Chapitre III. Ouverture et fermeture – Le corps, un espace de circulation
p. 111-122
Texte intégral
Le corps humain
1Le corps humain comprend plusieurs orifices susceptibles de s’ouvrir et de se fermer : la bouche, le vagin, l’anus et épisodiquement le sunqu (les narines, les oreilles et les yeux sont des ouvertures secondaires et ce faisant ne sont pas ou très peu mentionnés dans les discours étiologiques)1. Ces ouvertures du corps sont nécessaires et parfois bénéfiques. Elles garantissent l’entrée de nourriture (l’homme peut se remplir) et la sortie des déchets (urine, sang cataménial, fèces). Le conduit qui relie la sunqu à la bouche permet aussi aux mots de s’échapper. La parole et le souffle naîtraient en effet dans le sunqu. Ils correspondent par ailleurs à l’expulsion de l’animu. En agriculture, il est fréquent de chanter des chansons aux nouvelles semences, le corps étant utilisé comme un canal. Le fait de chanter est destiné à libérer l’animu lequel va fertiliser les semences qui tombent au sol (Arnold et alii, 1992). Le souffle est également utilisé comme un véhicule pour nourrir des morts ou des personnes absentes (comme des enfants qui ont migré). À Urur Uma comme à Tanga Tanga, lorsqu’ils mangeaient quelque chose de particulièrement bon, les comunarios avaient ainsi l’habitude de souffler sur le plat en nommant une personne (« pour Apolinario, pour ma mère, pour Justina » par exemple) afin que la force de l’aliment lui bénéficie. C’est également de cette manière que les vivants nourrissent les morts venus leur rendre visite à la Toussaint ou au Carnaval2. Catherine Allen (1982) montre ainsi que le corps matériel est employé comme un véritable conduit. La personne sature son corps à tel point que la nourriture ingérée circule d’une personne à une autre, voire d’un ventre vers un autre : « Ce mode de communication n’est pas limité aux relations avec les morts, il a aussi lieu entre les humains et leurs animaux, et entre l’ayllu (ou la communauté) et leurs lieux sacrés » (Allen, 1982, p. 192, trad. pers.).
2Cela étant, pour mes interlocuteurs, les ouvertures sont avant tout perçues comme des endroits par lesquels les corps perdent leurs contenus : organes, nourriture, sang, graisse, animu. Ces ouvertures sont également réputées dangereuses dans la mesure où elles autorisent l’incorporation d’entités prédatrices : le vent, Nina k’araq (par la bouche), l’arc-en-ciel, les serpents, les crapauds, Awki Marka (par le vagin et l’anus) notamment. Ces entités passent par ces orifices afin d’atteindre le sunqu et d’y dévorer le sang ou l’animu. Comme nous l’avons mentionné dans la première partie de cet ouvrage, la prédation s’établit habituellement de l’intérieur, une fois que les entités prédatrices se sont introduites dans le ventre de la victime. En outre, ces ouvertures communiquent les unes avec les autres par des conduits. Des canaux de circulation relient la bouche, l’anus et le vagin au sunqu, « l’axe central de l’organisme » (Gavilán, 2005)3. Ce dernier recevrait par exemple la nourriture : « avoir assez mangé » se dit basta corazón (litt. « Mon cœur est plein »). Or, ces conduits sont aussi perçus comme des espaces de circulation des prédateurs. Tel est le cas, nous l’avons mentionné, de l’esprit Nina k’araq : elle « entre à l’intérieur en passant par la bouche ». Le rituel thérapeutique consiste alors à faire emprunter à ce « diable » le même canal mais en sens inverse. Pour ce faire, le yatiri place la bouche d’un mouton à l’intérieur de celle du malade et le conduit de l’animal prolonge celui du patient :
« Ensuite, on ouvre, on ferme, on ouvre, on ferme la bouche du mouton. Puis le mouton meurt et la personne guérit. Le démon est passé dans le ventre du mouton. C’est pour ça qu’il meurt. Puis on cuisine le mouton et on le mange ensemble » (Erasmo, Urur Uma).
3Nous avons vu que ce qui constitue l’intériorité du corps (ukhu), c’est le contenu, ce qui remplit et rassemble, ce qui ferme le corps. Ce qui constitue dès lors l’extériorité, ce sont ces ouvertures et plus exactement ces canaux de circulation qui relient la bouche, le vagin et l’anus au sunqu, et où les corps se fragmentent. La peau n’est pas une frontière entre un intérieur et un extérieur ; les orifices ne sont pas non plus destinés à relier l’intérieur à l’extérieur, les orifices constituent l’extériorité.
