Chapitre VI. Le contrôle de soi, l’« anti-pensée »
p. 183-186
Texte intégral
1Dans la mesure où penser à une entité saqra est conçu comme une interpellation, il est préconisé de ne pas y penser. Par ailleurs, les pensées nostalgiques sont aussi à l’origine des actes de prédation de Nina k’araq. L’idéal est donc d’éviter « les pensées qui tombent », celles que l’individu ne contrôle pas et qui le conduisent à se couper de son environnement physique et social : « Il ne faut pas penser. Tu dois marcher normalement, tranquillement. » L’« anti-pensée » apparaît alors comme un comportement prophylactique indispensable.
2Cette « anti-pensée » est définie comme le fait d’être joyeux ou comme le fait d’être courageux. À Urur Uma, les habitants opposaient d’ailleurs souvent yuyay à kusiy : « Il ne faut pas penser, il faut toujours être joyeux. » Mais comme nous l’avons souligné, les locuteurs ne mettent pas ici l’accent sur un contenu propositionnel mais sur un verbe. Ils ne confrontent pas des pensées tristes à des pensées joyeuses mais s’efforcent de ne pas mobiliser cette faculté cognitive (yuyay). Pour être joyeux, l’individu pourra parfois changer d’exercice cognitif. Indalicio qui devait se rendre seul à Llallagua à pied me dit en me montrant son charango : « Il faut chanter, siffler, comme ça [en jouant du charango]. » Le courage bénéficie des mêmes caractéristiques : « Tu ne dois pas penser. Il faut être courageux, il faut être fort. »
3Si le groupe et les interactions cognitives qu’il provoque constituent un moyen de parvenir à ne pas trop penser, la consommation d’alcool aiderait aussi certains individus à « ne rien ressentir » :
« J’ai vu une âme. J’étais avec un compagnon dehors, pendant Todos Santos. Nous étions saouls. Nous dormions dehors. Les chiens se sont mis à pleurer, pleurer. Nous nous sommes demandés : “Qu’est-ce qu’il y a comme saqra ?” [ima saqra tiyan ?]. Je n’ai rien vu. J’allais dans les vallées. Comme je n’avais rien vu, je me suis préparé pour partir et j’ai continué mon chemin. Si j’avais été seul, je n’aurais pas continué car ça fait très peur. Mais comme j’étais avec mon compagnon, je n’y pensais pas. Puis, en marchant, je me suis retourné et j’ai vu l’âme : un homme. Il marchait très vite avec un pantalon blanc, comme une personne. Je n’ai pas eu peur car j’étais saoul. Je ne sentais rien [ni ima sentinichu] » (Edgar, Tanga Tanga).
4Grâce à l’ébriété, l’individu réussit à « être fort ». Si cet état modifié de conscience est d’ordinaire défini comme dangereux1, il est appréhendé ici comme un support pour ne pas avoir peur : ivre, l’individu n’accorderait pas d’importance (yuyay) à sa vision.
5Cela étant, l’« anti-pensée » n’est pas seulement prophylactique. Elle constitue aussi un idéal social auquel se réfèrent les paysans. Les proies des prédateurs seraient en effet les plus faibles c’est-à-dire les plus « timides », celles qui ont peur. Alors que son cousin avait subi l’attaque d’un lik’ichiri, Erasmo m’expliqua :
« Le lik’ichiri ne le fait pas à n’importe qui parce qu’il observe. Il observe [sa proie] comme un chat. Un chat l’observe, il veut la manger, il veut manger une souris, une souris très douce. Il l’attrape très rapidement. Si la souris est très maligne, elle se sauve. C’est un peu comme ça avec les gens. L’un est en train de faire ça, il le poursuit. Mais si c’est un bandit, il ne l’attrape pas. Il fait bien attention. Si c’est quelqu’un de timide, alors il l’attrape et lui fait [lui retire sa graisse] avec sa machine » (Erasmo, Urur Uma).
