Chapitre IV. Les périls de la « rencontre »
p. 163-178
Texte intégral
1Lorsqu’ils font mention de leur infortune, les locuteurs emploient le terme de « rencontre » : « J’ai fait la rencontre de Nina k’araq. Elle m’a rendu malade » (Nina k’araqwan tinkurqani. Unquchiwan). Voyons quel est le mode spécifique de cette rencontre.
L’interaction visuelle
2La « rencontre » entre un humain et une entité saqra s’établit lorsque celle-ci devient visible. Mais cette « rencontre » ne donne pas lieu à une attaque prédatrice. Le danger ne vient pas en effet de cette vision proprement dite mais du regard.
Voir et regarder les saqra pour les « connaître »
3Une fois visible, Nina k’araq tient à éviter de croiser le regard d’un humain :
« Quand mon oncle était jeune et célibataire, il aimait beaucoup jouer de la guitare. Il allait voir ses cousines. Tout le groupe, les jeunes avec les filles, sortait chanter. Donc, il y avait été une fois, en jouant de la guitare. Et il a rencontré un jeune, la nuit. Le jeune était un inconnu. Il lui a dit : “Emmène tes cousines. Nous allons danser tous ensemble.” Donc il les a emmenées et ils ont dansé. Le jour suivant : pareil. Il apparaissait toujours à la même heure “Amène tes cousines et nous danserons.” Mais le jeune lui, il n’emmenait pas ses cousines. Alors mon oncle lui a demandé pourquoi il n’emmenait pas ses cousines. “Je vais les emmener” a-t-il dit. Il ne se laissait pas regarder de face. Seulement comme ça [une seule face ; à chaque fois qu’on voulait lui parler, il se tournait pour qu’on ne voit que la moitié de son visage]. Et il avait aussi l’odeur de l’eau. Tu sais, là où l’eau sort de la terre, les sources » (Segundino, Entre Ríos, originaire de Kharacha).
4Les métamorphoses de Nina k’araq l’aident également à ne pas être regardée :
« Par exemple, de loin tu vas voir une personne. Après, tu t’approches et tu vas voir une grenouille. Ou bien Nina k’araq se transforme en un papillon qui vole. Quand toi tu vas vouloir t’approcher, il devient très très petit. Mais dès que tu vas t’éloigner et être à deux cents mètres, Nina k’araq va devenir à nouveau un papillon qui vole » (Erasmo, Urur Uma).
5Habituellement, c’est à l’homme qu’incombe la responsabilité de ne pas regarder Nina k’araq lorsqu’elle lui apparaît. Cet évitement est d’autant plus nécessaire que l’interférence n’est pas uniquement produite par la mutualité du regard. Pour les locuteurs, la proie de Nina k’araq est un témoin visuel : « Tu tombes malade en la regardant », « si tu la regardes avec tes yeux, tu tombes malade ». À Urur Uma, Indalicio m’expliquait ainsi l’origine de la maladie d’un voisin :
« Le père d’Andrès, il a rencontré Nina k’araq. Il est tombé très gravement malade. Il est quasiment mort. Il a fait la fête à Uncía et il rentrait chez lui. Il était ivre. Il a passé la rivière et il a vu Nina k’araq. Il l’a regardée puis il a traversé la rivière, bien. Mais arrivé chez lui, des douleurs au ventre ont commencé. C’est à peine s’il a pu rentrer chez lui » (Indalicio, Urur Uma).
6Les âmes ne se laissent pas regarder non plus : « J’ai vu une âme [almata rikuni], sur la Puna, je l’ai vue, de loin. C’était comme un corps allongé, très grand et noir. Mais au fur et à mesure que je m’approchais, il diminuait de plus en plus jusqu’à disparaître complètement » témoignait Esperanza. D’autres expliquent que dans leur vision, l’âme était assise, la tête baissée, munie d’un chapeau neuf qui lui cachait le visage. D’ordinaire, seuls les chiens sont supposés voir les âmes : lorsque l’une s’approche, le chien la voit et se met à pleurer mais son maître en revanche, ne voit rien. En entendant l’animal, l’âme prend peur et dévie son chemin.
7Les humains sont toutefois curieux et peuvent être mus par le désir de voir et de regarder une âme, ou pour reprendre l’expression d’un informateur, de « les connaître ». Cette curiosité est funeste : dans de nombreux récits, les victimes sont mangées par une âme quand elles s’approchent pour mieux la scruter ou lorsqu’elles se cachent pour les observer. Comme nous l’avons mentionné, la vue d’une âme susciterait inexorablement l’effroi suivi d’une expulsion de l’animu. L’interaction visuelle entre un mort et un vivant est donc considérée comme effroyable, dangereuse, et « mauvaise à penser » : « Regarder une âme n’est pas bien » (mana allinchu). Le récit de Venancia est ici éclairant :
« Ma mère m’a tenu au courant à propos de ces âmes. Une âme venait, une âme, depuis le cimetière, depuis Pupusiri. Le chien aboyait. “Qui vient ?” a-t-elle dit. Elle a dit qu’elle arrivait comme ceci : avec un aguayo jusqu’aux chevilles. Le vent. Lap, lap, lap [bruit du vent dans l’aguayo]. Elle était en train de venir comme ceci. Et le chien, là où sont les cousins d’Ines, dans cette rivière : “Qui donc est en train de venir ?” Ensuite, elle a vu de loin. Ma mère a dit : “Est-ce que c’est ma sœur ?” Elle était en train d’arriver là-bas. Elle était en train d’arriver là-bas. “Après avoir aboyé une seule fois, le chien s’est tu”, a-t-elle dit. “Le chien s’approche. Est-ce qu’il va la mordre ?” Il y a des maisons en face. De là, il continuait d’aboyer. “Aïe mon Dieu, le chien, c’est peut-être ma Venancia qui arrive ?” Elle a regardé une autre fois. C’était comme ça : elle était en train de regarder le ciel et l’aguayo. Qallir, qallir [bruit du vent dans l’aguayo]. “Elle arrive”, a-t-elle dit, “Elle est déjà en train de s’approcher.” Ma mère serait certainement morte. Après, elle a averti mon père : “L’âme arrive, elle arrive en regardant le ciel. Il faut regarder par le trou. Elle passera par là. Comment ça doit être ?” Si elle avait regardé, elle serait morte. “Il ne faut pas regarder l’âme, il ne faut pas regarder l’âme. Qu’elle se promène, qu’elle se promène ! Elle s’est probablement transformée en ta sœur. Qu’elle se promène !” Le chien aboyait encore plus. Peut-être que quatre ou cinq chiens aboyaient. Ensuite, elle s’est arrêtée. La maison de ta grand-mère, dans cette rivière, en face. Elle a vu elle [me désignant]. À genoux, en regardant le ciel, à genoux, elle pleurait, on dit. Ma mère a regardé l’âme : elle était en train de pleurer à genoux. “Ne regarde pas, merde ! Ne regarde pas !” Ensuite, c’était sûrement une âme. Qu’est-ce que ça aurait pu être ? ! “Elle était en train de pleurer, elle pleurait en regardant le ciel et le chien continuait d’aboyer. Il aboyait beaucoup”, a-t-elle dit. Ils sont s’en rendus compte en face de la maison. Ensuite, elle est partie. Elle avait peur du chien. “Le diable aussi repart”, a-t-elle dit. Imagine ! En regardant le ciel et en pleurant aussi. Elle [l’âme] est retournée vers le cimetière. La maison de ton oncle Bernardo, elle a dit qu’elle était retournée là. Il faut toujours prendre soin du chien. Elle a eu peur du chien. “Regarde l’âme s’en va. S’il n’y avait pas eu le chien, elle serait peut-être passée au-dessus de la maison.” Elle serait allée n’importe où. Elle aurait peut-être regardé la maison. Elle les aurait attaqués » (Venancia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).
