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Chapitre II. Être mangé parce qu’on y a pensé

p. 137-152


Texte intégral

Faire apparaître les entités saqra malgré soi

1Les entités saqra se caractérisent par le fait que d’ordinaire, « on ne peut jamais les voir ». En outre, l’étude des récits de prédation révèle que c’est sous une forme visible par les humains que ces entités agissent en tant que prédateurs : elles doivent « apparaître » (rikhuriy) aux humains pour pouvoir les « prendre » (jap’iy). Or, le fait que les humains « pensent/se souviennent » des entités saqra constitue une modalité de leur apparition. Pour les habitants d’Urur Uma ou de Tanga Tanga, les manifestations de Nina k’araq par exemple, sont engendrées la plupart du temps par les pensées des individus perturbés par la peur : « Si tu penses à Nina k’araq, alors elle viendra à toi en réalité/de façon visible [sut’ipi jamusunqa] », « il ne faut pas avoir peur. Si tu n’as pas peur, Nina k’araq ne va pas t’apparaître. Il ne faut pas y penser. Sinon, l’esprit te suit et il peut te prendre » me disait Santiago. Les individus peuvent emprunter la même logique pour expliquer les apparitions de Nina k’araq dans les rêves : « Elle apparaît aussi dans les rêves. Elle ne te laisse pas dormir. Tu es tranquillement en train de dormir et elle apparaît. » Alors que le neveu de ma commère lui confiait que Nina k’araq « était venue » pendant la nuit, elle lui fit remarquer : « C’est que tu as peur de ça. Tu y penses beaucoup et donc Nina k’araq apparaît. » De plus, dans la mesure où le passé est censé être tissé avec le présent dans le sunqu, les interpellations des entités saqra sont conçues comme des manifestations toujours synchroniques (de por sí) des pensées1. Pour mes interlocuteurs, le fait d’« avoir à l’esprit » n’est pas une façon d’actualiser des souvenirs mais de manifester (souvent inconsciemment) des pensées, de les faire agir.

2Comme nous l’avons mentionné, différents animaux comme les moustiques vecteurs de la malaria sont définis comme saqra. À Tanga Tanga, les comunarios précisent néanmoins que la piqûre n’a lieu que lorsque les passants en ont peur ou qu’ils se plaignent de leur présence :

« P. : En bas [près de la rivière], il y a les moustiques vecteurs de la malaria [chukchu tiyan]. Dans l’eau, il y en a plein. Ça t’attrape, ça rend malade [imitant les tremblements du corps].
A. : Ça, c’est la malaria. Ça a attrapé Olga, ça a attrapé Edgar. Moi, ça ne m’a pas attrapé [Nuqa mana jap’iwanchu]
J. : Moi non plus, ça ne m‘a pas attrapé.
L. C. : Et pourquoi ça ne vous a pas attrapé à vous ?
A. : C’est parce que je n’ai pas peur [mana mancharisqachu kani chayrayku].
J. : N’aie pas peur Lola, sinon, ça t’attrapera [imitant les tremblements].
P. : Il ne faut pas avoir peur sinon ça se réalise. Il ne faut pas y croire [No hay que tener miedo sino se cumple. No hay que creer]. Ne râle pas non plus, sinon, ça va t’attraper [Ama phiñakuychu sino jap’isunkinqa]. Moi, j’y suis allé avec Apolinario. Et j’ai râlé [imitant un individu irrité par les moustiques]. Après, ça m’a attrapé. Ensuite, j’étais malade comme ça [tremblements]. Je suis allé me faire soigner au poste sanitaire à San Pedro » (Paulino, Apolinario Justina et moi, Tanga Tanga).

3Chez les pentecôtistes, les manifestations du diable sont également provoquées par le fait de « penser/se souvenir ». Durant mes séjours à Entre Ríos, Maria une fillette de huit ans, se rendait au culte des Assemblées de Dieu de Bolivie trois fois par semaine et suivait des « cours évangéliques » tous les samedis. Un matin, elle me confia :

« M. : Dans la nuit, le diable m’a embrassée [imitant le diable lui léchant la joue]. Je me suis cachée sous la pollera de ma mère. J’ai eu peur. Après, j’ai pensé au diable toute la journée. Mais il ne faut pas y penser.
L. C. : Pourquoi ?
M. : Parce que si tu y penses, il va apparaître ici, ici [à droite, à gauche]. Ça va être vrai [cierto va a ser]. Si tu y penses, il apparaît vraiment. Il ne faut pas y penser » (Maria, Entre Ríos).

4Dans le même ordre d’idée, Modesto m’expliqua :

« M. : Ces diables, ils ne sont pas comme on l’imagine. Ils ne sont pas comme ça avec des cornes, un visage monstrueux. Ils ne sont pas comme ça. Ils sont beaux, très beaux. Mais ils sont mauvais. On peut noter que c’est le diable quand une personne parle mal : les bandits, les voleurs, les assassins. On le remarque à leur façon de parler. Le diable est en chacun de nous. [...] Et puis il apparaît aussi sous la forme d’un chat, de Nina k’araq, d’une âme. Quand on pense. [Cuando pensamos] Si on y pense pas, non. Il peut se convertir en plusieurs formes : une vache, une personne, la nuit aussi.
L. C. : Qu’est-ce que tu veux dire par : “Quand on y pense. Quand on y pense pas, non ?”
M. : C’est qu’une personne peut penser : “Il peut m’apparaître.” Et donc, il va apparaître. Si tu n’y penses pas, il n’apparaît pas [si no piensas, no aparece]. Et quand une personne est sur le point de mourir, son âme apparaît et elle effraie ceux qui y pensent » (Modesto, Urur Uma).

5Si leurs intentions ne sont pas les mêmes, les âmes sont censées partager les mêmes modalités d’apparition que Nina k’araq : elles sont interpellées par les pensées en exercice des humains. Visibles, elles vont alors « importuner » (molestar) voire effrayer (manchachiy) les vivants « saisis ». Comme dans le cas de Nina k’araq, ce n’est que sous une forme visible que les âmes saisissent l’animu des humains. En revanche, en l’absence de perturbation émotionnelle, elles n’apparaissent pas : « Il ne faut pas avoir peur. La nuit, tu marches et une âme t’apparaît, comme toi. Après, tu t’effraies en voyant l’âme. Du sang va sortir par ton nez et tu meurs aussitôt. Mais si tu n’y penses pas, rien ne va t’apparaître. Moi, j’ai super peur » me confiait Esperanza. En tant que manifestations diaboliques, les araignées (kusi kusi) peuvent aussi être interpellées par les humains lorsqu’ils y pensent. Un soir, dans la communauté de Suarani, une araignée tomba du toit et atterrit sur l’épaule d’un de mes compagnons. J’ai craint la présence d’autres araignées. Modesto me dit alors : « Il ne faut pas y penser, sinon, elles vont venir. » Les araignées sont considérées aujourd’hui comme exclusivement maléfiques. Pourtant, il y a une génération, la venue d’une araignée était un signe de bon augure2.

