, d’identifier un ennemi. Ces récits de lik’ichiri ne sont donc pas des rumeurs et comme les autres récits de prédation exercée par des entités saqra, ils visent à indiquer un comportement que l’auditeur doit impérativement adopter s’il veut éviter de subir une agression (ne pas marcher la nuit, ne pas s’endormir à côté de n’importe qui, ne pas boire d’alcool dans les fêtes pour éviter de s’endormir, notamment). Les mentions du lik’ichiri dans les discours quotidiens des locuteurs relèvent donc d’une « méta pragmatique » (Urban, 1991 ; Manheim et Van Vleet, 2000).
9Cela étant, le lik’ichiri génère aussi des rumeurs. Nous allons nous attacher à considérer les conditions qui favorisent leur émergence et à étudier les passages du cuento à la rumeur. Il ne s’agit pas de comparer deux formes narratives (une forme idéale et une accusation pratique) qui pourraient s’opposer (Rockfeller, 1995), mais d’étudier les processus de transformation de l’une à l’autre.
Les visages des lik’ichiri
10Dans les trois communautés où j’ai séjourné, les soupçons de preneurs de graisse dans les rumeurs portaient le plus souvent sur les habitants de Challapata, les cholitas des centres urbains et les médecins. Les lik’ichiri n’étaient plus dès lors des gens « comme nous » mais des personnes identifiées et stigmatisées par le groupe.
Le foyer des lik’ichiri : Challapata
11Capitale de l’actuelle province Avaroa (département Oruro), Challapata constitue le foyer des lik’ichiri pour les membres des ayllus Aymaya et Kharacha, et ce, aussi bien dans les vallées que sur les Hauts Plateaux : « On accuse ce lieu », affirmait Modesto. Mais pourquoi définir cet endroit peuplé de gens « d’une autre classe » comme le foyer des preneurs de graisse ?
« Ceux de Challapata sont des lik’ichiri. C’est pour ça que je fais toujours très attention. Quand je rencontre un inconnu, je demande franchement : “D’où es-tu ?” Il y a longtemps, Aymaya s’est battu contre Challapata. Pour le territoire. C’est pour ça qu’aujourd’hui, Aymaya est grand. Eux, ils voulaient cette partie mais Aymaya a gagné la guerre. Aujourd’hui, la guerre Laymi/Qaqachaka continue » (Modesto, Urur Uma).
12Pour mieux comprendre ces propos, un détour historique est ici indispensable. Rappelons qu’aujourd’hui le grand ayllu Chayanta est composé de neuf ayllus mineurs : Laymi, Puraka, Chullpa, Chayantaka, Sikuya, Kharacha, Jukumani, Aymaya et Panacachi. Selon les sources historiographiques11, l’ayllu Kharacha serait originel12 alors que l’ayllu Aymaya se serait formé plus tard (Harris, 1978). Il semblerait en effet que l’ayllu Aymaya ait été formé à partir de l’ayllu Jukumani : à l’époque des chefferies aymaras (1100-1479), les Jukumanis appartenaient à la nation des Qhara Qhara. L’annexion de terres des ayllus voisins (Laymi, Puraka, Panakachi, Pukwata et Qaqachaqa) structura ensuite le territoire des Jukumani (Godoy, 1990). Une partie des Jukumani se serait alors déplacé sur l’actuel territoire de l’ayllu Aymaya, en vue d’une expansion territoriale et agricole. Ils auraient pris le nom d’Aymaya. Le fait que le village Aymaya soit défini comme chef-lieu et comme centre cérémoniel de ces deux ayllus semble corroborer cette interprétation13 (Mendoza et alii, 1994). Aujourd’hui, les Aymayas s’identifient comme « les frères des Jukumanis ». Ils se présentent en effet comme ayllu mineur des Jukumani et comme mitmas c’est-à-dire comme les populations de Jukumani déplacées vers le territoire actuel :
« Ils se battaient entre Manqhasaya et Alaxsaya. À cette époque, il y avait un seul ayllu : Mitma. Dans cet ayllu, il y avait l’actuel Jukumani et Aymaya. Jukumani était Alaxsaya et Aymaya Manqhasaya. Les deux formaient l’ayllu Mitma » (Cesar, ancien Segunda mayor de l’ayllu Aymaya).
13L’ayllu Kharacha aurait donc préexisté à l’ayllu Aymaya. Toutefois, dans le mythe d’origine de l’ayllu Kharacha, les Kharachas sont nés après les Aymayas. En 2001, j’ai récolté plusieurs versions de ce mythe auprès des habitants des deux ayllus. En voici un bref résumé : bien avant l’arrivée des Espagnols, « il y a longtemps » (unayña), l’ayllu Aymaya couvrait un territoire gigantesque14 et comprenait les ayllus actuels Aymaya, Kharacha et Ch’ullpa. À cette époque, il se nommait ayllu mitma et il était peuplé majoritairement par la famille Gallego15. Son harmonie fut pourtant vite menacée par ses voisins. Ceux de Challapata voulurent conquérir ses territoires. Il y eut donc « une ch’aqwa entre Aymaya et Challapata » :
« On dit qu’au début, il y avait une guerre, avec Oruro, avec ce côté, avec Challapata, avec ce côté, avec cette limite. Il y avait une guerre avec Aymaya. Ce combat, Challapata, ce côté-là, hein, ce côté, Oruro, hein. Avec ces gens et Aymaya. Donc, il y avait probablement une frontière, une frontière marquée comme ça. Ensuite, ils se sont avancés, oui. La terre d’Aymaya était comme ça [mimant avec sa main]. Et donc, ils voulaient la prendre. Donc Aymaya a déplacé sa frontière. Et là, ils se sont reposés seulement, ils se sont reposés là : certains du côté là-bas et d’autres de ce côté. Comme ça. Et là, segundas, jilanqu ont regardé ce côté de la montagne, Wenqaya, elle s’appelle. Cette montagne s’appelle comme ça. Et sur la pente de cette montagne, deux jeunes jouaient en se lançant alternativement une pierre, nous on dit “palaman chuqasqanku”. Ils jouaient. “Là-bas, deux jeunes jouent. Est-ce qu’on ne pourrait pas leur demander de nous aider ?”, “Si, demandons leur ce service, oui16. Regarde comme ils sont en train de nous vaincre [Challapata]. Peut-être que maintenant on ne va plus avoir de terre” ont-ils dit. “D’accord, donc, oui. Va voir et va demander.” Un messager y est allé. Le messager est arrivé. Il n’a pas atteint les deux jeunes : il y avait seulement deux condors à cet endroit. Et donc, il a cherché puis il est revenu. Il est arrivé à l’endroit et a dit : “Il n’y a rien à cet endroit. Il y a seulement deux condors.” Mais quand ils regardaient, ils [les deux jeunes] étaient toujours en train de jouer. Ensuite, il y est retourné une autre fois. Ensuite, il les a enfin rencontrés, les deux jeunes. Puis, il a parlé aux deux jeunes de cette manière : “Nous sommes en train de combattre, les jeunes, oui. Aidez-nous, oui” a-t-il dit. “D’accord, nous allons vous aider. Mais vous allez nous donner une femme à chacun. La femme doit être vierge, elle ne doit pas avoir connu d’homme” » (Segundino, Entre Ríos, originaire de Kharacha).
« Primeromanta ch’aqwa karqa nin chaynawan kay Oruro chay laduwan Challapatamanta chay laduwan chay lindowan Aymayawan. Ch’aqwa karqa. Kay maqanaku Challapata chay laduman chay ladu Oruro i. Chay runaswan Aymayawan. Entónces seguramente linde karqa. Linde markasqa jina. Chaymanta avanzamusqa arí. Aymayaq jallp’an jina kachkan. Entonces chayta chinkachiyta munarqa arí. Entonces Aymayataqa bastanteña lindenta suchuykamusqa. Chaypitaq descansasqanku solamente chaypitaq samachkarqanku. Juk jaqay ladupi juk kay ladupi. Jinapi. Chaypi segundas jilanqu qhawarisqanku chay ladu lumata Wenqaya nisqa. Nisqalla chay lomata. Kinraypi iskay jóvenes puqllasqanku. Juk rumita palaman nuqayku nillayku palaman chuqasqanku. Puqllasqanku. Jaqaypi iskay jóvenes puqllakusqanku. Manachu chayta mink’arikusunman. Arí mink’arikuna arí. Kay jina atipachkawanchik. Kunan talvez mana jallp’ayuq quedasun nispa. Ya. Entonces arí waturqamuy arí. Juk kacha risqa. Kacha chayasqa. Mana taripasqachu joventaqa solamente iskay condores tiyakusqa chaypi. Entonces mask’arisqa jampullasqataq. Chamusqa. Mana imapis kanchu. Iskay condoreslla kakuchkan. Qhawarisqa. Sigue puqllakuchkallasqankupuni. Chaymanta wakmanta kutillasqataq. Chaymanta recién chaypi taripasqa chayta iskay jovenestaqa. Chay iskay jovenestataq parlachisqa jinata maqanakupi kachkayku arí jóvenes. Yanapawayku arí nispa. Ya. Yanapasqaykichis. Pero sapa jukman warmita quwaychis. Warmi doncella kanan tiyan. Mana qhari riqsiqchu » (Segundino, Entre Ríos, originaire de Kharacha).
14Selon les versions du mythe, ceux qui aidèrent les Aymayas étaient deux condors métamorphosés en deux jeunes hommes de nom Kharacha et venus des eaux du lac Poopó, des étrangers de nom Chunchu, un yatiri avec ses trois fils de nom Kharacha, un jeune homme de nom Huanca venu de Quchini ou encore des étrangers de nom Quispe venus de Quchini et Quinwalluni17. Grâce à leurs pouvoirs, les guerriers de Challapata furent vaincus. Pour remercier ces étrangers, les gens d’Aymaya leur offrirent une fille vierge18 et des terres19. Ce don permit leur descendance et marqua la naissance de l’ayllu Kharacha. Selon certains narrateurs, les hommes venus aider Aymaya repartirent (et disparurent) d’où ils étaient venus : dans le lac Poopó. Depuis lors, les Kharachas sont dénommés les tullqa (beau-fils en quechua) par les Aymayas et les alliances matrimoniales et militaires continuent entre les deux ayllus20.
15La façon dont les habitants interprètent les toponymes aymara de leur région est également illustrative. Aymaya par exemple viendrait de aya qui signifie en aymara « âme, mort », toponyme révélant, selon les informateurs, qu’il y a eu beaucoup de morts dans cet ayllu à cause des guerres. Mirq’i Aymaya est également traduit par « communauté détruite, exterminée », Willka Phujyu, « le lieu où l’on s’est battu avec des marmites ». Dans le mythe d’origine de Kharacha, tous les toponymes aymaras sont également définis comme des descriptions de ch’aqwa avec Challapata, notamment les noms des communautés suivantes : Qalaqaya, Ñiq’iri, Yawriri, Jayu Jayu ou encore Maraka. Qalasaya viendrait de qala (« pierre ») et désignerait « le lieu où l’on s’est battu contre ceux de Challapata avec des pierres » ; Ñiq’iri viendrait de ñiq’i (« glaise ») et désignerait « le lieu où l’on s’est battu avec de la glaise » ; Yawriri indiquerait le lieu « où l’on a combattu avec des aiguilles métalliques » (yawri : « fibule/aiguille en métal pour coudre »), Jayu Jayu, l’endroit où « l’on a lancé du sel sur les Challapateños21 » (jayu : « sel ») et enfin Maraka, « l’endroit où l’on s’est battu durant une année » (mara : « une année »). Dans une version du mythe, Segundino détaille ces combats :
« Et à Jayu jayu, ils [les deux jeunes hommes qui avaient été sollicités pour aider Aymaya] les ont fait monter seulement en leur lançant du sel. C’est comme ça qu’ils ont amené [qu’ils ont chassé] les gens. On dit qu’ils les ont chassés rapidement. À aucun moment, ils ne se sont arrêtés. Les gens n’ont fait que se regrouper et s’enfuir. On dit qu’ils ne supportaient vraiment pas. C’est comme ça qu’ils sont montés. À l’endroit “Ñiq’iri”, ils les ont fait monter en leur jetant de la glaise22. Et à l’endroit “Yawriri”, on dit qu’ils les ont chassés en les piquant avec une grosse aiguille. C’est pour ça, “Yawriri”, “Ñiq’iri”, “Qorqoma”. Et à l’endroit “Phit’i”, ils ont chassé les gens en leur jetant simplement de la grêle. Ensuite, jusqu’à ce que ceux d’Oruro en viennent à supplier, oui : “Ça suffit ! Arrêtez !” disaient-ils. Ils ont continué de les amener jusqu’à... il y a une montée. Cette montagne, une grande montagne, c’est, Uncía, cette montagne, “semana amsta” en aymara, “semana saraña amsta23”. “Sur cette montée, battons-nous une semaine [donnons-nous une semaine pour nous battre].” Ensuite, sur le versant de cette montagne, au lieu de se battre une semaine, ils les ont fait monter en seulement une matinée. Ils les ont fait monter... Là, ils sont vraiment venus supplier. Finalement, Challapata, c’est quoi, “Challapampa”, dit-on. Là, on dit qu’ils ont marché à genoux : “Arrêtez ! Arrêtez ! Où allez-vous nous amener ?” Ensuite, à ce moment-là, à cet endroit, les deux jeunes acceptèrent : “Bon. Donc mettons maintenant une frontière pour que plus jamais vous ne montiez [que vous ne passiez de l’autre côté de la frontière], pour ne plus jamais se battre” » (Segundino, Entre Ríos, originaire de Kharacha).
« Jayuqayutataq kachiwan chuqaspalla wasarichin nin. Jinamanta apapusqa runataqa. Ratu apapun nin. Manapuni sayarinpunchu nin. Juñapullanku ripullanku runas. Manapuni awantanchu nin. Ajinata wasarichin. Ñiq’irita ñiq’iwan t’uquwan chuqaspa wasarichin nin. Yawriri. Entonces chay yawririwan t’uqsispalla apapun nin. Chaytaqa entonces chay Yawriri Ñiq’iri Qorqoma Phit’itataq phitillawan runata qhallaspa juñachisqa. Chanta hasta rogakamusqa arí Oruromanta chayqa amaña arí kaykamallaña nispa. Siga apallasqapuni hasta. Juk subida tiyan. Chay luma jatun luma Uncía chay luma semana amsta aymarapi semana saraña amsta. Kay subidapi semanata qurikusun. Chaymanta semanata chay kinraypi maqanakunanta jaynalla wasakipachipusqa madrugallataña wasakipachipusqa. Chaymantaña rogakuq jamullasqapuni. Por último Challapata ima chay challapampa nisqa. Chaypiña rodilla chakiyuq purinku nin. Amañapuni amañapuni. Maytataq chayachipuwasqayku. Chaymanta recién chaypi iskay jóvenes acceptasqanku. Ya lindeta kunan churasunchik mojonta. Juktawan mana wasarimunaykipaq kay laduman juktawan mana maqanakunapaq » (Segundino, Entre Ríos, originaire de Kharacha).
