Chapitre III. Les dangers de la nostalgie : les apparitions de Nina k’araq et de Guira Mallku
p. 153-162
Texte intégral
1Interpellées par les humains, les entités saqra deviennent visibles. Cette interpellation se fait lorsque les humains « pensent/se souviennent » d’elles, que cette pensée soit animée par la gratitude ou par la crainte. Mais d’autres pensées en exercice sont réputées dangereuses, non pas en raison de leur efficacité imputée (« interpeller ») mais parce qu’elles peuvent être « connues » par Nina k’araq et Guira Mallku. Ces deux prédateurs vont alors exploiter cette connaissance pour mettre en scène leurs apparitions et piéger les humains.
Des apparences fallacieuses
2À Urur Uma, les habitants estiment que si un individu marche seul en pensant à quelqu’un, Nina k’araq « le sait » (lo sabe). Celle-ci est alors censée se métamorphoser en cette personne et apparaître sous ses traits. On considère que Nina k’araq « connaît » (yachan) les pensées des humains. Dans la mesure où j’étais étrangère, nombre d’habitants me mettaient en garde contre le danger d’avoir des pensées nostalgiques :
« Par exemple, tu es en train de marcher et tu penses beaucoup à ton fiancé. Tu vois, des fois, il nous arrive de penser beaucoup, des pensées nous tombent dessus. Donc, tu vas voir ton fiancé. Pareil. Mais ce n’est pas ton fiancé : c’est le diable. Il va te parler avec tendresse : “Viens, allons nous promener” et il t’amène. Tu veux aller à Uncía mais il t’amène de ce côté [désignant la montagne Huancarani], loin, dans le désert, dans un ravin, dans une grotte. Après, il disparaît et toi, tu ne sais pas quoi faire. C’est pour ça qu’il ne faut pas trop penser. Ça, c’est Nina k’araq, Ça peut aussi être ta mère, une amie, quelqu’un que tu connais, n’importe quelle personne connue. Un jeune est mort comme ceci. Moi, je travaillais à Cochabamba dans la pampa mais il y avait un jeune de La Paz. Il était amoureux d’une fille, très très amoureux. Il pensait toujours à elle. Et donc, il a vu cette fille et elle l’a emmené loin dans le désert. Ensuite, la fille a disparu et le jeune est tombé dans la rivière et il est mort. Ses parents n’étaient pas au courant parce qu’ils vivaient à La Paz » (Erasmo, Urur Uma).
3Les désirs et les fantasmes seraient « connus » par Guira Mallku et Nina k’araq :
« Moi, si je pense très fort à une jeune fille, alors, une jeune fille très belle va m’apparaître [juk símpatica imilla rikhuriwanman]. Et, un homme ou une femme [que ce soit un homme ou une femme]. C’est pareil. Un homme va m’apparaître [Kikillanta qhari rikhuriwanman] [si je pense à un homme]. Le même. Mais en fait : non. Un peu plus tard, il est en train de mourir » (Feliciano, Urur Uma).
4Au Nord Potosi, les habitants craignent certaines pierres, comme celles qui ont des cavités ou qui ont une forme particulière. Ces pierres seraient vivantes et pourraient agresser les passants. Elles frapperaient les hommes, violeraient les femmes et mangeraient leur animu. En outre, elles sont aussi réputées se transformer en humains afin de séduire leurs victimes ou bien de les mettre en confiance. Ces pierres sont considérées comme étant une forme prise par Nina k’araq pour se manifester. C’est dans ce contexte que Venancia nous délivra ce cuento. Elle venait de me mettre en garde contre ces pierres car je devais partir le lendemain à Urur Uma :
« V. : On dit qu’il y a une pierre. Une femme en pierre. Comme une femme. La tresse également à sa place. Comme ça, les jambes étendues. On dit qu’elle est en train de tisser une ceinture, qu’elle ne fait que tisser avec la pointe pour tisser [estaca].
