Chapitre I. Penser, se souvenir et croire
p. 127-136
Texte intégral
1Dans les trois communautés où j’ai séjourné, les locuteurs attribuent au fait de penser et de se souvenir (yuyay) un « pouvoir » (kallpa). Pour mieux saisir l’ampleur de cette imputation, attardons-nous tout d’abord sur le sens sémantique de yuyay ainsi que sur les contextes de ses emplois dans la langue quechua.
Les emplois de yuyay
2Dans la région du Nord Potosi, les locuteurs emploient le verbe yuyay dans le sens de se souvenir et de penser, c’est-à-dire dans le sens très large « d’avoir l’esprit occupé par un objet déterminé1 ». En outre, lorsqu’un individu pense et se souvient, les fils du passé se nouent avec ceux du présent. Comme me l’expliquait Natalia, ces deux temps « sont tissés ensemble dans le sunqu ». Et nous allons le voir, c’est ce tissage qui va agir sur le futur.
3L’usage le plus commun du verbe yuyay est réservé au fait de « penser » à des êtres qui ne sont pas présents (« je pense à ma mère », « je me souviens de Guira Mallku »). C’est probablement dans cet emploi que la non-discrimination entre penser et se souvenir est la plus facile à appréhender. Dans ce contexte, la racine verbale yuya peut être suivie du suffixe quechua « ri » indiquant une marque de plaisir ou de tendresse et/ou du suffixe réflexif « ku » : yuyarikuni, « je me souviens avec affection » par exemple. Yuyay est aussi utilisé dans les sens de « croire » (« je pense/crois2 que je vais guérir », « je pense/crois que tel esprit va se manifester »), de « raisonner, réfléchir », de « mémoriser » (une récitation), d’« imaginer », de « souhaiter, désirer », de « supposer », de « suggérer », de « considérer/accorder de l’importance », enfin de « se soucier de/se préoccuper de3 ». Une dernière précision se révèle essentielle. Pour désigner « la pensée/la mémoire », les locuteurs emploient le verbe substantivé : « Cet enfant n’est pas rusé, il n’a pas encore de yuyay » (mana yuyayniyuqchu). Par conséquent, il nous semble plus approprié de traduire le substantif yuyay par « le fait de penser, le fait de se souvenir » plutôt que par « la pensée, la mémoire ». L’emploi du verbe substantivé met ainsi l’accent sur le processus et l’acte et non sur le contenu ou l’objet de pensée (Hamayon, 2005), nous y reviendrons.
4Rappelons que le yuyay est une qualité de l’animu : les individus victimes d’une capture de leur animu sont privés de cette capacité cognitive. Dans les textes du xviie siècle, le yuyay est aussi lié au sunqu (Gonzalez Holguín, 1952 [1608] ; La Riva González, 2005). À cet égard, les expressions suivantes tirées du dictionnaire de González Holguín (op. cit.) et rapportées par Sabine Dedenbach (1978) sont éclairantes : « sans sunqu », « peu de sunqu » et « sunqu vide » signifient toutes trois « stupide » et sont équivalentes à « qui n’a pas de yuyay » (Dedenbach, 1978, p. 10). Cette association demeure aujourd’hui. À Urur Uma, les parents conseillent à leurs enfants de faire usage de leur sunqu pour réfléchir et mémoriser (un texte par exemple). C’est le sunqu qui est censé « penser/se rappeler » : « Ton sunqu doit réfléchir » (Sunquyki yuyanan tiyan) expliquait Elvira à Felix alors qu’il faisait ses devoirs scolaires. De même Modesto :
« Imaginons, si toi tu penses aujourd’hui : “Demain, je vais voyager”, et bien c’est là [désignant le ventre]. Et bien, demain, tu dois y aller parce que cet endroit dirige tout. Tout se décide ici. Toutes les choses. Tu les fais à partir d’ici. C’est de là que tu peux penser, que tu peux voir. Toi tu te dis : “Bon, au mois de septembre ou d’octobre, je vais voyager en France.” Et bien tu vas le réaliser parce que tout est déjà dirigé à partir d’ici. C’est comme ça » (Modesto, Urur Uma).