4Le corps des individus est défini en outre comme naturellement « ouvert » et sans cesse exposé au péril de la perte et du morcellement. Menaçantes, ces ouvertures doivent donc être impérativement contrôlées et fermées. Pour ce faire, l’homme doit manger. « J’ai mangé, je suis rempli » (mikhusqa kachkani junt’asqa kachkani) a-t-on coutume de dire après avoir terminé un repas. Manger, c’est donc littéralement « faire entrer » des contenus. Plus encore, les aliments ingérés sont censés constituer physiquement un obstacle : ils comblent le vide et obstruent littéralement le conduit qui relie le sunqu à la bouche. La recommandation principale pour bénéficier d’un corps « fermé » est par conséquent de manger suffisamment. Dans le cas contraire, certains prédateurs profiteront de l’opportunité pour s’introduire dans l’espace laissé libre. Dans les vallées, je faisais ainsi l’objet de recommandations fréquentes : « Si tu ne manges pas bien, le vent entrera dans ton ventre par la bouche. Il faut toujours manger » (mana sumaqta mikhuqtinchu wayra simimanta wiksayki ukhuman yaykunqa. Mikhunapuni). Gregoria m’expliqua plus longuement :
« Tu dois manger Lola sinon, le vent entrera et après tu auras mal à la tête. Avant, moi, j’étais comme ça. Je ne mangeais pas très bien. Après, le vent m’a prise [wayra jap’iwansqa]. Ensuite, je suis quasiment morte : j’avais mal à la tête, j’avais des vertiges et je vomissais. Je suis presque morte. C’est affreux le vent. Il souffle “loco, loco, loco”. Sur la Puna, ce n’est pas pareil. Ici, le vent souffle affreusement. C’est pour ça que si tu ne manges pas, le vent entre dans le ventre [wiksaman yaykun]. Moi, avant, j’étais triste à cause de ma mère. C’est pour ça que je ne mangeais pas bien. Puis, le vent m’a prise. Après, j’avais mal à la tête et mon sunqu n’allait pas bien : je vomissais, je vomissais. Il faut toujours manger, Lola. Ne sois pas triste. Toi, tu te promènes triste. C’est pour ça que tu ne manges pas. Mais il faut manger » (Gregoria, Tanga Tanga)4.
5Les aliments consommés sont également susceptibles de condamner le passage qui relie le sunqu au vagin. Les habitants de Tanga Tanga estimaient que lorsque je ne mangeais pas suffisamment, mon repas n’allait pas m’« attraper le ventre » (mana wiksa jap’isunkinqachu) : je pouvais alors être incorporée par le Maître de la montagne Awki Marka. En revanche, si je terminais mon assiette de maïs, mon entourage me disait : « C’est comme ça que tu dois manger. Comme ça Awki Marka n’entrera pas. Il s’en ira en pleurant vers la grotte/trou [Waqaspa jusk’uman ripunqa]. » Cette « obsession » pour me faire manger n’était pas uniquement motivée par le souci de contrôler mon corps pour veiller à ma santé. Il s’agissait aussi d’assigner une place à l’anthropologue dans la vie sociale de la communauté. Ils veillaient à ce que je mange comme les paysans et non comme les citadins, les vecinos notamment. Lorsque des membres de la communauté croisaient des personnes issues d’autres communautés, ils commençaient toujours par me présenter en disant : « Elle mange la nourriture de la campagne : elle mange du ch’uño, du maïs ! » Pour mes compagnons, mon attitude ne révélait pas seulement une capacité (manger du ch’uño) mais aussi une implication personnelle et engagée (j’acceptais de manger comme les paysans d’ordinaire méprisés par les citadins)5. Le partage de nourriture étant fondamental dans les rapports sociaux, il fait partie inhérente des activités rituelles (politiques et religieuses : rites de passation de charge, fête patronale, Carnaval, tinku par exemple), agricoles (récoltes et semailles sont ponctuées par le partage d’un « bon repas6 » entre les membres d’une famille ou bien entre plusieurs familles dans le cas de l’ayni) mais aussi ordinaires et ponctuelles (on accueille toujours les visiteurs en leur offrant une assiette de nourriture). Par ailleurs, le partage social de la nourriture constitue un moyen de se protéger des agressions prédatrices. Comme nous le verrons, les entités saqra ne se manifestent pas lorsque les humains sont en groupe.