« Chay almamanta mamay willawan. Alma jamusqa nin alma cementeriomanta Pupusirimanta. Allqu ayñan nin. Pitaq jampunri nispa. Jinata jampusqa nin. Llikllapis kaykama. Wayra lap lap. Jinata jamuchkan. Allqutaq chay Inespata primosninpata chay wayq’upi. Runa pitaq chay jamuchkanri. Chanta karitumanta rikun. Hermanaychu nin mamay. Aqayta jamuchkasqa aqayqa jamuchkasqaqa. Allqu juksitu ayñaytawan ch’inyapun nin. Qayllamuchkan allqutaq. Khaninmanchu. Chay enfrentepi wasis tiyan. Chaymanta ayñamusqa. Aîe tatay allqutaq Venanciaychá jamuchkan. Juktawan qhawarisqa. Jina nin. Cielo qawkatasqa lliklla. Qallir qallir. Jamuchkan nin. Qayllamuchkaña nin. Mamay wañumanchá karqa. Chanta tatayman willasqa. Almaqa jamuchkan cielo qawkatasqa jamuchkan jusk’itumanta qhawana. Kayta pasanqa. Imaqnachus. Qhawanman karqa chayqa wañuman kanman karqa. Ama qhawanachu ama qhawanachu. Purikuchkachun a. Purikuchkachun a. Hermanaykimanchá tukun. Purikuchkachun a. Allqu peor ayñan nin. Allqu cuatro cinco allquchis ayñan nin. Chanta sayarikun nin. Abuelitaykiq wasin chay wayq’u chimpita. Rikun payqa. Rodillthasqa cielo qhawarispa rodillthasqa waqan nin. Mamayqa qhawarisqa almaq a. Rodillthaspa waqachkan. Ama qhawaychu carajo. Ama qhawaychu. Chaymanta almapunichá kanman. Imataq kanman. Waqachkan arí cielo qawkatasqa waqachkan allqu ayñamullanpuni nin. Grave ayñamun nin. Wasi enfrentemanta riparamusqa. Chaymanta kutiripun nin. Allquta manchachikuq kasqa nin. Supaypis kutirin nin a ver. Waqankuspa cielo qawkataspallataq. Panteón laduman kutiripun nin. Bernardo tíoykiqta wasin chayta kutirin nin. Allqu uywakunapuniqa. Allquta manchachikuq kasqa. Qhaway almaqa kutiripun. Sichus mana allqu kanman karqa wasipatayta pasallamanchá karqa. Maytachus rinman karqa. Wasimantachus qawtanman karqa. Paykunatachus atacanman karqa » (Venancia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).
8Lorsque l’homme ne respecte pas l’injonction selon laquelle les humains ne doivent pas regarder les âmes, son destin n’est qu’une succession d’infortunes. Cette étiologie du malheur sous-tend le récit suivant de Venancia. Elle rapporte à sa fille comment sa tante étant enfant, se servit de la chassie (substance qui s’accumule sur le bord des paupières) d’un chien pour pouvoir voir les âmes :
« C’est tout récemment que ma belle-mère m’a avertie. La mère de Segundino a fait dormir ta tante Maxima dans la maison. C’était le crépuscule : “Qui c’est à cette heure-ci ? Nous ne connaissons pas les gens. Dormez, dormez.” C’est sûrement comme ça qu’elle a fait dormir ta tante Maxima. Ensuite, elle a dit qu’elle regardait comme ça depuis la porte. “Une âme est montée sur le chien”, a-t-elle dit ! Ensuite, ta tante Maxima a dit qu’elle avait crié : “Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? Elle est montée sur le chien, sur son nez, elle est juste assise au bout.” On l’a faite dormir au milieu. “Nous regarderons” ont-ils dit. “Nous n’avons rien vu” ont-ils dit. Elle, elle a regardé la porte : “Elle est en train d’entrer, elle est montée sur le chien. Elle est montée. Maman, enlève ce chien ! Elle est montée [dessus]”, “Et maintenant, qu’est-ce que je vais faire ?” [dit la mère]. Après, la grand-mère l’a frappé avec la selle de l’âne. Après, elle a crié. Et l’âme ne la laissait pas. Ce jour-là, elle s’était grimée avec la chassie du chien : “Voyons comment c’est ça ? Je vais voir une âme.” Ta tante Maxima s’est mise la chassie du chien ici [désignant le coin de l’œil] : “Je vais voir” se disait-elle. Et elle a bien vu ! “Je ne vais pas voir.” Elle n’aurait rien vu. “Je vais forcément voir avec la chassie du chien.” Comme celle-là c’était [désignant la chassie de son chien]. Elle s’est probablement grimée avec la même. Après, elle s’est réjouie de monter sur le chien. L’âme continuait de regarder ta tante Maxima comme ça. “Restez seulement dans la maison. Je vais aller couper de l’orge en face de la maison avec la lumière de la lune” [a dit la mère]. On dit qu’aujourd’hui, il y a une église. “Là, on était en train de couper”, a-t-elle dit. Le grand-père et la grand-mère [les] ont probablement fait dormir comme ça. Elle ne voulait pas dormir. La nuit, elle a suivi sa mère en rechignant. Ensuite, il [y avait] un tas, un tas de paille d’orge. Là, elle a entassé l’orge. Elle l’a faite dormir comme ça. Après, elle a sûrement dormi en regardant en haut. “Elle descend du ciel bleu” a-t-elle dit. Ta tante Maxima : “Dans l’orge ! Elle bouge ! Comme un crapaud.” Elle était déjà en train d’aller vers [à côté de] sa mère : “Qu’est-ce qui est en train de descendre du ciel ! ?” Elle a dit que c’était déjà en train de descendre jusqu’à elle. Après, ta grand-mère : “Qu’est-ce que c’est ?” Elle courrait et il n’y avait rien. “Qu’est-ce qui est en train de descendre du ciel ?” a-t-elle dit. Après, “Qui ça peut être ? Qui est mort ?” s’est-elle demandée. “Avant, le diable [ici, l’âme] avait mangé l’âme [ici, l’animu]”, a-t-elle dit. Elle regardait le ciel toujours bleu et l’âme descendait. Elle a dit qu’elle descendait et n’apparaissait qu’à elle. Elle n’est apparue à personne [d’autre]. Jusqu’à maintenant, elle est en train de dire qu’elle doit probablement savoir, “oui, moi je l’ai vue”, a-t-elle dit.
[...]
Après, elle, pourquoi c’est comme ça, pourquoi elle a vu ? Elle a une vie pleine de problèmes1. C’est une peine comme elle va. Jusqu’à maintenant, ses enfants non plus ne sont pas bien, oui. C’est probablement le diable qui a dû lui faire ça. Le diable. Après, il a aussi attaqué sa mère. Elle dormait et un serpent est sorti de là [vagin ou anus]. Il est sorti de là. Il était entré dans son ventre. Après, il y avait une cicatrice. C’est le diable qui a fait ça. Après, il a attaqué son enfant. Il ne m’est rien arrivé à moi. Après : “Pourquoi ma fille est comme cela ? Elle a plein de problèmes. Elle aura sûrement un mari pauvre.” Après, pour l’argent, pour la nourriture : c’est une peine. Sa fille ne va pas bien non plus. C‘est le diable qui lui a fait ça. Après, moi je n’y croyais pas. Après : T’uqun ! On dit qu’elle s’est cognée à une âme » (Venancia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).