5Le yuyay viendrait avec l’âge : il apparaît vers deux ans, lorsque l’enfant commence à parler. Avant, on considère que l’enfant est « idiot » (sunsu) car « il n’a pas de yuyay » (mana yuyay kanchu). Le langage est supposé être une manifestation du yuyay : il en est un véhicule. La présence du yuyay se note également à l’astuce et à l’intelligence, celles-ci étant supposées s’accroître avec l’âge. Un jour, un petit garçon de quatre ans échangea son camion tout neuf contre un autre cassé avec son cousin plus âgé. Sa mère expliqua son geste par le fait qu’il n’avait pas encore de yuyay contrairement à son cousin. Le yuyay est aussi étroitement associé à « la force » de l’alimentation : « Lorsqu’on ne mange pas bien, on est faible, on n’a pas de yuyay. » De même, si une mère n’allaite pas son bébé pendant deux années entières, l’enfant est supposé devenir idiot et ne jamais pouvoir apprendre à lire, ni à écrire par exemple. Au contraire, si l’enfant n’est sevré qu’après deux années, il sera réputé « fort ». Il convient à présent d’examiner les contextes qui caractérisent les mobilisations de cette faculté cognitive, en premier lieu, le contexte rituel.
Yuyay, une pratique rituelle : croire, se souvenir et adorer
6Le dictionnaire colonial de Diego González Holguín définit le verbe yuyay comme « se rappeler, penser et veiller à ou avoir la charge de » (Gonzalez Holguín, 1952 [1608], p. 372). Cette dernière définition est intéressante car elle est probablement la plus proche du sens de yuyay lié au contexte rituel : avoir l’esprit entièrement occupé par la ferveur religieuse. Nous allons voir que cette disposition est également conçue comme une pratique rituelle, si ce n’est comme une « charge » au sens d’« accomplissement » rituel pour faire écho à la définition du xviie siècle.
7Yuyay est mobilisé lors des offrandes accompagnées de libations d’alcool (ch’alla), de fumigations (q’uwa) et d’invocations. Les locuteurs hispanophones traduisent alors yuyay par « se rappeler », « croire » « adorer » et quelquefois par « avoir la foi » ou « avoir la croyance ». Le verbe creiy (du verbe espagnol creer) est aussi employé alternativement à yuyay4. Quelques exemples permettront d’illustrer ces propos.
8Comme dans l’ensemble de l’ère andine, les bergers du Nord Potosi vouent une attention particulière à certaines pierres polies ou manufacturées nommées illa. Ces pierres sont trouvées sur les chemins et ont la forme d’animaux tels un lama ou un taureau. Définies comme « diaboliques », elles sont associées à la montagne et à ses minéraux5. Les bergers les honorent considérant qu’elles protègent le bétail et garantissent sa reproduction. Le témoignage suivant montre bien comment le fait de « se souvenir » est conçu comme étant une disposition à la fois émotionnelle et cognitive (penser et adorer) et comme une action rituelle (entrer dans une relation d’échange par le moyen des libations et des offrandes) :
« Sur cette montagne [désignant Huancarani], il y avait des pierres qulliri6, ce sont des pierres comme des animaux, comme une vache, un lama, un mouton. Ce sont les maîtres des animaux. Mon grand-père, mon père allaient vers ces pierres pour les adorer. Ils allaient en haut de cette montagne [Huancarani]. Moi aussi j’y suis allé. On amenait de l’alcool pur, on le mettait dans un plat très propre. Seulement deux personnes font ça. Après on enveloppe bien la pierre avec de la laine de mouton. Il y a le mâle et la femelle. On prend le mâle et on le place sur la femelle, on le fait s’accoupler avec la femelle. Ça, c’est le signal. Après, on fait la ch’alla : “Ça y est, les vaches sont pleines.” À ce moment, on verse de la farine jaune de maïs. Sans le sang cette fois-ci7. Il y a aussi des bonbons, de la cannelle et de la coca. Avant, dans la maison, on verse dans une encuña [pièce de tissu] la farine jaune de maïs et avec les doigts, on fait des sillons (surk’a). Ça, c’est pour le fourrage, “le bétail est en train de semer dans ces sillons”, dit-on. Il y a aussi de la cannelle, des bonbons et de la coca. La coca doit être dans les sillons. Dans la encuña, il y a la farine, la coca, la cannelle et les bonbons. On referme la encuña et on verse le contenu au-dessus de la pierre. Ça, à trois ou quatre heures du matin. C’est un secret. Personne ne doit voir ça. Il ne faut pas dormir non plus. Il faut être éveillé jusqu’à