N. : Est-ce que cette femme en pierre y est toujours aujourd’hui ?
V. : “Aujourd’hui encore elle est assise là”, dit-on. Cette pierre lui [elle me désigne] apparaîtrait comme un jeune. Cette femme... Elle se convertit en femme, elle se convertit en un jeune. On dit qu’un jeune homme séduisant apparaît aux filles et qu’une femme apparaît aux hommes. Probablement cette femme se transforme en homme, en femme. Ensuite elle apparaît à chaque personne qui passe probablement. Qu’une fille y aille, tu vas voir ! Ton amoureux t’apparaîtra bien. Tu lui parlerais, c’est clair. Que l’homme vienne ! Que la fille vienne ! Elle lui apparaît comme son fiancé. Elle est en train de tisser. “Aïe la lune morte, c’est dangereux. C’est la lune morte. Elle disparaît, la lune disparaît, elle disparaît” dit-on. C’est là que notre mois descend [menstrues]. “C’est là qu’est le diable”, dit-on. Ensuite, il se transforme en tout, oui. C’est probablement là que les fous aussi deviennent fous [...] On dit que c’est là qu’il [le diable] prend. “C’est dangereux là. Il est venu dans cette colline”, a-t-il dit. Mon grand-père me racontait comme ça, oui : “Elle est venue. Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? Ils sont venus, ils sont venus.” La fille lui est apparue, sa copine lui est apparue. Il se rendait probablement chez elle. Mon grand-père me racontait comme ça. Comme si Mario allait chez sa copine et que sa copine lui apparaissait. “Une fille jolie, oui”, dit-on. “Où est-ce que tu vas ? Allons-y ensemble.” Et comme ça, il arrive à la maison en l’accompagnant. On dit qu’elle mange son âme » (Venancia et Natalia, Entre Ríos, originaires d’Aymaya).
« V : Tiyan nin rumi. Warmi rumimanta. Kikin warmi. Sap’anapis ayaqtasqa kay jina jayt’aqparisqa. Chumpita awachkan nin estakawan awachkallan nin.
N. : Warmi rumipi kunankamachu kachkan.
V. : Kunankama chaypi chukukuchkan nin. Chay rumi joven payman rikhurinman. Chay warmiqa... Warmimantaq tukun. Jovenmantaq tukun. Símpatico joven rikhurin nin chicasmanqa Qharismanrí warmitaq rikhurin nin. Chay warmichá qharimantaq warmimantaq tukun. Chanta sapa rikusaqtachá rikhurin chica richun a ver. Sumaq enamoradoyki rikhurisunqa. Parlachillanki arí. Qharitaq jamunchun chicataq jamuchun. Chikun jina rikhuripun. Awachkan. Aïe urt’a peligroso arí. Jaire urt’apiqa chincan nin killa chinkan chinkan. Chaypi killanchikpis urayk’uwanchik. Chaypi nin supayqa. Chaymanta tukuy imaman tukun arí. Chaypichá locopis lokiyanku [...] Chaypi jap’in nin. Peligroso chaypi. Chay lomata jamusqa nin. Abueloy jina cuentaq arí. Jamusqa nin. Kunan imanasutaqri. Jamusqanku jamusqanku. Chicañataq rikhurisqa. Chicanpuni rikhurisqa. Chicanmanchá rin. Abueloy jina cuentaq. Marío chicaman rinman jina chican rikhurinman. Símpatica nin arí. Mayta richkanki. Compañakuna arí. Ajina compañaspalla wasiman chayan. Almanta thataykapun nin » (Venancia et Natalia, Entre Ríos, originaires d’Aymaya).
5Les métamorphoses de Nina k’araq se réaliseraient également pendant l’activité onirique. Ces apparitions servent à fournir une étiologie a posteriori mais aussi à justifier auprès de l’entourage le fait de faire des rêves érotiques, parfois, d’avoir des fantasmes érotiques1 :
« Bon, imaginons qu’il m’arrive ceci : de jolies filles se présentent à moi. Ça peut arriver. C’est comme ça. Le matin, après le rêve, il n’y a rien. Tu peux rêver comme ça. De beaux garçons peuvent t’apparaître dans ton rêve. Mais le jour suivant, il n’y a rien. À ton réveil, plus rien. Ça, je ne peux pas le dire mais peut-être que parfois, tu peux penser à ton mec et il peut se présenter dans tes rêves. Moi, ça m’arrive ça. Et le matin, en me réveillant, il n’y a plus rien : “Aah ! Où êtes-vous ? !” [rires]. Mais après, “Ça doit être Nina k’araq”, on se dit, “Aïe ! J’ai vu cette Nina k’araq” » (Erasmo, Urur Uma).