« Kunallan chayqa suegray willawan. Segundinoq mamanman Maxima tíaykita wasiman puñuchisqa. Chhapuyku saqtin. Pitaq chay horasta. Mana runata riqsinchikchu i. Puñuychik puñuychik. Maxima tíaykitachá ajinata puñuchin. Chanta punkumanta ajinata qhawanpun nin. Alma allquman montaykuspa asimun nin. Chanta qhaparin nin Maxima tíaykiqa. Imataqrí. Imachá. Allquman montaykapusqa sinqapitaq puntapi chukuchkallan nin. Chawpipi puñuchisqa. Nuqayku qhawariyku nin. Mana rikuykuchu nin. Pay qhawarparin punkuta. Chay yaykumuchkanqa. Allqupiman montaykusqalla. Montaykusqa. Mami chay allquta qarquy. Montakusqa kachkanqa. Kunan imanasuntaqrí. Chanta burro karunawan chuqaykusqa abuelitaqa. Chanta qhaparikusqa. Almaqa nipuni dejanchu nin. Chay día allquyta ch’uqñinwan pintasqa. May jina a ver. Alma rikusaq. Maxima tíayki kayman pintasqa allqu ch’uqñinwan. Rikusaq nin. Rikunpuni a. Mana rikusaqchu. Ni ima mana arí. Rikusaqpuni a allqu ch’uqñiwan. Aqay jina kachkanqa. Jinawanchá pintarqakun. Chaymanta allquman montaykusqa qapakusqa. Jinatapuni Maxima tíaykita qhawamuchkan nin almaqa. Quedakullaychik wasiman. Nuqa cebadá rutumusaq killa p’unchaypi wasi alfrentepi. Kunan kultu wasi kapun nin. Chaypi rutuchkayku nin. Abuelo abuelitawan kay jinatachá puñuchichkan. Mana puñuy munanchu nin. Tuta raskhaspa qatiykun nin mamanta. Chaymanta ichhu cebada rawkha rawkha chayman cebadata rawkhasqa. Kay jinata puñuykuchisqa. Chanta patata qhawaspachá puñun. Cielomanta azultaq aysakapun nin. Cebadapi mullt’in nin Maxima tíaykita boltean nin jamp’atu jina. Maman laduman yasta yasta richkan nin. Imachá cielomanta aysakamuchkan. Bajamuchkaña nin payman. Chaymanta abuelitayki imataq. Corresqa ch’usaqlla nin. Imataq cielomanta aysakamuchkan nin. Chanta. Pi ninchá chay wañun nin. Ñawpata almata thataykapusqa nin supayqa. Cielo qhawarin azullapuni aysakamun nin aysatamun ni payllamantaq nin. Ni piman rikhurinchu. Kunankama yachakuchkanchá nikuchkan. Sí rikuq kani nuqaqa nispa.
[...]
Chaymanta payqa imarayku jina imarayku pay rikun. Wak valleman rin payqa. Khuyaylla purin. Hasta kunitan ni wawaspis allinchu arí. Supaychá jinan. Supay. Chanta mamantapuni atakasqa. Puñurqasqa. Katari kaymanta [vagin ou anus] lluqsisqa. Kayta sut’usqa. Wiksamanta yaykusqa. Chanta kay t’iriqa. Supay jinan. Chanta wawanman atakan. Nuqata ni ima pasanchu. Chaymanta imamanta jina waway. Wak vallechá. Pobre qharimanchá tokanqa. Chanta qullqimanta mikhumanta khuyayta. Wawanmismo khuyay kachkan. Supay jinan. Chanta mana nuqa creiqchu kani. Chanta t’uqun. Chukaykapusqa nin almaman » (Venancia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).
9Segundino, le frère de Maxima, était présent lorsque sa sœur a employé la chassie du chien. Son témoignage est relativement identique mais il ajoute :
« Cette nuit, un voisin était mort. On met toujours des habits blancs aux morts, pour les enterrer. Mais le voisin n’était pas habillé de blanc mais de bleu. Et elle [la sœur de Segundino], elle a vu l’âme en bleu. Elle était bleue. Ils l’ont enterré avec des habits bleus. C’est pour ça que l’âme est venue avec ces habits bleus. Il [le voisin] n’avait pas encore d’habits bleus. On ne les lui avait pas encore achetés. C’est quand il est mort qu’on lui a acheté des vêtements bleus. L’âme s’est vêtue de ces couleurs et on lui a acheté des habits bleus. Avant qu’il meure, l’âme était en bleu. Et après, la famille a acheté du bleu. Peut-être qu’il n’y avait plus d’habits blancs... Mais quand même, comment est-ce possible ? L’âme en bleu et ils achètent du bleu. Comment l’âme savait-elle ? Qui l’a dit ? Pourquoi ont-ils acheté cette couleur ? » (Segundino, Entre Ríos).
10Et contrairement à Venancia (qui je le précise, n’était pas là au moment où son mari me parlait), Segundino poursuit ce récit par un autre qui souligne cette fois-ci l’avantage que pouvait aussi avoir le pouvoir de sa sœur. Pratique, il permettait à sa famille de savoir si une âme arrivait :
« Les âmes, elles attaquent. Moi, quand j’étais petit de cette taille [désignant sa petite fille de 5 ans], ma sœur, moi et mes frères, nous étions en train de dormir dans la petite maison. Ma mère était allée à l’enterrement d’une personne qui nous devait de l’argent, elle devait de l’argent à ma mère. Donc, ils étaient allés à l’enterrement. Et comme ma sœur avait l’habitude de voir les âmes, elle a senti que l’âme marchait derrière la maison. Nous, nous dormions. Elle nous a réveillés : “Réveillez-vous, réveillez-vous, l’âme vient.” Quand je me suis réveillé, le chien n’arrêtait pas d’aboyer : “Oua ! Oua ! Oua !” Et comme ça, plus de dix chiens. Ils la poursuivaient de loin. Elle est venue à nouveau près de nous dans la maison. Ma sœur a crié violemment : “Elle s’approche, elle se lève, elle se lève, réveillez-vous !” Le chien encore : “Oua !” et il est parti de la maison. Et ma mère était à l’enterrement. Quand ma mère et mon père sont arrivés, le moment est arrivé où elle les a avertis : “L’âme vient comme ça, je ne veux plus que l’on dorme ici ensemble, allons dans une autre maison. N’allez pas vous coucher comme ça.” Mon père était un peu ivre, ma mère aussi. Ils n’ont pas voulu nous amener dans une autre maison et donc, nous sommes restés dans la cuisine. Et en peu de temps, l’âme est revenue : “Ouououou !” Nous étions trois je crois. On s’est enfui loin. Et ma mère : “Mais qu’est-ce qui se passe ?” Ma sœur a dit : “L’âme vient à nouveau.” “Bon donc dormez là au sol.” Ma mère dans le lit et nous à la porte, par terre. Ma mère s’est endormie et mon père, pas encore. Une encore est descendue du toit : “ssshhhh” au sol, “Poumpoupoupou” mon père entendait le bruit comme ça : “Qu’est-ce qui se passe ?” Il s’était levé et il a commencé à trembler. Ma mère s’est levée aussi : “Peut-être que mes enfants sont en train de se faire écraser par une âme, je ne sais pas” comme ça. Elle a allumé la lanterne. Mais rien. Mais ma sœur elle, elle voyait. Alors ma mère et mon père nous ont pris et nous avons dormi ailleurs » (Segundino, Entre Ríos).