6À Urur Uma, plusieurs facteurs sont réputés déclencher la venue de la grêle : les commérages, les plaintes, les parents qui font pleurer leurs enfants, les jeunes qui ont des relations sexuelles à l’extérieur pendant la saison des pluies, enfin les gens qui se disputent, qui parlent à voix haute. Toutefois, ces comportements ne font advenir l’événement que si les gens « s’en soucient ». L’« apparition » de la grêle pourrait donc être provoquée par la préoccupation des humains. Cette observation n’est pas sans conséquence en cas de grêle. Il n’est pas rare que l’on impute la responsabilité de cet événement climatique à l’attitude d’un membre de la communauté : « Son fils est allé à la rivière avec Celestina [ils ont eu des rapports sexuels] et sa mère a cru qu’à cause de ça, il y aurait la grêle. Elle n’a pas arrêté de le dire. Il ne faut pas s’en préoccuper sinon, ça arrive, ça arive forcément. »

7On impute aussi à la parole la capacité d’interpeller les forces telluriques comme la foudre. Alors qu’un jour j’expliquais que j’avais peur de la foudre, on m’ordonna avec autorité « Tais-toi ! Ne parle pas comme ça ! » (Chinkay. Ama ajina parlaychu). Je ne devais plus jamais dire cela au risque que la foudre nous « prenne » effectivement. Ma pensée activée par ma peur et manifestée dans mes paroles, pouvait en effet attirer la foudre et par l’expression de cette émotion (ici dans le langage), je mettais toute la famille en danger. Lors d’un autre orage, un enfant s’exclama : « Ouh, la foudre ! » Sa mère se fâcha et lui expliqua que la mention du mot « foudre » pouvait la faire venir. Dans ces exemples, le langage est conçu comme étant performatif. Néanmoins, cette attribution d’efficacité tient au fait que le langage est ici appréhendé comme une manifestation sonore de la pensée. Ce n’est dès lors pas la parole en tant que telle qui est supposée performative mais la pensée exprimée, manifestée et véhiculée dans et par le langage. C’est pourquoi, pour les membres de cette société, la pensée n’a pas toujours besoin d’être dite pour faire. Réciproquement, la parole qui se rapporte à des entités saqra est censée agir puisqu’elle est une voix de la pensée. À Tanga Tanga, Edgar précisait également que contrairement à Santiago qui se caractérise par sa patience, San Geronimo et Santa Barbara sont réputés être colériques et « prendre » les humains. Mais là encore, la foudre « saisit quand on y croit ; quand on n’y croit pas, non » (creiqtin jap’in. Mana creiqtinchu mana).

8Les pensées activées par des perturbations émotionnelles auraient en outre une incidence sur le destin des autres, comme le relate Natalia. Enfant, sa tante a voulu voir une âme. Ce faisant, elle avait franchi l’interdit formel selon lequel les hommes ne doivent pas voir les âmes :

« Ma tante a vu une âme [alma]. Après, ma grand-mère disait que, ça c’est une croyance, ils ont cru que sa vie serait très mauvaise. C’est pour ça. Ils ont pensé que son destin, par exemple quand elle se marierait, qu’elle aurait un mauvais époux, que tout serait mauvais. Et c’est la vérité : elle y a pensé et ça s’est accompli [Y es verdad, ha creido y se ha hecho verdad]. Car jusqu’à aujourd’hui, ma tante vit très mal. Ses fils sont fainéants, ils n’aiment pas étudier. Tout est un échec. Sa fille aussi s’est mise avec un divorcé. Son fils reste à la maison. Toute sa vie est un désastre. Elle n’a pas une vie comme nous qui étudions tranquillement. Un désastre [...]. Ils ont eu la foi et c’est pour ça, ça s’est réalisé, c’est la vérité. Sa mère disait que sa fille aurait une vie très mauvaise et c’est la vérité : tous ses fils ont une vie horrible, aucun ne veut étudier et le seul de ses fils qui voulait bien étudier est mort d’une maladie très bizarre » (Natalia, Entre Ríos, originaire de l’ayllu Aymaya).

9La capacité performative imputée au fait de croire justifiait enfin les recommandations de mon entourage lorsque je leur faisais part de ma crainte d’avoir la gale3 ou l’appendicite : « Non, tu ne dois pas penser à cela sinon, ça se réalise », « c’est que tu as peur, c’est pour ça. [manchachikunki chayrayku]. Il ne faut pas penser à ça sinon la maladie t’attrape ». Pour mes interlocuteurs, mes craintes activaient des pensées qui, semble-t-il, pouvaient aussi interpeller la maladie.

L’« anti-pensée » et les gestions du croire : ignorer les prédateurs pour ne pas être mangé

10Pour éviter d’être pris par une entité saqra, les habitants des communautés préconisent de ne pas penser ou de ne pas croire : « Si tu n’y crois pas, il ne se passe rien ». Mais l’enjeu n’est pas de discuter ou de relativiser un contenu de croyance. En effet, les pratiques défensives ne consistent pas à mitiger un assentiment (douter ou se persuader du contraire) mais se fondent sur l’« anti-pensée », le préfixe « anti » soulignant que l’individu est actif et non passif. Certes, cette volonté d’« anti-pensée » met en exergue une affirmation hyperbolique d’un contenu de croyance (les entités saqra existent et se manifestent dans le monde des humains) mais ce contenu n’est pas modulable. La focale est mise sur le verbe en raison de son efficacité imputée : il ne faut pas exercer l’acte de croire. Les analyses des migrants d’Entre Ríos amenés à comparer « la vie du campo » à celle de Sacaba sont ici illustratives. Pour Natalia par exemple, « penser/croire » est appréhendé comme le fait d’« accorder de l’importance », de « faire cas ». Pour elle, l’espace des apparitions des âmes demeure le campo par opposition à son lieu de migration peuplé de convertis censés « ne pas tenir compte » des âmes :

« N. : Aujourd’hui, ce n’est plus dangereux car quasiment plus personne ne croit [ya no creen] aux âmes. Il n’y en a plus beaucoup qui croient aux âmes comme les anciens. Car ils y croyaient, eux.
L. C. : Pourquoi ?
N. : À cause de l’évangélisme. Maintenant, ils n’y accordent plus beaucoup d’importance. Plus les gens y accordent de l’importance, plus les âmes et ces choses apparaissent » (Natalia, Entre Rios).

11Elle continue en faisant référence à certaines âmes qui « se convertissent en amants des cholitas de la communauté : les amants-âmes [las almas amantes] ». La nuit, ces incubes viendraient se glisser dans le lit des femmes et pourraient les engrosser. Celles-ci ne se rendraient pas compte de leur présence (mana riparakunchu). Ce n’est qu’au matin, à leur réveil, qu’elles s’en apercevraient en distinguant un homme sortir de la maison : « À la campagne, ça continue d’exister parce qu’ils continuent d’y croire. » Dans ces propos, le croire ne porte pas sur une adhésion à un contenu de croyance : les évangéliques comme les non évangéliques savent que les âmes existent et qu’elles sont susceptibles d’effrayer les humains. Pour les individus, ce qui importe, c’est plutôt de ne pas les croiser sur leur chemin. S’il y a dès lors une incertitude, elle n’est pas ontologique mais épistémique (Losonczy et Mesturini Cappo, 2013) : ils ne s’inquiètent pas de l’existence des âmes mais de leurs modalités de manifestation.