6Un matin, nous parlions des rêves, Juan et moi. Il y avait aussi Elvira, sa tante :
« Elle [Nina k’araq] attaque les célibataires mais pas les gens mariés, non. Disons qu’il ne faut pas vivre tout seul. Si tu vis seul, dans un endroit isolé, elle t’apparaît comme un jeune. À une fille, elle va apparaître comme un garçon charmant et à un garçon, comme une fille. Elle apparaît dans les rêves. Après, tu tombes amoureux et tu veux faire l’amour. Et là, ça y est. Tu meurs rapidement [...] Je vais te raconter comment j’ai été malade à cause de Nina k’araq. C’était dans les vallées. Un jour, j’ai vu cinq jeunes filles. C’était exactement comme dans mes rêves sauf que c’était le jour et que là, je ne rêvais pas. C’était pareil, de très belles cholitas. Elles me disaient : « Comment vas-tu papitoy ? » et elles m’embrassaient. Moi je ne les ai pas embrassées car je respecte toujours les jeunes filles [Elvira qui écoute son récit me dit qu’il ment : il les aurait bien embrassées !]. Après, je suis tombé malade. Je n’avais plus de force et j’avais mal au ventre. Je suis revenu ici et j’ai revu une nouvelle fois les cholitas, de jour aussi. C’était pareil, elles me parlaient, m’embrassaient. Moi je ne pouvais rien faire car j’étais malade, je n’avais plus de force, je ne pouvais pas les embrasser. Si je n’avais pas été malade, je les aurais embrassées mais là, je n’avais plus de force, je ne pouvais pas. Elles me disaient “hermanitoy, on va habiter ensemble”. J’étais baissé et j’ai entendu “hermanitoy”. Quand j’ai levé la tête pour voir qui me parlait : plus rien, elles avaient disparu » (Juan, Urur Uma).
7L’individu se présente comme ayant été affecté par une apparition de Nina k’araq ou de Guira Mallku. Lorsqu’il rapporte à sa famille (son époux/se le plus souvent) la vision qu’il vient d’expérimenter, la mention d’une apparition justifie alors le fait qu’il se soit éloigné de la communauté, et par là même son absence prolongée (ce qui est courant pendant les périodes de fête, notamment pendant la période du Carnaval) :
« Guira Mallku, c’est le diable. C’est moche. Je l’ai vu moi. Je l’ai vu moi alors que j’étais ivre. Je rentrais chez moi, puis, sur le chemin, j’ai vu un groupe de gens qui dansaient avec des charangos, de beaux vêtements. Une jeune fille, une jeune fille très charmante, s’est approchée de moi. Elle m’a tiré par le bras pour m’emmener dans une autre direction, là où il n’y a personne, là où il n’y a pas de maison, là où il n’y a rien » (Apolinario, Tanta Tanga).
8L’apparition du Maître peut également expliquer le fait que l’individu n’ait pas accompli sa tâche :
« La mère de Paulino était en train de récolter les pommes de terre. C’était le jour. Son terrain est assez loin. Guira Mallku l’a emmenée. Elle est revenue en pleurant : “J’ai mal au ventre.” Elle avait récolté beaucoup de pommes de terre mais elle est revenue sans rien : “Il n’y a plus de pommes de terre.” Guira Mallku l’avait emmenée très loin, en face. Elle est revenue en dansant [dodelinant de la tête comme un pantin] » (Leonardia, Urur Uma).
9Réputés « connaître » les pensées des humains, les deux prédateurs peuvent apparaître sous la forme de n’importe quelle personne familière (membre de la famille ou ami). Dans ce récit, Venancia rapporte à sa fille les rencontres de son grand-père avec Guira Mallku pendant le Carnaval. Ce « diable » (supay) se métamorphose tour à tour en les enfants du voisin, un groupe de moufettes, un fils et des amis :
« V. : En passant la grande rivière, elle est apparue à ton grand-père comme un petit enfant. On a dit qu’elle était sortie d’une source. Après être sortie, elle lui est apparue sur le sol. Elle l’a fait uriner, oui. Il ne pouvait s’échapper nulle part.