16L’étude des interprétations toponymiques des habitants révèle ainsi que ce sont les guerres (ch’aqwa) qui marquent la mémoire collective. Mais les relations conflictuelles entre les ayllus Aymaya/Kharacha et Challapata ne se situent pas seulement sur le plan mythologique. En effet, si le temps du mythe n’est pas celui des informateurs (« Est-ce que c’est vrai ces noms qu’ont mis les communautés ? Qu’est-ce que ça peut être ? Je ne sais pas. Nous ne sommes pas de ce temps-là nous. On me l’a raconté comme ça » me commentait un habitant d’Urur Uma), ces derniers se souviennent très clairement des tensions avec Challapata :
« Ils ont fait un accord. Ils ont fait un tour par Aymaya, Sicuya, Ch’ullpa, Challapata. À Challapata, ça a duré trois mois, trois mois pour faire la limite. À Challapata, ça s’est arrangé avec l’armée à la fin. Dieu nous a aidé. Ça s’est bien arrangé. Ils ont fait une frontière, ils ont mis une grande pierre. Nous étions quatre personnes pour la pousser. Là, ils ont pris position. C’était pour ne pas passer d’un côté à l’autre, personne ne devait passer. Si quelqu’un passait de l’autre côté, alors son ayllu allait mourir petit à petit [de un cantito]24. C’était valable pour les deux côtés. C’était le jugement de la nature : en passant, son ayllu mourrait petit à petit. L’endroit où ils ont mis la grande pierre était Kimsa mujuna. Cette pierre, c’était pour respecter le lieu Challapata. Pour arrêter le conflit, nous, nous étions environ trois cents alors que ceux de Challapata étaient seulement cent. Depuis ce jour, ça s’est arrangé. Je ne me rappelle pas la date exacte mais depuis ce jour, ça s’est arrangé avec Challapata » (ancien segunda mayor).
17Les ayllus Caballi (Kawalli) et Hilabi (Jilawi) de la province Avaroa (« les ayllus d’Oruro ») se situent à l’ouest des ayllu Aymaya et Kharacha et furent effectivement en guerre contre l’ayllu Aymaya (Espinoza-Soriano 1981). Il y a plusieurs décennies, l’établissement de nouvelles frontières déplaça les anciennes (mojones juramentados) érigées cérémoniellement et rituellement par les Aymaya et les Kharacha (Mendoza et alii, 1994). Aujourd’hui, ces derniers connaissent encore des conflits territoriaux latents avec les ayllus Kawalli et Jilawi à cause des pressions fréquentes qu’exerceraient ces ayllus pour avancer en territoire Kharacha et Aymaya25. Enfin, les anciens mineurs de Kharacha ou d’Aymaya évoquent la dictature de García Meza (1980-1981) durant laquelle le régiment de Challapata a participé à de nombreuses expéditions répressives dans les mines26.
18Pour les Aymayas et les Kharachas, les Challapateños sont des ennemis de guerre toujours à l’affût pour étendre leur territoire au détriment du leur. La position spécifique de Challapata pourrait également expliquer le fait que ce lieu soit défini comme le foyer des lik’ichiri : véritable carrefour entre la côte pacifique et les vallées, Challapata et sa région constituent un endroit incontournable pour échanger des produits provenant d’étages écologiques différents. C’est un centre écononomique important qui rassemble des populations d’origines diverses27. Challapata est le lieu d’une des plus grandes foires de la région (dominicale et surtout, le jour du saint Patron). La foire de Huari (situé à quelques kilomètres de Challapata) est aussi très réputée28. Elle a lieu tous les 15 avril. Depuis quelque temps, c’est le plus grand centre de commercialisation du quinoa. Elle est aussi connue pour l’importance et la qualité du bétail ainsi que pour l’abondance de plantes médicinales. À Urur Uma, les habitants se gardaient pourtant d’y aller à cause des lik’ichiri. Une année, Modesto voulait acheter deux ânes pour aller dans les vallées. Selon lui, ceux de Challapata étaient les plus robustes et les plus endurants. Mais il renonça à aller à la foire : « C’est trop dangereux. Il n’y a que des lik’ichiri29. »
Les cholitas des bourgs
19À Urur Uma, les cholitas des centres urbains occupent une place non négligeable dans les rumeurs de lik’ichiri. Les hommes, mais aussi les femmes, disent que certaines sont « des spécialistes pour ce genre de choses ». Elles seraient très douées en effet pour piéger leurs victimes, principalement dans les chicherías ou lors de fêtes (celle patronale de San Miguel30 est souvent citée). Elles agiraient donc en dehors de la communauté, souvent sur le lieu de migration, dans les bourgs (Lllallagua, Uncía) ou dans les villes (Cochabamba). Leur atout serait la séduction :
« Les cholitas sont terribles pour ces choses-là ! Les filles sont très espiègles, très espiègles. Nous, les hommes, on doit beaucoup se méfier de cela ! Tu vois, on aime toujours discuter avec des cholitas. Donc, tu parles. La cholita est mignonne. Elle t’invite chez elle et te parle d’amour. Elle va te préparer un bon repas. Toi, tu es heureux ! Mais ton destin a déjà changé ! Elle va te proposer une boisson rafraîchissante mais elle a mis un somnifère dans la boisson. Après, elle te prend [ta graisse]. Les cholitas sont terribles, terribles ! Mon père m’a aussi raconté. Il avait l’habitude de nous faire rire. Donc, il était allé à Challapata, [à la fería de Huari], et une cholita, une commerçante, lui a demandé comme ça : “D’où viens-tu l’ami ?” Après, elle lui a proposé un bon repas : deux assiettes ! Après : “Où est-ce que tu vas dormir cette nuit ? Tu peux dormir chez moi avec ma famille.” Après, mon père est parti mais il savait : “Cette femme va me prendre ma graisse, c’est sûr. C’est un lik’ichiri.” Dans l’après-midi, la femme l’a encore interpellé : “Où est ton sac ? Allons-y !” Mon père s’est enfui. Il a dormi dehors » (Venancio, Urur Uma).
20Ce qui est dit ici de façon implicite, c’est que les victimes des cholitas/lik’ichiri sont leurs amants. La sexualité et la séduction sont en effet mises en rapport avec le « saisissement ».
21Selon Felix et Sabino, les cholitas seraient tout aussi expérimentées pour voler les biens des hommes :
« F. : Ouh ! Les cholitas sont très efficaces pour prendre la graisse ou pour prendre de l’argent. Elles sont très actives. Par exemple, elles vont scruter attentivement un ouvrier. Et elle va aller à sa rencontre, elle va l’embrasser quand il va recevoir son argent. Ils vont boire de l’alcool. L’homme sera content. Il boit de l’alcool, la cholita l’embrasse. Ils vont à la maison et après, quand il est super bourré, elle le jette dehors, sans son argent.
S. : Moi, une fois, dans la rue Ch’aki à Llallagua [rue des chicherías], j’ai vu comme ça, un mineur. Il sortait de la mine avec son casque, sa lanterne, tout. Une cholita est arrivée et elle l’a salué. Ils ont pris de l’alcool, de la chicha. Le mineur était content. Ensuite, quand il fut bien ivre, elle l’a jeté. Elle lui avait volé son casque et sa lanterne.
L. C. : Mais le jour suivant, le mineur n’a rien dit ?
S. : Qu’est-ce que tu veux qu’il dise ? ! Car il a une famille. Et donc, il ne peut rien dire. Il a peur [de son épouse]. Et puis ça se vend aussi très vite un casque ou une lanterne. Un casque, ça vaut cent cinquante boliviens. Elle va le vendre quatre-vingts dans la rue. La lanterne, elle vaut deux cents boliviens. Elle va la vendre peut-être cent ou quatre-vingts. C’est pour ça que je ne bois pas moi, au village [Llallagua]. Je bois uniquement à la campagne. Il y a toujours ce genre de problème au village ou pire encore à Cochabamba » (Felix et Sabino, Urur Uma).
22Dans ces propos, les cholitas/lik’ichiri désignent les femmes vêtues de pollera qui résident dans les bourgs ou les villes. Ce sont des migrantes venues des communautés paysannes. Et comme Nina k’araq ou Guira Mallku, elles sont réputées savoir parfaitement s’y prendre pour charmer les hommes et leur faire perdre la raison : « Elles parlent avec tendresse. » Elles sont censées s’attaquer aux mineurs de Llallagua et d’Uncia ou aux paysans de la région venus dans ces milieux urbains pour travailler ou pour se divertir (le dimanche) : boire de l’alcool, chanter, danser et parfois, avoir des relations sexuelles avec des femmes. Mariés, mes interlocuteurs se présentaient comme des témoins : ils avaient observé une cholita dépouiller un de leur compagnon ou bien l’attirer vers un endroit plus isolé. Ils mettaient en avant le pouvoir redoutable des cholitas, et par là même, pouvaient atténuer la responsabilité des hommes. Comme dans les récits de rencontre avec le Maître du Carnaval, ils se présentaient comme des victimes affectées par l’action quasi diabolique des cholitas : « On ne peut rien faire quand une cholita nous parle comme ça. Tu sais, nous les hommes, on est très faibles dans ce domaine31 » déclarait Erasmo. Cela étant, cette inclination à succomber n’est pas inhérente au genre masculin. Dans plusieurs récits (généraux et étiologiques), des hommes utilisent les mêmes stratégies pour ôter la graisse de jeunes filles (célibataires en revanche) : ils les guettent dans les chicherías, dansent avec elles, les séduisent puis leur ôtent la graisse. Ces récits sont plus rares car les femmes se rendent beaucoup moins fréquemment dans des chicherías. Elles s’adonnent moins à des migrations saisonnières. Mais l’existence de ces récits montre que l’enjeu n’est pas, ou du moins pas toujours, une confrontation de genre mais une modalité relationnelle : la séduction. La victime est une personne qui a succombé au charme de son prédateur sexuel et ce, quel que soit son genre.
23En outre, ces récits de prédateur sexuel lik’ichiri ne sont pas seulement là pour dissimuler l’infidélité conjugale ou la recherche du plaisir personnel. Ce type d’énoncé n’a pas pour unique finalité de répondre à des impératifs pratiques et moraux de la vie ordinaire. Leur actualisation est très certainement motivée par ces contraintes sociales et privées mais aussi par des représentations symboliques : celles de la séduction et de la sexualité. L’étude des récits de prédation exercée par des entités saqra a montré que la séduction s’exerce sur le mode du saisissement : séduit, l’individu est « pris » (jap’isqa) et ce faisant, dépossédé de son animu ; celui-ci sera « mangé » ou « amené » vers une bouche de l’inframonde. Qu’en est-il des relations entre humains ? Les confidences de mes interlocuteurs contribuent à l’extension de cette analyse : « La cholita te parle avec tendresse : “Papitoy, amigitoy”, comme ça elle dit. Elle est mignonne, elle t’embrasse et toi tu es content et là, ça y est : tu es pris » me confiait Joselo. Le fait d’être séduit est donc vécu comme une perte, plus, comme une privation. La « victime » ne peut plus bénéficier des potentialités de son animu, elle ne contrôle plus ses « pensées/souvenirs ». Cette privation met l’accent sur la relation inégalitaire et non réciproque entre les deux protagonistes : séduire, c’est prendre ; être séduit, c’est perdre. Comme nous l’avons amplement décrit, cette perte est vécue comme dramatique, la préservation de l’infortune se fondant en grande partie sur le contrôle de ses facultés cognitives (yuyay). C’est donc le comportement prédateur imputé aux cholitas des zones urbaines qui est à l’origine de leur identification à des lik’ichiri dans les rumeurs. Cette imputation est provoquée par des expériences vécues intimes : l’attirance sexuelle conçue comme une prise de l’animu et le vol de biens ou d’argent lors de relations clandestines.
Les médecins
24Comment comprendre enfin, le fait que les médecins soient identifiés à des lik’ichiri dans les rumeurs32 ? À Entre Ríos, Urur Uma et Tanga Tanga, les tensions avec la biomédecine sont très vives33. Pour les comunarios, les institutions biomédicales méprisent en effet le malade, le savoir indigène et le mode de vie paysan. Les médecins jugeraient par exemple les communautés rurales comme pourvoyeuses de saleté :
« Je suis très sale. Si je vais chez le médecin comme ça, ils vont me regarder. Ils peuvent me chasser. Je les connais, ils sont très méprisants : quand je me déshabille, ils me regardent comme un Indien. Il faudrait que je me lave, que je me change de vêtements. Si jamais je dis que j’ai des animaux, des moutons, des vaches, ils vont me chasser. Il faudrait savoir s’ils acceptent les gens de la campagne » (Lorenzo, Pupusiri, ayllu Aymaya).
25La plupart des médecins, notamment lorsqu’ils exercent en milieu hospitalier, ignorent également le quechua ou l’aymara et ce faisant, ne peuvent informer le patient ou sa famille. Pour ces derniers, les institutions biomédicales ne reconnaissent pas les formes d’organisation sociale et familiale des communautés ni leur savoir médical ; faisant preuve d’autoritarisme, elles dénigrent leur interprétation étiologique et leur savoir thérapeutique excluant la participation des thérapeutes locaux et des malades à la recherche de solution apportée aux problèmes de santé34. Ce mépris affiché dissuade les habitants des communautés paysannes à consulter un médecin et favorise manifestement la diffusion des rumeurs de médecins-lik’ichiri :
« Je ne sais pas comment c’est à l’hôpital. Moi, j’ai consulté un docteur pour ma maladie [du lik’ichiri]. Mais il m’a dit comme ça : “Non, ce n’est pas le lik’ichiri. C’est une autre maladie.” Comme ça, il m’a dit. Mais moi je sais que c’est ça et j’ai guéri avec du sang de bélier noir. Ils sont comme ça en Bolivie les médecins : “Ce n’est pas le lik’ichiri” m’a-t-il dit. Peut-être que les médecins, je ne sais pas, ils peuvent faire ça aussi [prendre la graisse]. Il faut se méfier. On ne peut pas avoir confiance » (Feliciano, Urur Uma)35.
26Mais si les médecins suscitent la méfiance, c’est aussi parce que les patients de ces communautés considèrent qu’ils extraient du sang, d’autres fluides ou des organes à leur insu, pour leurs propres bénéfices ou pour celui de l’institution biomédicale. Au cours de leurs relations avec des médecins, les patients ne feraient que subir des prélèvements : celui de leurs substances vitales, de leur animu, de leur yuyay, de leur famille, de leur argent ou de leur vie. En premier lieu, le recours aux prises de sang pendant les consultations sans demander l’accord du patient et sans lui expliquer le motif de ce prélèvement, est relativement fréquent. Les locuteurs résument d’ailleurs souvent la description d’une consultation au verbe « prendre » : « Moi, une fois, ils m’ont pris » (me han sacado), « Les médecins, ils prennent » (sacan)36. Les vaccins suscitent également la méfiance car ils sont supposés camoufler une prise de sang. Par ailleurs, les patients redoutent de servir de cobaye dans la mesure où les médecins des postes sanitaires sont jugés inexpérimentés. Pour apprendre et acquérir de l’expérience, les médecins s’entraîneraient « en ouvrant » leur corps, en essayant des traitements au hasard ou bien en procédant à des actes chirurgicaux. Les médecins sont d’ailleurs décrits comme pressés et obsédés par le fait d’opérer : « Si tu vas à l’hôpital, ils vont te couper, c’est sûr, ils vont t’ouvrir37. » Les femmes font également référence à la fréquence des césariennes qui conduisent les parents à « acheter leur bébé ». Les machines présentes dans les hôpitaux sont aussi redoutées :
« Je n’avais pas peur des médecins avant, tu sais. Et puis, l’an dernier, j’avais mal au dos. J’ai été à l’hôpital pour consulter un médecin qui m’a proposé des vaccinations. Il m’a emmené dans une maison, un peu isolée. Je n’avais pas prévu cela. J’y suis allé. Là, un homme m’a regardé. Et tout d’un coup, j’ai eu envie de dormir. Cet homme avait plusieurs appareils. Je ne pouvais plus ni parler, ni crier. Puis, une infirmière est entrée et a réprimandé l’homme en lui disant : “Mais qu’est-ce que tu fais ? ! Laisse le tranquille !” J’ai repris mes esprits et je suis parti. J’ai eu très peur. Je sais maintenant que les médecins sont des lik’ichiri » (Segundino, Entre Ríos, originaire de Kharacha).