l’aube. S’il y a cinquante personnes dans la maison, personne ne doit dormir. Ils boivent de l’alcool et font des libations pour les animaux, pour qu’ils aient des bébés et qu’ils soient gros, pour qu’ils ne soient pas malades, comme ça. Quelques jours après, on entend les pierres pleurer, comme ça, comme les taureaux, la nuit. Et les animaux répondent. Ça, c’est bien, ça veut dire que nous avons bien fait, que ça fonctionne. Tu vois, des fois, les taureaux pleurent. C’est ça. Les animaux répondent au diable [aux maîtres des animaux, aux qulliri]. Aujourd’hui, on ne se souvient plus de ces pierres qulliri. C’est que ces pierres n’y sont plus. Certains très intéressés les ont emportées. Il paraît qu’il y en a d’autres très grandes et qu’ils les ont amenées aussi pour avoir plus d’animaux. Aujourd’hui, sur cette montagne, il n’y a plus ces pierres. C’est pour ça qu’il n’y a plus d’animaux. Mon père avait à peu près quinze vaches. C’est beaucoup ! Aujourd’hui, il en a deux ou trois à peine. Il n’y a plus d’animaux car on ne se souvient plus des qulliri » (Erasmo, Urur Uma).
9Cela étant, le fait de « penser/se souvenir » ne se limite pas à l’expression et à la mise en œuvre d’une dévotion. Pour les membres des ayllus Aymaya et Kharacha, cette disposition est appréhendée comme une interpellation rituelle. À propos de la fête des morts, Esperanza m’expliquait : « Si tu penses à une âme [almata yuyariqtiyki], elle viendra à toi en réalité [sut’ipi jamusunqa]. Ici, les gens se souviennent des âmes. Le jour des morts, les gens voient les âmes des morts. »
10Comment comprendre le fait que yuyay soit défini comme une interpellation ? Intriguée par cette efficacité imputée, j’en parlais à Natalia qui me dit :
« Avant, ma mère me racontait ça. Elle me disait que le grand-père de mon grand-père, ceux d’avant non, et bien eux, ils disaient aux pierres qu’il y avait, tu sais, là où sont les moutons, “Deviens un mur !” [pirqa tukuy]. Le pouvoir du yuyay [el poder del yuyay] du grand-père faisait que le mur se faisait. Les pierres courent, courent et se font mur. “Deviens un mur !” et “Loqoq, loqoq !” [bruit des pierres qui courent]. Les pierres courent toutes seules et deviennent un mur. On dit que c’était comme ça avant » (Natalia, Entre Ríos)8.
11Certes, contrairement à leurs ancêtres, les humains ne peuvent plus faire bouger des objets grâce à leur pensée. Néanmoins, le yuyay conserverait un pouvoir, celui de faire devenir « clair/visible » [sut’i], ou « vrai/réalité » [chiqa]. Pour Natalia, le pouvoir performatif attribué au yuyay n’est pas circonscrit au passé mythique et lointain. Elle le formulera de la manière suivante : « Il y a une force [kallpa] qui fait que ce que l’on a à l’esprit [en la mente] s’accomplit. [...] C’est le pouvoir du yuyay, tu vois. Penser, c’est créer [pensar es crear]. » Dès lors, le fait de « penser/se souvenir » n’est pas seulement une faculté cognitive : il s’agit aussi d’une potentialité. Appréhender le fait de « penser/se souvenir » comme un moyen d’agir est en effet partagé par les habitants d’Urur Uma, de Tanga Tanga ou d’Entre Ríos. Cette capacité performative est énoncée dans divers contextes : sollicitation de l’anthropologue (« peux-tu m’en dire plus sur les effets du yuyay ? »), recommandations et interprétations étiologiques, récits de vie des migrants, transmission du savoir, par exemple. J’ai donc vite cessé d’être étonnée (voire désespérée) par les réponses relativistes de mes interlocuteurs à Entre Ríos. Comme je l’ai mentionné, j’avais l’habitude de partager avec eux mes notes ethnographiques issues du Nord Potosi et de leur demander ce qu’ils en pensaient. Leur réaction commune était la suivante : « Ah oui, effectivement, ça peut être vrai pour les personnes qui y croient, oui. » J’ai compris par la suite que ces propos ne témoignaient pas, comme je le pensais au départ, d’une volonté de ne pas s’impliquer et de ne pas répondre à l’anthropologue. Ils n’avaient rien d’évasifs, bien au contraire. Dans la mesure où le croire est censé avoir un pouvoir performatif, les différences de pratiques qu’ils pouvaient constater à mon écoute entre leur région d’origine et leur lieu de migration, n’étaient pas appréhendées comme des différences de croyance mais comme des différences de mobilisation cognitive ; l’accent est mis sur l’efficacité du croire et non sur l’objet du croire.