N. : Qu’est-ce que c’était ?
V. : Comme ça, on dit qu’elle a un poncho, un poncho de la couleur de la pampa. On dit que quand tu la regardes, il y a du feu dans sa bouche. Il n’y a que du feu dans sa bouche. Elle se transforme en une personne connue. Les enfants du voisin [par exemple]. Il y a des enfants. [elle se transforme] en ces enfants : “Je vais te suivre. Allons, allons comme cela à la maison.” “Ça doit être lui [l’enfant]” a-t-il dit [le grand-père de Natalia]. Il s’est rapproché. Ça, c’est le diable. Il l’a suivi, il l’a suivi. Ensuite, il s’est aussi levé. Il y avait une moufette. Cette moufette a tourné autour de lui, elle a fait un cercle. Ça sent, hein ! Ça pue. Les moufettes ont tourné autour de lui en file [les moufettes faisaient un cercle autour de lui et formaient une file, elles étaient les unes derrière les autres]. Là, il s’est arrêté. Il a donné un coup de pied à l’une et l’a jetée. Il s’est échappé et quand il a regardé derrière lui, il a vu qu’elles le suivaient en forme de file.
N. : Et cette Nina k’araq, elle a disparu ?
V. : Elle s’est probablement rassemblée et s’est convertie en ces moufettes [l’enfant qui était Nina k’araq s’est converti en un groupe de moufettes].
N. : Et on n’est pas malade ?
V. : On est malade. Après cette Nina k’araq, elle lui a fait comme ça pendant le Carnaval. Après, il s’est enivré.
N. : On tombe très malade ?
V. : On est très malade. Après, il a dormi : “Dormons” il disait. Il l’a fait dormir comme si c’était une personne connue, comme si c’était son fils. Imagine, elle [Nina k’araq] s’est transformée en son fils ! Il disait “Dormons”, “Oui”, disait-il. Il a dormi, il s’est réveillé. “Bon maintenant, allons-y, il faut y aller. Voici notre maison, elle est en train de s’éclairer”, a-t-il dit. Pour cela, il n’a probablement pas allumé un feu. Il a dit que c’était un lac. Ce n’était pas une maison. “Allez ! Allons-y mon fils, allons-y.” Ils s’en allèrent coude à coude2. Après ça, plusieurs [personnes] apparurent. Toi, tu irais. Tu apparaîtrais comme ça. Lola aussi apparaîtrait. “Allons-y, allons-y.” Comme ses amis. Oui pareil, comme si c’était vraiment ton ami. Comme si c’était vraiment vrai “Aïe, Allons-y”, “Comment vas-tu Natalia ?” Elle peut te dire jusqu’à ton nom. “Allons-y, oui. Comment vas-tu ? Allez danse !” Elle peut même jouer du charango et tu chanterais, oui ! Tu la suivrais, tu suivrais. Tu t’approcherais de la maison. Il a dit que ça éclairait de très loin, comme le ciel. La lumière éclairait comme le feu. “C’est éclairé. Allons-y, oui, allons-y, en chantant.” Certains à ses côtés, d’autres derrière. Il allait devant : “Nous sommes déjà en train de nous rapprocher de la maison, nous nous rapprochons déjà.” Il a dit qu’il se réjouissait. “Ça y est, je me rapproche de la maison” disait-il “Voilà, voilà. Ça y est, je me rapproche de la maison. Allons-y, allons-y.” Certains l’attrapèrent par la main, d’autres de son côté l’embrassèrent. Qullchun ! [son qu’émet une pierre lorsqu’elle tombe dans l’eau]. Ils le jetèrent dans l’eau. On dit qu’il flottait dans l’eau.
N. : Ce n’était pas une maison ?
V. : Ce n’était pas une maison : c’était de l’eau, pour mourir. Après, il est sorti, oui. “Guira Mallku” ont-ils dit. Après voilà, cette personne, elle se convertit en ça, en Guira mallku. C’est le nom de ce démon [demonio]. On dit que Guira Mallku a emporté son âme » (Venancia et Natalia, Entre Ríos, originaires d’Aymaya).
« V. : Jatun mayumanta pasamuchkaqtin abueloykiman rikhurisqa arí kay jina wawita. Chay pozomanta lluqsirqamun nin lluqsirqamuytawanqa yasta rikhurisqa pachanman. Jisp’aykuchisqa arí. Ni mayman ayqiyta atisqachu.
N. : Imayna karqa.
V. : Kay jinata nin punchitayuq nin. Pampa color punchituyuq. Qhawarisqa simipiqa nina nin boca simipi ninalla nin. Riqsisqaman tukun. Chay wawitas vecinosqpata tiyan i. Wawitas. Chay wawitaman. Qhatisqayki. Jaku jaku jina wasiman. Chaychu nin. Astawan k’askaykun i. Supay chayqa. Qhatisqa qhatisqa. Chaymanta jatarillasqataq chay. Juk añathuya tiyan chay añathuyañataq muyuykusqa redondo añathuya. Asna i. Qhapan. Chay muyuykusqa jina filaykukusqa chawpipi sayarisqa sayarisqa. Jukcituta jayt’aspa chuqasqa arí. Iskapamusqa qipanta qhawarikusqa filalla qhatimun nin.
