Chapitre V. Astuces et secrets prophylactiques
p. 179-181
Texte intégral
1Le sunqu des humains est relié à l’environnement physique, social et surnaturel. Qu’ils soient performatifs ou qu’ils soient connus par Nina k’araq et Guira Mallku, les pensées et les souvenirs ne sont pas circonscrits à l’intimité de l’individu. Pour se protéger des attaques potentielles d’entités saqra, les paysans d’Urur Uma et de Tanga Tanga disposent de plusieurs « secrets » destinés à contrecarrer l’action des prédateurs en produisant un brouillage.
2Je revins à Urur Uma en 2013 en compagnie d’un enfant de mon entourage qui souhaitait vivement faire paître les moutons ce que je rapportai à Elvira. Leonardia « la grand-mère », accepta volontiers d’être accompagnée1. Ce fut une catastrophe : les moutons, affolés, s’enfuirent de tous côtés et il fallut l’intervention d’Elvira pour regrouper à nouveau le troupeau. Ma commère était déconcertée : je pense qu’elle n’avait jamais vu une personne provoquer la fuite d’un troupeau, qui plus est, en un temps si bref. J’étais désolée et je partageais avec elle mon étonnement et mon incompréhension. Elvira m’expliqua : « Les moutons ont eu peur d’elle. Elle n’a pas agi avec son sunqu. Il faut toujours faire paître avec son sunqu » (sunqunwanpuni michina).
3Certains animaux sont aussi supposés mettre leur sunqu à la disposition d’un humain pour le protéger d’un « ennemi ». Il s’agit de tous les animaux « qui sont proches de la personne, ceux qui sont au service de leur maître » : chien, vache, cheval, âne, mouton, chèvre, lama par exemple. La vache et le chien protègent ainsi leur maître des âmes. Les bergers imputent aussi aux animaux en troupeau la capacité de les protéger du lik’ichiri. Ils forment un rempart autour de leur maître et le lik’ichiri ne peut pas « faire sa magie » : « Les animaux sentent, ils repèrent ce que fait le lik’ichiri. Après, il ne peut pas les faire dormir [samaynin mana alcanzasqachu]. » Un soir, Leonardia parlait des trajets pour aller dans les vallées avec une amie venue lui rendre visite. Elle en vint à parler de sa fille Venancia :
« Depuis très jeune, Venancia vivait seule à la campagne, dans les vallées. Et il ne lui arrivait rien. Et elle devait affronter plein de dangers. Quand elle revenait ici, à la maison [Urur Uma], elle venait avec une caravane d’animaux. Par exemple, cinq ânes, trois chevaux. L’un d’eux était son favori. Mais aussi cent chèvres et des moutons en plus. Ça, ça faisait que les lik’ichiri ne l’attaquaient pas. Les âmes des animaux savent que le lik’ichiri approche et ils mettent leur sunqu à disposition pour protéger l’âme de leur maitre [almas animalpataqa yachan k’aska jamusqanta lik’ichiriqa sunqunkutaqa churanku jallch’anapaq runanpaq almanta] » (Leonardia, Urur Uma).
4Lorsque j’ai rapporté ces propos à Natalia, la petite-fille de Leonardia, elle commenta :
« Ils [les lik’ichiri] n’attaquent pas parce que c’est comme s’il y avait plein de gens. Les animaux peuvent percevoir leurs hypnotisations [hipnotizaciones] et ils les absorbent. Comme ça, c’est moins dangereux, c’est diffus. Imaginons qu’il y a un lik’ichiri qui veut hypnotiser Venancia. Comme elle est avec plein d’animaux, l’esprit [la mente] des animaux absorbe l’hypnotisation. Et donc, c’est plus diffus et ça ne va rien faire à Venancia [...] L’homme le plus âgé de la communauté est sourd à présent et sa maison est très isolée, dans la pampa. C’est dangereux. Mais lui, il a beaucoup d’animaux. C’est sa seule compagnie. Les esprits [sus espiritus] des animaux le protègent de cette hypnotisation » (Natalia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).