12Ces données nous conduisent à deux conclusions portant l’une sur les modalités de neutralisation de la prédation, l’autre sur les variations du croire et les mobilisations de la croyance. Si yuyay est censé être une interpellation, l’« anti-pensée » doit être comprise comme un refus d’établir une relation. Le fait de ne pas « penser/se souvenir » revient à ne pas « tenir compte » de sa croyance : pour neutraliser la prédation, il faut ne pas « accorder de l’importance », ne pas « faire cas » des prédateurs ; il faut les ignorer. En ce sens, le pentecôtisme a procuré aux convertis une protection très appréciée. En ordonnant à ses fidèles de ne plus « penser » au diable, il leur a permis de ne plus le faire venir : « Ceux qui ne sont pas évangéliques croient au diable et donc sont attaqués. Mais moi, je crois en Dieu et donc, il ne peut rien m’arriver. » Venancia partage la même conviction :

« Moi, je n’ai rien vu [nuqataq mana imata rikunichu]. Tu vois dans cette maison, il y a un trou, dans la taule, hein, une fissure, à côté de la chambre de Mario. Je suis allée voir : “Yuy ! ça a l’habitude de dire”, dit-on. Et avec une pierre : Paq ! ça a dit. Mais moi, je n’ai rien vu [mana nuqa ni ima rikunichu]. Je n’ai pas peur du diable [ni supayta manchachikunichu] : je suis avec le Seigneur [Señorwan kani] » (Venancia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).

13Grâce à sa conversion, l’individu rompt littéralement le lien qui le mettait en relation avec des âmes ou avec le diable :

« B. : Ma famille s’est d’abord convertie. Puis moi car je ne voulais pas être le seul à rester catholique. Tu vois, ça n’aurait pas été bien si j’avais continué à boire de l’alcool pendant que mes parents étaient au culte. Il faut qu’il y ait un minimum d’égalité. Et puis aussi, comme ça, pendant Carnaval, je ne peux plus voir Guira Mallku.
L. C. : Les hermanos [les évangéliques] ne peuvent pas voir Guira Mallku ?
B. : Je ne crois pas, c’est quasiment impossible » (Bernancio, Urur Uma).

14Pour signifier qu’ils « ont la foi » (tener fé), les pentecôtistes emploient le verbe espagnol creer ou le verbe quechua yuyay. Pour ces convertis, les mobilisations du croire et les imputations d’efficacité du croire ne se limitent pas aux catholiques : « Quelqu’un qui croit, qui a la foi...Tu peux y croire, avoir la foi et ça y est, ça se réalise. C’est pour ça que tu dois penser à Dieu, c’est plus correct comme ça. » Les mobilisations de la foi garantiraient ainsi l’absence d’infortune :

« L. : Comme ici, on croit en Dieu, la maladie n’arrive que très peu.
L. C. : Dieu peut protéger des maladies ?
L. : Il peut te protéger mais seulement si tu crois en lui » (Leoncio, Entre Ríos).

15Les évangéliques revendiquent alors une appartenance à un groupe spécifique : celui des convertis, celui des migrants, celui des « civilisés » : « Cette nuit, c’est dangereux de marcher seul parce que Nina k’araq apparaît. Mais maintenant, comme ils sont civilisés, il paraît qu’ils n’ont plus peur. Ils n’y croient plus [ya no tienen creencia]. Nina k’araq rend malades certains et d’autres non », me confiait Segundino.

16Attardons-nous à présent sur le témoignage de Venancia, devenue pentecôtiste suite à sa migration. Elle s’adresse à Natalia et à moi et fait référence à Nina k’araq. Elle compare Potosí, la région dont elle est originaire avec Sacaba, le lieu où elle vit. La distinction que Venancia établit entre un « là-bas » et un « ici » n’est pas seulement réductible à une différence de pratiques religieuses entre « ceux qui croient » (yuyay) et ceux qui sont évangéliques ; sa distinction coïncide avec des manifestations du surnaturel différentes :

« À Potosí, oui, ils prennent beaucoup d’alcool : ils croient, oui. “Aïe, est-ce que c’est Nina k’araq qui arrive ? Est-ce que c’est ça qui vient ?” C’est sûrement elle, oui. Alors qu’ici, il n’y a pas de Nina k’araq, non. Ils n’y croient pas, il n’y en a pas. Là-bas [au Nord Potosi], ils croient beaucoup. Il faut faire des q’uwa. Moi aussi je faisais des q’uwa. Ce petit Mario [elle désigne son fils]. Il y a une... petite cloche. Chilin, chilin, chilin elle fait. Mario est en train de mourir. Devant moi, un petit papillon vient : “C’est l’âme de mon enfant qui vole dans la maison.” Et moi : “Chilchilchil” avec un aguayo : “Chilinchilinchilin.” Mario était tombé dans la montagne. Il était très turbulent quand il était petit. Il avait reçu une grosse pierre, comme ça. Il y avait une fille. Elle l’a poussé et il est tombé sur la pierre. “Mon bébé ne peut pas mourir ! Mario. Son ventre lui fait mal, sa tête lui fait mal. Aïe !” Après, je suis allée acheter des bonbons de sucre, je suis allée acheter de l’encens. Après de l’alcool. Et je l’ai alors amené à cette pierre : “Aïe Tío, Tía. Lâche-moi l’âme [alma] de mon enfant. Regarde, je suis en train de t’inviter.” Je l’ai versé plusieurs fois. Ensuite, je disais comme ça à mon enfant, avec cette petite cloche “chilchil” : “Allons mon enfant ! Allons mon bébé ! Allons Mario ! Allons ! On a donné à manger au diable. Il doit être en train de le manger maintenant” disais-je, “Allons mon fils.” Je l’ai amené et le papillon devant moi : “Phar !” Il est entré dans la maison. Ensuite il s’est approché de Mario. “Ça, c’est pour mon enfant, ça c’est pour mon enfant. Son âme est entrée maintenant/elle est à la bonne place [l’âme a incorporé le corps de Mario]. Je suis en train de lui donner à manger.” Après comme ça, toujours comme ça. Maintenant, je ne crois plus. Mario a guéri à ce moment-là » (Venancia, Entre Ríos).
« Potosipi arí ancha alcoholta tumanku arí. Creinku ari. Aïe chay nina k’araqchu jamun chaychu jamun chaypuni kapun arí. Kaypiri mana imata Nina k’araq. No. Ni creinchu mana kanchu. Jaqaypi ancha crein. Q’uwana. Noqapis q’uwaq kani. Jaqay Marituyta juk tiyan na campanitas. Chilin chilin nispa. Wañupuchkan Marioqa. Ñawpaqiyta juk pilpintitu jamun. Kay wawaypaq alman wasiman phawanchkanqa. Nuqa chilchilchil. Awayuwan. Chilinchilin qaqata urmaykusqa Mario. Ancha travieso karqa juch’uy kaspa. Jatun rumita ch’anqasqa chay jinata. Juk chica tiyan chay pusasqa tanqaykusqa arí. Juk rumiman chayasqa juk rumiman. Wawayqa wañuyta mana atichkanchu Marioqa. Wiksa nanan uma nanan. Aïe. Chanta confitesta rantimuni q’uwá rantimuni. Chanta alcohól. Recién chayta phiskuraspa apani chay rumiman. Aïe tío tía. Kacharipuway wawaypaq almanta. Kay nuqa invitamuchkaykiqa. Jich’aparini. Chanta wawayta chay chilchil campanitawan ajinata. Jaku waway jaku waway jaku Mario. Vamos. Chay supayman qaranchikqa. Kunan chay mikhukapuchkanchá. Jaku waway nispa. Aysamuni. Pilpintitu ñawpaqiyta Phar. Wasiman yaykun chanta Marioman phawkatan chay wawaypaq chay wawaypaq alman phawaykapun kunanqa. Qarachkani arí. Chanta jina jinapuni. Kunan mana creinichu Mario recién sanuyan » (Venancia, Entre Ríos).