12L’imputation d’efficacité performative ne témoigne pas seulement d’un savoir réflexif et formel. En situation, les individus exercent volontairement cette faculté en raison de ses effets. Cette performativité fait donc l’objet d’une réflexivité à la fois « épistémique » et « instrumentale » (Rozenberg, 2011) c’est-à-dire d’une réflexivité à la fois théorique (« Quand on y croit, ça devient réalité ») et pratique (« Je me souviens de Nina k’araq pour qu’elle se manifeste et qu’elle rende l’animu qu’elle a dérobé à mon enfant »). S’interroger sur la façon dont les individus s’efforcent de neutraliser la prédation revient dès lors à observer comment ils gèrent (exploitent, contournent, refusent) cette efficacité imputée. C’est ce que nous allons voir à présent.
13En premier lieu, les fidèles exercent leur yuyay dans les rituels (prophylactiques, propitiatoires, thérapeutiques) où sont invoquées des entités surnaturelles : Guira Mallku, la divinité de la montagne, les morts récents, le Palomillo, les saints patrons par exemple. Disposer des bonbons de sucre sur l’autel pour le Maître du Carnaval, faire des libations d’alcool pour le mort qui va être renvoyé au moyen de la fronde, souffler sur un aliment pour nourrir un ancêtre ou encore danser autour d’un bélier sacrifié pour le Palomillo constituent des actes définis dans leur ensemble, comme des mobilisations du yuyay, celles-ci visant précisément à faire venir une entité saqra dans l’espace du rite9. Il en va de même dans les rites patronaux lorsque les fidèles sacrifient des lamas (wilancha) en l’honneur d’un saint. On pourra ici s’interroger : dans la mesure où le souvenir d’un esprit, d’un saint ou d’une divinité est censé provoquer leur manifestation effective dans l’espace du rite, la mémoire alors activée par le croyant n’est-elle pas aussi conçue comme un acte d’offrande ? Enfin, notons que les mobilisations volontaires du yuyay en raison de son efficacité imputée peuvent aussi se réaliser de façon privée. C’est le cas lorsqu’un individu se souvient d’un être cher afin d’établir une relation avec lui et de pouvoir ainsi profiter de cet échange pour transmettre un message ou susciter sa bienveillance.
14Si ces différentes interpellations sont sous-tendues par des motifs différents selon la nature de la transaction que les humains veulent nouer avec l’entité (négocier, socialiser, témoigner de l’amour et de l’affection, nourrir, simuler etc.), elles visent toujours à entrer intentionnellement dans une relation d’échange avec l’entité invoquée. Plus encore, il s’agit d’interpeller le surnaturel afin d’actualiser son pouvoir d’agir dans le monde social des humains. Par extension, l’efficacité imputée au fait de « penser/se souvenir » consiste à rendre la force potentielle de certains objets « claire/visible ». Nous avons vu par exemple que les pierres nommées illa, associées aux montagnes gardiennes, sont « adorées » en raison du pouvoir que les bergers leur imputent. Dans les ayllus Aymaya et Kharacha, la pierre nommée Chakuluqalla est également réputée rendre les humains invincibles. Celle-ci a été déposée à Qalatamphu par les membres de l’ayllu Laymi lorsqu’ils étaient en guerre contre l’ayllu Aymaya. Elle devait servir à délimiter le territoire :
« L’idée des Laymis était de conquérir du sommet de Huancarani en passant par l’école d’Urur Uma jusqu’à Qalathampu, vers la communauté de Vinto, vers Pupusiri. Là, il y a une pierre posée. Les Laymis l’avait mise là : “De là, nous allons conquérir le territoire” ont-ils dit. Cette pierre s’appelle chakuluqalla. Ils l’ont nommée chakuloqalla qui signifie jeune homme qui se bat bien. Les Laymis ont amené cette pierre pour délimiter le territoire, pour faire une frontière, pour marquer le territoire [como señal]10. “Nous allons conquérir depuis ici jusqu’au secteur Machaquyu.” Conquérir le territoire Aymaya depuis le sommet de Huancarani jusqu’à