N. : Chay Nina k’araq chinkapunchu.
V. : Chay juntakunchá chayllamantaqchá tukupun chay runituqa i.
N. : Nichu unquyku.
V. : Unquykun. Chaymanta chay Nina k’araq Carnavalpi jina ruwasqa. Chantaqa machaykapusqa.
N. : Graveta unquykun.
V. : Graveta unquykun a. Chanta puñuspa risqa. Puñukapuna a nispa puñuchisqa riqsisqapis kanman jina wawanpis kanman jina. Wawanman tukun a ver. Puñukapuna nispa. Ya nisqa. Puñusqa rikch’arisqa. Ya jaku ripuna. Jaqayqa wasinchikqa k’anchamuchkanqa nispa. Chaypaq manachá ninachu k’anchachkan. Qhucha kasqa nin. Mana wasichu kasqa nin. Ya jaku waway jaku. Qhata risqanku. Chantaqa achkha rikhuripusqa. Qam riwaq. Jina rikhuriwaq Lolapis rikhurinman. Ya jaku jaku amigosnin jinalla. Ya. Kikin amigoykipuni kanman a. Hasta verdadpuni. Aïe jaku. Imaynalla Natalia. Sutiykimantapis nisunkiman hasta. Jaku arí. Imaynataq. Tusuriy a. Charangotapis tukarillanman qamtaq takiriwaq arí. Qhatiwaq qhatiwaq. Wasiman qayllawaq. Karumantaña cielo jina k’anchamun nin. Nina imaynatachus luz k’anchamun kikin nin. K’anchamuchkanqari. Jaku arí jaku takispa. Wakin laditumpi wakin qhipata. Ñawpata richkan. Qayllachkanchikña wasiman qayllanchikña. Kusikuchkan nin. Wasiman qayllachkaniña nispa. Chayqa chayqa wasiman qayllachkanina. Jaku jaku. Juk makimanta jap’iykun juk ladumanta abrazaykusqa. Qullchun. Yakuman chuqaykusqa arí. Yakupi tuytuchkallasqa nin.
N. : Mana wasichu kasqa.
V. : Mana wasichu kasqa. Yaku kasqa wañunapaq. Chaymanta lluqsin arí. Guira Mallku ninku. Chanta chaytaqa chay runa chayllamantaq tukupun a Guira Mallku ninku sutinqa chay demoniota. Guira mallku almanta apapusqa nin » (Venancia et Natalia, Entre Ríos, originaires d’Aymaya).
10La maison éclairée qui, en fait, est un lac apparaît de manière récurrente dans les cuentos et les discours étiologiques. Les éléments du paysage, topographie et urbanisme, peuvent aussi être modifiés : « Tu vas là-bas et tu vas voir une foule de personnes. Mais là-bas, il n’y a que rivières, ravins, précipices. Mais quand tu marches, les rivières paraissent la plaine et la plaine paraît rivière. Et comme ça, tu tombes, tu glisses dans la rivière et tu meurs », m’expliquait Indalicio. Cette inversion topographique3 est souvent mentionnée pour expliquer le fait qu’un individu soit tombé dans un ravin ou soit mort noyé. Ces drames ne sont pas rares, surtout à la période du Carnaval où les gens sont amenés à consommer beaucoup d’alcool (parfois pendant une ou deux semaines). Très ennivrés, certains s’égarent dans la montagne, chutent dans un ravin ou bien s’endorment et meurent de froid en raison de la forte amplitude thermique qui caractérise les Hauts Plateaux des Andes. Mais les activités agropastorales obligent aussi nombre de paysans à marcher seuls, parfois des jours durant, dans les montagnes. Il n’est pas rare qu’ils s’endorment épuisés, loin de chez eux. L’image est familière à quiconque connaît bien cette région. Quand ils rentrent chez eux, ils portent très souvent l’empreinte d’une infortune qui n’a rien de fictionnelle. Les récits sont destinés dès lors à montrer que l’expérience de la prédation (rencontrer un esprit maléfique par exemple) est possible puisque le narrateur est soit un témoin direct (il vient d’expérimenter une rencontre) soit une personne qui rapporte le discours d’un témoin direct (« ton grand-père »).