11La confrontation des deux récits montre bien les changements d’interprétation selon le positionnement du narrateur par rapport à celui qui a vécu l’événement (affins/consanguins). Venancia (tante par alliance de Maxima) insiste sur le délit et les conséquences funestes de celui-ci alors que Segundino appréhende le fait de voir une âme comme un pouvoir susceptible d’être bénéfique.
12Les âmes ne peuvent en revanche pas voir les humains. Dieu leur aurait versé du plomb sur les yeux, comme l’indique la suite du récit de Venancia à propos des malheurs de Maxima :
« Ensuite : T’uqun ! On dit qu’elle s’est heurtée à l’âme. L’âme lui a dit : “Tu dois siffler, tu dois parler. Yoy ! Yoy ! Tu dois parler en venant. Pourquoi es-tu arrivée en te taisant ? Moi, je ne vois pas. Mes yeux sont avec du plomb [...] Dieu a fait verser du plomb goutte à goutte2. Je ne vois rien.” Sinon, elle aurait des yeux. Elle nous poursuivrait sûrement tous. Dieu a fait couler avec du plomb [les yeux sont recouverts]. On dit que c’est comme ça » (Venancia, Entre Ríos).
« Chanta. T’uqun. Chukaykapusqa nin almaman. Alma nisqa. Silvarikunaykipis parlarikunaykipis. Yoy. Yoy. Nispapis jamunayki. Imamanta ch’inmanta jamunki. Nuqa mana rikunichu. Ñawisniyqa titiwan. Titiwan Dios Tata sut’uykuchin nin. Ni ima rikunichu nin. Sino ñawiyuq kanman. Tukuytachá qatiwasunman. Titiwan sut’uchin nin. Jina nin » (Venancia, Entre Ríos).
13Les interactions entre les humains et la foudre s’établissent selon les même modalités : regardée, la foudre saisit l’animu de son témoin visuel3. Les humains ne doivent pas non plus regarder l’endroit où elle est tombée. À Urur Uma, une jeune-fille était atteinte très sévèrement de la gale (sarnayuq). Son état empirait en dépit des soins que l’entourage (sa famille, l’anthropologue) et les médecins de Llallagua lui prodiguaient4. Pour les comunarios, « elle allait mourir, c’est certain ». Son père l’envoya consulter le yatiri de l’ayllu voisin5 où elle resta une dizaine de jours. Elle revint totalement guérie. Selon le yatiri, elle avait été « prise » parce qu’elle avait regardé la foudre. La gale était une des manifestations de ce « saisissement ».
14Se tissent ici les liens entre le regard, le pouvoir et le secret. Comme le souligne un informateur : « Il ne faut pas regarder la foudre. Ça doit donc être secret ; elle a son secret. » D’une manière générale, tant qu’il n’est pas visible, le diable bénéficie de l’exercice de son pouvoir pour faire pleuvoir, féconder, assurer la reproduction végétale, multiplier le bétail par exemple. La plupart des rituels où le yatiri entre en contact avec le diable se font alors dans l’obscurité, souvent la nuit6. Lorsque le yatiri d’Urur Uma prépare les plats rituels et qu’il les dépose en offrande (au Maître de la montagne Huancarani pour qu’il fasse pleuvoir, au palomillo pour la reproduction et la bonne santé des animaux ou aux pierres sacrées kimsa luqalla pour devenir invincibles par exemple), il est impératif qu’il n’y ait aucun témoin (y compris lors de l’abattage de l’animal donné en offrande) : « C’est secret. Personne ne doit voir, de jour comme de nuit. Si les gens voient, ça ne vaut rien, rien du tout. C’est secret. » Regarder, c’est donc produire une interférence et rompre le secret, c’est abolir, du moins menacer le pouvoir imputé au diable (ainsi qu’au yatiri)7. L’exercice du pouvoir repose sur le mystère et celui-ci se fonde sur l’invisibilité. Enfin, le lik’ichiri a aussi son secret. Comme le diable, il se caractérise par le fait qu’on ne peut pas le voir8. Remédier à cette incapacité serait par ailleurs fatal. Si la victime a vu le lik’ichiri pendant qu’il lui dérobait sa graisse, « alors elle doit mourir parce qu’elle l’a vu » ; en revanche, la personne est censée pouvoir survivre à l’extraction de sa graisse si elle n’a pas vu son victimaire.
15Les humains ne doivent donc pas essayer de voir des entités saqra et de les regarder. Si le fait d’y « penser/s’en souvenir » revient à les interpeller, les regarder est conçu comme une reconnaissance de la relation, si ce n’est comme une affirmation de la « rencontre » (tinku). Et à l’ordinaire, cette rencontre est suivie d’un acte de prédation.
Le regard anthropophage des saqra
16Dans les « bouches » ou les « yeux » du monde souterrain, « là où elle vit », Nina k’araq peut agir en tant que prédateur tout en étant invisible par les humains : vu (rikusqa) et regardé (qhawasqa), l’homme est pris et mangé9. Le regard est unilatéral : « on ne les [satanas] voit pas mais eux nous voient ». Ici, le témoin visuel n’est donc plus l’homme mais Nina k’araq. Ce diable peut regarder les humains qui passent aux alentours : « Il faut faire attention quand tu vas chercher de l’eau. Si Nina k’araq te regarde, tu meurs aussitôt10. » Certains individus, plus anxieux que d’autres, redoutent même son regard alors qu’ils sont dans la maison : « Tu dois mastiquer de la coca. Ça lui fait peur. Nina k’araq regarde, regarde [de tous les côtés de la maison]. Avec la coca, non. » Le regard de la moufette aurait les mêmes attributs.
17Les animaux saqra tels les araignées, les crapauds, les serpents ou les lézards sont également réputés manger l’animu des femmes mentruées en regardant le sang cataménial :
« Le diable regarde le sang [Supay qhawan]. Lorsqu’il regarde le sang, tu tombes malade. Tu as des nausées, tu vomis. Tu as mal au ventre, tu as mal à la tête. Il peut regarder le sang le jour ou la nuit [...] Une fois que l’on est tombé malade, on meurt. Le diable nous a mangés [diablo mikhukapun] » (Elvira, Urur Uma)11.
18Le regard du gardien du territoire Awki Marka serait tout aussi aussi redoutable. À Tanga Tanga, les habitants redoutent de passer au pied de la montagne, vers la cascade, car ils peuvent être vus et regardés par le gardien. Ce regard coïncide avec son incorporation et par là même, son acte de prédation. Enfin, c’est aussi en regardant les gringos que l’antimoine est supposé les manger. Avant de partir à pied dans les vallées, plusieurs personnes d’Urur Uma m’avaient mise en garde contre ce danger : « Il voit les gringos, il les veut. »
19L’ensemble de ces données montre que le regard est défini comme le signe d’une interaction active entre un humain et une entité saqra. Quand le regard entre un individu et Nina k’araq est réciproque, il établit une interférence paroxystique qui, comme lorsque les vivants voient une âme, a pour traduction l’effroi de l’individu suivi de son saisissement :
« Nina k’araq va s’arrêter là. Elle va te regarder mais elle ne va pas te parler. Toi, tu la regardes aussi. Et là, tu vas t’effrayer complètement, tu vas perdre ton animu. La peur, non. Tu ne vas te rappeler de rien. Et donc, quand tu vas rentrer chez toi : des douleurs de ventre commencent, tu vas suer énormément, avoir des crampes. Tu n’as plus aucune envie, ni même pour marcher. Quand ça se passe, les gens meurent très vite. Tu supportes cela une demi-journée, pas plus » (Erasmo, Urur Uma).