17On remarquera la transformation du verbe croire (creiy), utilisé d’ordinaire comme verbe transitif, en verbe intransitif. Comme il est fréquent chez les locuteurs évangéliques, le croire intransif est réservé aux catholiques tandis que le verbe transitif peut être employé indifféremment dans les deux groupes (les catholiques croient au diable/les pentecôtistes croient en Dieu). Cette transformation permet à Venancia d’insister sur l’aspect rituel du croire et de le présenter comme une pratique générique encourageant la distinction entre les deux groupes religieux. Mais plus, cette pratique est conçue comme une invitation. Elle explique dès lors la présence de Nina k’araq à Potosí. L’esprit est interpellé par l’attitude affectueuse et dévouée des humains. En revanche, à Entre Ríos, les habitants « n’y croient pas, il n’y en a pas » (Ni creinchu mana kanchu). Pascale Absi (2003) souligne également que dans les mines de Potosí, ne pas vouloir croire au Tío (patron des travailleurs souterrains), revient à refuser d’établir avec lui une relation d’alliance et d’interdépendance : « Si le doute est indissociable de la croyance, dans le cas des mineurs, il ne porte pas sur l’existence de la divinité, mais sur la pertinence d’établir avec elle une relation contractuelle » (Absi, 2003, p. 155). Les mobilisations du croire ou du non croire ne relèvent ainsi pas de préoccupations ontologiques relatives à l’existence d’une entité surnaturelle mais de préoccupations pragmatiques : établir une relation avec une entité saqra, actualiser dans la vie sociale un contenu de croyance. Or, ces préoccupations dépendent des positionnements de l’individu au sein de ses différents groupes d’appartenance (notamment religieux), de la socialisation de l’individu en fonction de son statut et de son parcours. Les propos de Venancia sont très clairs. Pour cette migrante (qui rappelons le, s’adresse à sa fille et à l’anthropologue), le croire est mobilisé in situ à des fins thérapeutiques. Mais rapporté dans son discours, la mention de cette mobilisation sert aussi à créer rétrospectivement un écart spatiotemporel associé à des revendications religieuses (la conversion au pentecôtisme), à des trajectoires sociales (la migration) et à une temporalité (Venancia avant et Venancia maintenant).

18Chez les pentecôtistes d’Urur Uma, les mobilisations du croire et du non croire sont également motivées in situ par des impératifs pratiques (neutraliser la prédation). Mais elles permettent aussi de créer un écart hic et nunc entre les catholiques et les convertis. En 2000, deux jeunes hommes d’Urur Uma m’expliquaient qu’ils avaient vendu des momies précolombiennes (ch’ullpa) à un professeur d’université de la ville de Llallagua. Selon mes informateurs, ce professeur revendait les momies aux États-Unis « pour les musées ». Exhumer des momies pour les vendre au marché noir n’est pas sans conséquence. Comme nous l’avons mentionné en effet, les ch’ullpa sont réputées pouvoir « saisir » (jap’iy) l’âme des humains. De ce fait, les deux jeunes hommes allaient devoir neutraliser le pouvoir potentiel des momies pour les transformer en marchandises4. En outre, même s’ils se référaient à son dogme, ils n’étaient pas formellement convertis au pentecôtisme. Les autres membres de la communauté peinaient d’ailleurs à définir leur appartenance religieuse : ils buvaient de l’alcool et se rendaient aux fêtes patronales, ils mobilisaient leur croire dans des contextes rituels pour faire venir des entités saqra, ils n’avaient pas été baptisés selon le rite pentecôtiste. Dans le même temps, ils condamnaient les pratiques des catholiques et tenaient des discours prosélytes. C’est dans ce contexte qu’ils vinrent me chercher un matin pour me montrer les ch’ullpa. Tout en commençant l’exhumation, l’un d’eux me précisa qu’il était dangereux de déterrer ces os : « C’est le diable, ce sont des ch’ullpa, ils peuvent nous prendre et nous manger [notre âme]. » Déconcertée, je leur demandai pourquoi ils continuaient de procéder à cette action dont les conséquences pouvaient être si funestes. Ils me répondirent :

« X. : C’est que je n’y pense pas. Si tu penses à ça, c’est dangereux. Mais moi, je n’y pense pas.
X. : Si tu penses à ça, ça se passe et tu es malade. C’est pour ça, il ne faut pas avoir peur, il ne faut pas penser.
X : Tu ne dois pas y penser sinon, ça se réalise
L. C. : Mais pourquoi toi, tu ne penses pas à ca ?
X. : Je ne pense pas à ces choses. Est-ce que tu as déjà lu la Bible ? “Si tu penses à moi, je te sauverai.” Moi, je ne pense pas au démon. »

19Pour neutraliser le pouvoir potentiel des momies, les deux pilleurs se sont efforcés de ne pas y penser. Cette « anti-pensée » visait à transformer des entités saqra en entités dépourvues d’agentivité, donc en objets aliénables. Mais aux intérêts pratiques (neutraliser la prédation des momies pour pouvoir gagner cent dollars), se mêlaient aussi des revendications propres à l’éthique pentecôtiste : en exhumant véritablement les momies, ils obéissaient à l’injonction pentecôtiste de ne pas « penser/se souvenir » du diable.