6Ces commentaires valorisent le narrateur et montrent que l’agression dépendrait du caractère de chacun. À Tanga Tanga, l’infortune opère d’ailleurs comme un signe de distinction sociale au sein de la communauté : elle distingue ceux qui sont faibles (ceux qui ne contrôlent pas leur yuyay) et ceux qui sont forts, courageux et invulnérables. Alors que nous déjeunions et que nous parlions du Maître de la montagne (je venais de rendre visite à la famille d’Edgar dont la maison se trouvait à proximité de la montagne du Maître), Justina proclama : « Edgar, Awki marka l’a vu, toi aussi il t’a vue, il a vu aussi Apolinario, mais moi, non. » Le constat est identique dans le cas de la malaria : rappelons que les locuteurs différenciaient les faibles qui avaient été pris par les moustiques parce qu’ils avaient eu peur ou qu’ils avaient maugréé et les courageux qui avaient été épargnés. Cette distinction était appuyée par des moqueries souvent suivies de potins sur le comportement émotionnel de la personne. À Tanga Tanga, une femme souffrait d’un œil infecté et peinait à faire paître les chèvres. Sa douleur était insupportable. L’infection avait fait suite à une rage de dent qu’elle n’avait jamais soignée. L’autre œil commençait également à la faire souffrir. Sa sœur s’inquiéta de savoir comment elle allait poursuivre son activité agropastorale car, c’était certain, elle allait devenir aveugle. Et pour les autres habitants, « elle allait mourir, c’était évident ». Ils poursuivaient en disant que c’était Nina k’araq qui lui avait fait ça et qu’elle en était en partie responsable : « Elle est faible, elle marche toujours en ayant peur. » Personne ne l’aidait et elle était livrée à son propre sort. Néanmoins, cette absence de solidarité ne révèle pas un défaut d’empathie mais un fatalisme teinté d’inquiétude pour la survie du groupe. Dans cette région dépourvue de médecin et de chamans, les habitants sont en effet conscients qu’il faut être fort pour ne pas périr. Accoutumés à l’expérience directe de la mort, ils savent que parfois, il n’y a rien à faire2. Les habitants doivent alors montrer qu’ils sont capables de survivre. En outre, la vie économique, sociale et religieuse étant fondée en partie sur la collaboration de tous les habitants (ayni, travaux communautaires etc.), la maladie d’un individu rend toujours le groupe plus vulnérable. Celui-ci peut en arriver parfois à stigmatiser l’individu, si ce n’est à l’ostraciser. Ce qui est en effet montré du doigt par le groupe communautaire, ce n’est pas tant l’infortune de l’individu que ce que cette infortune révèle : elle exhibe des pensées non maîtrisées en raison de perturbations émotionnelles. La personne souffrante est alors considérée comme responsable : « Elle n’avait qu’à pas y penser3. » La société s’efforce ainsi de contrôler l’intimité des individus, ce contrôle s’exerçant de façon plus ou moins tacite : recommandations (ne pas avoir peur pour ne pas penser), interprétation étiologique (responsabilité imputée à l’individu qui n’a pas maîtrisé ses pensées), absence d’entraide en cas de maladie, potins et commérages sur le comportement émotionnel d’un individu.
*
7Dans la région étudiée, les habitants imputent au fait de « penser/se souvenir » (yuyay), et au fait de croire, le pouvoir d’interpeller des entités saqra. Cette efficacité performative est mobilisée dans les contextes rituels pour établir des relations d’échange avec ces entités. Mais les humains peuvent mobiliser involontairement leur « pensée/souvenir » lors d’une perturbation émotionnelle. Ce faisant, ils interpellent les saqra dans des contextes ordinaires. Cette attribution d’efficacité explique que l’homme soit « saisi » et « mangé » par des saqra en dépit des offrandes qu’il a faites. Pour contrer la prédation, les humains ont alors imaginé une solution radicale : ne pas penser (yuyay) aux prédateurs, ne pas tenir compte de leur manifestation potentielle. Ils neutralisent donc la prédation en établissant exactement le contraire de la relation réciproque : l’usage par la négative d’un acte, yuyay, qui, dans un contexte rituel, est associé à l’échange, l’adoration et l’offrande. Par ailleurs, l’apparition des maîtres du monde souterrain, Nina k’araq et Guira Mallku, peut également être amorcée par les pensées nostalgiques des humains. Pour ne pas être attirés par ces diables métamorphosés en une personne familière ou séduisante, les humains doivent alors s’efforcer de ne pas les regarder. Il s’agit donc ici d’une autre façon de contrecarrer la prédation : ne pas tenir compte de l’apparition des saqra, les ignorer.