20Nous pouvons conclure que quand Nina k’araq devient visible, la mutualité du regard est suivie de l’abolition soit du témoin visuel (il est mangé), soit de Nina k’araq (elle disparaît dans un clignement d’œil).
21Cela étant, le regard de ce diable peut être espéré dans le cas des offrandes : il participe d’un échange réciproque. Un ancien mineur m’expliquait ainsi qu’il avait l’habitude de donner de l’alcool au Tío : « Lui il regarde l’alcool et après, j’ai de l’argent. » C’est donc en regardant l’alcool que le diable minier peut prendre son offrande, celle-ci étant suivie d’un contre-don (de l’argent). Qu’il soit sollicité ou subi, le regard du diable est toujours défini comme une prise : il regarde et reçoit un don (il prend ce qu’un humain lui a donné) ou il regarde et saisit un individu (il prend son animu). Regarder, c’est prendre (jap’iy). Cette remarque peut aussi s’appliquer aux relations sociales. Françoise Lestage (1999) souligne par exemple qu’il ne faut jamais regarder quelqu’un avec insistance : le regard pesant possèderait une « force » dangereuse supposée s’approprier l’énergie vitale de celui qui est regardé, en particulier s’il s’agit d’un enfant. Plus spécifiquement, le regard est un mode d’action très présent dans la sorcellerie (runa simi). L’envie est le premier critère censé motiver un regard sorcellaire et il figure de manière récurrente dans les étiologies. J’ai pu le constater à Tanga Tanga. Comme il n’y a pas de yatiri dans la région, les habitants se rendaient à Llallagua pour en consulter un. Cette décision faisait suite à un premier diagnostic établi par Edgar ou Apolinario, réputés savoir lire la coca. Un matin, une habitante vint rendre visite à Edgar : son fils, âgé de treize ans, était fainéant (qhilla), triste (llakisqa purin), sans envie (ganas mana kanchu). Il ne voulait pas aller au collège et buvait de la chicha. Après avoir lancé huit feuilles de coca une dizaine de fois pour observer leurs positions lorsqu’elles retombaient, Edgar confirma l’inquiétude de la mère : « Il est triste et il veut mourir » (la feuille de coca, qui représentait le garçon, était dirigée vers un carré formé par les autres feuilles, ce carré figurant un cimetière). Il énonça plusieurs hypothèses : estrellayuq (prise de la foudre), punition d’une âme (castigo de alma), enfin l’envie (« c’est l’envie, les jeunes regardent » : Envidia jovenes qhawanku). Alors qu’Edgar développait chaque hypothèse, la mère ne retint que celle du mauvais sort et conversa avec la femme d’Edgar qui s’était rapprochée. Les deux femmes se mirent à parler de l’« envie » des habitants de Mik’ani (les propriétaires terriens du bourg) puis se lamentèrent de l’absence de yatiri dans la région. Edgar rassura la mère et lui dit qu’il pourrait soigner son fils car ce n’était pas très grave.
22Des médisances peuvent aussi susciter des regards sorcellaires. Je me réveillai un matin avec un œil gonflé au point de ne plus pouvoir l’ouvrir12. Selon Elvira, il pouvait s’agir des satanas qui m’avaient regardée quand j’avais traversé la rivière ou bien du runa simi. Cette dernière hypothèse lui sembla la plus probable. Elle observa mon œil : si l’œil ressemble à un phallus (phichilu kikin), c’est que l’on est censé avoir dit du mal d’un homme ; s’il ressemble au sexe de la femme (zapallo13 kikin), c’est que l’on est supposé avoir médit d’une femme. Elvira conclua que mon œil était gonflé en boule, « comme la calebasse ». Elle me rappela que la veille, nous avions potiné, tenant des propos malveillants sur plusieurs femmes de la communauté14. Elle me recommanda de me frotter l’œil avec l’envers d’un vêtement quel qu’il soit15.
L’interaction auditive
23Les manifestations auditives de Guira Mallku ou des âmes sont fréquentes mais elles ne sont pas définies comme dangereuses. Pendant le Carnaval, la musique peut être une manifestation du Maître : « Tu n’arrêtes pas d’entendre avec ton oreille [du charango] mais il n’y a personne. C’est seulement avec tes oreilles » (jinapuni ninrimanta uyarinki pero nipi tiyan. Ninrillamanta). Alors que je demandai si moi aussi je pouvais voir Guira Mallku, mon compère me répondit : « Tu ne pourras pas le rencontrer. Tu l’entendras avec tes oreilles seulement16. » Contrairement à l’échange visuel, celui exclusivement auditif qui s’établit alors n’est pas défini comme une « rencontre » et il ne donne pas lieu à un acte de prédation. L’observation est similaire dans le cas des âmes : habituellement, les interactions entre les vivants et les morts récents sont seulement auditives et inoffensives en elles-mêmes. Si les âmes ne peuvent pas voir les humains, elles les entendent. Réciproquement, les vivants peuvent entendre les âmes, notamment lorsqu’elles viennent pleurer et gémir aux alentours.
L’attirance des saqra : s’approcher, suivre et parler
24Le regard n’est pas la seule interaction décisive. Une fois Nina k’araq ou Guira Mallku apparus, l’homme peut aussi s’approcher, suivre, parler ou toucher : « Tu vas le voir et tu vas le suivre et là, ça y est, c’est fini pour toi. » Ici, c’est le fait de suivre le diable qui conduit l’homme à son infortune. On pourra d’ailleurs considérer le fait de suivre comme une façon de regarder avec insistance. Il s’agit d’une confirmation plus marquée de la « rencontre ». Mais le fait de suivre le diable manifeste surtout un rapport de dépendance : l’homme est sous le pouvoir de Nina k’araq ou de Guira Mallku lesquels mettent en scène les modalités de leur attaque.
25Plus rarement, Nina k’araq est censée exercer son activité prédatrice sans avoir recours à la métamorphose. L’individu aperçoit une lumière intermittente au loin. D’ordinaire, cette manifestation visuelle de Nina k’araq ne donne pas lieu à une infortune car l’individu se doute qu’il s’agit de Nina k’araq et se méfie. En revanche, s’il a la curiosité de s’approcher de la lumière (et de la suivre), il est « pris ». Alors que nous parlions des lumières nocturnes (lucioles, fards de voitures), Modesto me dit :
« Quelquefois, ça peut être Nina k’ara. Ça c’est pire. C’est très dangereux. Mon frère, Cyrilo, il est presque mort à cause de ça. Il était chez moi, on était en train de parler. Et à dix heures du soir, il m’a dit “Je vais dormir chez moi.” Sur le chemin, il a vu une lumière qui s’allumait, s’éteignait, s’allumait comme ça [clignotement]. Lui, il a pensé : “Une personne doit être en train de marcher. Je vais la suivre.” Et donc il l’a suivie pendant un kilomètre. Après, la lumière a disparu très rapidement. C’est à peine s’il a pu rentrer chez lui. Après, il a commencé par avoir des douleurs au ventre. Et le jour suivant : c’était tout son corps » (Modesto, Urur Uma).
26Dans les propos de Modesto, le fait d’être attiré est en lui-même un « saisissement » : Cyrilo n’est pas tombé malade parce qu’il avait chuté dans une bouche de l’inframonde. En revanche, il a été « pris » quand il a suivi la lumière.