20Les discours prosélytes des pentecôtistes d’Urur Uma nous procurent d’ailleurs des éléments précieux sur les modalités du croire dans cette société. Pour se différencier des catholiques, les évangéliques se dénomment les « croyants » (creyentes). Pourtant, si cette catégorisation met l’accent sur un objet de croyance (les « croyants » sont ceux qui croient en Dieu), elle distingue surtout des processus de mise en relation. Les pentecôtistes n’incitent nullement à douter de l’existence des esprits. En revanche, ils somment le converti de ne plus y « penser/se souvenir » :

« Le diable peut attaquer. On dit qu’il faut penser à lui, la personne doit penser à lui. Si on pense à lui, au diable, si tu as cette foi, et bien il va venir et là, tu vas être sur un mauvais chemin. Il faut plutôt penser à Dieu » (Erasmo, Urur Uma).
« Croire au diable, c’est appeler son esprit et ne pas le laisser en paix. C’est pour ça que je n’y crois pas. Comme je suis évangélique, je n’y crois pas. Croire, c’est chercher une relation avec les esprits et là est le démon. Moi je crois en Dieu » (Natalia, Entre Ríos).

21Les évangéliques proposent donc un autre objet de croyance. Néanmoins, il s’agit moins de deux contenus propositionnels qui s’opposent que de deux modalités relationnelles posées comme exclusives : soit l’individu est en relation avec le diable, soit avec Dieu. Dès lors, le changement d’idéologie et de religion ne s’établit pas toujours à travers le doute ou d’autres dispositifs mettant l’accent sur un objet de croyance mais à travers l’« anti-pensée ». La mise en place de stratégies d’« anti-pensée » propose en effet un mode de gestion des continuités et des discontinuités, des glissements et des transitions, particulièrement chez les individus confrontés à la migration (saisonnière, temporaire ou définitive). Les imputations d’efficacité et les stratégies mises en place pour contourner ou neutraliser cette efficacité témoignent ainsi d’un exercice pratique de la pensée critique. On peut le résumer ainsi : j’adhère totalement (croyance) mais je ne veux pas que l’énoncé de croyance devienne réalité (refus d’actualiser dans la vie sociale un énoncé de croyance, mise à distance) et donc je n’exerce pas l’acte de croire (exercice pratique d’une pensée critique).

22Le pouvoir du yuyay (« faire devenir vrai ») est conçu comme une potentialité commune : pour mes interlocuteurs, chaque individu (y compris l’anthropologue) peut appréhender le fait de penser comme un mode d’action. Cela étant, la gestion de cette mobilisation obéirait à des contraintes culturelles. En 2001, alors que nous parlions du vol à Urur Uma, mon compère m’expliquait que les yatiris avaient le pouvoir de savoir qui était le voleur :

« Les yatiris savent, ils peuvent savoir qui a volé. Avec un serpent suspendu ou un crapaud. Ils le suspendent et après, le voleur a des douleurs au ventre et il vient [...]. Ils peuvent aussi le faire avec un lézard. Par exemple, si une famille se rend compte d’un vol et qu’elle soupçonne un voisin. Elle va aller voir un yatiri. Là, le yatiri tue un lézard puis lui et la famille l’emportent au cimetière. Là, ils font comme si c’était une personne. Ils lavent le lézard, l’enterrent et font la veillée. Il y a aussi de la nourriture. Puis ils rentrent chez eux. Deux ou trois jours passent et le voleur meurt avec des douleurs au ventre. Ils tuent le lézard comme si c’était le voleur. Après, ils vont au cimetière. Ils font exactement comme pour une personne. Les gens sont habillés en noir, pour le deuil. Ils enterrent le lézard exactement comme si c’était quelqu’un de la famille qui était mort. Il a mal au ventre et après il meurt. Le yatiri le tue. Le voleur, lui, il voit ses voisins habillés en deuil qui reviennent du cimetière. Il a très peur car il a mal à la tête, au ventre. Il sait qu’il va mourir. Et donc deux ou trois jours passent et il meurt [...] On m’a raconté ceci : il y avait un mariage, ici. Il y a toujours des cadeaux n’est-ce pas, t’ika on les appelle. Donc, les t’ika s’ajoutaient. Il y a quelqu’un qui est responsable de ces t’ika. On l’appelle despensa. Il a une ch’uspa et on met les t’ika, l’argent, dans cette ch’uspa. La despensa doit faire attention à cette ch’uspa. Donc, ils ont dansé la nuit. Ils se sont enivrés. Le jour suivant, il n’y avait plus de t’ika. Tout avait disparu. Il y avait beaucoup d’argent : 500 ou 800 bolivianos peut-être. “C’est pas possible !” disaient les gens, “il faut chercher” car ce sont des t’ika. Et donc, ils sont allés à la maison de la despensa : “Il n’y a plus les t’ika.” La despensa : “Je ne sais pas. Moi j’ai laissé tout là-bas. Quelqu’un a dû les voler. Je ne sais pas.” Donc : “Il faut aller chercher un crapaud” ont dit les gens car il s’agit de t’ika. “Il faut les retrouver.” Ils sont donc allés chercher un crapaud et ils l’ont suspendu par le cou. Quand le crapaud meurt, le voleur meurt aussi. Donc, le crapaud suspendu comme ça, trois ou quatre heures, bougeant ses petites pattes. Les gens ont attendu comme ça, trois ou quatre heures. Après, la despensa est arrivée. Il est venu avec des douleurs à la tête, au ventre. “Je ne veux pas mourir” a-t-il dit. “L’argent est là. Je l’avais volé.” Et il a été sauvé. Ils l’ont puni avec un fouet et ils ont libéré le crapaud. Ainsi le voleur peut être sauvé : il peut toujours rendre ce qu’il a pris » (Modesto, Urur Uma).

23Je lui ai ensuite rapporté ce que j’avais entendu à la radio : dans la région des Yungas, les habitants voulaient envoyer un yatiri aux États-Unis pour savoir qui étaient les auteurs des attentats du 11 septembre 2001. Modesto me répondit :

« C’est clair, ça peut marcher mais le problème, c’est que les États-Unis n’y croient pas. Eux, ils veulent attraper la personne comme ça, avec des preuves. Le yatiri peut savoir qui c’est avec un serpent. Après, le terroriste aura des douleurs au ventre qu’il soit n’importe où dans le monde. Ça, oui : ça peut marcher mais les États-Unis ne croient pas à ça donc ça ne marcherait pas » (Modesto, Urur Uma).

24Pour Modesto, en Bolivie, les individus « croient », « font cas » d’une certaine technique pour savoir où est le voleur et cette technique est efficace. En revanche, aux États-Unis, les gens « ne tiennent pas compte » de cette technique mais d’une autre (« avec des preuves »). La mobilisation du croire apparaît ainsi comme un élément essentiel de la culture en action. Et chaque personne, parce qu’elle vit dans un milieu socioculturel différent, est supposée vivre dans un monde différent. La différence culturelle explique également le fait que les deux jeunes hommes m’aient sollicité pour exhumer les momies. J’étais un témoin associé à une extériorité. Non originaire de l’ayllu, gringa, il était peu probable que je craigne de subir l’action des ch’ullpa puisque je n’avais jamais été en relation avec ces « ancêtres du lieu ». Mon extériorité garantissait l’absence de « pensées/souvenirs » de ch’ullpa. Je ne risquais guère d’activer une croyance que je n’avais pas. Pour mes compagnons, ma probable conception des momies (de jolis objets patrimoniaux) ne pouvait que contribuer à leur effort d’« anti-pensée » : « Si on y croit pas, il ne se passe rien » (si no crees, no pasa nada).