Machaquyu en passant par Vinto, voilà le but des Laymis. Celui des Aymayas était de conquérir le territoire de Laymi jusqu’à l’église de Cala Cala. Aujourd’hui, cette pierre appartient à Aymaya. Ceux d’Aymaya et de Kharacha utilisent cette pierre comme un pouvoir : celui qui effrite/casse la pierre11 aura du pouvoir pour se battre. Ils devaient casser cette pierre pour se battre. Ceux qui se souviennent [los que recuerdan], ceux qui adorent cette pierre [qui l’invoquent, lui font des libations et des offrandes]. Ils utilisent cette pierre comme un pouvoir. Celui qui casse la pierre se bat bien. Ils avaient aussi l’habitude de casser cette pierre pour le tinku. Quand les gens parviennent bien à l’effriter, ils se battent bien au tinku, à Chayanta. Celui qui ne parvient pas à la casser ne se bat pas bien. C’est un secret. La personne emporte un bout de la pierre avec elle, il a du pouvoir, c’est un secret. Il y en a qui n’y arrivent jamais. Aujourd’hui, c’est quasiment impossible car elle est comme un ballon. Quand il y a des angles, c’est facile de la casser mais aujourd’hui, elle est toute lisse et ronde et plus personne n’y arrive » (Joselo, Urur Uma).
15D’autres pierres nommées piña garantiraient l’abondance et la préservation des réserves alimentaires :
« Cette pierre s’appelle “piña”. On la dépose au-dessus des réserves [pirwa], sur le tas, là où il y a le stock de produits : le ch’uño, les fèves, le blé, les pommes de terre. Il doit y avoir une pierre blanche au milieu. Les plus âgés amènent ces pierres blanches comme ça en y croyant [así creyendo], ceux qui ont l’habitude d’adorer [adorar] cette pierre blanche. Ceux qui ne s’en souviennent pas [los que no recuerdan], ils ne peuvent pas amener ces choses. Moi je ne peux pas les amener. C’est en vain que je vais ramener une pierre blanche ; elle n’aura aucun secret, elle ne sera pas appréciée, elle sera comme n’importe quelle pierre. C’est seulement ceux qui savent qui ramènent ces pierres blanches. Et donc, ils la placent sur le tas pour que la quantité reste toujours la même. La pierre blanche doit rester toujours au même niveau. On prend toujours des produits pour manger, pour vendre mais avec cette pierre, le niveau ne diminue pas “Pachayan kakuchkananpaq” dit-on » (Erasmo, Urur Uma)12.
16Il est donc nécessaire que l’individu « se souvienne » du pouvoir de la pierre pour que celui-ci soit efficient et que la pierre soit singulière. Sans cette disposition, la pierre sera considérée « comme n’importe quelle pierre » : dépourvue de pouvoir, elle sera ordinaire. Pour les témoins de la région, le fait de « penser/se souvenir » ne fait pas exister le pouvoir de la pierre (ce pouvoir existe potentiellement) mais le fait s’exercer. Il s’agit donc moins d’élaborer des objets de croyance (« cette pierre a le pouvoir de rendre invincible ») que d’en établir leur manifestation dans la vie ordinaire.
17Le pouvoir du chaman s’exercerait en partie selon les mêmes modalités. Dans les Andes, trois éléments peuvent participer à l’élection d’un yatiri : l’anomalie physique, l’hérédité et le fait d’être frappé par la foudre. Lorsque le yatiri est élu, on lui impute un pouvoir. Mais celui-ci n’est que virtuel. Pour que le pouvoir du yatiri s’exerce dans l’espace du rite, il faut que le yatiri « pense/croie » à ce pouvoir (yuyanan tiyan) : sans cette « confiance », le yatiri est impuissant et le dispositif rituel n’est d’aucune efficacité : « rien sans croire » (nada sin creer). Primitivo nous raconte comment il est devenu yatiri :
« La foudre est entrée en moi, elle m’a brûlé. De là, je suis devenu yatiri. Au début, je ne savais pas comment faire. J’avais peur de ne pas y arriver. Je n’arrivais pas à faire parler le diable. Ma voix tremblait. Aujourd’hui, je sais soigner. Mais, il faut croire à ce que l’on fait sinon, ça ne fonctionne pas, ça ne donne rien, on ne peut rien faire » (Primitivo, Urur Uma).