27Nina k’araq peut aussi tenter d’établir un échange verbal et par là, de faire basculer l’homme dans une relation réciproque : elle va par exemple appeler un individu par son prénom. Si celui-ci réagit à cette interpellation, il est aussitôt mangé : « Il y a un crapaud dans les mares. Ce crapaud va crier ton nom comme si c’était quelqu’un qui te connaissait. Par exemple, toi, Lola, tu es en train de te promener et tu vas entendre “Lola, Lola”. Tu te retournes et là, ça y est ! » me disait Erasmo. Nina k’araq peut aussi interroger sa proie afin d’inciter celle-ci à répondre. Cette mutualité est destinée à mettre l’individu en confiance afin qu’il suive son victimaire sans hésitation : « Il va te parler comme un ami. » Les « mon petit frère » (hermanituy) et les « mon petit père » (papituy) scandent les paroles affectueuses de ce diable souterrain dont l’unique intention, nous l’avons souligné, est de manger.
28Enfin, nous avons mentionné les cas où des âmes peuvent chercher à nouer une relation réciproque avec des êtres chers qui leur manquent en venant leur parler durant la nuit. L’intention de ces morts récents n’est pas de manger l’animu de ces personnes mais de nouer une relation grâce à la communication verbale. Cet échange suffit néanmoins à créer une interférence entre le monde des morts et celui des vivants. Lorsque l’échange est non réciproque (le dormeur contrôle son rêve et refuse d’interagir), l’individu est affecté mais il peut se rétablir. Lorsque l’individu répond à l’âme ou qu’il accepte de prendre la main du mort, il meurt aussitôt.
La séduction des saqra
29L’étude des contextes des agressions réalisées par Nina k’araq et Guira Mallku montre que dans de nombreux cas, la victime a d’abord été séduite. Ces maîtres du monde souterrain sont en effet des prédateurs sexuels redoutables. La forme de leur apparition a pour but de séduire l’humain qu’ils convoitent dans le but de l’attirer et de l’« amener » ou de l’« emporter » (pusay, apay) vers les bouches du monde souterrain :
« Un ami m’a raconté aussi. Il était ivre et il rentrait chez lui. Et il a vu des cholitas très jolies, charmantes. Elles s’approchaient de lui. Après, il a voulu coucher avec une. Mais les cholitas se sont échappées. Il les a suivies, par-derrière mais elles s’en allaient toujours. Mon ami les poursuivait. Ensuite, il est arrivé à un lac. Il n’y avait personne. Les cholitas avaient disparu. Il était à la lisière du lac. Il manquait seulement un tout petit peu pour qu’il entre. Il a pensé : “Dieu n’a pas voulu que je meure, que j’entre dans le lac. J’ai failli mourir.” Après, il est rentré chez lui mal. Il avait mal au ventre » (Joselo, Urur Uma).
30Le Maître du Carnaval apparaît souvent quant à lui sous la forme d’un groupe de gens de petite taille (juch’uycitu runas) : des danseurs, des musiciens et des chanteurs. Ravi par la beauté de ces jeunes gens (« ils ont de très beaux habits ») et par la musique (le chant, le charango), l’individu va accompagner le groupe jusque dans un ravin où il chutera. Dans ce cas, la séduction s’opère sur le mode de l’interaction visuelle (le charme des jeunes gens) et auditive (la musique)17 :
« J’étais petit comme ça [désignant un enfant de dix ans]. Au Carnaval, mon père était très saoul. Super saoul. Il marchait seul, de maison en maison, comme ça. Après, il s’est endormi à cet endroit. Moi, depuis cette colline, je cherchais mon père et je l’ai vu endormi. Mais à ses côtés, il y avait plein de gens, plein de gens, un nombre incroyable de gens : des femmes, des hommes, tout petits [un mètre environ]. C’était comme des poupées. Ils dansaient, ils faisaient une ronde autour de mon père avec des charangos, des jolis bonnets, de belles vestes. Tout comme la coutume. C’était le démon. Après, je me suis rapproché et il n’y avait personne : il n’y avait que mon père qui était en train de dormir. Je l’ai emmené à la maison et là, il est tombé gravement malade. Il vomissait. On l’a soigné avec un yatiri. Il ne voulait pas venir avec moi, mon père. Il ne voulait pas rentrer à la maison. Il voulait aller vers la rivière, loin dans la pampa à travers la rivière. C’est que le démon était en train d’emporter son animu vers la rivière. C’est pour ça que mon père voulait aller vers la rivière. S’il était allé à la rivière, il serait mort mille fois » (Erasmo, Urur Uma).
L’interaction physique
31Le contact physique entre un humain et une entité saqra établit une interférence quasiment toujours fatale. Selon les formes prises par Nina k’araq pour apparaître aux humains, ceux-ci peuvent être amenés à la toucher mus par la curiosité, le désir sexuel ou encore l’attendrissement. Venancia raconte ici à Natalia comment Nina k’araq se transforma en bébé :
« Mon grand-père m’a raconté, ma mère m’a raconté. Est-ce que c’est vrai ? Qu’est-ce que c’est ? Il a dit qu’il était allé se promener loin, à un jour [de marche]. Mon grand-père est allé ramener sa femme, ma grand-mère, à un jour de marche. Il est parti la nuit. À ces heures-là probablement [à la nuit tombée]. Il était en train de rejoindre sa copine. Ensuite, “comme toujours dans mon cas, on doit amener [vers moi] mes enfants, mes petits enfants. On ne les envoie probablement pas près de la maison [litt. « là où on urine »] mais chaque jour, ils vont courir vers sa maison [celle de la femme]”, a-t-il dit. Il l’a dit à ton oncle Modesto [le frère du narrateur]. Ensuite, il est parti. Mon grand-père est parti pour rejoindre sa femme à une journée de marche, là où il l’avait probablement vue. Il avait probablement emmené des compagnons et ils lui ont sûrement raconté. Comment c’est ? Il a dit qu’il pleurait. L’un de ses compagnons l’avait sûrement averti, hein. “Un bébé pleurait”, a-t-il dit [le compagnon du protagoniste] : “Un bébé est en train de pleurer, Aïe !” Des montagnes, ça devait être des montagnes, hein. La ville était encore loin. Les jeunes ont probablement dit : “Un bébé pleure. Allons-y, il faut le prendre. C’est triste comme il pleure, oui.” C’était des chenapans, comme Milán, Mario [fils du narrateur]. Où pourraient-ils aller loin sans avoir peur : rivières, montagnes, paille. Ils arriveraient. Probablement là, un bébé pleurerait. “Je vais le prendre moi. Le bébé est en train de pleurer. Oïe !” Il était enveloppé, il avait un joli bonnet, il était mignon. Il l’a pris. Qam ! [bruit effrayant]. Le chien lui a sauté dessus. Il l’a mordu. Il a dit qu’il était mort, ce jeune. Il a mangé ce jeune, hein. Ensuite, il [l’autre garçon] est reparti tout seul : “Ah la Oïe, mince !” Il est probablement mort dans sa maison, hein. Il n’était pas bien : de la sueur, il a probablement commencé à suer. “Il est mort”, a-t-il dit » (Venancia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).