27Une autre pratique inquiétante est l’anesthésie. Pour les malades, il s’agit là d’une ponction redoutable puisque l’anesthésie entraine l’endormissement du patient le privant de l’usage de ses sens (de son animu) et de sa conscience (de son yuyay). Un parallèle évident apparaît entre les techniques chirurgicales et celles du lik’ichiri. Rappelons que celui-ci saisirait l’animu de sa victime pour l’endormir tandis que selon certains témoignages, il aspirerait la substance à la hanche avec des seringues ou des aiguilles, ou bien pratiquerait une incision avec des instruments tranchants comme des bistouris38.
28Hospitalisé, le patient est aussi privé de sa famille puisque cette dernière n’a pas le droit de rester auprès du malade. Cette interdiction est considérée comme suspecte :
« Il est mort [le frère du locuteur] à cause d’un lik’ichiri. Ils lui ont pris sa graisse à l’hôpital, à Oruro. Il y était allé car il avait le ventre gonflé. C’est là qu’on lui a pris sa graisse. Car il était tout seul, aucun membre de sa famille ne l’avait accompagné. Les médecins en ont donc profité pour lui prendre [sa graisse] et il est mort » (Sofía, Urur Uma).
29Les coûts élevés, exorbitants pour beaucoup, des consultations et des hospitalisations sont vécus comme une autre forme d’agression : « Ils nous prennent tout notre argent. » Par ailleurs, la médecine n’offrirait aucune « garantie » de guérison. La plupart la considèrent ainsi comme une escroquerie (engaño) :
« Les médecins, ils ne pensent pas à la santé de la personne mais seulement à son argent. Ils veulent ça et c’est tout : de l’argent. Je n’ai aucune confiance en eux, ils ne font rien ici, Uncía, Llallagua, ils sont mauvais. Ils disent toujours : “Il faut opérer, il faut l’hospitaliser” pour gagner de l’argent. Après, ils lui donnent seulement une pilule à manger et c’est tout. Les médecins n’ont pas le temps. Ils ne soignent pas. J’ai emmené mon père à Uncía. Ils l’ont hospitalisé mais ils n’ont rien fait. Ils lui ont seulement donné à manger. Après, le médecin m’a dit : “Ça, ce n’est pas pour moi. Il faut qu’il aille à Cochabamba.” Il est resté une semaine interné à Uncía : rien ! Après, il est allé à Cochabamba mais pareil : rien. Et il est mort. Quelquefois, c’est dangereux aussi de rester seul avec eux. Certains sont lik’ichiri, les docteurs. Ils peuvent te prendre ton sang, ta graisse. Mon père avait très peur de ça. Peut-être que c’est à cause de ça que son état a empiré. C’est dangereux » (Modesto, Urur Uma).
30Bien que coûteuse, l’hospitalisation des patients à l’issue de la consultation est presque systématique. Si nous constatons un véritable pluralisme des itinéraires thérapeutiques, une complémentarité entre des pratiques locales et des pratiques biomédicales, la biomédecine ne figure pas comme une ressource thérapeutique parmi d’autres. Dans la plupart des cas, les personnes attendent le dernier moment pour consulter un médecin. La biomédecine constitue donc l’ultime étape des recours. Il n’est pas rare que la maladie étant trop avancée, le patient meure au bout de quelques jours d’hospitalisation. L’hôpital est ainsi perçu comme « antichambre de la mort » (Fernández Juárez, 2006). Les médecins « ont tué » au lieu de soigner. Ils sont d’ailleurs qualifiés d’« assassins » :
« I. : Ça fait six ans que mon père est mort.
L. C. : Comment ?
I : C’est une histoire très grave. Il avait une maladie : il avait le nombril gonflé, comme un œuf. À cause de ça, il avait très mal au ventre. Et on l’a amené à l’hôpital. Il y est resté quatre jours et il est mort. Les docteurs lui ont pris le liquide d’ici [hanche]. Ils lui avaient attaché les mains et ils l’ont coupé [le han cortado]. Il s’est passé la même chose avec une femme. Ils l’ont dit aux informations. Les docteurs lui ont fait pareil.
L. C. : Pourquoi ?
I. : À cet endroit, le liquide est très bien pour être vendu. Les gens qui ont de l’argent payent pour ça et on le met à d’autres personnes.
L. C. : Et comment vous avez réagi quand les médecins ont pris ce liquide ?
I. : Nous, nous n’avons rien dit. C’est qu’ils n’accordent aucune importance aux gens pauvres, ils nous traitent comme des animaux. Ma mère pleurait, criait : “Ils me l’ont tué !” elle disait. Mais personne ne disait rien.
L. C. : Et maintenant, vous avez peur de l’hôpital ?
I. : Oui, ma mère surtout. Elle ne veut pas en entendre parler. Dans la nuit, nous avons vu les informations. Ils n’ont pas donné d’oxygène à une femme. Elle en avait besoin mais ils ne lui ont pas mis. C’est pareil : ils lui ont pris son liquide. Ces docteurs sont des lik’ichiri. Parce que mon père n’est pas mort normalement, il n’est pas mort de sa maladie. S’il était mort normalement... Mais non » (Isidora, Entre Ríos, originaire d’Aymaya)39.
31Si les médecins ne nous abandonnent pas à notre sort, « ils peuvent nous faire quelque chose dedans », « ils peuvent faire quelque chose pour que tu tombes malade » déclaraient mes interlocuteurs. Ils sont aussi reputés « empoisonner » leurs patients afin d’extraire leur sang à loisir :
« Quand ils te donnent des médicaments/ils t’empoisonnent [te envenenan]40, tu es encore pire. Ils te donnent des médicaments et ils ne savent pas pour quelle maladie. C’est toujours pire quand ils te donnent des médicaments. Ils te les donnent, ils te donnent du poison et après tu meurs. Ma mère, elle est morte comme cela. Elle est restée deux ans à l’hôpital et ça ne lui a rien fait. Elle est morte. C’est que les médecins donnent des médicaments/du poison [veneno] pour faire mourir les personnes. C’est qu’ils prennent aussi le sang et beaucoup » (Modesto, Urur Uma).
32Ce soupçon est d’autant plus fort et récurrent que le narrateur a vécu personnellement (lui ou un membre de sa famille) un drame au cours de sa relation avec un médecin. Aussi, l’énoncé de la rumeur dont la caractéristique est d’être partagé par un grand nombre de personnes, devient, en situation, une occasion pour l’individu de témoigner d’une expérience privée, violente et souvent tragique ; la dimension collective de la rumeur masque souvent une confidence intime :
« Il s’appelait Georges. On l’a laissé devant la porte, vidé de son sang. Les médecins lui avaient tout pris. Il avait dix-neuf ans, il était malade : il avait le cou et l’estomac gonflés. Ses parents l’ont d’abord amené au Chaparé pensant qu’il irait mieux. Mais son état a empiré. Ils l’ont alors amené à l’hôpital pour les pauvres. Mais son état ne s’est pas amélioré. Ils sont revenus ici et ils l’ont amené à l’hôpital de Quillacollo. Ses parents sont repartis au Chaparé. Le frère de Georges est venu me voir en me disant : “Mon frère est mal. Il faut aller le voir.” J’y suis donc allé. Georges s’est mis à pleurer en me voyant, il était très triste car il n’avait pas de visite de ses parents. De plus, il disait qu’on s’occupait mal de lui à l’hôpital. Il pleurait tous les jours. Je lui ai dit : “Attendons que ton père revienne et on te sortira de là, on ira te chercher.” Les parents ne donnaient pas d’argent aux médecins. Or, il avait besoin de sang. La banque lui a prêté du sang. Un soir, ils l’ont ramené ici en taxi : il y avait le chauffeur, le médecin et Georges. Le taxi attendait. Un homme a sorti Georges du taxi et le taxi est parti aussitôt. Georges est mort quelques instants plus tard. Il était très mal à son arrivée, il avait du mal à respirer. On l’a allongé sur un lit. Il a demandé plusieurs fois qu’on allume la lumière mais il y en avait. Il était en train de perdre la vue. Il est mort un peu après. Je ne savais pas quoi faire : les parents n’étaient pas là et je n’avais pas d’argent. Comme le corps se solidifiait, on a décidé de le laver. En le déshabillant, on a découvert une aiguille plantée dans son bras avec du sang qui coulait. C’est pour ça : on a pensé qu’ils lui avaient pris son sang. Comme la banque lui avait prêté du sang et que les parents n’avaient pas payé, alors, la clinique, l’hôpital ne voulait pas perdre d’argent. Ils lui ont donc pris son sang pour récupérer ce qui avait été prêté. Le lendemain, on est allés à Quillacollo pour avoir un certificat. Là, les médecins se sont fâchés : “Son père devait venir, il pleurait tous les jours” comme ça, ils ont reproché le manque d’attention de la famille. [...] Pourquoi est-il mort ? Nous nous sommes souvent posés cette question car il allait bien. Il est arrivé ici et il est mort en très peu de temps. À l’hôpital, il était triste mais il allait bien et dès qu’il est arrivé ici, il est mort... C’est pour ça, quand on a vu cette aiguille plantée dans son bras, on s’est dit que c’était les médecins qui lui avaient pris son sang » (Segundino, Entre Ríos, originaire de Kharacha).
33Pour les membres de la famille de Georges, les personnes malades sont réifiées, pourvoyeuses d’une matière première convoitée par le personnel de l’hôpital prêt à tout pour réclamer son dû et gagner de l’argent :
« Les docteurs, ils disent qu’ils vont t’ausculter. Ils t’allongent, te mettent un bandeau sur les yeux, t’attachent les pieds et les mains puis ils te prennent le sang dans le creux du bras avec une seringue » (Jesusa, mère de Georges, Entre Ríos, originaire de Kharacha).
34Comme les entités saqra, les médecins sont réputés « saisir » et « emporter » la vie des patients pour leur propre bénéfice et de manière incontrôlée ; leur besoin d’argent insatiable les motiverait à toujours agir comme des prédateurs à l’affût : « À l’hôpital, on meurt toujours. Ils nous mangent », me confiait un jour Filberto.
La prise et l’appropriation, un schème causal du conflit
35Si les lik’ichiri ont longtemps été identifiés aux q’ara (non indiens) ou aux religieux, cette identification est loin d’être partagée aujourd’hui par les habitants des communautés paysannes du Nord Potosi ou par ceux qui ont migré à Cochabamba. La transformation de droit, sinon de fait, entraînée par la révolution de 1952 et la réforme agraire de 1953 dans les relations Indiens/Blancs avec la fin du pongueaje41, les migrations qui ont transformé et déplacé les frontières et les réseaux ont contribué à modifier les tensions et les conflits vécus par ces populations. Certes, les discours anticolinialistes et indigénistes qui dénoncent les exploitations (toujours en vigueur en Bolivie) fondées sur un modèle colonial (l’exploitation des ressources, l’exploitation du travail des Indiens dans le cas de pongueaje informel par exemple) sont très vifs en Bolivie. Pour certains locuteurs, les descriptions des consultations médicales renvoient de façon assez explicite aux rapports conflictuels entre la campagne et la ville où la solidarité est supplantée par une attitude paternaliste et hiérarchique selon le modèle patron d’hacienda/serviteur (peón). Néanmoins, dans la plupart des discours qui se rapportent au lik’ichiri, l’énoncé des rumeurs n’a pas tant pour visée de diffuser un message idéologique touchant à la nation indigène que de fournir le témoignage intime d’une dépossession subie dans la vie quotidienne : l’occupation du territoire de l’ayllu par des ennemis42, la perte du contrôle de soi lors de relations sexuelles clandestines ou la mort d’un parent à l’hôpital.
36Les propos de Sofía, alors âgée de quatre-vingts ans, sont les seuls que j’ai recueillis à Urur Uma sur des « curés lik’ichiri ». Ils s’expliquent par le fait que Sofía avait effectivement souffert des abus des religieux avec son mari jusqu’à la réforme agraire. La rumeur des curés lik’ichiri lui sert alors de support pour dénoncer le pongueaje :
« Les curés ont implanté ça, les lik’ichiri. Après, beaucoup ont appris. Quand j’étais jeune, il n’y avait pas de registre. Il n’y avait que le curé qui en avait un. Et à son mariage, la femme devait servir le curé : deux semaines, trois semaines. Elle devait tisser pour lui, cuisiner. Si elle ne le faisait pas, il la punissait. Une femme était chargée de cela. Si elle ne tissait pas bien, il la battait. C’était le service au curé. Il fallait aussi laver son linge. Et l’homme lui, il devait aller semer, il devait aller travailler. Le curé était comme un patron, c’était le pongueaje, on était des esclaves, on devait tout faire » (Sofía, Urur Uma)43.
37Nous venons d’examiner les facteurs qui contribuent à ce qu’un individu actualise un énoncé de rumeur de lik’ichiri. Que pouvons-nous conclure à présent des caractéristiques plus générales de ces lik’ichiri potentiels ? Le terme de lik’ichiri ne recouvre pas une catégorie sociale particulière. C’est le conflit, et la tournure qu’il prend, qui vient donner à ce prédateur humain ses déterminations singulières ; c’est le conflit expérimenté et subi qui entraine l’identification d’un ennemi devenu Autre, et non une quelconque origine ethnique ou socio professionnelle par exemple. En bref, ce n’est pas le lik’ichiri qui crée le conflit mais le conflit qui crée le lik’ichiri. Comme le remarque Julien Bonhomme, il faut « s’interdire les facilités rhétoriques de l’explication ad hoc qui érige le phénomène à expliquer en cause explicative » (Bonhomme, 2009, p. 29). Les Challapateños, les cholitas des centres urbains ou les médecins sont décrits dans les témoignages comme des preneurs à l’affût, comme des agents qui viennent absorber, retirer ce qui est au fondement de la reproduction sociale : l’argent, l’animu et le fait de penser/se souvenir, le sang, les terres, la vie. Ces preneurs, qui ne laissent rien en échange, sont alors transfigurés, dans les rumeurs, en prédateurs de graisse humaine. Le cadre représentationnel de ce discours est bien la prédation : la « prise » n’est pas compensée par un don. Il s’agit d’une appropriation. Le médecin par exemple prend du sang et de l’argent mais il ne guérit pas. En outre, extérieurs à la communauté (ils sont rattachés à l’espace urbain ou à un autre département), les échanges avec les lik’ichiri potentiels des rumeurs sont circonscrits à des moments très ponctuels. Il est donc impossible de faire basculer la relation vers un échange réciproque comme les humains le font avec les entités saqra lors des rituels ou comme les membres de la commuanuté y sont obligés entre eux. Nous avons vu que l’extraction et le saisissement apparaissent comme un schème étiologique général de l’infortune. La prise et l’appropriation figurent ici comme un schème causal de la conflictualité sociale ; les rumeurs de lik’ichiri viennent alors les transposer en prédation potentielle (l’extraction de la graisse humaine).