5Pour se protéger du lik’ichiri, les personnes peuvent aussi placer des cocons de chenilles (les fils sont enchevêtrés) ou une radio qui ne capte aucune station sur le ventre :
« Cette petite radio, c’est très bien pour ça, c’est secret. Il faut la laisser allumée. Il ne faut pas l’éteindre mais il ne faut pas qu’elle soit en train de parler. Elle doit être seulement allumée, qu’il n’y ait pas de son [elle doit seulement grésiller]. Ça, c’est un secret. Il faut la mettre sur le cœur [désignant le ventre], comme ça [désignant l’intérieur du vêtement]. Ça fait échouer le lik’ichiri, il ne peut pas endormir la personne » (Modesto, Urur Uma).
6Les excréments d’un âne noir (sans aucune tâche) sont aussi utilisés comme « secret ». Il faut placer ceux-ci à l’intérieur de sa veste ou bien sous le bras afin d’annuler le pouvoir du lik’ichiri :
« Ce caca ensorcèle [embruja]. Avec ça, la magie ne t’attrape pas [mana jap’isunkichu] ; la magie du lik’ichiri ne marche pas. Si tu n’as pas ce secret, tu dors et il te prend [la graisse] comme il veut. Mais si tu as ce caca d’âne, tu ne dors pas et on dit que le lik’ichiri devient un âne » (Indalicio, Urur Uma).
7Comme le souligne Modesto, « ce caca doit être le contraire, c’est comme un contraire ». Il établit un retour à l’envoyeur en produisant une inversion. Dans le même ordre d’idée, une astuce consiste à donner un autre nom2 que le sien à la personne qui nous interroge et que l’on soupçonne. Ce faisant, le lik’ichiri supposé s’endormira alors que sa victime restera éveillée.
8Certaines odeurs sont aussi utilisées pour éloigner les prédateurs. Manger de l’ail ou placer le condiment sous sa veste préserverait des attaques de lik’ichiri. Se frotter le ventre avec du piment (puka uchu, ulupika) protégerait les humains de tous les saqra. Le souffle véhicule les odeurs et ce faisant, peut être employé pour neutraliser l’action malveillante d’entités saqra ou des preneurs de graisse. Avant d’entamer un voyage, le marcheur pourra se frotter les aisselles afin d’imprégner ses mains de l’odeur de sa sueur. Il soufflera ensuite au-dessus de ses mains pour faire circuler l’odeur. Le procédé est le même avec l’alcool : sentir une bouteille d’alcool tout en soufflant dessus préserverait des attaques du lik’ichiri et de Nina k’araq. Fumer une cigarette est aussi très recommandé. Mes interlocuteurs me quittaient rarement le soir sans me demander une cigarette. Ils évoquaient plusieurs explications : le diable aurait peur de la braise de la cigarette (c’est un feu qui indique que « nous sommes chrétiens »), l’odeur éloignerait Nina k’araq et les âmes.
9Dans les trois communautés où j’ai séjourné, les habitants veillaient enfin à toujours être accompagnés, surtout la nuit : « Il faut toujours marcher en groupe. Dans ce cas, le démon ne vient pas. Mais si tu marches seul, il vient », commentait Joselo. À Urur Uma, il pouvait même arriver que des catholiques attendent la fin du culte pour faire le trajet en compagnie des pentecôtistes, lorsqu’ils devaient traverser la rivière pour rentrer chez eux. Plusieurs interprétations sont possibles. Dans la mesure où Nina k’araq piège les humains en nouant une relation intime avec un individu, elle n’apparaît jamais à plusieurs personnes en même temps lorsqu’elle veut exercer un acte de prédation. Parallèlement, lorsqu’un individu est en groupe et donc en interaction sociale, il lui est difficile d’être absorbé par ses pensées, de se replier sur lui-même et de se situer uniquement dans le cadre de son sunqu. Le groupe constituerait alors un moyen pour ne pas trop penser.
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