« Abueloy cuentallawantaq mamay cuentallantaq. Ciertochis. Imachis. Karuman risqa nin pasear juk díaman juk día. Abueloy abuelitaytaqa juk día puriymanta postakamun warminta. Tutamanta rin. Kay horastachá. Chicanpaqman chayachkan. Chanta nuqa jinapuni pusamunkichis18 wawasniy allchhisniy. Ama kay miyarakunamanta tanqachimunkichischu sino sapa día wasinman corripunqa nispa. Modesto tíoykita nikusqa. Chaymanta pay risqa. Chaypichá rikun juk día puriyman risqa abueloyqa warminpaq. Masisnintachá pusan paymantaqchis cuentan. Imachis a. Waqamun nin. Joven masisninchá willan i. Wawita waqamun nin. Wawita waqachkan. Aïe. Luma lumachá i. Karuraq llaqtapis kachkan. Wawita waqamun. Jaku uqharina. Khuyayta waqachkan sí jóveneschá nin. Traviesos kay Milán Mario. May karuta rinman mana manchachikuspachu. Wayq’u luma ichhuichhu. Jamullanman. Chaypichá wawa waqanman. Uqharikusaq nuqa. Wawa waqachkan Oïe. K’irusqa k’acha ch’ulluyuq. K’achitu nin. Uqharisqa. Qam. Allqu phinkisqa khanisqa. Wañupun nin chay jovenqa. Chay joventa thataykapun i. Chanta jampullasqa sapan. Ah la oïe carajo. Wasipichá wañupun i. Malta rikun sudor sudorchá jatarin. Wañupun nin » (Venancia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).
32Bousculer une âme serait également mortel. Cette collision physique, souvent accidentelle, entraîne la dévoration immédiate de l’individu : « Si tu te cognes avec une âme, après, tu ne te rappelles plus rien. Elle te mange. Après tu meurs. » Dans la mesure où les âmes ne voient pas, il est possible qu’elles heurtent les humains par inadvertance. Lorsqu’un individu est dehors, la nuit, il doit donc veiller à toujours faire du bruit pour avertir les âmes éventuelles : tousser, se racler la gorge, siffler, chanter, interpeller le chien par exemple. Grâce à cette précaution, l’âme pourra dévier son chemin. De même, lorsqu’un homme voit une âme au loin, il doit impérativement changer de direction pour ne pas risquer de la bousculer.
33La collision entre un humain et une âme n’est pas toujours fortuite. C’est ce qu’illustre ce fameux récit qui circule dans les ayllus Aymaya et Kharacha (aussi bien dans les vallées que sur les Hauts Plateaux) :
« Trois ou deux jeunes descendaient. “Une âme vient”, ont-ils dit, “du côté du cimetière”. Il y a toujours des jeunes polissons, hein, des polissons. Ce Milán [désignant son fils] aussi. Ensuite, eux, ils étaient probablement en train de venir dans cette pampa. L’âme arrivait probablement par le chemin et eux, ils venaient à côté du chemin. Les jeunes, les trois, ils venaient, ils venaient. Les trois ont vu l’âme. Il [l’un d’eux] a dit : “L’âme vient du cimetière. Moi, je vais m’allonger comme ça sur le chemin. Et après : Qam ! Je lui ferai peur. Toi, tu me regarderas”, “D’accord.” L’âme était en train de venir, loin. Comme [si elle venait] de l’église. “Elle arrive. L’âme, elle continue de venir en regardant le ciel, comme ça” a-t-il dit, “elle a un bonnet. Elle arrive”. Ces jeunes coquins lui ont couru devant. “Je dirai Qam ! Qu’est-ce qui se passera ? Vous allez me regarder.” Il a couru. Après, on dit qu’il s’est s’allongé sur le chemin. Droit sur le chemin, elle l’a croisé. Ensuite, elle est passée au-dessus de lui et elle continuait de le regarder. Il n’a pas dit Qam ! il n’a pas dit Qam ! “Ouhlala ! Il n’a pas dit Qam ! Elle est passée au-dessus. Oïe ! Et maintenant ? Viens, il faut y aller ! Idiot, merde ! Lève-toi !” Il lui a donné un coup de pied. On dit qu’il était raide. “Pourquoi m’as-tu dérangée ! ?”, a-t-elle dit. Elle allait probablement sur le chemin, oui. L’âme l’a mangée/avalée. Ça doit être le diable [supay]. Ça arrive toujours là-bas, dans cette pampa. Il ne faut pas se promener la nuit » (Venancia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).
« Juraq’amusqa jóvenes 3 o 2. Juk alma jamullantaq nin cementerioladumanta. Jovenes traviesos kanpuniqa i. Travieso. Kay Milánpis. Chaymanta chay pampata jamuchkanchá i paykuna. Ñamtachá chay alma jamun. Paykuna ñammanta juk ladunta jamusqa. Jovenes kimsa jamusqa jamusqa. Almata rikusqanku kimsantin. Almaqa cementeriomanta jamuchkan. Nuqa ñamman ajina estirakamusaq. Chanta Qam. Mancharichisaq. Qamqa qhawamuwanki nisqa arí. Ya. Alma karutaña jamuchkan. Kultu wasi jinata. Jamuchkan nin. Almaqa jinallapuni jamuchkan nin cielo qhawaspa kay jina nin ch’ulluyuq nin jamuchkan nin. Chay travieso jovenes ñawpaqinman corrisaq. Qam nisaq. Imananqa. Qhawamuwankichik. Corrisqa. Chanta ñamman estirakun nin. Chiqanta ñamman cruzaykusqa. Chaymanta qawkatasqallapuni patanta pasaranpun nin. Mana Qam ripusqachu. Mana Qam ripusqachu. Ah la oïe. Mana Qam ripunchu. Patan pasapun. Oïe. Kunanrí. Jaku rina. Cojudo carajo. Jatariy Jayt’arasqa. Tiesolla nin. Imapaq molestawanki nin i. Ñantachá rin arí. Alma thataykapun. Supaychá. Pasallanpuni chaypiqa chay pampapiqa. Mana tuta purinachu » (Venancia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).
34Le contact physique entre l’âme et le garçon se révèle fatal. Mais cette infortune résulte de l’inversion que le garçon a voulu établir : faire peur à une âme alors que ce sont les âmes qui sont censées effrayer les humains. L’intention des narrateurs est donc aussi de mettre en garde contre l’arrogance des humains vis-à-vis d’entités saqra. C’est ce que montre le récit suivant à propos de la rencontre entre un homme et Guira mallku :
« Un homme, ivre, marchait dans cette pampa, vers la rivière. Comme il était ivre, il s’est reposé un peu et il s’est allongé. Il a alors vu un groupe de gens qui dansaient avec des charangos, de beaux vêtements. Il les a regardés et il a dit : “Ah, vous ne savez pas danser !” À partir de ce moment, il ne s’est rien rappelé. Il a uriné dans son pantalon. Le jour suivant, il a un peu récupéré. Donc, il ne faut pas déranger le diable je crois sinon, il peut te manger : il emporte ton animu » (Joselo, Urur Uma).
Le refus de la « rencontre », ignorer l’apparition
35Selon un habitant d’Urur Uma, lorsque Nina k’araq apparaît sous la forme d’une personne séduisante, « si tu acceptes, tu meurs ; si tu n’acceptes pas, tu ne meurs pas ». Ces propos montrent que l’homme a la possibilité de ne pas « accepter » la rencontre c’est-à-dire de rester indifférent à l’apparition. Lorsqu’un individu croise Nina k’araq, il peut en effet conserver l’usage de ses facultés cognitives (penser, raisonner, décider) et réussir à rester indifférent à la « rencontre » :
« J’ai un ami d’Urur Uma Alta. Il m’a aussi raconté. Quand il était jeune, il se promenait toujours la nuit avec son charango. Il aimait beaucoup ça. Il se promenait uniquement la nuit. C’est qu’il avait des amoureuses, beaucoup et elles vivaient assez loin. C’est pour ça qu’il marchait beaucoup. Une fois, il était en train de rentrer chez lui. Il marchait sur ces montagnes. Là et il a vu son amoureuse. Mais lui, il a pensé : “Ça doit être Nina k’araq” et il a continué son chemin, normalement. Et comme ça, plusieurs nuits, pareil : son amoureuse lui apparaissait. Mais il savait que ce n’était pas elle, que c’était Nina k’araq. Et donc il s’échappait. Il avait sûrement de l’expérience. C’est pour ça qu’il savait » (Joselo, Urur Uma).