38Les rumeurs de lik’ichiri ont aussi une spécificité tenant à des représentations plus symboliques. Nous l’avons mentionné, le pouvoir du lik’ichiri est défini comme « diabolique » ce qui fait qu’il a un statut liminaire : mi-homme/mi-saqra, mi-homme/mi-sorcier. Or, cette liminarité caractérise également les personnes identifiées comme des lik’ichiri en raison de la nature de leur pouvoir. Ce constat est manifeste dans le cas des cholitas qui emploient leurs charmes pour faire succomber leurs victimes. Elles choisissent le même mode relationnel (la séduction) que le Maître du Carnaval ou que Nina k’araq pour piéger leurs proies. Quant aux médecins, ils ont le pouvoir de priver les patients de l’usage de leur animu et de leur yuyay (anesthésie), caractéristique notoire du diable. À ce propos, Denise Arnold et Juan de Dios Yapita (1996), et Bastien (1992) rapportent que les postes sanitaires (architecture différente de celle indigène) sont considérés comme diaboliques et que certains ont peur d’y aller la nuit. Olivia Harris (1987) a montré qu’au Norte-Potosí enfin, la guerre a souvent été représentée par les entités saqra du monde souterrain. Le lien entre la guerre et les saqra apparaît aussi dans le nom donné au Maître du Carnaval, Guira Mallku signifiant « Seigneur de la guerre ». Challapata serait donc un lieu « fort », puissant car associé aux démons de l’inframonde.
La maladie du lik’ichiri : ragots et maladie-sanction
39Si les anthropologues ont largement étudié la rumeur du lik’ichiri, beaucoup ont délaissé la maladie considérant que la rumeur est un langage certes, mais un langage qui parle du faux44. Pourtant, les malades existent bel et bien : pour les comunarios, la prédation du lik’ichiri n’est pas seulement potentielle. Nous allons à présent nous consacrer à la maladie en tant qu’événement et aux autres types de discours que celle-ci génère.
40Généralement, le malade n’a pas vu le lik’ichiri et ne se souvient de rien. Il est néanmoins incité par son entourage à identifier une personne comme lik’ichiri. C’est alors que sa maladie va donner lieu à un autre type de discours diffusé par les membres de sa famille et de sa communauté (voire de son ayllu) : des ragots. En premier lieu, la maladie du lik’ichiri est très difficile à diagnostiquer car le malade est censé « ne pas s’en rendre compte ». De plus, les signes physiques produits par l’extraction de la graisse seraient éphémères : « Au début, le malade ne s’aperçoit de rien. Il tombe malade petit à petit et la tache s’en va, elle disparaît avec le temps, au bout d’un mois, deux mois. » La victime, qui n’a pas été alertée, continue alors de travailler car « il lui reste un peu de graisse », mais elle épuise le réservoir de sa précieuse substance et meurt45. D’autres précisent que le diagnostic étiologique est difficile à établir car les douleurs ressenties ne correspondent pas aux endroits de la ponction. Si le lik’ichiri « prend la graisse dans un bras par exemple, la victime aura mal à la poitrine, s’il l’extrait à la hanche, elle souffrira de douleurs au ventre ». Et pour la grande majorité des personnes, la marque du prélèvement est invisible, une cicatrice apparaissant à la mort du malade seulement. La victime n’entreprend pas la thérapie adéquate et meurt :
« M. : Il est mort du lik’ichiri. C’est que... il avait été à un festival, à Potosí. Il revenait ici [à Urur Uma] et il a fait une halte à Challapata. À l’aube, il a vu un monsieur qui était à ses côtés comme ça [penché sur son flanc]. Mais il n’a rien vu [sur son corps]. Il a à peine pu rentrer chez lui. Il avait des douleurs au ventre. Sa famille l’a donc amené à l’hôpital. Sa famille ne savait pas que c’était le lik’ichiri. C’est qu’il était très mal, très faible. Sa famille a pensé que c’était des douleurs au ventre, c’est tout. C’est pour ça qu’ils l’ont amené à l’hôpital. Là, ils l’ont opéré et il est mort. C’est que comme le lik’ichiri lui avait pris son sang, il n’en avait plus ; il était très faible. Et donc, il n’a pas supporté l’opération et il est mort.
[...]
L. C. : Et comment ils ont su que c’était le lik’ichiri ?
M. : Lui les a avertis, il l’a dit mais après. Une fois qu’il était à l’hôpital, il l’a dit, après l’opération.
L. C. : Et il a pensé à ce monsieur ?
M. : Oui il a pensé à ce paysan : “Ça doit être un lik’ichiri car je suis vraiment mal.” Mais avant non. Car ça ne se remarquait pas. C’est pour ça.
L. C. : Quand il a vu ce monsieur à ses côtés, il ne s’est pas méfié ?
M. : Non : c’est qu’il n’y avait aucune trace. Rien ! Invisible ! C’est pour ça que sur le moment, il n’a pas pensé qu’il était lik’ichiri. Le monsieur s’est échappé rapidement. Il l’a vu à ses côtés et après, il a disparu. C’est seulement après, quand il était très mal qu’il a pensé au lik’ichiri. Il était jeune, très jeune » (Modesto, Urur Uma).
41Les signes cliniques les plus récurrents de la maladie du lik’ichiri sont l’amaigrissement, l’affaiblissement (« ils meurent de la faiblesse » : debilmanta wañunku), les maux de ventre et l’apathie46. L’absence de signe physique (cicatrice, marque), les douleurs qui ne correspondent pas à l’endroit de la ponction de la graisse ou enfin, les manifestations de la maladie seulement internes expliquent donc que la maladie du lik’ichiri soit très difficile à identifier. Ajoutons que les attaques des prédateurs saqra se manifestent dans leur ensemble par des douleurs abdominales et par un afaiblissement. La personne qui se plaint de ces symptômes a donc le choix entre diverses étiologies. Déconcertée, elle va considérer plusieurs scénarios possibles (sauf celui d’une agression du lik’ichiri) et multiplier les itinéraires thérapeutiques sans obtenir le succès espéré. Elle s’en remet alors à son entourage (sa famille, ses amis, ses voisins) lequel va songer au lik’ichiri. C’est là un aspect essentiel : ce n’est pas le malade qui mentionne l’étiologie du lik’ichiri et établit le diagnostique mais son entourage, son groupe de parenté et sa communauté. Quant au yatiri, il est la plupart du temps sollicité pour confirmer un diagnostic préétabli par les proches du malade. Il a donc seulement un rôle secondaire47.
42« Le bain » d’alcool est le procédé le plus courant pour établir le diagnostic. Après une friction ou un bain d’alcool, le flanc de la victime du lik’ichiri est supposé devenir violacé (q’illurlla, morado), rouge, parfois vert. La marque d’un « trou » (jusq’u tiyan) minuscule peut aussi apparaître (preuve d’une piqûre). L’individu peut également uriner sur une pierre : si ses urines sèchent vite, c’est qu’il n’est pas malade (está sano) ; si elles ne sèchent pas et qu’elles sont huileuses, c’est qu’il a été victime de l’extraction de sa graisse. De même, si le liquide reste cristallin lorsqu’il urine dans un récipient, le malade peut être rassuré ; si au contraire, le dessus est limpide et le fond parsemé de « petits nuages blancs », c’est qu’il a été la proie d’un lik’ichiri. On peut aussi palper les flancs du malade pour s’assurer qu’il ne manque pas de graisse.
43Une fois la maladie du lik’ichiri diagnostiquée, l’entourage indique au malade la thérapie à suivre. C’est à l’aide d’un animal (en général un mouton mais aussi un chien, un bœuf ou un coq) au pelage noir que le malade affaibli pourra recouvrer ses forces. Le « sang noir » de l’animal doit se consommer encore chaud (on qualifie alors le sang de « vivant »), l’animal tout juste égorgé. La viande de ces animaux consommée est aussi thérapeutique. À Urur Uma, Feliciano m’expliquait qu’il s’était soigné avec une poule noire. Son cousin l’avait étranglée puis éventrée. Aussitôt, alors qu’elle était encore agitée par des tremblements, il avait arraché son cœur palpitant et lui avait donné à manger. Feliciano avait aussi dû boire le bouillon dans lequel la viande de l’animal avait cuit. Enfin, nous l’avons mentionné ci-avant, l’usage de la crépine du mouton est aussi thérapeutique. À ces remèdes partagés par l’ensemble de la population, s’ajoutent des comportements que le malade devra adopter s’il veut se rétablir pleinement. Ces comportements dictés par l’entourage du malade sont variables et dépendent étroitement de l’histoire du malade et de sa famille. Citons par exemple : se reposer, avoir une bonne alimentation pour augmenter la quantité de sang, ne pas dormir dehors pour éviter un déséquilibre thermique entre le corps chaud (la graisse de l’animal noir est considérée comme « chaude ») et le froid de l’air ambiant, ne plus consommer d’alcool (c’est impératif), ne plus fumer. La quantité de graisse retirée par le lik’ichiri déterminerait également l’issue de la thérapie. Si le lik’ichiri n’a pu ôter qu’une quantité minime, le malade est censé survivre. Il succombera inexorablement en revanche s’il a été dépouillé d’une quantité trop importante : « Il peut te prendre beaucoup pour que tu meures rapidement, pour que tu n’aies pas le temps de rentrer chez toi. Tu te lèves, tu manges et là ça y est : des douleurs au ventre et tu meurs. C’est lui qui décide » expliquait Venancio. Le frère de Sofía aurait connu cette fin tragique :
« Mon frère est mort du lik’ichiri, dans les vallées. Mon village est Acasio. On vivait dans le village mais on avait nos terres à la campagne. On avait l’habitude d’y aller. Mais ces terres étaient très loin. On y allait à pied. Et donc un jour, mon frère y est allé. Le lik’ichiri l’avait probablement suivi. Mon frère est arrivé sur ses terres. Il a mangé puis s’est endormi. C’est là, sur cette terre, que le lik’ichiri l’a pris. C’est pour cela qu’il ne faut jamais se reposer, comme ça, assis. Jamais. Il a dû prier la tête en bas. Dès qu’il a eut mangé, il s’est endormi. Après, il s’est réveillé avec des douleur à l’estomac. Il a pensé que c’était peut-être à cause de la nourriture. Il est rentré à la maison avec ces douleurs mais la famille n’en a pas tenu compte. Ils ne lui ont donné que des plantes. Après, les douleurs ont empiré. Donc : “Qu’est-ce qui s’est passé ?”, “ J’ai dormi après avoir mangé et je me suis réveillé avec ces douleurs” a-t-il expliqué. La famille a donc dit : “Ça doit être le lik’ichiri.” Les membres de la famille ont apporté des moutons noirs, des poules noires et il a pris le sang. Mais en vain. Et il est mort. À l’hôpital [hospital San José, Oruro], les médecins l’ont ouvert et il n’avait plus sa llika. Le lik’ichiri avait tout pris, tout, de ce coin-là à ce coin [de droite à gauche]. Il ne restait plus rien. C’est ça qu’ont dit les médecins. Il est mort en un jour. Parfois, ça peut être deux jours, une semaine, deux semaines, un mois ou six mois. Il y a un terme. Lui, il est mort en seulement un jour. Si le lik’ichiri laisse une partie, on peut guérir. Comme Feliciano, il s’est soigné. Mais à mon frère, il lui avait tout pris, tout » (Sofía, Urur Uma).
44Nous allons à présent nous consacrer aux personnes censées avoir été agressées par un lik’ichiri à Urur Uma, en premier lieu Feliciano. Catholique et fils d’un des deux yatiri de la communauté, il subissait de nombreuses pressions de la part de son entourage pour se convertir au pentecôtisme. Dans sa communauté et aux environs, Feliciano avait la réputation d’être un séducteur qui avait coutume de « bien aimer les cholitas » et de les importuner : il leur disait des mots doux et parfois, il leur baisait les mains, pire les joues (« C’est un porc : tu imagines, il m’a embrassé la joue » : Khuchi. Uyay much’achiwan a ver)48. Feliciano était aussi connu pour être un « fêtard » (ce qu’il ne démentait pas). Mais un jour, alors qu’il travaillait à Cochabamba, il tomba gravement malade. Il revint à Urur Uma. Il était totalement désemparé par sa maladie qu’il n’arrivait pas à soigner en dépit des différents traitements. Il avait en effet multiplié les itinéraires thérapeutiques : il était d’abord allé consulter un yatiri dans une communauté voisine puis un médecin dans le bourg d’Uncía. Il avait aussi prié ardemment et s’était même fait baptiser une seconde fois (baptême catholique) :
« J’ai fait le test pour le susto, le demonio. Ils ont essayé de me guérir avec un mouton blanc, avec mon nom “que le mouton meure” disait le guérisseur. Mais toujours rien. Moi, j’étais sur le point de mourir. C’était grave. Ils ont voulu me soigner pour toutes sortes de maladies mais ils n’ont pas pu » (Feliciano, Urur Uma).
45Ni la biomédecine, ni les cures chamaniques, ni sa foi et ses prières ne réussirent à diminuer ses douleurs. Désespéré, il avait même décidé de mourir lorsqu’un de ses cousins diagnostiqua la maladie du lik’ichiri en lui frottant le corps avec de l’alcool. On l’encouragea alors à identifier une personne précise comme lik’ichiri. Feliciano n’en avait pourtant pas l’intention et dans ces témoignages, il tente sans cesse de se déresponsabiliser. Son récit est rythmé par les « Je ne sais pas moi, mes amis m’ont dit que... » :
« F. : Mon ventre était comme le feu, il brûlait.
L. C. : Que s’est-il passé ?
F. : De ça, je ne m’en souviens pas.
L. C. : Mais tu m’as bien dit que tu étais malade à cause du lik’ichiri ?
F. : Oui, il m’est arrivé ça [le lik’ichiri]. J’étais à Cochabamba. J’étais en train de travailler et il m’est arrivé ça.
L. C. : Comment ?
F. : Je ne me rappelle plus. Ils m’ont dit : “C’est ça [le lik’ichiri].” Les gens m’ont sauvé, des amis. Ça fait mal. C’est donc un ami qui m’a fait prendre le sang vivant d’un mouton, de cette couleur [noire] et aussi des poulets. De couleur noire. C’est grâce à ça que je suis vivant aujourd’hui.
L. C. : Et qu’est-ce qu’il t’a pris ? Ta graisse ? Ton sang ?
F. : Je ne sais pas ça. Ce sont mes amis qui m’ont dit après : “Ça doit être le lik’ichiri.” Je ne sais pas. Ils m’ont frictionné les flancs avec de l’alcool et ils m’ont montré “tu vois, c’est le lik’ichiri”.
L. C. : Qu’est-ce qu’il y avait ?
F. : Comme un petit trou, comme une épine.
L. C. : Et comment tu t’es soigné ? C’est ton père qui t’a soigné ?
F. : Non, mes amis m’ont dit de prendre le sang d’animaux noirs. J’ai pris ça.
L. C. : Et où ça s’est passé ?
F. : Sur mon lieu de travail.
L. C. : Le jour ou la nuit ?
F. : La nuit.
L. C. : Qu’est-ce que tu faisais ?
F. : J’étais en train de dormir donc je ne m’en suis pas rendu compte. Cette partie-là, je ne sais pas. Comment ça a pu m’arriver ? Mais je me suis réveillé avec des douleurs au ventre, très vives, très fortes. Et de là, ils m’ont dit que c’est ça [le lik’ichiri] qui avait dû m’arriver » (Feliciano, Urur Uma).