18Pour Primitivo, l’officiant ne peut pas faire semblant et usurper sa fonction. Son emploi du verbe « croire » est ici illustratif car il se rapproche manifestement de celui de yuyay ; pour que le dispositif rituel soit efficace, il faut y croire c’est-à-dire qu’il faut être tout à fait disposé, il faut avoir l’esprit entièrement occupé et consacré à ce que l’on fait. C’est cette attitude préalable qui lui permettra d’accomplir le rituel du cabildo13. Il faut envisager le fait de croire et son efficacité performative (le pouvoir du yatiri devient « visible, manifeste ») comme une condition de possibilité pour mener d’autres actions comme celle de « faire parler le diable » ou celle d’interpréter les messages délivrés par des esprits ou des divinités tutélaires.
19Les différentes mobilisations rituelles du yuyay et du « croire » montrent ainsi que pour les participants, le langage rituel n’est pas le seul mode d’expression des effets performatifs. Elles montrent aussi que les manifestations d’origine surnaturelle ne peuvent se réaliser ici qu’au sein d’une relation actualisée par les humains dans leur vie sociale et excluant d’office toute idée transcendantale des phénomènes religieux. Le pouvoir des pierres par exemple fait suite à une offrande. Néanmoins, le don de ces pierres (rendre fort et invincible par exemple) ne doit pas être conçu comme étant exclusivement un contre-don. Si un individu ramène une pierre sans « se souvenir » du pouvoir de celle-ci, elle n’aura aucune efficacité. Cette absence n’est pas pour autant appréhendée comme une intention de la pierre diabolique (une sanction, un avertissement par exemple) mais au contraire, comme une impuissance. En effet, de la même façon que le pouvoir potentiel du chaman doit être actualisé par sa croyance pour être « vrai » ou « visible », celui du diable doit aussi être actualisé par les pensées/souvenirs des humains pour se manifester.
20Cela étant, les mobilisations du yuyay débordent du cadre rituel et ne sont pas toujours intentionnelles. Si yuyay est conçu comme une interpellation du surnaturel, nous allons voir que celle-ci n’est pas toujours souhaitée et consciente. La relation alors actualisée par les humains au moment où ils pensent et se souviennent peut être fondée sur l’échange mais aussi sur la prédation.
Les perturbations émotionnelles, une activation du yuyay
21Dans la région étudiée, les émotions les plus couramment mentionnées par les individus pour signifier qu’ils sont affectés sont la tristesse, la colère et la peur. Il existe des termes différents en quechua pour les désigner : llakikuy (avoir de la peine), manchariy, mancharikuy (avoir peur), rabyakuy (être en colère), phiñakuy (s’énerver) notamment. Si elles sont spécifiées et différenciées, elles constituent néanmoins un même état émotionnel.
22Le rapprochement entre ces émotions explique qu’elles puissent parfois se substituer l’une à l’autre. C’est le cas de la tristesse et de la peur au sens de crainte ou d’appréhension. Un matin, Elvira me dit ainsi : « Toute la nuit, j’ai entendu une âme, saqra. Je l’ai entendue pleurer. Je suis triste, j’ai peur [llakisqa kachkani mancharisqa kachkani]. Toute la nuit oui : ça fait peur [mancharichikun]. » Dans les vallées, alors que j’expliquais que j’avais peur de dormir dans le patio à cause des araignées, on me répondit : « Ne sois pas triste [Ama llalikuychu]. On tuera les araignées. » Et quand je m’apprêtais à voyager pour aller sur les Hauts Plateaux ou bien à Cochabamba, mon entourage me disait : « Ne sois pas triste, ne voyage pas triste [ama llakikuychu, ama llakisqa puriychu], n’aie pas peur [ama manchariychu]. » La préoccupation s’exprime également par le terme llaki : alors qu’Isabela faisait mention de l’arrivée en 4x4 d’un ingénieur de l’UNICEF à Urur Uma, une voisine expliqua que les enlèvements se déroulaient de cette façon. Le lendemain, Isabela me confia qu’elle avait dormi « préoccupée/triste » (chanta llakisqa puñurqani)14. Llaki est également employé pour indiquer aux parents qu’ils doivent faire attention à leurs enfants : « Vous devez vous préoccuper des enfants » (wawasmanta llakinaykichik tiyan). Enfin, la colère, l’énervement et la plainte sont aussi intimement liées à la tristesse : (« Je suis en colère. C’est pour ça que j’étais triste en arrivant » (Rabyakuni. Chayrayku llakisqa jamurqani), « Tu es en colère. Ne sois pas triste » (colerinayuq rabyayuq kanki. Ama llakikuychu). L’attention de l’entourage sera la même pour quelqu’un qui proteste ou bougonne (phiñakuy).