36Dans ce récit, le protagoniste ne tient pas compte de sa vision (il ne suit pas Nina k’araq). Sa clairvoyance (il se doute qu’il s’agit du diable) le projette à nouveau dans le monde extérieur au cadre référentiel du sunqu (« il s’échappait ») : il ne modifie pas son itinéraire. Comme le souligne le narrateur, c’est probablement l’expérience du jeune homme qui explique sa lucidité. À l’égal du yatiri, il est décrit comme quelqu’un « qui sait » parvenir à ce contrôle.
37L’acte de prédation d’une entité saqra (de Nina k’araq ou d’une âme) ne peut donc s’exercer qu’au sein d’une « rencontre » (tinku) avec un humain, celle-ci étant initiée par le regard. Lorsque le diable souterrain et l’homme se rencontrent dans un contexte ordinaire et que c’est Nina k’araq qui apparaît aux humains, l’abolition d’un des deux protagonistes est inévitable. Soit c’est Nina k’araq qui est l’agent de l’abolition : elle disparaît ou elle fait disparaître l’homme en le mangeant lorsque celui-ci a « accepté » la rencontre (l’homme a regardé, a parlé, a suivi, a été séduit, a touché, a défié ou a jugé avec mépris le diable). Soit, c’est l’homme qui est l’agent de la suppression : il ignore la manifestation visuelle de Nina k’araq et ne regarde pas ; il fait alors disparaître le diable à ses yeux et se projette dans le monde socialement partagé où le diable ne peut pas devenir visible.
38Mais la prédation d’une entité saqra est parfois le fruit d’une rencontre opportune : un humain passe à côté du territoire de Nina k’araq et s’offre à son regard ou bien un individu bouscule une âme. La prédation des entités saqra semble ainsi traduire aussi une collision « épouvantable » entre des catégories qui, dans des contextes ordinaires (non rituels), doivent rester exclusives l’une par rapport à l’autre : saqra/humain, mort récent/vivant. C’est pourquoi, Nina k’araq éviterait parfois le regard mutuel en s’éloignant, de même que l’âme sermonnerait l’individu qui est sorti la nuit sans faire de bruit. Quand la rencontre se produit malgré tout, l’effroi de l’individu vient alors tragiquement traduire cette interférence. Cela étant, la prédation de Nina k’araq est habituellement le fruit d’une stratégie ce qui explique que ce diable s’efforcerait de provoquer la rencontre avec un humain : une fois visible, il fait tout pour attirer son attention. Les données que nous venons de présenter montrent que si l’individu parvient à neutraliser la prédation en s’abstenant de penser aux entités saqra (il ne fait pas cas de sa croyance), il peut aussi ne pas faire cas de sa vision. C’est alors une façon extrême d’ignorer les prédateurs puisqu’il s’agit ici de rester indifférent à leur apparition ; il s’agit de ne pas tenir compte d’une relation cette fois-ci effective et non plus potentielle.
Notes de bas de page
1 Littéralement « elle va vers une autre vallée » (wak valleman rin payqa). L’expression quechua « aller vers une autre vallée » signifie ne pas aller bien, avoir des problèmes.
2 C’est avec du plomb que l’on répare les ustensiles troués telles les assiettes, les marmites ou les tasses.
3 Cereceda (1988) note également qu’il ne faut pas regarder l’arc-en-ciel : le contempler entraîne la perte de la raison et de la mémoire.
4 Cataplasmes de plantes, pommades achetées en pharmacie, injections de cortisone.
5 Le yatiri de la communauté avait refusé de la soigner car c’était son oncle (le frère de son père) : les yatiris ne soignent pas les membres de leur propre famille.
6 Voir aussi Baud (2011) et Véricourt (2000).
7 Chez les locuteurs, le terme de « secret » est utilisé alternativement à celui de « pouvoir » : avoir du pouvoir, c’est « avoir un secret ». Le yatiri « a son secret » fait référence au fait qu’il exerce la divination et guérit une personne malade. De même, les éléments et les dispositifs prophylactiques ou thérapeutiques « ont leurs secrets » ou « sont des secrets ». On dit par exemple du lait d’âne qu’il est « un médicament, un très bon secret, pour les poumons. Enfin, le pouvoir que les humains attribuent aux saqra est un secret.
8 Selon Rockfeller (1995), ce qui caractérise le lik’ichiri, c’est le fait qu’il voie sa victime, la regarde et la connaisse alors que cette dernière, elle, ne le voit pas.
9 Pour se prémunir, il convient de ne pas s’appocher de ces endroits clairement identifiés par la population.
10 Le regard du diable n’est pas toujours si dramatique. Il peut causer de simples désagréments comme le fait d’avoir un œil gonflé ou d’avoir des douleurs abdominales.
11 Le regard peut aussi constituer un acte vampirique : les fœtus, notamment ceux avortés, mangeraient le sang avec le regard (Platt, 2002).
12 La thérapie habituelle consiste à se frotter l’œil avec du millet trempé dans l’urine d’une autre personne.
13 En espagnol, zapallo signifie calebasse. Le terme est couramment utilisé pour désigner le sexe des femmes.
14 Les femmes qui commèrent sont appelées « femmes Nina k’araq ».
15 Des rites d’inversion sont également réalisés pour renvoyer le mal (kutira) à son origine ou pour contrer le mauvais sort : utilisation de fils de laine (kaytu) noir et blanc filés à l’envers c’est-à-dire enroulés vers la gauche (Fernández Juárez, 1999 ; Véricourt, 2000). Ajoutons que pour se moquer de l’anthropologue, deux compagnons m’avaient dit aussi qu’il fallait que je me frotte l’œil avec l’envers de la culotte appartenant à la personne à qui j’imputais le mauvais sort !
16 On pourra se demander pourquoi l’anthropologue n’est pas censé pouvoir voir le Maître du Carnaval. Provenant d’un autre environnement socioculturel, on considérait probablement que mes pensées n’avaient pas pour objet ce diable. Par conséquent, je ne pouvais guère l’interpeller et le faire apparaître. En revanche, je risquais de « rencontrer » Nina k’araq si je pensais avec nostalgie à des personnes absentes.
17 Comme l’a montré Martinez (1994) à propos des musiques des Jalqas, dans les Andes, le lien entre la musique et la séduction est très étroit. Pendant le Carnaval, défini comme le temps de la tentation, le temps de la fécondité et le temps de la séduction amoureuse, les Jalqas jouent des mélodies spécifiques. Les esprits inspirateurs peuvent transmettre des mélodies durant les rêves. Ces mélodies sont associées à l’amour et sont réputées provoquer la folie et la mort.
18 Notons que chis est habituellement employé comme équivalent au suffixe chus pour indiquer une probabilité.
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L’homme-proie
Ce livre est cité par
- Charlier, Laurence. (2016) Le point de vue des pilleurs. Anthropologie et Sociétés, 40. DOI: 10.7202/1037519ar
- Geffroy, Céline. (2020) The Open Body – A Hydraulic System: Alcohol and Bodily Fluids as Nourishment for Non‐Human Entities in the Bolivian Andes . Bulletin of Latin American Research, 39. DOI: 10.1111/blar.13106
L’homme-proie
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