46Incité à rechercher un « coupable » par son entourage, Feliciano soupçonna presque malgré lui un collègue, un vieux monsieur qui, une nuit, avait manipulé une petite machine suspecte (elle s’éclairait de façon intermittente) :
« Peut-être que j’ai remarqué ça : il y avait une personne, une personne âgée, c’était un ancien. Et il avait comme ça, comme ta petite machine [désignant mon enregistreur], c’était pas plus gros. Elle s’allumait et s’éteignait. Je l’ai remarqué en dormant quand je changeais de position. C’était à l’intérieur. Il y a, tu vois, ces lits superposés. Il était en haut. Donc là, j’ai regardé et un vieux dormait à côté. Il était en train d’allumer, comme ça, comme un feu. Il éteignait et comme ça, ça devenait bleu, rouge. J’ai pu remarquer ça. C’est pour ça que je me suis dit que ça pouvait être ce monsieur. Après ça, le jour suivant, j’ai commencé à souffrir. La douleur était très forte. Mais je ne savais pas comment, quelle maladie. Quand je suis revenu ici, ils m’ont soigné : “Ça doit être le lik’ichiri” m’ont-ils dit. Avant, on avait essayé de me soigner de tout. Le docteur aussi mais rien. Il n’a rien remarqué. Ce sont mes amis qui ont noté ce que c’était : “Ça doit être le lik’ichiri.” Ils ont deviné » (Feliciano, Urur Uma).
47L’entourage de Feliciano donna pourtant une autre interprétation et sa maladie fit l’objet de multiples ragots dans la communauté d’Urur Uma mais aussi dans celle de Pupusiri (ayllu Aymaya). Pour beaucoup (pentecôtistes et catholiques), le lik’ichiri de Feliciano n’était autre qu’une cholita qu’il avait rencontrée dans une chichería. Une de ses voisines (catholique) me dit ainsi : « Feliciano est un menteur car il ne t’a pas parlé de la cholita. C’est une cholita qui lui a pris sa graisse et non pas un monsieur. Il a couché avec elle et elle lui a pris [sa graisse]. C’est lui qui me l’a dit. Il t’a menti. » Un de ses cousins m’expliqua aussi :
« Feliciano était avec des amis. Ils se promenaient et ils ont décidé d’aller dans une chichería. En chemin, ils ont rencontré deux cholitas. Ils ont discuté avec elles en marchant puis ils ont décidé d’aller tous ensemble dans une chichería. Là, ils ont bu et ils ont dansé avec les deux cholitas. Ouh Feliciano dansait heureux avec la cholita ! Les deux cholitas ne se séparaient jamais, elles restaient tout le temps ensemble. Puis Feliciano a dit : “Je vais passer la nuit avec cette cholita.” Je ne sais pas comment il l’a emmenée mais il l’a emmenée à son hôtel. Il ne savait pas qu’elle était lik’ichiri. Le lendemain, Feliciano était pâle et pas bien. C’est à peine s’il a pu rentrer chez lui, ici [Urur Uma]. Il était très mal et donc son père lui a demandé : “Qu’est-ce qui s’est passé ?” Feliciano : “J’étais avec une cholita cette nuit et je me suis réveillé mal.” Et donc son papa a dit : “Ça peut-être le lik’ichiri.” Après, il l’a frictionné avec de l’alcool, tout son corps. Il paraît que c’est bien. Et la partie qui le faisait souffrir est ressortie violette : “C’est donc le lik’ichiri.” Et de là, il s’est soigné avec des animaux noirs » (Alberto, Urur Uma).
48Pour un de ses oncles, c’est l’état d’ivresse de Feliciano qui expliquait son infortune :
« Le lik’ichiri l’a pris à Cochabamba. Il était très faible. Sa famille l’a soigné. Il travaillait à Cochabamba, dans une entreprise où il y a plein d’ouvriers. Ils ont dû boire [de l’alcool] parce que les lik’ichiri profitent facilement des gens ivres. Le jour suivant, Feliciano était mal. Il y avait deux ouvriers de Challapata. C’est pour ça : ils ont pensé qu’ils devaient être des lik’ichiri. Ils lui avaient pris sa graisse » (Juan, Urur Uma).
49Pour d’autres enfin (hommes et femmes), les douleurs de Feliciano n’étaient pas les symptômes de la maladie du lik’ichiri mais le fruit d’une bagarre avec les frères d’une cholita qu’il aurait encore « importunée » : « C’est de ça qu’il est tombé malade et non du lik’ichiri. Tu ne le connais pas bien Feliciano. Moi, je le connais très bien. C’est un coquin, un voyou, un dragueur. » Au fil du temps, je m’aperçus que Feliciano n’était guère apprécié dans sa communauté. Il s’en rendait compte et il était au courant des commérages qui parcouraient l’ayllu au sujet de sa maladie. Il en était très affecté. Les gens allaient parfois jusqu’à le traiter de violeur, de débauché, d’ivrogne, de voleur, d’envieux et chacune de ces accusations était accompagnée de récits très détaillés. Sa famille ne fut pas non plus épargnée : son père, yatiri reconnu, fut qualifié dans les mêmes termes par plusieurs femmes (macho macho, cholero, malcríado)49. Pour le groupe, la maladie de Feliciano était ainsi légitimée : « Feliciano, c’est un violeur. C’est pour ça qu’il s’est fait prendre son sang : une cholita lui a pris. » Certains spécifiaient que cette sanction était infligée par Dieu : « Dieu punit. C’est pour ça que Feliciano est malade à cause du lik’ichiri. » Et pour une de ses voisines catholiques : « Feliciano est mauvais, très mauvais. Sa femme aussi. Un jour, elle a voulu frapper une femme avec une pierre. Ils sont très jaloux de nous parce qu’on a beaucoup de vaches. C’est pour ça que Dieu a puni Feliciano avec la maladie du lik’ichiri. Il ne peut plus travailler comme ça. »
50Feliciano n’en partageait pas moins la même interprétation. Il insistait sur le changement de conduite qu’avait obligé sa maladie. Feliciano était devenu un père de famille responsable, il ne buvait plus d’alcool, il ne fumait plus (il refusait toutes les cigarettes que je lui proposais en m’expliquant : « Ça me fait du mal ») et il se consacrait exclusivement à son foyer (à l’éducation de ses huit enfants) et à Dieu en priant :
« Je suis tombé malade du lik’ichiri à Cochabamba. Avant d’être malade, tu sais, je buvais beaucoup d’alcool. Je fumais aussi. Je restais à Llallagua boire et j’étais incapable de rentrer. C’est pour ça que j’ai été malade. J’ai arrêté de boire maintenant, pour ma famille. J’ai une grande famille maintenant [...]. Avant, j’étais encore jeune, j’allais toujours dans les fêtes pour boire, danser. Maintenant, c’est fini » (Feliciano, Urur Uma).
51Pour Feliciano, son infortune marque un véritable rite de passage et elle est décrite sous les mêmes termes que les conversions des évangéliques. Le récit est marqué par l’« avant » et l’« après », l’arrêt de l’alcool et de la cigarette, la non participation aux fêtes patronales et aux rituels, la fidélité conjugale, le dévouement à la famille, l’importance de la foi notamment. Stigmatisé par son entourage catholique et pentecôtiste, Feliciano envisage sa guérison comme une « réincorporation » sociale dans la communauté des « croyants50 ». Sa guérison doit ainsi passer par un changement fort : une adhésion à l’éthique évangélique. Selon Carmen Bernand (1985), la maladie est un événement qui affecte l’histoire de chaque individu et se situe dans une continuité que le malade est seul à connaître. C’est pourquoi, on ne peut ni parler des maladies ni les guérir sans en avoir eu l’expérience personnelle : « La pathologie a en effet, une portée initiatique » (Bernand, 1985, p. 216) ; « on devient un autre être », disent clairement les habitants de Pindilig en Équateur. Pour l’auteure, « l’identification de la maladie dépend de la position du malade par rapport à la contravention morale qui est à l’origine de son mal » (ibid.). Dans le cas de Feliciano, c’est parce qu’il s’est situé comme non évangélique qu’il explique sa maladie comme une contravention aux règles du pentecôtisme. Pour guérir, il doit donc lui aussi « devenir un autre être », le second baptême catholique demeurant insuffisant pour accomplir cette « renaissance ».
52Au moment où j’ai mené cette enquête, cela faisait quatre ans que Feliciano avait été victime d’une agression par un lik’ichiri. Il continuait malgré tout de consommer régulièrement le sang d’animaux noirs et s’abstenait de boire de l’alcool. Malgré sa bonne santé physique, il se définissait comme « malade » et considérait que son état pouvait empirer s’il ne respectait pas scrupuleusement ces indications thérapeutiques. En premier lieu, les qualités intrinsèques de l’alcool sont supposées « contrecarrer » les effets curatifs du sang d’animaux noirs. Plus généralement, l’alcool est considéré comme un poison lorsque l’on souffre de la maladie du lik’ichiri. Il affaiblirait encore plus le malade, dessécherait son corps jusqu’à brûler le sunqu, voire jusqu’à le faire cuire51. Selon certains informateurs, les douleurs de la maladie du lik’ichiri commenceraient lorsque le malade boit de l’alcool :
« Au début, on ne va rien remarquer. Il va marcher tranquillement. Il va juste sentir quelque chose : “Qu’est-ce qui est en train de se passer ?” va-t-il se demander. Mais quand il va commencer à boire de la chicha, à ce moment, il va souffrir : des douleurs au ventre vont se manifester. Punaise, là, dedans, c’est comme si le tonnerre grondait, c’est dans ton ventre » (Erasmo, Urur Uma).
53Pour d’autres, la consommation d’alcool déclencherait un compte à rebours :
« On note la maladie quand on prend de la chicha [...]. C’est qu’il y a un compte à rebours : ça peut être deux semaines, un mois, comme si le lik’ichiri te donnait des vacances. Donc, tu bois de la chicha et le compte à rebours s’active : deux semaines, un mois et tu meurs » (Filberto, Vilka Phujyo, ayllu Kharacha).
54Mais dans le cas de Feliciano, la mention de l’alcool est surtout associée à un comportement : être ivre dans une chichería. Pour son entourage, c’est ce contexte qui expliquerait sa maladie. Il est donc compréhensible que sa guérison nécessite un changement radical de comportement. Rongé par la peur et la culpabilité dès qu’il ne respectait pas scrupuleusement ce nouveau modèle, Feliciano redoutait toujours l’arrivée d’une fête :
« J’aimerais bien aller à Cala Cala pour le Carnaval. La fête est belle là-bas. Mais j’ai peur car j’ai beaucoup d’amis là-bas et ils vont me faire boire. Quand ils seront ivres, ils vont me forcer. On ne peut pas discuter avec eux. Avant, j’avais beaucoup d’amis. Je buvais beaucoup. Mais aujourd’hui, non. Je ne prends même plus de chicha. C’est pour ça que j’ai changé d’amis. Ils se moquent de moi quand ils me voient. C’est pour ça que, quand j’aperçois un ami que j’avais, je me cache toujours derrière un rocher ou quelque chose » (Feliciano, Urur Uma).
55Lorsqu’il lui arrivait de consommer de l’alcool, Feliciano ressentait une douleur soudaine et violente à la hanche « comme si on lui plantait un couteau ». Boire de l’alcool était d’ailleurs considéré comme une offense : « Dieu ne veut pas », « Il ne faut pas être triste. On veut toujours de l’alcool dans ce cas pour oublier mais Dieu ne veut pas. C’est mal. » Mal à l’aise par rapport à ses amis et ses cousins catholiques, Feliciano se mettait à l’écart. Et s’il ne se cachait pas, il participait de moins en moins aux festivités :
« Je ne veux pas aller à Panacachi à pied52. Il peut pleuvoir et après la maladie revient. Mais j’ai peur des autres. Ils veulent y aller à pied et ils vont m’obliger à le faire. Je sais comment ils sont. Peut-être que je vais faire la moitié du chemin en camion et après, descendre pour être avec eux et finir à pied. Et puis, ils vont aussi boire beaucoup d’alcool et moi, je ne peux pas. Je ne sais pas comment faire » (Feliciano, Urur Uma).
56Hormis les pentecôtistes, nous sommes finalement tous allés à Panacachi en camion (le pasante53 en avait loué un). Feliciano était parmi nous. J’ai pu constater qu’il cherchait à s’isoler et qu’il demeurait souvent taciturne. Il a également tout fait pour éviter de boire. Cela étant, si sa guérison est vécue comme une conversion religieuse qui s’inspire de celles pentecôtistes, cette dernière n’a pas été sanctionnée par un rite (il n’a pas été baptisé) et aux yeux des convertis, Feliciano est toujours un catholique. C’est pourquoi, il me confia qu’il avait peur des pentecôtistes : « C’est Carnaval mais je n’ose pas rendre visite aux gens à cause des hermanos. Ils me regardent mal. Ça fait vraiment peur. J’ai peur d’eux. » Pour Feliciano, aucun des groupes religieux ne vient lui procurer un réconfort depuis qu’il a été agressé par un lik’ichiri : parce qu’il évite de boire et parfois de participer aux fêtes rituelles, il se distingue des catholiques ; non converti véritablement, il est « mal regardé » par les pentecôtistes.
57Lorsque je revins à Urur Uma en 2004, j’appris que le fils de Feliciano, Leandro, âgé de dix ans, était décédé. Il avait accompagné son père à une fête organisée dans la communauté. Feliciano s’était absenté un moment mais à son retour, il trouva son fils allongé sur un lit, inanimé. Pour certains membres d’Urur Uma, Leandro était mort parce qu’il avait consommé de l’alcool : « C’est mortel pour les enfants. » Mais pour la majorité, Leandro avait été empoisonné « à cause de la jalousie » (envidia) :
« Ils ont dû l’empoisonner par jalousie, à cause des terrains. Ici, il ne faut faire confiance à personne même si nous sommes une seule et même famille. Ils sont tous jaloux. C’est pour cela qu’il est dangereux de boire de l’alcool car les gens en profitent pour faire du mal, pour empoisonner. C’est pour ça Lola, que tu ne dois pas manger ailleurs, tu ne dois pas accepter la nourriture des autres. C’est pour cela que moi, je ne bois plus d’alcool54. »
58Feliciano était également persuadé qu’il s’agissait d’un infanticide. Pourtant, la communauté se dispensa de le plaindre et de le considérer comme une victime. On l’accusa de négligence :
« Pourquoi a-t-il laissé son enfant [Imarayku wawanta kacharin] ! ? Il ne faut pas. Moi, je ne laisse jamais Felix tout seul, jamais. C’est très dangereux, je l’accompagne toujours, je le surveille toujours [cuidanipuni]. Leonardia, elle laisse souvent Rodolfo tout seul. Ce n’est pas bien, c’est dangereux. »
59La responsabilité de la mort de l’enfant imputée à Feliciano suscitait même la colère de certaines : « Il a laissé son fils tout seul. Je suis très en colère contre Feliciano. » Ces reproches renvoient au modèle selon lequel des parents ne doivent quitter leur enfant sous aucun prétexte : « Ne laisse pas ton enfant » (ama wawaykita kachariychu) constitue une injonction omniprésente ; la surveillance des parents doit être constante et ils doivent éviter de déléguer cette responsabilité à d’autres membres de la famille nucléaire. Mais ces accusations montrent aussi que la contrition dont avait fait preuve Feliciano depuis la maladie du lik’ichiri n’était pas suffisante pour suggérer empathie et compassion. Jugé responsable de la mort de son fils, il devait aussi renoncer à une justice communautaire et se soumettre au fait intolérable d’un infanticide jamais jugé, condamné et puni. Pour Feliciano, ce qui importait, c’est que « la vérité se sache et que les coupables soient punis ». N’ayant pas l’argent pour payer un avocat, il espéra « une justice de la communauté ». Pour ce faire, il décida de procéder à des investigations et de réunir les indices nécessaires pour l’enquête. Il me pria de l’aider. Nous procédâmes à un enregistrement qui devait faire office de témoignage. Leandro n’était pas le seul enfant à la fête. Il était accompagné d’Andrés âgé de onze ans. Or, celui-ci avait reçu la même boisson. Depuis lors, il souffrait de dommages cérébraux irréversibles lesquels lui avaient ôté la vue. Il avait aussi de graves difficultés d’élocution et avait perdu l’équilibre ce qui fait qu’il avait beaucoup de peine à marcher. Après ce tragique témoignage, nous décidâmes de présenter l’enregistrement à la réunion qui avait été décidée en présence du corregidor55 et du jilanqu d’Urur Uma. Mais lorsqu’on s’aperçut de ma présence, la réunion fut soudainement annulée et reportée : « C’est dommage que la réunion ait été annulée parce que tu aurais pu faire pression et les coupables auraient été obligés de payer quatre vaches à Feliciano », me dit une amie d’Urur Uma. Ce report se reproduisit deux fois, jusqu’à mon départ. Je confiai alors l’enregistrement à Feliciano afin qu’il pût lui être utile. Mais à ce jour, à ma connaissance, aucune enquête n’a été menée.