Le sunqu, le lieu de la « visite » de Nina k’araq et de Guira Mallku
11Un autre prédateur est réputé pouvoir connaître « les pensées » de ses proies : le lik’ichiri. Comme Nina k’araq, il va utiliser ce pouvoir pour leurrer ses victimes et les attirer :
« Les lik’ichiri attendent dans le bois [...]. Ils appellent l’âme [alma] d’une personne, un esprit [espiritu]. Ils appellent un esprit qui connaît bien sa victime. Par exemple son époux. Le lik’ichiri va appeler l’esprit de l’époux de sa victime. Celle-ci le voit et le suit. Mais personne d’autre ne voit : c’est dans son sunqu. La personne voit son mari et elle le suit. Mais il n’y a qu’elle qui peut voir son mari. Personne d’autre. Elle le suit, elle le suit, jusqu’à arriver au bois. On m’a raconté : une femme était en train de marcher comme ça dehors. Elle marchait très bizarrement. Son mari lui a crié : “Où vas-tu ?” Mais elle, elle n’entendait rien : elle était totalement hypnotisée [hipnotizada]. C’est comme ça que les gens se rendent compte. Et donc son mari l’a secouée brutalement en disant : “Mais où vas-tu ?” C’est seulement à ce moment qu’elle s’est réveillée et elle a répondu : “Il y a ma mère, là, juste devant. Je vais vers elle.” Mais personne n’a vu sa mère. Il n’y a qu’elle qui pouvait la voir » (Natalia, Entre Ríos).
12Ce témoignage introduit un champ d’expérimentation de la prédation : le sunqu. Les visions de Guira mallku et de Nina k’araq rapportées par des individus alors qu’ils rentrent chez eux se déroulent sous les mêmes modalités. Il n’y a jamais de témoins en effet :
« Une fois aussi, j’avais pris de l’alcool. J’étais avec des amis. Eux, ils s’étaient endormis. Moi, non. J’étais en train de marcher vers ma maison et une cholita est arrivée. Elle m‘a pris comme ça : “Viens on va danser en haut de la montagne.” Moi, je ne l’ai pas regardée. Elle marchait comme ça [tête baissée, elle regardait droit devant] “On va danser, viens !” Moi “D’accord, on y va.” Les membres de ma famille m’ont vu et ils sont venus me chercher. Ils n’ont pas vu la cholita. Je suis le seul à l’avoir vue. Eux, rien. Ça, c’est Nina k’ara aussi. Après, elle t’amène à la montagne et te tue » (Erasmo, Urur Uma).
13L’absence de témoins découle du fait que lorsque les individus expérimentent ces visions, Nina k’araq est censée être dans leur sunqu. Rapellons à ce sujet que ce prédateur entre par la bouche pour se loger dans le ventre. Les locuteurs utilisent le terme de « visite » (visita) pour qualifier ces « visions » :
« C’est arrivé à une de mes cousines, pendant Carnaval : elle était ivre, elle avait bu beaucoup d’alcool et elle voulait danser. “Dansons, dansons !”, disait-elle. Puis, elle a été plus loin dans la pampa vers une lagune. Là-bas, elle s’est totalement perdue. C’était le jour. Son mari l’a cherchée partout et il l’a retrouvée. Elle lui a raconté qu’elle avait eu la visite de plein de gens. Ils l’avaient emmenée vers la lagune pour danser. Après, elle est tombée malade » (Elvira, Urur Uma).
14Le sunqu est ainsi conçu comme l’espace de la réception de ces deux entités saqra4. En outre, les visions de ces deux prédateurs pendant le sommeil obéissent au même cadre représentationnel : ce qui est expérimenté pendant certains rêves (les rêves érotiques et les « mauvais rêves », millay musqu) est aussi interprété par les sujets comme une « visite » de Nina k’araq dans le sunqu. Il y a pourtant une différence notable entre les visions de Nina k’araq à l’état éveillé et celles oniriques : dans le premier cas, l’individu continue d’agir dans l’espace partagé socialement.
