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Chapitre II. L’enveloppe corporelle, un contenant insuffisant

p. 107-110


Texte intégral

1La peau humaine est considérée comme poreuse et pourrait absorber des « nourritures », de la graisse ou du sang. Les nombreux usages des cataplasmes illustrent ce constat. Quand une femme a une hémorragie (lors d’une fausse couche par exemple), son entourage récupère un peu de sang pour le cuire et lui mettre en cataplasme sur le dos et le ventre (Arnold et Dios Yapita, 1996). La peau animale semble posséder les mêmes caractéristiques : à Tanga Tanga, après avoir égorgé un mouton, l’éleveur place une brique de sel sur le ventre de l’animal durant quelques secondes « pour qu’il ait de la graisse » (wira kananpaq). Puis il l’écorche et le vide. Les poils sont également nommés « force1 » et augmenteraient la résistance de la peau (qara). Ils protégeraient des maladies en les empêchant d’« entrer ». L’épilation (dont j’avais parlée aux femmes lorsque nous lavions le linge à la rivière) est donc considérée comme une pratique insensée.

2Poreuse, l’enveloppe charnelle ne serait pas non plus suffisante pour « retenir » les contenus (organes et sang principalement). Pour mes interlocuteurs, les os constituent un rempart venant consolider l’enveloppe corporelle et éviter l’expulsion des contenus. Le ventre et plus spécifiquement les flancs, privés de cette muraille, sont alors décrits comme « délicats » :

« Cet endroit est très fragile. Il faut couvrir cet endroit tout le temps. Si tu reçois un coup de pied là, c’est très grave. C’est fragile parce que cet endroit est très mince. Ce n’est pas comme la poitrine. Là, ce n’est pas délicat parce qu’il y a des os. Mais dans les flancs, il n’y a que de la chair, il n’y a pas d’os, il n’y a rien pour retenir » (Modesto, Urur Uma).

3Pour les femmes par exemple, la matrice est susceptible de sortir par le vagin lors d’un effort physique violent (soulever une charge par exemple). Aussi prennent-elles la précaution de s’entourer la taille avec plusieurs jupons ainsi qu’avec des cordelettes : « La matrice veut sortir. C’est pour ça que je m’attache toujours » (matriceqa lluqsiyta munan. Chayrayku watanipuni). Françoise Lestage (1999) établit les mêmes observations lorsqu’elle fait référence aux « organes vagabonds » et à l’« errance de la matrice ». Dans la province de Grau (Andes péruviennes), l’accoucheuse emploie une ceinture qu’elle serre avec force sous la poitrine afin d’éviter que la matrice ne remonte et ne bouche la respiration (Tomaso et alii, 1985 ; cité par Lestage, op. cit.). Si certains organes peuvent se déplacer sous l’action d’un choc ou d’une compression, ils sont aussi réputés faire preuve d’autonomie : « Cette idée que les organes et les membres ont un mouvement qui leur est propre est commune à toutes les représentations des maladies » (Bernand, 1985, p. 163). Les habitants de Pindilig (Andes équatoriennes) considèrent que certaines parties du corps peuvent se rebeller et agir « contre la raison » : un pied désire faire trébucher l’individu, un bras ne lui obéit pas et fait des gestes désordonnés, un organe quitte l’ensemble organique notamment (Bernand, op. cit.).

4Pour les habitants du Nord Potosi, la peau est un élément physique qui n’est pas suffisant pour éviter le morcellement des corps. Nous allons voir que c’est la graisse c’est-à-dire le contenu, qui va permettre au corps de rester complet et rassemblé. En premier lieu, la graisse garantit l’opacité de la peau. Après le prélèvement de la graisse par un lik’ichiri, la peau du ventre deviendrait diaphane. Mais là n’est pas le seul bénéfice de la graisse. Les habitants d’Urur Uma disent que la graisse, « c’est comme un matelas qui nous enveloppe ». La graisse humaine extraite par le lik’ichiri est parfois appelée llika ou llikhawira, ces termes désignant la membrane et plus spécifiquement la membrane graisseuse qui enveloppe les viscères (la crépine) ou celle séreuse de l’abdomen qui tapisse la paroi et enveloppe les organes (le péritoine) ; si ce tissu graisseux est « percé, alors tout sort dehors » :