60Feliciano n’est pas le seul à avoir fait l’objet de ragots étiologiques. Ce fut aussi le cas de Luisa, une jeune fille morte à l’âge de vingt ans. Pour certains, elle était morte à l’hôpital à cause « d’une maladie au ventre » ou encore d’une anémie tandis que pour son père, c’était à cause des médecins : « Ma fille est morte à vingt ans. Ils lui ont pris son sang à l’hôpital. Elle était à Cochabamba. Elle est rentrée à Llallagua mais elle est morte dans le bus. » Mais pour la commère de la défunte, Luisa aurait été victime d’un lik’ichiri dans une chichería :
« S. : Non, Luisa n’est pas morte comme cela. Son père n’est pas au courant. Mais tu ne dois rien lui dire, c’est un secret. Il ne doit rien savoir. En fait, elle est morte du lik’ichiri à Cochabamba. Un dimanche, elle est allée dans une chichería. Elle a bu et dansé et à un moment, pendant qu’elle dormait, le lik’ichiri lui a pris son sang. Ils prennent très rapidement.
L. C. : Et ce lik’ichiri, c’était qui ? Un homme ?
S. : Un homme, une femme, je n’en sais rien56. Comme Luisa était ivre, elle ne se rappelait plus rien. Après, elle est revenue à Llallagua. Comme elle était très mal, ils l’ont amenée à l’hôpital de Llallagua mais elle est morte presque aussitôt.
L. C. : Si son père n’est pas au courant, comment l’as-tu été, toi ?
S. : C’est une jeune fille d’Urur Uma qui me l’a confié. Cette fille travaillait avec Luisa à Cochabamba dans la même maison. Comme elle est évangélique, elle n’est pas allée à la chichería. Luisa lui a raconté en rentrant. Personne n’est au courant. Il n’y a que cette fille et moi. Luisa est revenue seule à Llallagua. Son amie, elle est restée à Cochabamba. Elle est morte il y a deux ans. Mais ça fait seulement un mois que je suis au courant. Je ne l’ai dit à personne. J’ai beaucoup pleuré quand la fille m’a expliqué. J’ai très peur pour José [fils du locuteur] : il peut se faire prendre sa graisse dans une chichería à Cochabamba. C’est très dangereux.
L. C. : Et pourquoi tu ne dis pas la vérité à Primitivo [père de Luisa] ?
S. : Maintenant qu’elle est morte, ça ne changerait rien. Luisa est arrivée à Llallagua, morte. Les gens ont accouru voir Primitivo en lui disant que sa fille était morte à l’hôpital de Llallagua. Luisa ne pouvait rien dire à l’hôpital car elle était mourante. Elle n’a pas pu arriver à Urur Uma. Personne n’est au courant : ni son père, ni sa mère. Dimanche, son âme est venue nous voir avec deux chiens » (Sofía, catholique, Urur Uma).
61L’histoire de Mario est similaire. Ce jeune homme d’Urur Uma décéda lui aussi très jeune. Musicien, il était allé à Potosí pour participer à un festival. Il s’arrêta dormir à Challapata. À son retour, il était très affaibli et souffrait beaucoup. Pensant que ce n’était pas grave, sa famille tarda à l’envoyer consulter un médecin puis elle décida de le faire hospitaliser à Oruro. Les médecins ne purent rien faire et il y mourut. Si quelques-uns affirmèrent qu’il était décédé d’une « maladie au ventre », la grande majorité des habitants déclara que c’était un lik’ichiri qui l’avait tué. Certains évoquèrent les médecins de l’hôpital où il avait séjourné avant de mourir : ceux-ci lui avaient pris sa graisse car aucun membre de sa famille ne l’avait accompagné. Pour d’autres, c’est sur son lieu de travail, à Cochabamba, alors qu’il était ivre, qu’un lik’ichiri lui avait ôté sa graisse. Pour d’autres encore, c’est à Challapata que Mario avait été agressé. Il avait bu beaucoup d’alcool et constituait ainsi une proie facile pour les lik’ichiri. On dit aussi que sur le chemin du retour, il s’était arrêté dans un hôtel. Là, les versions diffèrent encore :
« M. : Un jeune est mort ici, oui, du lik’ichiri. Il y avait un festival à côté de Potosí. Et donc il avait été à ce festival. Il y avait été avec un groupe d’artistes pour danser, jouer au festival. C’était un artiste. Et de Potosí, ils se sont arrêtés à Challapata pour dormir. Ils dormaient ensemble mais lui était allongé un peu plus loin. C’était dans une maison. Et lui a remarqué un monsieur. Cette personne était penchée vers lui.
L. C. : C’était un membre du groupe ?
M. : Non. Donc il a remarqué ce monsieur. Mais il n’a pas pensé qu’il était lik’ichiri. Il l’a vu, c’est tout. Quand il est arrivé à Llallagua, il a beaucoup souffert. Il n’a même pas pu arriver jusque-là. Il avait très mal au ventre. Mais ils n’ont pas pensé au lik’ichiri. Ils l’ont amené à l’hôpital d’Oruro. Après, ils l’ont opéré. Il n’a pas bien résisté à l’opération je crois. Il a récupéré deux semaines après. Et donc il est sorti de l’hôpital et il est venu ici. Et il est mort. Il était jeune : vingt ans, trente ans pas plus. S’ils l’avaient emmené directement ici, il aurait guéri. Mais à l’hôpital, ils ne savent pas, ils ne guérissent pas ça. S’ils avaient pensé au lik’ichiri, il serait vivant aujourd’hui » (Modesto, pentecôtiste, Urur Uma).
« C’est une femme qui lui a pris sa graisse. Une nuit, il est allé dans un hôtel avec des cholas pour chanter. Puis, il a couché avec l’une d’elles. Après, il n’a rien dit car il avait trop peur de dire la vérité à Estefania [sa femme]. Elle est très jalouse, elle. C’est pour ça que maintenant, elle veut plein d’hommes » (Sofía, catholique, Urur Uma)57.
62À travers l’ensemble de ces ragots étiologiques, les locuteurs des deux groupes religieux condamnent des comportements susceptibles de menacer l’équilibre de la communauté, en premier lieu, la migration. À Urur Uma, les jeunes gens ont de plus en plus souvent recours à des migrations temporaires voire définitives (Llallagua, Cochabamba, Santa-Cruz, La Paz, Mendoza) pour aller à l’école, au collège ou à l’université, pour travailler et changer de mode de vie. Cet exode des jeunes affecte la communauté qui se « vide » ; les parents voient leurs efforts accrus en période des semailles et des récoltes car ils ne bénéficient plus de l’aide de leurs enfants. Les migrants ne peuvent plus accomplir les charges rituelles et civiques. À Urur Uma, certains migrants sont élus jilanqu dans l’espoir de les faire « rester » dans la communauté. Contraints d’accepter cette charge, ils n’en demeurent pas moins absents préférant consacrer leur temps à leurs activités sur le lieu de migration. Ils sont alors violemment critiqués. Enfin, en raison des migrations, les fêtes ou les rituels sont voués à disparaître peu à peu ; l’argent gagné par la nouvelle génération n’est pas investi dans la communauté (achat de bétail, de matériel agricole, prise en charge des fêtes patronales) mais reste dans la sphère privée (achat ou location d’une maison sur le lieu de migration, achat de biens manufacturés notamment). Si la migration n’est pas exclusivement condamnée (elle peut être aussi encouragée), elle est en tout cas considérée comme périlleuse : les attaques de lik’ichiri ont lieu à l’extérieur de la communauté et dans la plupart des cas, la proie du lik’ichiri est un migrant. Agressé, celui-ci souffre et revient, à chaque fois, dans sa communauté, souvent avec peine. C’est là qu’est établi le diagnostic. C’est aussi là que le malade attend la mort. Le migrant revient donc dans sa communauté avec une empreinte qui est celle de la perte et de l’extraction. La migration est dépeinte comme un morcellement.
63Dans les ragots que nous avons rapportés, un autre thème est récurrent : celui du choix thérapeutique biomédical, celui de l’abandon et de la solitude du malade au sein de l’hôpital. Luisa est seule dans un établissement à Cochabamba, Mario est seul à l’hôpital d’Oruro. Plusieurs reproches sont adressés en filigrane à la famille du jeune homme : ne prenant pas au sérieux les plaintes de Mario (et probablement aussi pour ne pas dépenser d’argent), elle a attendu longtemps avant de le soigner. Elle a aussi choisi une thérapie biomédicale en le faisant hospitaliser, qui plus est, dans une grande ville comme Oruro : « Ils auraient dû le ramener ici. On l’aurait soigné. Mais non : ils l’ont amené à l’hôpital. Ils ont fait tout le contraire. » Enfin, sa famille l’aurait laissé seul à l’hôpital « comme un chien » :
« À l’hôpital, il était enfermé dans une grande salle très froide, avec plein de malades. Il a dû mourir de froid je pense. Il n’y a qu’en présence de la famille qu’ils font attention à toi. Sinon, ils te jettent là dans une salle comme un chien, c’est tout. Ils donnent aussi plein de médicaments. Qu’est-ce que ça peut être ? On ne sait pas. Donc là ils l’ont opéré et rien. Il était tout seul à l’hôpital. Ils l’ont jeté à Oruro, c’est tout. Estefania [sa femme] était ici, dans sa maison. Elle allait de temps en temps seulement à Oruro [...] Après une semaine ou deux et il est mort » (Sofía, Urur Uma).
64Cet abandon contraste nettement avec la participation active de la famille dont bénéficie le malade lors d’une cure chamanique (celle-ci ayant d’ailleurs souvent lieu au domicile du malade) par exemple. Ces témoignages renvoient au modèle social selon lequel il faut éviter de laisser un membre de sa famille seul (que ce soit à l’hôpital ou ailleurs, comme sur le lieu de migration) sous peine d’infortune. La licence sexuelle (et l’ivresse qui l’accompagne) est perçue enfin comme une forme d’individualisme nuisant à la famille. Feliciano témoigne :
« Il y avait beaucoup de filles qui venaient me parler quand j’étais bien, sain [pas malade]. J’avais un négoce. Je vendais du bétail et j’avais beaucoup de chance. Je gagnais de l’argent et les filles ne me laissaient pas. Elles me disaient que j’étais jeune. C’était comme ça. Après, quand je suis tombé malade, ce n’était plus le cas. Pourquoi devrais-je y penser ? ! Je suis en train de faire du mal à mon épouse, je me dis. Je me battais souvent aussi. C’est comme ça que je vivais. J’avais une mauvaise vie. Maintenant, non. J’ai des enfants, je dois m’en occuper. Ça ne me convient plus » (Feliciano, Urur Uma).
65La maladie du lik’ichiri apparaît ainsi comme un contrôle social visant à établir la fidélité conjugale des époux qui se trouvent séparés. L’intervention du lik’ichiri dans ces commérages étiologiques est donc éminemment morale puisqu’elle prône la sobriété et la maîtrise de ses désirs. À la lumière des parties précédentes, ce constat n’est guère étonnant. Toutefois, ici, le malade n’est pas seulement responsable. Rappelons le rôle déterminant des évangéliques dans la diffusion de ces commérages étiologiques. Pour les pentecôtistes (et les catholiques qui subissent leurs influences), le malade est coupable et dangereux car son comportement « diabolique » menace la communauté. La religion pentecôtiste a fait de la consommation d’alcool un acte exclusivement mauvais pour la collectivité. C’est pourquoi, la peur et la culpabilité sont devenues omniprésentes dans les fêtes. À Urur Uma, durant le Carnaval, certains catholiques se cachent pour boire de l’alcool car les voisins évangéliques les observent et disent qu’ils « boivent le diable ». Certains refusent d’assister au Carnaval malgré l’envie qu’ils en ont et même pour certains s’ils ont participé aux préparatifs. Ce fut le cas d’une famille qui avait non seulement acheté de la chicha et de la coca mais avait aussi passé plusieurs semaines à confectionner des habits pour l’occasion. Au dernier moment pourtant, elle préféra renoncer à toute participation.
66Certains hommes m’ont confié qu’à Urur Uma, plusieurs étaient morts de cette maladie car ils n’avaient pas osé dire la vérité à leur épouse. Ils témoignaient de l’empathie pour les défunts qu’ils jugeaient responsables mais non coupables (soit parce qu’ils étaient catholiques, soit parce qu’ils étaient très liés au malade) :
« S. : Le père d’Inés58, on m’a dit que c’était une femme, le lik’ichiri. Il était seul avec une femme. Elle l’a fait dormir et elle s’est échappée. Après, il était mourant. C’était une cholita. Il est resté endormi. Quand il est rentré chez lui, sa femme l’a engueulé. Il est mort au Chaparé. On meurt vite de ça.
L. C. : Où est-ce qu’il avait rencontré la cholita ? Au Chaparé ?
S. : Non, à San Miguel. Il était à la fête de San Miguel car beaucoup de monde se réunit. C’est comme Carnaval. Les gens viennent de partout. La cholita lui a parlé, elle l’a suivi et elle l’a fait dormir. Il avait peur d’avouer à sa famille que c’était le lik’ichiri. S’il avait pris un mouton, peut-être qu’aujourd’hui il serait guéri.
L. C. : Pourquoi avait-il peur d’avertir sa famille ?
S. : Sa femme l’aurait sermonné : “Pourquoi as-tu suivi une cholita ?”, tout ça. Il est très vite allé au Chaparé.
L. C. : Et pourquoi il ne s’est pas soigné lui-même ?
S. : Il n’a pas eu le temps. Il était mal, il est rentré au Chaparé avec sa famille. Et, au Chaparé, il n’y a pas de mouton.
L. C. : D’où venait cette cholita ?
S. : On ne sait pas d’où elle venait. Les gens viennent de partout à San Miguel.
L. C. : Mais qu’est-ce qui s’est passé exactement avec cette cholita ?
S. : C’est que les deux sont allés à la fête. Comme il était jeune, tu comprends... Le père d’Inés a séduit la cholita. Elle a accepté mais avec une autre intention. Et comme ils étaient seuls tous les deux, elle l’a fait dormir.