25Ces données ethnographiques issues de communautés paysannes et de communautés de migrants montrent que pour leurs habitants, la croyance n’est jamais acquise une fois pour toute ; elle ne correspond nullement à un état stable résultant d’une attitude passive. Quand les individus pensent, ils activent une croyance spécifique, quand ils se convertissent ou qu’ils veulent neutraliser l’efficacité imputée au croire, ils désactivent cette croyance grâce à l’« anti-pensée », enfin, quand ils sont d’ailleurs (étrangers), ils ne l’ont pas (ils en ont d’autres). Ce point de vue foncièrement non essentialiste les guide alors pour comprendre les différences de pratiques : « À la campagne, ça continue d’exister parce qu’ils continuent d’y penser. » C’est une manière relativiste de concevoir la différence et l’altérité.

26Par ailleurs, la volonté et la mise en œuvre de l’« anti-pensée » ne se limitent pas à neutraliser la prédation d’entités saqra. Elles visent aussi à se protéger d’autrui, en premier lieu, des individus qui pratiquent la sorcellerie (runa simi) :

« Ici, ils pensent qu’il y a de la sorcellerie. “Tu as été ensorcelé. Qui t’a pris ?” [Runa simiyuq kanki. Piwan jap’isunki ?]. C’est ce que disent les yatiris en lisant la coca. Mais la sorcellerie ne marche que si l’on y croit. Par exemple, je me suis séparé de ma femme. Je pourrais penser qu’elle va m’ensorceler, me rendre malade. Si je pense ça, alors ça va fonctionner, ça va se réaliser car j’y pense, j’y crois. Mais si je n’y pense pas, rien ne se passera ; même si ma femme essaie, rien ne se fera. Moi, je n’y pense pas » (Guillermo, Suarani, vallées).

27Pour Guillermo, le fait de ne pas tenir compte de la croyance en la sorcellerie constitue un dispositif prophylactique. Ignorer l’attaque sorcellaire potentielle menée par sa femme est supposé annuler les effets du dispositif rituel entamé : « Rien ne se passera. » Réciproquement, la réussite d’une agression sorcellaire est tributaire de la disposition émotionnelle et cognitive de la personne visée par cette attaque. Dans la mesure où yuyay est conçu comme une interpellation, l’« anti-pensée » vient alors établir une rupture du lien qui unit les deux protagonistes ; elle constitue une interférence et de ce fait, annule l’efficacité de la pratique sorcellaire fondée, elle aussi, sur une relation (une « prise » de la personne). Cela étant, les « pensées/souvenirs » des individus peuvent aussi avoir des effets sans que ces derniers ne soient convoités ou identifiés. À Tanga Tanga, Edgar me confiait à propos de la maladie estrellayuq :

« C’est contagieux. Par exemple, si j’ai cette maladie, alors mes enfants peuvent l’avoir aussi mais seulement si on y pense. Si on y pense pas [pensay], ce n’est pas contagieux. Mon père a été malade de ça. Comme il y pensait, j’ai aussi été malade. Mais moi, je n’y pensais pas [yuyay]. Donc, j’ai vite guéri. Sinon, je serais mort. Si on y pense [yuyay] on attrape la maladie. Le corps est malade, on tousse et après, ça nous rend fou » (Edgar, Tanga Tanga).

28Pour Edgar, le fait de ne pas se préoccuper de la contagion contrecarre l’efficacité attribuée aux pensées de son père ; inversement, les individus sont affectés par les pensées d’autrui par suggestion. Par ailleurs, c’est le fait de ne pas penser qui va réaliser une interférence et non l’émission d’une pensée contraire par exemple. Selon Austin (1962), le performatif est nul ou sans effet si l’intention du locuteur d’accomplir par un énoncé tel ou tel acte illocutionnaire n’est pas comprise ou reconnue5. Ici, la performativité du yuyay d’un sujet peut se trouver nulle si les individus qui sont l’objet de ses pensées ne s’impliquent pas, s’ils ne font pas cas de la croyance.

Être incité à avoir peur et à penser

29Comme nous l’avons vu, les émotions peuvent être considérées comme des agents qui « entrent » dans le corps des individus : la colère, la peur ou la tristesse « prennent » et « vident » les corps. Les individus sont alors traversés par l’émotion dont ils ne sont pas les auteurs mais les réceptacles. Si l’individu ne peut guère éviter d’être bouleversé par une émotion, en revanche, il a une responsabilité : celle de ne pas « penser » à l’objet de cette perturbation émotionnelle, celle de ne pas s’arrêter, en quelque sorte, sur l’objet de la perturbation. Il s’agit d’une saisie attentionnelle et mémorielle (consciente ou non) permise par l’exercice du yuyay. Le péril n’est donc pas tant la survenue d’une émotion que son traitement par la « pensée/mémoire ». L’étude des contextes qui conduisent les sujets à penser et à se souvenir nécessite dès lors d’analyser les liens entre émotion, pensée et mémoire et de comprendre les contextes cognitifs de ces saisies attentionnelles.

30En premier lieu, les mentions de douleur physique par un individu sont très souvent définies par son entourage (membres de la famille, voisins) comme des réactions émotionnelles. L’émotion est alors nommée par l’entourage et non par l’individu censé l’éprouver. Si une femme se plaint de douleurs abdominales ou de nausées par exemple, son époux lui dira : « C’est que tu es en colère » ou « C’est que tu préoccupée. » Cette remarque incite alors le sujet à « penser » à l’objet d’une perturbation émotionnelle : il réfléchira au moment où « la colère est entrée » et énumérera diverses situations susceptibles de l’avoir mis en colère : remarques de la belle-mère, conflits de pâturage, commérages par exemple. Les contextes cognitifs sont donc soumis à des variables et des modalités sociales. Dans ces communautés, c’est l’entourage qui conduirait une perturbation émotionnelle à être spécifiée, à être représentée et à s’actualiser sous la forme du langage c’est-à-dire à relever de la sémantique.