Être dans deux cadres expérientiels synchroniquement
15Quand un individu rapporte qu’il a vu Nina K’araq, celle-ci a changé de modalités de manifestation : d’ordinaire invisible, elle apparaît. Mais cette apparition s’établit dans le sunqu de l’individu. La relation que Nina K’araq entame avec sa victime est donc exclusive (pas d’autres témoins) ce qui lui permet de l’attirer (« il va te parler avec tendresse ») vers une bouche du monde souterrain. Dans ce cas, l’individu ne quitte pas un monde visible pour accéder à un monde invisible ; il n’est pas non plus en train d’expérimenter une réalité alternative mais d’expérimenter une seule et même réalité sous des modalités différentes. Dans le champ intime du sunqu, Nina k’araq se manifeste intentionnellement en apparaissant.
16Revenons au cas de la femme « hypotisée » par un lik’ichiri : elle reçoit, dans son sunqu, l’esprit de sa mère interpellé par le lik’ichiri et elle la voit. La présence de la mère est, pour le sujet qui expérimente la vision, factuelle. Mais pour son entourage (le prédateur, son mari), la victime continue d’agir dans le monde extérieur au cadre de référence de son sunqu : elle s’y déplace physiquement. Et dans cet espace, il n’y a pas sa mère. Elle est donc piégée car le prédateur l’attend dans le bois pour lui ôter sa graisse. Dans le même ordre d’idée, l’individu voit un paysage qui s’avère être inversé par rapport à celui qui existe dans le monde partagé. Mais le piège de l’homme n’est pas le paysage inversé. Ce qui va le conduire vers une issue fatale, c’est qu’il en arrive à la superposition, si ce n’est l’assimilation, de ces deux cadres expérientiels : l’individu chute dans un lac alors qu’il pense entrer dans une maison. Dans les discours étiologiques (interprétation rétrospective du sujet ou explication de l’entourage), l’infortune vient donc du fait que la victime vit dans deux champs empiriques synchroniquement sans les séparer : elle perçoit dans un champ et elle agit dans un autre. À l’instant T, les deux cadres sont exclusifs l’un par rapport à l’autre au niveau perceptif : soit le sujet perçoit un lac, soit il perçoit une montagne.
17Comment un sujet est-il amené à voir Nina k’araq, c’est-à-dire à avoir pour cadre référentiel le sunqu ? On pourrait penser que c’est une perturbation cognitive faisant suite à un stimulus exogène (il y a soudainement quelque chose qui devient visible) qui attire l’individu dans ce cadre. Pourtant, la manifestation visuelle de Nina k’araq est appréhendée par les humains comme le fruit d’une opportunité : Nina k’araq profite d’une circonstance pour établir une interaction visuelle ouverte et réciproque. L’individu perturbé par la crainte ou le manque est en effet replié sur lui-même en raison de « pensées » qui viennent de façon incontrôlée et obsessionnelle (« des pensées nous tombent »). Cette introversion est alors exprimée et représentée comme un changement de cadre expérientiel : les pensées qui submergent l’individu le projetteraient à l’intérieur de lui-même (dans son sunqu) jusqu’à effacer le monde partagé socialement. C’est donc le fait de « penser/se souvenir » (yuyay) suite à des perturbations émotionnelles qui feraient basculer le sujet dans son sunqu ; ce qui autorise la vision de Nina k’araq serait alors la « pensée » en exercice.
18Ces données ethnographiques montrent que pour les habitants de ces communautés, il est dangereux de « trop penser ». Cette attitude conduit l’individu à se couper de son entourage et cette rupture est exprimée en terme de prédation : le sujet en vient à faire apparaître ou à attirer un esprit qui saisira cette opportunité pour combler sa faim. Incorporé par Nina k’araq ou Guira Mallku, l’homme est bien dépossédé : il perd la maîtrise de ce qui se déroule dans son sunqu (paysages, venue de personnes notamment). Pire, il est absorbé par ses visions. Sa seule issue sera de se projeter à nouveau dans le monde partagé socialement. Pour cela, il pourra bénéficier de l’aide de son entourage qui établira une perturbation physique (un membre de la famille le bouscule ou le tire par le bras), ou de l’aide d’un yatiri chargé d’extirper l’intrus prédateur qui contrôle son sunqu. Pour parvenir à s’extraire intentionnellement du sunqu alors que l’individu est en train de voir Nina k’araq, il faut enfin être « fort ». Ce « pouvoir » est précisément l’attribut du yatiri. Si le fait de recevoir des esprits dans le sunqu n’est pas l’apanage de quelques spécialistes (tout le monde chamanise)5, le yatiri est défini en effet comme celui qui sait distinguer les deux champs expérientiels. À Urur Uma, beaucoup expliquent qu’affronter des entités saqra comme le fait le yatiri, c’est prendre le risque de devenir fou c’est-à-dire de demeurer dans l’espace du sunqu sans réussir à s’en extraire. Le chaman, c’est précisément celui qui a l’expérience de vivre synchroniquement dans les deux champs de l’empirie sans les assimiler : il interpelle une entité saqra et la reçoit dans son sunqu6. Puis il s’adresse verbalement au malade et à l’esprit prédateur7. Le yatiri, c’est aussi « celui qui sait » à l’issue du « combat » avec le diable, quitter l’espace de son sunqu pour se projeter et demeurer dans l’espace où l’attendent les autres humains.