L. C. : C’est pour ça qu’il ne pouvait rien dire à sa famille ?
S. : Bien sûr.
L. C. : Et comment as-tu su tout cela ?
S. : Il me l’a raconté, au Chaparé. Il était mourant.
L. C. : Qu’est-ce qu’il avait ?
S. : Des douleurs au ventre, de la température.
L. C. : Et il n’a pas dit que c’était le lik’ichiri ?
S. : Il avait honte. Il avait une épouse, des enfants, ses parrains, ses beaux-parents aussi. Il ne pouvait rien dire et il s’est enfui au Chaparé pour mourir, c’est tout. La entrada de San Miguel était un samedi. Je ne me rappelle plus quel jour il est revenu au Chaparé.
L. C. : Et comment savait-il qu’il était malade du lik’ichiri ?
S. : C’est Primitivo [son cousin]. Sa hanche était verte, violette : “Tu vas mourir du lik’ichiri” lui a-t-il dit.
L. C. : D’autant qu’il ne pouvait pas se soigner.
S. : Bien entendu. Il n’a rien dit à sa femme, sa famille. Il supportait : “C’est mieux que je m’en aille” se disait-il. Il était en train d’halluciner » (Segundino, pentecôtiste, Entre Ríos).
67Certains hommes victimes du lik’ichiri feraient aussi mention des mauvaises conditions de travail pour expliquer leur maladie et camoufler ainsi le fait qu’ils aient trompé leur épouse. Pire, ils se rendraient à l’hôpital en sachant que les soins sont inefficaces, comme dans le cas de Mario :
« E. : Une chola lui a pris sa graisse, c’était une fille. Lui, il travaillait à la Fédération des Ayllus et il voyageait beaucoup pour son travail. Il voyageait à Oruro, à Potosí, à La Paz. Et donc une nuit, il est allé dans un hôtel avec une fille. Après, pendant qu’il dormait, la fille lui a pris tranquillement sa graisse. Le jour suivant, il s’est réveillé normal, sans rien. Mais quand il a mangé, à ce moment, des douleurs au ventre ont commencé. Ça continuait, ça continuait. Et donc il a pensé : “Je vais aller à l’hôpital, ils vont me soigner. Je dois aller à l’hôpital.”
L. C. : Mais il savait lui que c’était à cause du lik’ichiri ?
E. : Bien entendu.
L. C. : Et donc pourquoi il n’a pas dit que c’était ça ?
E. : C’est qu’il ne pouvait pas avouer aux gens, il ne pouvait pas dire : “J’ai couché avec une fille et elle m’a pris ma graisse” car les gens pourraient mal penser. Et donc, il a été à l’hôpital et il est mort.
L. C. : Sans jamais rien dire ?
E. : Sans avertir. Jusqu’à sa mort. Il n’a jamais rien dit jusqu’à sa mort. Il ne pouvait pas non plus dire à son épouse qu’il avait été avec une cholita, tu vois.
L. C. : Et donc comment on a su que c’était une cholita s’il n’a jamais rien dit ?
E. : C’est qu’il l’avait dit à quelques-uns, il l’avait dit à ses amis : “J’ai couché avec une fille et elle m’a pris [ma graisse].” Après, eux ils ont averti les autres.
L. C. : Et sa femme, elle sait ?
E. : Elle sait. Quand on l’a avertie, elle a dit : “Mon époux est un dragueur !” » (Erasmo, Urur Uma)59.
68Parfois, « le bon diagnostic » est fait à temps ; honteux, le malade peut malgré tout être sauvé :
« S. : Un jeune, Sabino, s’est fait prendre la graisse. Je l’ai rencontré à mon travail. Je voulais te le présenter pour que tu lui demandes. Il était maigre. Il s’est enivré dans une fête, en août je crois. Et là, le lik’ichiri l’a attrapé. Après, il ne l’a pas dit à sa maman. Mais il est tombé malade et sa mère l’a emmené à un yatiri. Lui il a dit : “Le lik’ichiri t’a attrapé60.” Il avait mal à la tête, il avait de la température, il était sans envie. Le yatiri a regardé et il avait une marque ici [hanche] et il s’est soigné. Mais jamais comme avant. Avant, il n’était pas comme ça.
L. C. : Et pourquoi n’a-t-il rien dit à sa maman ?
S. : Pour ne pas se faire gronder » (Segundino, pentecôtiste, Entre Ríos).
69Enfin, d’autres « victimes » auraient plus de chance. Filberto me raconta l’histoire de son cousin lui aussi victime d’une cholita/lik’ichiri qu’il avait courtisée dans le bourg d’Aymaya lors de la fête du Rosaire. Très affaibli, il était retourné chez lui et avait tout expliqué à son épouse :
« Dans certains couples, on peut tout dire. On n’a pas peur d’avouer la vérité. Certains s’entendent très bien avec leur épouse. Et donc, ils se disent tout. Il n’y a pas de secret » (Filberto, Vilka Phujyo, ayllu Kharacha).
70La maladie du lik’ichiri est bel et bien une maladie dont on a honte. J’ai souvent observé des personnes souffrant de douleurs abdominales protester vivement lorsque leur sœur ou leur commère évoquait le lik’ichiri pour expliquer leur état. Ils niaient de façon virulente. Offensés, ils protestaient : « Mais comment pouvez-vous me dire ça ? ! »
L’accusation pentecôtiste : une prédation légitime
71À Urur Uma, les malades du lik’ichiri se sentent fautifs et s’enferment dans le mutisme : « Qu’est-ce que tu veux qu’ils disent ? Car ils ont une famille. Ils ne peuvent donc rien dire. Ils ont peur. » Ils souffrent en silence et parfois, attendent la mort avec résignation. Le cas de Feliciano a montré que le malade peut aussi changer radicalement de mode de vie et adopter les principes dictés par le pentecôtisme. Dans ce cadre, on comprend qu’il n’y ait pas de passage de la maladie du lik’ichiri à l’accusation d’un individu déterminé : l’intervention du prédateur est légitimée puisqu’elle fait office de contrôle social et moral. Les soupçons émis par les malades (sous la pression de l’entourage) n’ont en effet jamais donné lieu à des mises en accusation personnelles ou collectives. Tout resta au niveau du soupçon. J’ai longtemps été déconcertée par le fait que Feliciano ne cherche pas à se venger, ou du moins à chercher à savoir précisément qui était le lik’ichiri qui lui avait tant gâché la vie. Car s’il n’avait aucune certitude sur son indentité, en revanche, il était sûr qu’il avait bel et bien été victime d’une agression de lik’ichiri. L’important pour lui n’était cependant pas le lik’ichiri mais sa maladie. Il s’agissait pour lui de réinjecter un « je » dans un univers discursif où seule la personne du lik’ichiri monopolisait l’espace, un « je souffre » alors que les mentions des lik’ichiri potentiels dans les ragots ne faisaient que décrire sa responsabilité et sa culpabilité.
72En définitive, lorsqu’un individu était supposé avoir subi l’extraction de sa graisse, les habitants de la région étaient bien plus intéressés par le contexte de la maladie que par l’identité des lik’ichiri en elle-même. La maladie constitue en effet un support idéal pour indiquer tacitement des règles et ce faisant, établir un contrôle social informel au sein de la communauté. Si la rumeur permet le témoignage, la maladie autorise ainsi le ragot. Dans le premier cas, la dimension collective de l’énoncé se transforme en confidence intime ; dans le second cas, le discours d’une expérience privée (la maladie) est supplanté par des énoncés au service de la communauté. Dans ce cadre, l’identité du lik’ichiri et son accusation sont délaissées au profit du contexte étiologique. En outre, dans les communautés où la présence du pentecôtisme est forte comme à Urur Uma, la maladie du lik’ichiri est envisagée comme une maladie sanction, si ce n’est comme un châtiment divin. La figure du lik’ichiri procure dès lors un support narratif visant principalement à rappeler les injonctions éthiques du pentecôtisme : ne pas boire d’alcool, ne pas aller dans les fêtes, ne pas avoir de relation sexuelle avec un/une inconnue entre autres. Ce support narratif est destiné non pas à parler de l’identité du lik’ichiri (une cholita) mais à fournir certains détails sur le comportement du malade (voire de sa famille) et le contexte de son agression en vue de le stigmatiser, voire de l’ostrasciser. Le malade ne peut donc qu’assumer seul sa culpabilité. Le lik’ichiri veille au respect du dogme évangélique tandis que sa proie s’engage à expier ses fautes. C’est pourquoi, la thérapie passe par la prise de conscience, si ce n’est la confession, de sa propre responsabilité. Le malade du lik’ichiri n’est plus une victime mais un pécheur. Comme le remarque un pentecôtiste d’Urur Uma : « Le lik’ichiri prend surtout [la graisse] de ceux qui sont ivres. » Les coupables ne sont donc pas les prédateurs dont on ignore l’identité : ce sont les ivrognes c’est-à-dire ceux dont la déviance s’affiche aux yeux du groupe communautaire, ceux dont le comportement « diabolique » devient visible par tous.
73Qu’en est-il du lien entre la rumeur et l’accusation ? Les travaux de Gilles Rivière (1991) et de Nathan Wachtel (1992), ont montré que la rumeur pouvait donner lieu à des mises en accusation. Dans les communautés considérées dans ce travail, les conflits exprimés dans les rumeurs de lik’ichiri ont donné lieu à la stigmatisation d’une catégorie de personnes (les gens de Challapata, les cholitas des zones urbaines, les médecins) mais non à l’accusation d’une personne spécifique. Cette absence ne signifie pas pour autant que les membres d’Urur Uma n’aient pas conçu une sanction dans les cas où ils identifieraient une personne : elle sera brûlée vive ou bien enterrée vivante. Ce châtiment n’a néanmoins, à ma connaissance, jamais été appliqué. On évoque le pouvoir du prédateur pour justifier ce fait : « Il a beaucoup de pouvoir, on ne peut pas le tuer », « Il ne se laisse pas voir », « On ne peut pas l’attraper », « On ne peut jamais savoir qui c’est. » La communauté n’a effectivement jamais été menacée en son sein par un lik’ichiri. Dans les cas mentionnés par Gilles Rivière et Nathan Wachtel, les individus soupçonnés étaient des comunarios. Une fois l’imputation établie, il est évident que l’individu mettait en danger l’ensemble du groupe. Mais pour mes interlocuteurs, le lik’ichiri agit en dehors de sa communauté pour ne pas être reconnu :
« E. : Il y a un monsieur, Juan. Lui, c’est un lik’ichiri. Il est très connu. Nous savons tous que c’en est un.
L. C. : Et vous ne l’attrapez pas, vous ne le tuez pas ?
E. : Non. C’est que c’est interdit de tuer quelqu’un. Et puis, lui, il ne le fait pas dans la communauté. Il ne le fait plus. Non il va loin. Il va loin pour prendre aux gens [leur graisse]. Il ne prend pas aux gens de la communauté sinon, les gens se révolteraient et le tueraient » (Esperanza, ayllu Kharacha).
74Pour que la rumeur donne lieu à une accusation, il faut que le conflit personnel dont elle permet le témoignage devienne un conflit subi collectivement. Fort heureusement, je n’ai pas assisté à de pareils soulèvements. J’ai pourtant été moi-même accusée pendant que j’étais partie avec Modesto dans les vallées. Une habitante d’Urur Uma était allée voir Elvira en lui disant : « Mais c’est dangereux, cette Lola est sans doute un lik’ichiri. Elle est partie avec ton mari pour lui prendre sa graisse. » Agacée, Elvira lui avait répondu ironiquement : « Oui, comme ça, elle me rapportera plein d’argent, je suis ravie. » Vexée, la femme était repartie. L’accusation n’avait pas « pris » si je puis dire. Mais cet échange rapporté par Elvira m‘avait inquiété malgré tout. Plusieurs éléments expliquent le comportement accusateur de cette femme. Selon Elvira, c’est parce qu’elle était jalouse. Beaucoup d’habitants étaient en effet envieux d’Elvira et de Modesto imaginant que le fait de m’héberger leur procurait beaucoup d’argent ou d’autres avantages matériels. Pour éviter une attaque sorcellaire, Elvira et Modesto prenaient toujours soin de dissimuler les biens que je ramenais de la ville dans une malle (couvertures, lampes de poche, polleras par exemple). Il fallait aussi se cacher pour manger les produits que je ramenais certains dimanches de Llallagua (bonbons, pain, brioche, chocolat en poudre, fruits notamment). Outre « l’envie » (envidia), le fait d’avoir été à pied dans les vallées avec Modesto a aussi été un élément déclencheur. En 2000 en effet, plus personne ne faisait ce trajet à pied préférant le camion beaucoup plus rapide et moins fatiguant. Modesto était le seul de la communauté à le faire encore. Il fallait bien me connaître pour comprendre ce qui pouvait me motiver à marcher ainsi dans la montagne durant cinq jours. Pour cette femme avec qui je n’avais jamais conversé personnellement, cette initiative tout à fait inhabituelle était suspecte. Heureusement, je connaissais Urur Uma depuis deux ans. Outre les liens forts qui m’unissaient à Modesto et à Elvira (des liens d’ailleurs inaliénables puisque j’étais la marraine de leur fils), les relations que j’avais avec la plupart des habitants étaient relativement bonnes, d’autant que je participais, à l’égal de chaque comunario, à tous les travaux communautaires. Et à mon grand soulagement, l’accusation de cette femme a suscité beaucoup d’hilarité de la part des autres habitants.
75Un autre cas d’accusation relativement insolite m’avait été rapporté à Cochabamba alors que je discutais avec un groupe de Nord-Américains dans un café. L’un d’eux me confia avoir été soupçonné puis accusé d’être un lik’ichiri dans le village de Moscari (bourg des vallées) où il séjournait. Cet États-uniens travaillait pour le Cuerpo de Paz61. Passionné d’ornithologie, le jeune homme passait de longs moments à se promener avec des jumelles et avec des livres afin d’identifier les oiseaux de la région. Ce comportement suscita la crainte des habitants. Ils pensaient qu’il établissait un repérage pour accaparer les terres de la région. De plus, ne parlant pas le quechua, il avait beaucoup de difficultés pour s’intégrer et préférait s’isoler pour s’adonner à la lecture. Pensant qu’il était un lik’ichiri qui travaillait pour les États-Unis, les gens de Moscari lui ordonnèrent de partir le plus rapidement possible sous peine de brûler ses affaires et de le tuer. Quelques jours après, il revint muni d’un document officiel du Cuerpo de Paz. Le document stipulait qu’il était formellement interdit de travailler pour le Cuerpo de Paz lorsque l’on était lik’ichiri ; l’institution n’acceptait pas ces personnes. Le document suffit à prouver la bonne foi du jeune homme qui put retourner au village et continuer « sa tâche » en toute tranquillité. Il ne fut plus jamais menacé. Cet exemple montre bien que c’est le comportement prédateur ou potentiellement prédateur (le fait de ne pas être dans des relations d’échange, ni même verbal) d’un individu qui génère des soupçons (« c’est un espion qui veut prendre nos terres ») et non pas tant la couleur de peau, l’origine sociale ou le statut économique. Mais il montre aussi que lorsque ce comportement menace le cœur de la communauté, les soupçons peuvent céder la place à une attitude plus offensive : des accusations collectives, des menaces si ce n’est des lynchages.
Notes de bas de page
1 Pour un compte rendu critique des diverses interprétations de la rumeur, voir Bonhomme (2009).
2 Voir Portocarrero Maisch et Soraya Irigoyen (1991), Rockfeller (1995).
3 Voir notamment les intellectuels péruviens : Ansión (1989), Sifuentes (1989), Portocarrero Maisch et Soraya Irigoyen (1991). Durant la période du Sentier Lumineux, le pishtaco a pris les traits de terroristes ou bien de militaires Les rumeurs de pishtaco seraient alors un moyen de comprendre les événements violents de l’histoire de leur nation. Pour ces auteurs, le pishtaco serait une personnification de l’inégalité violente des relations Pérou/États-Unis et campagne/capitales urbaines.