« Le lik’ichiri fait dormir en priant la tête à l’envers. Le sommeil arrive d’un coup. Tu t’assoies et après tu dors. Ensuite, il te coupe tranquillement et il entoure la llika. Comme pour le mouton, tu vois : dans son ventre, il y a un tissu blanc qui entoure l’estomac. Après, on le fait sécher. C’est blanc. Ça s’appelle llika. C’est pareil, c’est ça que le lik’ichiri nous prend, cette llika. Ensuite, quand tu te réveilles, ça te fait mal ici [bas du ventre]. Qu’est-ce qui se passe ? Et tu meurs. Cette llika nous maintient. Nous vivons grâce à cette graisse. Sans ça, on ne peut pas vivre [...] C’est comme un matelas, tu vois. Quand on dort, elle nous protège. Elle est chaude. Elle nous recouvre. Cette llika nous enveloppe. Si elle se perce, alors tout sort dehors. On ne peut plus vivre » (Sofía, Urur Uma).

5Llika signifie également « toile » ou « filet2 ». La graisse qu’extrait le lik’ichiri et que les hommes se procurent grâce à la consommation d’alimentos est ainsi définie comme un filet destiné à contenir ce qui se situe dans le ventre. Voilà pourquoi la graisse ne circule pas dans le corps. Nous réalisons dès lors le drame que constitue l’agression du lik’ichiri : ce que prend le prédateur n’est pas une simple partie du corps. Ce qu’il vient extraire, c’est un contenu qui fait office de contenant. La victime du lik’ichiri est un être morcelé. La thérapie de la maladie du lik’ichiri se révèle à cet égard très éclairante. Le remède le plus fréquent consiste en effet à entourer le ventre du malade avec la crépine (llika, tilawira, wira pansa, tela de grasa) d’un mouton noir âgé d’au moins un an et tout juste tué (la graisse ne doit pas refroidir, elle doit rester « vivante »). Le malade reste ainsi enveloppé durant plusieurs heures. Il se sera auparavant frotté le ventre et surtout les flancs avec la graisse ovine. Il peut aussi consommer la membrane, celle-ci étant impérativement crue. Dans le même ordre d’idée, on peut introduire le malade à l’intérieur de la panse d’une vache noire (Fernándo Juárez, 2008) ou entourer son ventre avec le cuir d’un mouton à peine tué, ou bien avec des bandes noires voire avec une couverture noire (Spedding, 2005). Pour que le malade se rétablisse, il doit donc être à nouveau contenu et rassemblé. Nous pouvons élargir ces observations à de nombreuses infortunes conçues comme des fragmentations. La panse ou la crépine ovines sont alors employées pour reconstituer le malade c’est-à-dire lui redonner un contenant. C’est notamment le cas lors de graves brûlures (détérioration de l’enveloppe charnelle et donc du contenant) :

« Une femme s’est brûlée avec de l’alcool. Elle en buvait et ça s’est enflammé. Ses vêtements ont pris feu. Elle a voulu se déshabiller mais elle n’arrivait pas à défaire le nœud qui attachait sa pollera ! Des gens l’ont aidée et elle a pu se déshabiller. Mais elle était toujours en flamme. Ils l’ont couverte avec une couverture puis elle a dû plonger dans une source d’eau et le feu est enfin passé. Elle est restée dans d’atroces souffrances plusieurs jours. Un guérisseur est venu : il a pris un mouton noir, il l’a ouvert encore vivant puis, il l’a déposé sur le corps de la femme comme un habit. C’est un remède pour les brûlures » (Natalia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).