8Les pensées activées par des troubles émotionnels amorcent la visibilité des saqra. Mais si l’individu contrôle son état émotionnel et ses pensées, les saqra ne sont pas suppposés apparaître. Les entités de l’inframonde ont besoin d’être interpellées par les humains ; elles dépendent de la mobilisation de leur croyance : « Si tu n’y crois pas, rien ne se passe. » Ce constat atténue l’omnipotence des entités surnaturelles. Si elles bénéficient d’une certaine autonomie par rapport aux humains, elles ne choisissent pas d’apparaître : elles ont besoin du yuyay des humains pour devenir visibles et pouvoir mettre ainsi en place les modalités de leurs « rencontres » avec eux. Les études sur le chamanisme andin nous donnent pourtant l’image d’une société où les humains seraient surtout subordonnés et affectés par l’action des divinités ou des esprits4. Mais dans la société étudiée, la responsabilité ultime n’est pas toujours renvoyée à l’intangible pour reprendre la formulation de Roberte Hamayon (1978).
9L’ensemble des récits de prédation est destiné à souligner le fait que le surnaturel est vorace et prédateur mais aussi à indiquer des impératifs relevant à la fois du pragmatisme et de la morale : contrôler son corps (ses ouvertures), son état émotionnel et l’exercice de ses pensées. Les modalités de l’action dans le religieux ne se fondent dès lors pas seulement sur l’échange et ne doivent ni se restreindre au langage, ni à l’intentionnalité. L’individu doit en effet contrôler ses émotions pour maîtriser ses pensées. Pourtant, le groupe communautaire met en place des dispositifs qui incitent les individus à avoir peur. Il est possible que cette attitude soit conçue comme une mise à l’épreuve : confronté à des récits effrayants, l’individu doit montrer qu’il sait se maîtriser, qu’il est fort et courageux. La loi de la prédation est finalement la même que celle qui prévaut en milieu naturel : les prédateurs s’en prennent aux plus faibles. Mais la spécificité de ce cadre représentationnel est que l’homme n’est pas supérieur, indépendant ou protégé en raison de ses aptitudes cognitives : ce qui le rend vulnérable, c’est précisément le fait qu’il pense et se souvienne.
Notes de bas de page
1 Rappelons que la plupart des personnes qui voient le diable du monde souterrain sont ivres.
2 Rappelons que le taux de mortalité infantile dans le département de Potosí est le plus élevé du pays. Les autres indices démographiques sont également illustratifs. Dans le département de Potosi, le taux de mortalité s’élevait à 11,81 0/00 en 2000 et 10,15 0/00 en 2013 (pour la Bolivie : 8,63 0/00 en 2000 et 7,01 0/00 en 2013). L’espérance de vie à la naissance en 2000 était de 57,54 0/00 (hommes : 55,92 0/00 ; femmes : 59,25 0/00) et en 2013 de 61,84 /00 (hommes : 59,64 0/00 ; femmes : 64,13 0/00) dans le département de Potosí et de 62,50 0/00 (hommes : 60,84 0/00 ; femmes : 64,25 0/00) en 2000 et de 66,9 0/00 (hommes : 64,87 0/00 ; femmes : 69,21 0/00) en 2013 en Bolivie ([http://www.ine.gob.bo], consulté le 18 septembre 2014).
3 La colère, l’excès de joie ou la tristesse peuvent se transmettre de la mère au fœtus via le sang durant la grossesse (Lestage, 1999) ou bien de la mère au nourrisson via le lait pendant l’allaitement. Ils peuvent aller jusqu’à tuer l’enfant. Une mère m’expliqua un jour qu’elle avait ainsi empoisonné son enfant : « J’étais en colère. Orlando [son mari] n’était jamais là et toute la colère est passée dans le lait. C’est pour ça qu’il est mort » ; l’émotion ressentie par la femme allaitante se répercute sur le nourrisson qui ne peut en supporter l’intensité et en meurt. Mais le lait n’est pas le seul véhicule des émotions : les fortes émotions ressenties par la mère au cours de sa grossesse et transmises au fœtus par le sang sont supposées réapparaître chez l’enfant après la naissance sous forme de pathologies (Lestage, 1999). C’est pourquoi, « l’idéal de femme enceinte auquel se réfèrent les paysans est celui d’une femme interdite d’émotions » (Lestage, 1999, p. 74).
4 Voir Ricard Lanata (2010).
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