31Si l’émotion qui affecte physiquement l’individu n’est pas identifiée par celui-ci, c’est parce qu’il n’en aurait pas conscience. L’entourage se charge alors d’énoncer ce qui relèverait de l’inconscient6. Comme nous venons de le voir, il peut le faire en s’adressant directement à l’individu. Mais l’inconscient supposé d’un individu peut aussi être évoqué lors de bavardages quotidiens entre voisins ou entre membres de la famille, souvent en l’absence de l’individu concerné. Lorsqu’Edgar impute la responsabilité de sa maladie estrellayuq à son père en expliquant « il avait peur de la contagion et donc j’ai attrapé sa maladie », c’est l’inconscient du père représenté par Edgar qui sert de base étiologique. La peur est d’ailleurs l’émotion la plus mentionnée et la plus contrôlée par le groupe. Il n’est pas rare que celui-ci incite un individu à « penser » qu’il a peur. C’est en considérant les interprétations de mes interlocuteurs à mon sujet que je compris ce procédé. J’étais en effet toujours un peu étonnée quand ils m’expliquaient (je dirais même plutôt qu’ils concluaient) que telle ou telle perturbation physique (grossir ou maigrir, douleurs quelconques) ou tel comportement (regarder d’une certaine façon, manger avec moins d’appétit, s’isoler) traduisaient le fait que j’avais peur ou que j’étais triste. Affectée par l’expérience vécue, j’étais même parfois agacée : je trouvais que ces commentaires étaient certes intrusifs mais qu’ils me contraignaient à « penser » que j’étais triste ou préoccupée alors que je ne partageais pas toujours cette interprétation. L’incitation du groupe peut aussi se faire par suggestion. Lorsqu’un individu fait part d’une vision peu ordinaire susceptible d’être interprétée comme celle d’une entité saqra, ses interlocuteurs lui demandent fréquemment s’il a eu peur. Une nuit, alors que j’allais chercher de l’eau à la source, je fus soudainement perturbée par la vision de deux triangles très lumineux, parfaitement symétriques et dirigés vers moi. Je me souviens avoir été médusée car j’étais incapable d’identifier ce que je voyais. Je songeai à une paire d’yeux mais je n’avais jamais vu ni entendu parlé d’yeux en forme de triangle, qui plus est, des yeux qui pouvaient briller si intensément. Après avoir fait plusieurs suppositions (des animaux potentiels), je m’approchai de la lumière mais celle-ci disparut aussitôt. Un peu interloquée, je remplis ma bouteille d’eau et rentrai dormir. Le lendemain, lorsque je rapportai à Elvira ce qui était arrivé, elle me dit avec vivacité :

« E. : Ce que tu as vu c’est Nina k’arq Mais enfin, Lola, qu’est-ce qui t’as pris d’aller chercher de l’eau en pleine nuit ? Tu sais bien que c’est très dangereux. Il ne faut jamais faire ça ! Est-ce que tu as eu peur quand tu l’as vu ?
L. : Euh, non. Je ne comprenais pas ce que c’était, c’est tout. J’étais curieuse.
E : Tu n’as pas pensé que c’était le diable ?
L. : Non.
E. : Bon, alors ça va. Tu ne dois pas penser au diable, sinon, le diable te prend » (Elvira, Urur Uma).

32Cet exemple montre que pour les habitants de ces communautés, ce qui importe n’est pas tant l’information factuelle que l’état émotionnel de l’individu au moment où il expérimente un événement.

33Plusieurs procédés mis en œuvre par le groupe – énonciation, persuasion, suggestion – peuvent ainsi contribuer à ce qu’un individu se représente une émotion (qu’il ait d’ailleurs éprouvé cette émotion ou non). D’autres techniques, narratives notamment, consistent à représenter la peur et à la faire vivre aux auditeurs. Dans les récits de prédation (cuentos) par exemple, le discours rapporté au début du récit (« on raconte que », « on dit que » « nin/nisqa ») se transforme, au fur et à mesure de la narration, en un témoignage, direct ou indirect (« c’est arrivé à ton grand-père », « ta tante l’a vue » par exemple). Ce témoignage vient s’emboîter dans le récit plus général « on dit que » ; l’indistinction qui caractérise le début de ces récits fait place à l’identification d’un lieu, d’une personne et d’une période. Mais plus encore, le narrateur va souvent « personnaliser » son récit : il y introduit les prénoms de ses auditeurs afin que chacun puisse en faire une expérience personnelle. Le protagoniste principal devient alors soudainement (il n’y a pas d’amorce) un des auditeurs, parfois l’anthropologue. Le passé narratif cède également la place au présent. C’est le dernier récit, si je puis dire, enchassé dans le cuento. Pour le narrateur, le récit n’a d’intérêt que si chaque auditeur se projette et plus, vit lui-même la rencontre avec une entité saqra. Le mode du discours n’est plus celui de la probabilité mais du vécu. Cette intention pragmatique est fondamentale. Comme nous l’avons signalé, la narration de ces récits a plusieurs motifs : réponse suite à la sollicitation de l’anthropologue, support servant de marqueur spatiotemporel pour différencier la vie du campo et la vie de Sacaba chez les migrants d’Entre Ríos, actualisation en raison d’impératifs et/ou des contextes de la vie ordinaire par exemple. Lorsqu’un voisin ou un parent venait rendre visite à mes compères, il était fréquent que la soirée se déroule au rythme de ces cuentos, le visiteur signalant souvent un danger qu’il avait bravé en venant. À ces récits quasi quotidiens, s’ajoutent les discours prophylactiques et étiologiques ponctuant les journées. À Urur Uma, Elvira refusait par exemple que je dorme seule : « Si tu dors seule, tu vas être triste et après tu feras de mauvais rêves avec des démons. » Dans le même ordre d’idées, pendant la période du Carnaval, j’avais rêvé de serpents. Lorsque je rapportai ce rêve à Elvira, elle me dit : « Ça, c’est Guira Mallku : les serpents, satanas. Tu dois faire attention sinon, Guira Mallku te rendra malade. Moi, j’ai peur. Je reste ici, je ne vais même pas couper la luserne. »

34Les mentions d’attaques prédatrices potentielles sont ainsi omniprésentes. Dans ce cadre, il est difficile de ne pas avoir des pensées animées par la peur. Le témoignage de Natalia est ici très illustratif :