6De même, lorsqu’une femme est affaiblie suite à un accouchement difficile, on lui offre un bouillon de panse de mouton (Arnold et alii, 2002). Cette préparation est destinée à lui redonner l’unité quelle a perdue en accouchant3. La graisse est ainsi plus qu’une partie du corps représentant ce dernier : elle constitue à la fois son unité et son intégrité dans la mesure où elle le contient. Indice de complétude, la graisse en est aussi un opérateur et un garant.

7En consommant des alimentos, les paysans du Nord Potosi essaient ainsi de se remplir et par là, d’être complets et rassemblés. Dotés d’un sac enfin gorgé et résistant, ils seront « durs comme une pierre », infatigables et résistants à toutes les infortunes. Pendant la grossesse, les seins de la mère se gonflent et sont définis comme « remplis/complets » (junt’asqa). Ils sont alors comparés aux pierres. Dans les Andes, la pierre (dans certains cas, la montagne) constituerait en effet une incarnation parfaite de la totalité. On comprend alors pourquoi pour les Qollahuayas, la maladie est conçue comme une désintégration du corps humain similaire aux éboulements de la montagne (Bastien, 1985). Cette intégrité fait office de bouclier : rempli, l’homme « ne sent rien ». À Urur Uma, les hommes disent qu’ainsi, ils peuvent se battre dans les tinku sans craindre les coups. Devenir « dur comme une pierre » constitue un idéal :

« L’orge fortifie la chair. Et comme ça, tu ne sens rien. Tu te griffes et tu ne sens rien. Tu tombes, tu ne sens rien. On dit thalu4 en quechua. C’est-à-dire que ton corps ne sent rien : il est dur. C’est pour ça que les Jukumani5 ne sentent rien. Ils se promènent ensanglantés et ils ne sentent rien. C’est qu’à cet endroit, ils mangent beaucoup d’orge. C’est pour ça qu’ils se battent, oui. Ils ne sentent rien. Ça fortifie la chair et les os aussi » (Modesto, Urur Uma).

8La notion de durcissement est associée par ailleurs au fait d’être achevé biologiquement et socialement : si les enfants sont réputés être « mous », les adultes sont définis comme « durs » (Isbell, 1997). Carmen Bernand note aussi qu’à Pindilig, « la mollesse corporelle définit tout état morbide ; guérir, se rétablir, signifie « devenir dur » (endurarse) » (Bernand, 1992, p. 279). Enfin, le durcissement renvoie à la « fermeture » du corps : « Le corps se doit de rester fermé “comme une pierre” » (Fernández Juárez, 1999, p. 175) et « le corps est considéré comme une unité fermée, dure et résistante » (Fernández Juárez, 1999, p. 177). De même, dans son article consacré à la pratique thérapeutique qui a lieu après l’accouchement, Palmira La Riva González note qu’un des termes employés pour se référer à la fermeture du corps est macizar, devenir dur, rempli. Mais lorsque l’on demande sa « traduction », on obtient « fermer » d’où, « la solidification du corps va de pair avec sa fermeture » (La Riva González, 2000, p. 176). Le corps est conçu comme un sac qui a besoin d’être rempli pour contenir et devenir ainsi complet, rassemblé et fermé. C’est à ce dernier état que nous allons nous consacrer à présent.

Notes de bas de page

1  Les poils comme les cheveux ou les ongles proviennent de la consommation des alimentos et leur pousse est assurée par le sunqu. Alors qu’un voisin expliquait qu’il avait vu une femme avec de longs poils sur le menton, on lui répondit : « Quelque chose ne va pas avec sa peau. Son sunqu ne doit pas bien fonctionner. »

2  En aymara également Rivière (1991).

3  Ceci nous amène à penser que les enfants, dépourvus de graisse, sont aussi considérés comme des êtres privés de contenant et donc comme des êtres morcelés. Cette absence de graisse expliquerait peut-être le fait que les mères enveloppent les bébés dans des bandes de tissus ce qui les fait ressembler à des petites momies.

4  Adj. : tenace, résistant, fort (Sandoval, 1998, p. 514).

5  Ayllu mayor Alaxsaya du grand ayllu Chayanta.

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