4 Voir : Aguiló (1983), Bellier et Hocquenghem (1991), Huanacu et Pauwels (1998), Portugal (1993).
5 Voir : Bellier et Hocquenghem (1991), Huanacu et Pauwels (1998), Molinie-Fioravanti (1991), Salazar-Soler (1991), Wachtel (1992).
6 Voir : Bellier et Hocquenghem (1991), Salazar-Soler (1991), Szeminski et Ansión (1982).
7 Voir : Molinie-Fioravanti (1991), Mroz (1992), Szeminski et Ansión (1982), Taussig (1987).
8 Voir : Fernández Juárez (2008), Morote-Best (1988), Manheim et Van Vleet (2000), Molinie Fioravanti (1991), Paredes (1920), Rivière (1991), Salazar-Soler (1991), Wachtel (1992).
9 Selon Molinie-Fioravanti (1991) et Fernández Juárez (2008), l’usage médicinal de la graisse humaine dans les Andes pourrait avoir une origine hispanique et montrer l’existence possible d’une « convergence de croyances transatlantiques » (Molinie Fioravanti, op. cit.) entre le sacamanteca hispanique et le lik’ichiri andin. Étudiant les pratiques médicinales de l’Europe au xviie siècle, les deux auteurs ont insisté sur l’usage du sang et de la graisse à des fins thérapeutiques, notamment pour soigner l’épilepsie, la tuberculose ou la phtisie. L’usage de la graisse humaine semble encore présent aujourd’hui. Alors que je me trouvais à l’hôpital de San Pedro de Buena Vista, j’entendis une femme demander à un médecin s’il était possible de lui garder la graisse des patientes qui accouchaient dans l’établissement : son fils s’était sévèrement brûlé à la hanche et elle désirait le soigner avec de la graisse humaine. Le médecin a refusé expliquant que les parturientes avaient besoin de cette graisse pour se rétablir.
10 Plus récemment, Weismantel (2001) s’est appuyé sur des théories marxistes, féministes et freudiennes pour étudier les rumeurs de lik’ichiri et y voir une expression indigène condamnant la violence raciale. Pour l’auteure, le lik’ichiri serait également une figure du père castrateur.
11 Platt et alii (2006) principalement.
12 En 1624, il figure comme étant un des ayllu de Chayanta dans « Los ayllus de Chayanta contra el Fiscal de la Audiencia sobre tierras en las Yungas de Sucusuma », Archivo National de Bolivia, Tierras e Indios, E. Año 1592, n° 149, in Platt et alii (2006).
13 Pour la fête du Niño et de Santiago par exemple, Aymaya et Jukumani se rejoignaient dans le bourg d’Aymaya alors que les autres ayllus (Kharacha, Laymi, Puraka, Ch’ullpa) se réunissaient à Chayanta. Aujourd’hui encore, le bourg Aymaya est divisé spatialement en deux : le Nord-ouest correspondant à la partie Manqhasaya avec l’ayllu Aymaya et le sud-est formé par la partie Alaxsaya avec l’ayllu Jukumani.
14 Depuis Llallagua jusqu’à la montagne Samaña Apachita située à la frontière Nord-Ouest de l’actuel ayllu Ch’ullpa soit approximativement 765 km2 (aujourd’hui, la superficie des ayllus Aymaya et Kharacha réunis est environ de 368 km2).
15 Les Gallegos sont considérés par la plupart des Aymayas comme les habitants originaires (originarios) de l’ayllu : « Les Gallegos étaient ici. C’étaient les coqs et après ils ont mis Gallegos [de l’espagnol gallo, coq]. Comme chaque groupe prenait le nom d’un animal, il y avait aussi les coqs. Ils prenaient le nom d’animaux pour se différencier » (Joselo, Urur Uma).
16 Mink’akuy : demander un service contre rétribution immédiate (Itier, 2011).
17 Qhochini (cabildo) et Quinwalluni (communauté) sont des « islas » de Kharacha c’est-à-dire que ces communautés constituent un territoire qui appartient à l’ayllu Kharacha mais qui est situé dans l’ayllu Chayantaka. D’après les sources historiographiques, cette présence de Kharacha dans l’ayllu Chayantaka s’explique par les liens de solidarité et de réciprocité entre les deux ayllus (Mendoza et alii, 1994). Selon un informateur (ancienne autorité), les gens venus pour aider Aymaya contre Challapata sont les Quispe originaires de l’ayllu Chayantaka et plus précisément des communautés de Qhochini et Quinwalluni. À l’origine, l’ayllu Kharacha aurait donc été constitué par des membres de Chayantaka.
18 Un narrateur précise : « Les hommes regardèrent leur sexe pendant qu’elles urinaient. Mais l’une d’elles n’avait pas de poils [mana milmayuqchu]. Ils la rejetèrent. » Ne pas avoir de poil pubien est en effet conçu comme une menace pour la reproduction humaine, animale et végétale : « Tu n’auras rien du tout, tu n’auras pas d’animaux, pas de nourriture, pas d’argent. »
19 Certains narrateurs issus de l’ayllu Kharacha spécifient que les terres offertes aux Kharacha par les Aymaya étaient mauvaises car inondées. Ces terres seraient devenues fertiles grâce à la culture de la luzerne.
20 Voir introduction.
21 Habitants de Challapata.
22 Le narrateur précisera que Ñiq’iri est un endroit très argileux où les marais sont abondants.
23 Nom de la montagne. Amsta signifie « montée » en aymara ; Semana amsta est traduit par le narrateur par « une montée d’une semaine ». Pour un autre informateur, piqués par des abeilles, les ennemis de Challapata furent obligés de fuir et de rester une semaine sur cette montagne.
24 De un cantito : expression qui signifie partie par partie, ici, une communauté après l’autre.
25 Pour occuper les terres, la stratégie des ayllus d’Oruro consiste à franchir la frontière en pâturant, puis à construire des maisons rudimentaires et isolées, enfin à construire plusieurs maisons dont le regroupement donnera lieu à une communauté.
26 D’autres massacres de mineurs ont été perpétrés par le régiment de Challapata bien avant la dictature de García Meza.
27 Spedding (2005) établit les mêmes observations à propos d’Achacachi, foyer de kharisiri dans les Yungas.
28 Durant la colonie et la république, confluaient des négociants de toutes les régions boliviennes mais aussi du Pérou, du Chili et d’Argentine. Ces réunions donnaient lieu à des transactions commerciales qui atteignaient des sommes colossales (Blanco, 1904).
29 L’étude des trajets parcourus par les différentes caravanes de lamas est éclairante (Lecoq, 1987 ; Mendoza et alii, 1994). Les ayllus de Chayanta représentaient en effet un lieu de passage obligé pour les habitants de la région du salar de Coipasa ou de Challapata qui rejoignaient les vallées de Cochabamba afin d’échanger le sel, le ch’arki (viande de lama séchée), le quinoa ou la phasa (argile comestible utilisée en accompagnement des pommes de terre) contre du maïs, du blé, des légumes, des fruits, de la coca ou des plantes médicinales. Challapata se trouve sur l’une de ces routes (rutas llameras). Aujourd’hui, les habitants d’Urur Uma se rappellent encore les caravanes de lamas qui arrivaient de Salinas chargées de sel et faisaient une halte dans leur communauté. Là, les gens de la caravane cuisinaient leurs produits et les échangeaient contre du ch’uño, des pommes de terre, des fèves et des oignons. Puis, ils continuaient leur route vers les vallées en compagnie des ayllus Aymaya et Kharacha. Ceci indique que les gens de Salinas et de Challapata côtoyaient chaque année ceux d’Aymaya et de Kharacha. Salinas, le salar d’Uyuni et la frontière chilienne sont d’ailleurs considérés par certains comme des foyers de lik’ichiri attestant probablement du lien entre ces rumeurs et le trajet des caravanes de lamas. Un informateur identifia même le lik’ichiri à un porteur de sel de Challapata.
30 La fête de San Miguel (saint Michel) a lieu à Uncía les 29 septembre.
31 Étant donné la teneur de ces confidences, je n’ai pas pu explorer davantage le sujet et savoir, par exemple, si certaines de ces cholitas étaient des prostituées. Si des hommes d’Urur Uma m’ont tenu ces propos, ils savaient que c’est avec leur épouse que je conversais le plus souvent.
32 Cette identification a fait l’objet d’un ouvrage de Fernández Juárez (2008).
33 Ce thème a été largement traité par les anthropologues : Bastien (1982, 1987, 1992), Bernand (1985), Castellón Quiroga (1997), Fernández Juárez (1996, 1999, 2006, 2008), Suremain et alii (2003), Suremain (2006), entre autres.
34 Voir Castellón Quiroga (1997), Fernández Juárez (1996).
35 L’auxiliaire de santé du poste sanitaire de Mik’ani contestait également l’étiologie du lik’ichiri. Pour lui, il s’agissait d’anémie et il prescrivait du fer en gélule à ses patients. Vexés et dubitatifs, ces derniers ne les prenaient pas.
36 Selon Rivière (1991), les nombreuses prises de sang réalisées à Maraya en 1968-1970 par des chercheurs français ont sans doute « contribué à présenter le lik’ichiri sous un aspect plus moderne » (op. cit., p. 33) : un preneur de sang et non plus un preneur de graisse.
37 Voir aussi : Bastien (1982), Fernández Juárez (2008).
38 D’autres équivalences sont réalisées : en Amazonie, l’extraction de la graisse par le pishtaco évoque les procédés d’extraction du caoutchouc (Bellier et Hocquenghem, 1991 ; Mroz, 1992) ; dans les mines, elle renvoie aux activités d’extraction et de transformation minière (Salazar-Soler, 1991).
39 Précisons qu’en Bolivie, la médecine est privée, les soins ne sont prodigués qu’une fois qu’ils ont été payés.
40 Envenenar signifie littéralement empoisonner. Ce verbe est employé pour désigner le fait de « donner des médicaments ». Les locuteurs emploient également le substantif veneno (poison) pour « médicament ».
41 Système d’exploitation des haciendas : les paysans (peones) devaient travailler sur l’hacienda et fournissaient une main d’oeuvre gratuite au propriétaire foncier.
42 Pendant que le mythe d’origine, périodiquement énoncé, actualise publiquement la guerre potentielle menée par ces ennemis pour « prendre » des terres.
43 Les gringos ne figurent pas ou peu dans les rumeurs de lik’ichiri. Comme mes interlocuteurs me l’ont fait comprendre, le pouvoir « diabolique » du lik’ichiri n’est pas réservé à n’importe qui, « il faut être bolivien », « on le fait entre nous ». En revanche, dans les années 1980, des rumeurs de trafic d’organes ont parcouru les communautés. Elles identifiaient des étudiants en médecine, des gringos et plus récemment, des narco trafiquants à des corta wawas (« coupeurs de bébés/d’enfants ») : avec la complicité du gouvernement bolivien, un gigantesque trafic d’organes destiné à alimenter les hôpitaux était censé s’organiser. Les corps des paysans n’étaient que des marchandises, ils servaient de réserve pour fournir les hôpitaux en pièces détachées. Il convient de souligner la dimension internationale de ces rumeurs. Loin d’être circonscrites à la Bolivie, elles ont circulé dans toute l’Amérique latine et notamment au Mexique et au Brésil dans les années 1980. Sur les rumeurs de preneurs d’yeux (sacaojos), voir Portocarrero Maisch et Soraya Irigoyen (1991), sur celles des preneurs d’organes dans les bidonvilles du Nord-Est brésilien, voir Scheper Hugues (1994).
44 Seuls Castellón Quiroga (1997), Fernándo Juárez (2008) et surtout, Spedding (2005), se sont consacrés, à ma connaissance, à l’étude des kharsutas (les malades agressés par un kharisiri).
45 On dit alors que si le lik’ichiri a eu le temps de « finir son travail », la personne meurt au bout de six mois, utilisant le peu de graisse qu’il lui reste pour vivre. En revanche, si le lik’ichiri a été interrompu, la victime est censée mourir très rapidement, en une semaine.
46 D’autres symptômes ont également été mentionnés : la perte de l’appétit, les douleurs aux flancs, les céphalées et dans quelques cas, la fièvre, un teint jaune ou blanc, des tremblements, un ventre gonflé, le fait d’uriner du sang ou encore de ne plus supporter d’être à l’intérieur de la maison (claustrophobie).
47 Voir aussi Spedding (2005) pour la région des Yungas.
48 Excepté entre les membres de la famille nucléaire, le contact physique entre les hommes et les femmes doit en effet être le plus restreint possible ; les femmes tolèrent par exemple de serrer la main d’un homme pour le saluer mais elles n’apprécient guère ce contact. Il va s’en dire que la fameuse « accolade » qui a cours en milieu plus urbain pour se saluer (comme dans toute l’Amérique latine) suscite la plus vive réprobation des cholitas.
49 Pendant le Carnaval, il était venu avec un ami « nous rendre visite », Elvira, Leonardia et moi-même. Comme il se doit, nous les avions invités à boire et à manger. Ils étaient déjà totalement saouls. Crédule, j’avais accepté avec enthousiasme l’invitation à danser de la part du père de Feliciano. Au milieu de la danse, je vis Leonardia se lever et lui donner des coups de chapeau sur la tête en le traitant de voyou : il venait de me proposer d’aller à la rivière !
50 Rappelons que les évangéliques se dénomment les « croyants ».
51 En raison d’un déséquilibre thermique provoqué par l’ingestion de l’alcool « chaud » dans le corps réchauffé par la consommation de sang noir « fort » et « chaud ».
52 Chaque année, en septembre, les membres d’Urur Uma se rendent à Panacachi pour la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix.
53 Celui qui assume la charge (cargo) de l’organisation d’une fête religieuse. Il est aussi appelé mayordomo.
54 Pendant mon absence, de 2002 à 2004, le locuteur s’était converti au pentecôtisme suite à une grave maladie.
55 Dans l’organisation politique administrative et républicaine, le corregidor titular est celui qui a la gestion des cantons (la province Bustillo se divise en trois sections, Uncía, Chayanta et LLallagua) et il est désigné par le subprefecto qui a autorité sur la province. Mais dans l’ayllu Aymaya, le corregidor a été incorporé au système de charge c’est-à-dire à l’organisation originaire et ce, depuis la création du Districto Municipal Indigena (DMI) à la fin des années 1990 (Le Gouill, communication personnelle). Le corregidor est chargé de la justice dans l’ayllu.
56 D’autres personnes précisèrent que le lik’ichiri était un homme qui lui avait pris sa graisse dans un hôtel.
57 La veuve de Mario avait effectivement la réputation d’avoir de nombreux amants.
58 Durant mon séjour, la mère d’Inés était pentecôtiste mais nous ne pouvons pas avancer qu’elle l’était déjà à l’époque des faits relatés. Quant à Inés, elle était (comme ses frères et sœurs) catholique. Il n’est pas rare que les membres de la famille nucléaire n’appartiennent pas au même groupe religieux. Modesto par exemple est le seul de sa famille à s’être converti.
59 J’ai pu constater que pour expliquer la mort de son mari, elle faisait aussi mention d’une amante lik’ichiri.
60 Ceci est le seul cas que j’ai rencontré où un yatiri établit le diagnostic de la maladie du lik’ichiri.
61 Le Cuerpo de Paz est une agence fédérale indépendante des États-Unis fondée en 1961 à des fins humanitaires.
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