19Pourquoi les personnes « ordinaires » n’ont-elles pas cette maîtrise ? Dans la mesure où Nina k’ara ou Guira Mallku s’inspirent de la « pensée/mémoire » de leur proie, ils parviennent généralement à la séduire et la faire succomber sans trop de difficulté. Dépossédé de son animu, le sujet séduit subit une dégradation de ses facultés cognitives. C’est pourquoi, lors d’une vision de Nina k’araq, il ne parvient pas à s’extraire du cadre de son sunqu. Son intentionnalité est diminuée par le mode de l’interaction sensorielle (la séduction). La désorientation cognitive est donc produite par une confusion émotionnelle. De même, lorsque la femme piégée par un lik’ichiri voit sa mère, elle est si émue par cette vision qu’elle est attirée, absorbée « hynoptisée » et incapable de quitter l’espace dans lequel elle expérimente cette interaction sensorielle. Cette vision génère un amoindrissement de sa capacité de communication avec son époux et explique que celui-ci doive la « réveiller » en la secouant ; c’est la modalité de la relation qui se noue entre une entité surnaturelle devenue visible et un individu qui est à l’origine de l’exclusion perceptive d’un cadre expérientiel au profit d’un autre. C’est à cette relation que nous allons à présent porter notre attention.
Notes de bas de page
1 Voir Duviol (1971) sur l’importance de la démonologie dans le Pérou colonial et notamment sur les apparitions du diable sous la forme d’incube et de succube. Voir aussi Robin Azevedo (2008) sur les attaques oniriques des Gentils.
2 Qhata est employé pour indiquer le fait de tendre les fils de chaîne côte à côte sur le métier à tisser. Lorsqu’il s’agit de personnes, cela signifie qu’elles sont coude à coude, reliées les unes avec les autres.
3 Elle peut être mise en rapport avec la notion andine de kuti ou « retournement ». Selon Harris (1987), ses dérivés verbaux sont utilisés pour signifier « retourner », « faire demi-tour » et « dérouler ce qui a été enroulé ». La racine kuti renverrait à l’idée du monde à l’envers et du désordre qui s’ensuit, mais aussi à celle de tourner le dos au présent et de se projeter dans le futur. Les chroniqueurs andins ont employé le terme Pacha kuti pour faire référence à la mort de l’Inca ou à l’arrivée des Espagnols (Harris et Bouysse-Cassagne, 1988). Le père Cobo a traduit quant à lui Pachakuti comme « le renversement du temps et du monde » intégrant ainsi la double signification de pacha qui se réfère à la terre, au monde et au temps (Harris, 1987). Chez les pentecôtistes, cette inversion est censée se produire lors du jugement dernier (Harris, 1987 ; Rivière, 1997 ; Szeminski, 1993). Lors de ce Pachakuti, la partie visible du monde disparaîtra à l’intérieur alors que la partie interne sera mise à nue ; il y aura une réapparition des forces saqra, un retour des morts et les métaux précieux, descendus sous terre à la mort de l’Inca, reviendront à la surface quand la tête de l’Inca aura à nouveau un corps (Harris, op. cit.).
4 Le terme de sunqu est resté pendant toute la période coloniale un concept lié à celui de camasca. Selon Taylor (1974-1976), sunqu était la puissance transmise, les sunquyuq (orthographié soncoyoc) et les camayuq désignaient les spécialistes religieux, ceux dont le pouvoir, le don ou la force étaient transmis par les divinités et les esprits.
5 Hamayon, 1990.
6 Véricourt (2000) souligne qu’à la fin de la cure, le sunqu du chaman est comme une passoire.
7 Un autre avantage est que pour combattre le diable, le chaman bénéficie de l’aide et des conseils de ses abogados, voire de son protecteur Santiago (Véricourt, op. cit.).
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