23La tristesse et la préoccupation, la colère et la crainte désignent ainsi un même état émotionnel, ce dernier évoquant l’introversion, le fait de « cogiter », « de penser », d’« être préoccupé par15 ». Ces émotions sont toutes intimement liées au yuyay.
« Ne sois pas en colère, ne sois pas triste sinon, la maladie va t’attraper [ama rabiaychu, ama llakikuychu sino unquy jap’isunkinqa] Ne pense pas [Ama yuyaychu] sinon la colère va t’envahir [colerina satarisunqa]. Tu auras des nausées. Moi, je suis encore plus triste à cause de mes enfants. J’y pense la nuit [Tutapi yuyani], je n’arrive pas à dormir. C’est pour ça que mes yeux me font mal » (Elvira, Urur Uma).
24La tristesse est appréhendée comme une mise en exercice du yuyay. Quand j’étais taciturne, mes compagnons me disaient souvent : « Ne sois pas triste, ne pense pas » (Ama llakisqa kakuychu. Ama yuyaychu). Dans ce contexte, le fait de penser apparaît comme une étiologie possible de la maladie :
« Tu es peut-être malade parce que tu es triste. Il ne faut pas penser [no hay que pensar]. J’ai un ami qui est mort il n’y a pas longtemps à cause de ses pensées [sus pensamientos]. Il ne faut pas être triste. On veut toujours de l’alcool dans ce cas mais Dieu ne veut pas. C’est mal. Il faut être joyeux, c’est tout. Il ne faut pas penser » (Feliciano, Urur Uma).
25De même, alors que je fus très bouleversée par la mort d’un habitant de la communauté, mon compère Modesto me dit : « Il ne faut pas y penser. Moi aussi, j’ai vu le corps de mon père. Mais je l’ai sorti de ma tête16. » Craindre, redouter ou appréhender est aussi supposé activer le fait de « penser/se souvenir ». De même, pour calmer une personne très énervée, lui recommandera-t-on de cesser de penser. Enfin, l’état amoureux est aussi intimement lié au yuyay : « Quand tu es amoureux, tu n’arrêtes pas de penser. » À l’égal des autres émotions, l’état amoureux est considéré comme un état périlleux.
26Dans les exemples exposés ci-dessus, le fait de penser/se souvenir est activé par la colère, la crainte, l’inquiétude ou la tristesse. Réciproquement, yuyay implique un certain état émotionnel lequel est considéré comme dangereux, si ce n’est pathogène. La mobilisation du yuyay est donc ici entendue à la fois comme une activité cognitive (penser/se souvenir) mais aussi comme une certaine inquiétude morale : avoir l’esprit entièrement occupé par l’objet d’une perturbation émotionnelle.
27Que le fait de « penser/se souvenir » soit mobilisé intentionnellement dans un contexte rituel ou involontairement suite à un trouble émotionnel, cet exercice est toujours défini comme performatif. Interpellées par les humains, les entités saqra vont saisir l’occasion pour manger. Dans un contexte rituel, elles se nourrissent des offrandes ; dans un contexte ordinaire, elles mangent l’animu des humains. L’individu peut dès lors devenir la victime d’une entité prédatrice par le seul fait de l’avoir redouté ; le fait d’imaginer figure aussi comme une interpellation. En dépit des convocations au cours desquelles il peut nouer des relations d’échange avec des entités saqra et neutraliser leur prédation, l’individu n’en demeure pas moins toujours une proie potentielle.