« N. : Sincèrement, ça me causait du mal, parce que quand j’étais petite, ces contes [récits de prédation] existaient encore. Il n’y avait pas que ma mère mais tout le monde, tous les habitants de cet endroit, tous les gens du campo. Les gens avaient tous des histoires qui faisaient plus peur les unes que les autres. Et la nuit, on avait peur de sortir parce que moi aussi je pensais que ça pouvait être vrai et peut-être que ça se réalisait. [...] D’abord, moi, j’y pensais. Ça me faisait peur parce que ma tante me racontait ce qui lui était arrivé et je me disais que ça devait être vrai. Et ça parce que j’y pensais. Je ne sais pas mais moi je n’ai jamais rien vu.
L. C. : Tu penses que tu peux en voir aujourd’hui [des saqra] ?
N. : Aujourd’hui, je ne pense pas. Maintenant, j’ai des idées très différentes des leurs. Non, je ne peux pas croire [no puedo creer].
L. C. : Pourquoi ?
N. : À cause du temps qui a passé quand nous sommes venus ici. La vie paraissait plus normale ici que là-bas. Parce que là-bas, tout nous faisait peur. Tu ne dois pas marcher la nuit parce qu’il [un esprit] va t’apparaître. Ne va pas au cimetière parce que les âmes peuvent sortir. Et ils disaient que quand ils allaient au cimetière, les personnes pleuraient la nuit mais de dessous la terre. Donc, ils écoutaient, “Il doit être vivant” ils se disaient et il sortait de la terre. Et il était vivant en vérité ! Et donc ces choses faisaient encore plus penser. Ça faisait penser non seulement à moi mais à tous les enfants de l’endroit. Personne ne marchait la nuit, seul, parce qu’ils [les esprits, les âmes] pouvaient apparaître. Et ça, c’était tout le temps. Mais quand nous sommes arrivés ici [Entre Ríos], c’était un peu different de ces choses. Comme ces histoires : c’est seulement là-bas et ici, non [...] Eux ils vivent mal. Leur destin est comme ça parce qu’ils pensent à toutes ces choses.
L. C. : Et tu penses que tout ça peut continuer au campo ?
N. : Oui parce qu’il y a une génération, leurs mères leur ont raconté, leurs pères. Et tu ne peux toujours pas sortir dehors parce que depuis enfant, tu as peur et ils pensent encore à ça, à la Nina k’araq, ces choses. Aujourd’hui encore, les enfants ne s’approchent pas de tel endroit parce qu’elle peut apparaître. Et quand nous y sommes allés, il y a cinq ou six ans, nous n’avons rien senti. Car avant, nous passions sans regarder la source. Personne ne regardait, ni mes parents. Et là, nous avons vu l’eau, nous en avons pris. Car quand nous sommes venus ici, nous sommes devenus croyants [pentecôtistes] et la vie nous paraissait un peu plus normale.
L. C. : Et si tu retournes au campo, tu vas de nouveau avoir peur de Nina k’araq ou pas ?
[Venancia passe devant nous et intervient en disant « Nina k’araq elle se transforme en tout, ta grand-mère l’a vue »].
N. : Peut-être que je peux un jour y retourner. Mais si je commence à entendre des histoires comme ce qui s’est passé hier [Venancia nous avait raconté plusieurs récits la veille], je peux commencer à penser après. Si je n’entends pas d’histoire, non, normal. Mais si quelqu’un voit une âme, ces choses, je peux y croire [puedo creer] » (Natalia, Entre Ríos, originaire d’Urur Uma).

35Incités par le groupe à avoir peur, les individus subissent plus qu’ils ne maîtrisent, l’efficacité performative imputée au fait de « penser/se souvenir » ; leurs pensées quotidiennes sont bien plus animées par la crainte, la peur, le tracas que l’optimisme. La migration en milieu urbain « où la vie paraît plus normale » et la conversion au pentecôtisme se présentent alors comme des issues. En outre, les convertis (d’Urur Uma ou d’Entre Ríos) expliquent que la « foi » en Dieu procure au fidèle la conviction d’une protection divine et atténue ainsi les craintes ou les préoccupations : « Il n’est rien arrivé à ma mère [les âmes n’ont pas attaqué ma mère à La Toussaint] parce qu’elle s’est confiée au Seigneur [mana mamayta imapis imananchu chay Señorpi confiasqamanta]. » Le « croyant » bénéficie alors d’une « âme forte » :

« Moi je n’ai pas peur de Guira Mallku, je ne peux pas le voir. Comme je crois en Dieu, je n’ai pas peur. C’est seulement les autres. Comme ils y pensent, ça peut se passer. Mais nous, nous avons quelqu’un qui nous protège : Dieu. Si tu crois en Dieu, il ne peut rien t’arriver. C’est comme un défenseur immense. Si tu as la foi, tu ne peux pas avoir peur. Et tu peux aller n’importe où » (Santiago, Urur Uma).

36Pour Natalia, les effets bénéfiques du yuyay subissent néanmoins les contraintes de la mondialisation et du capitalisme. Dans la mesure où le fait de croire est conçu comme une interpellation du surnaturel, ce qui perturbe cette relation en réduirait l’efficacité imputée : le travail salarié, la mécanisation et la science sont tenus pour responsables de cette rupture entre l’homme et la nature. Selon Natalia, « la science a influencé les communautés. Aujourd’hui, on croit plus en la science qu’en nous-mêmes » et :

« Il y a trois choses naturelles : les hommes, les plantes et les animaux. Et à côté, il y a des choses artificielles : la science, les machines. Les machines remplacent l’homme et donc après, vient la compétition, la rivalité, le pouvoir c’est-à-dire la méchanceté. La science, c’est le mal » (Natalia, Entre Ríos).

37Dans le discours manichéen de Natalia, la méchanceté et l’égoïsme viendraient court-circuiter « le pouvoir des pensées » des gens « bons », ceux qui sont en harmonie avec la nature :

« N. : Le yuyay a toujours un pouvoir mais moins qu’autrefois. Je pense que c’est à cause de la méchanceté des gens. Il y a de plus en plus de gens méchants. Autrefois, ce n’était pas le cas.
L. C. : Mais en quoi la méchanceté des gens fait que le yuyay a moins de pouvoir ?
N. : C’est que toutes ces pensées méchantes sortent des gens et circulent. Et cela influe sur le yuyay des gens. La personne est bonne mais elle aura beau utiliser son yuyay, ça ne marchera pas ou pas bien car les pensées mauvaises des gens vont influencer son yuyay » (Natalia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).

38L’exil dans un autre pays enfin peut contribuer à rendre l’individu plus vulnérable. Celui-ci ne parvient plus à exploiter à son avantage l’efficacité performative imputée au fait de croire ou d’avoir la foi. Immigrée en France, Natalia me confiait qu’elle se sentait désemparée, seule et dépourvue de « force », de « confiance en soi ». En raison de cette faiblesse, elle ne parvenait plus à actualiser sa foi en Dieu. Elle ne l’interpellait plus. Elle avait aussi laissé son dieu en Bolivie. 

Notes de bas de page

1  Comme lors des croyances héritées : « Depuis petite je sais que Nina k’araq vit à cet endroit [source]. C’est dans mon sunqu », expliquait Natalia.

2  Comme son nom l’indique, kusi signifiant « joie ». Les paysans attribuaient à cet animal chtonien le pouvoir d’accroître la fertilité. Aussi plaçaient-ils les araignées dans une petite boîte (une boîte d’allumette le plus souvent) qu’ils prenaient soin de garder près d’eux.

3  Étant donné que j’avais des médicaments pour soigner la gale (maladie très contagieuse), plusieurs personnes m’avaient sollicité pour que je les aide à guérir ; je passais de longs moments à appliquer quotidiennement des crèmes sur leurs plaies.

4  Pour une analyse plus détaillée de cette exhumation, voir Charlier (à paraître).

5  Je ne peux pas donner un ordre à quelqu’un s’il ne comprend pas mon intention.

6  Ce constat pourrait expliquer les imputations d’extériorité (les émotions sont supposées « entrer » et pouvoir être excorporées) qui figurent dans les discours rétrospectifs des locuteurs.

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