Notes de bas de page
1 Le dictionnaire de Itier définit yuyay par « avoir à l’esprit, penser, se souvenir » (2011, p. 250).
2 Ici, il faut entendre « croire » non dans le sens rationaliste du terme (« adhérer à, en raison de ») mais plutôt dans un sens existentiel (être disposé) (voir Lamine, 2010).
3 Dans le dictionnaire de l’Académie de la langue quechua (AMLQ, 1995), le substantif possède les acceptions suivantes : « mémoire », « raison », « pensée », « jugement », mais aussi « précaution » et « attention ».
4 On notera que dans le cas de la divination et de l’interprétation, le verbe yuyay est employé avec le suffixe causatif chi (yuyachiy). Cet emploi permet d’inclure de manière implicite les esprits auxiliaires du chaman dans l’action réalisée ; l’officiant est « amené à penser » (yuyachikusqa, ou « amené à savoir » : yachachikusqa), il déchiffre des messages qui proviennent d’esprits. Il s’agit donc d’un cas particulier qui ne fait pas ici l’objet de mes recherches. Voir aussi Rivière (2008) sur les différents emplois du verbe aymara amtaña (se souvenir).
5 Pour Ricard Lanata (2010), ces pierres (inqa, inqaychu ou khuya rumi ou illa) sont des amulettes magiques conçues comme un don de l’Apu aux bergers : grâce à ces pierres, les Apu animeraient les animaux.
6 <A : qullaña, soigner, qulliri, celui qui soigne.
7 Il fait ici référence à un autre rituel qu’il avait mentionné auparavant.
8 À propos des rituels qui accompagnent la construction des maisons au Nord Potosi, Arnold et alii (1992) rapportent que les pierres les plus grandes qui se placent comme fondation sous les quatre murs sont appelées Inka dans le langage rituel. Les Qaqachakas croient que celles-ci sont sous le pouvoir du bâton de l’Inka. En effet, selon la tradition orale, l’Inka avait seulement besoin de bouger son bâton de commandement (vara) pour que les pierres se déplacent toutes seules. La litanie qui accompagne la construction de la maison tente de réactiver ce passé mythique et faire que les pierres se déplacent.
9 Nous renvoyons à la première partie de cet ouvrage où ces rituels d’offrandes sont présentés plus en détail.
10 Hacer una siñal o siñalar : placer une grosse pierre ou un tas de pierres à un endroit pour démarquer un territoire, pour établir une frontière.
11 Bajar une piedra : cette expression indique le fait de frapper une pierre avec un bâton ou un autre outil jusqu’à ce que la pierre s’effrite/se casse et qu’un morceau se détache.
12 Dans la région de Cuzco, ce pouvoir serait attribué aux pierres nommées arwilla, des têtes de massue préhispaniques associées aux Gentils (les ch’ullpa) (Robin Azevedo, 2008).
13 Cure chamanique.
14 Urur Uma est impliquée dans divers projets de développement menés par UNICEF, des Organisations non gouvernementales, des organismes bilatéraux et d’autres organismes (Radio Pio XII par exemple). Des projets internationaux (Proyect Concern Intenational, PCI, Proyecto de Desarrollo Area Aymaya, PDAA par exemple) sont mis en œuvre dans le Nord Potosi pour aider les communautés. Plusieurs institutions sont réunies au sein de l’Union nationale des institutions de travail d’action sociale (UNITAS), la radio Pio XII étant chargée de l’articulation entre UNITAS et les communautés. Sur le rôle de la Radio Pio XII et des ONG dans la région, voir Le Gouil (2013).
15 Cet état émotionnel constitue une étiologie récurrente du malheur. Il engendre notamment un déséquilibre supposé affecter sensiblement le sunqu, son état ou sa forme. Des céphalées, des douleurs abdominales, des nausées, une fatigue importante peuvent aussi être imputés indifféremment à la colère, la tristesse ou la préoccupation. La cause de la souffrance ne serait donc pas l’émotion en tant que telle mais la perturbation qu’elle engendre.
16 Le locuteur utilise ici un hispanisme le he salido de mi cabeza lequel traduit une conception occidentale selon laquelle la pensée et la mémoire se situeraient dans la tête. Toutefois, dans la mesure où le yuyay est une qualité du sunqu, la traduction la plus fidèle serait « je l’ai sorti de mon sunqu ».
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