6D’autres techniques corporelles sont destinées à « fermer » l’anus et le vagin, orifices considérés comme toujours « ouverts ». Rappelons que plusieurs prédateurs sexuels (le vent, l’arc-en-ciel, le gardien de la montagne, les serpents, les crapauds) sont réputés saisir l’animu ou manger le sang en s’introduisant dans le corps des femmes par le vagin. D’autres agents sont également susceptibles d’« entrer » par le vagin tel le piment. N’attribuant pas cette capacité d’entrer à ce condiment, j’avais l’habitude de préparer la purée de piments (llaqwa) sans prendre de précaution particulière. Mais un jour, Elvira me mit en garde : « Le piment va entrer et brûler ton ventre. » La fumée faisait l’objet des mêmes attributions. Alors que j’attisais le feu, ma commère me dit de faire attention : « La fumée va entrer par ton sexe [q’usni zapalloykiman yaykunqa] et après, tu auras un cancer. » Manifestation de Nina k’araq, le cancer profiterait de la moindre ouverture corporelle. Un matin, Elvira s’était brûlée la jambe en attisant le feu et sa blessure s’était infectée. À mon arrivée, elle m’expliqua : « Le cancer est entré, il est monté le long de ma jambe jusque dans mon ventre, c’est le démon. » J’appris que se faire arracher une dent était aussi vécu comme une opération anxiogène non à cause de la douleur mais en raison de l’ouverture (le trou) établie par l’extraction.
7Uriner et déféquer accentueraient enfin les ouvertures du vagin et de l’anus et ce faisant, ces activités sont définies comme hautement risquées. Il est conseillé par conséquent de le faire le plus rapidement possible et de ne pas trop s’éloigner de la maison, surtout la nuit.
8Pour parvenir à contrôler ces ouvertures du corps, la première précaution des femmes est de mettre un pan de la jupe bouffante entre les jambes dès qu’elles doivent rester un moment à la même place : lorsqu’elles s’assoient, lorsqu’elles sont accroupies ou bien lorsqu’une activité les contraint à rester debout assez longtemps (laver du linge, cuisiner, attiser le feu etc.). C’est alors que je compris l’intérêt d’avoir des jupes les plus bouffantes possibles. Il était en effet plus aisé de glisser un pan de la pollera entre les jambes lorsque celle-ci était très ample. Le nombre de jupons participe à la fois de cette intention et de cette commodité : fermer son corps. Les femmes peuvent aussi mettre une culotte (introduite depuis peu dans l’habillement). La culotte est d’ailleurs nommée tapa, substantif quechua employé pour désigner les bouchons ou les couvercles (« j’ai une culotte » : tapayuq kani). Elvira m’expliquait qu’elle en portait toujours pour se protéger des serpents et des crapauds. Les femmes évitent par ailleurs de se déshabiller entièrement car ôter leurs vêtements est une façon d’exposer les ouvertures du corps, voire de les présenter. Elles prennent donc garde à toujours conserver un jupon et une combinaison, y compris pour certaines pendant les rapports sexuels.
9L’accouchement enfin constitue probablement l’ouverture la plus saillante. Dans son article consacré à cet événement, Palmira la Riva écrit qu’il « est perçu et vécu comme une ouverture, une dislocation et une déstructuration du corps de la femme, qui met sa vie en danger » (La Riva González, 2000, p. 169). Le corps de la parturiente éclaterait littéralement. Comme le précise l’auteure, cette ouverture exceptionnelle ne concerne pas seulement l’orifice vaginal. On dit que tout le corps s’ouvre : les os, les pores, les nerfs et parfois « même le visage peut s’ouvrir ». Les veines s’éparpillent, se cassent. L’accouchement s’achève par « l’ouverture violente de toutes les parties du corps ainsi que par une abondante perte de sang entraînant la perte partielle de la force vitale (animu) ». La pratique thérapeutique qui a lieu après l’accouchement, walthana hampi7, vise alors « à la “fermeture”, la “remise en forme” et la “restructuration” du corps de l’accouchée » (La Riva, 2000, p. 169). Elle vise « à remettre toutes les parties du corps “disloquées” à leur place et à “réunir les veines” qui se sont éparpillées et “étirées” avec l’accouchement » (La Riva, 2000, p. 177). Beaucoup de femmes considèrent que leur corps reste ouvert après l’accouchement et craignent d’être pénétrées par l’air ou l’eau, porteurs de forces pathogènes (La Riva González, op. cit.). À Urur Uma ou à Tanga Tanga, les femmes évitent scrupuleusement de se laver après un accouchement. Il n’y a pas que le vagin qui est « ouvert » : la matrice l’est aussi et ce, depuis le début de la grossesse. Pendant et après l’accouchement, la matrice devient « grande » (distendue) et « encore plus ouverte ». Elle ne se refermera que peu à peu. Il est indiqué d’attendre plusieurs semaines, dans l’idéal plusieurs années (deux ou trois), pour avoir un rapport sexuel. Les femmes expliquent que leur sexe doit se « refermer » ou bien « avoir guéri ». Si une femme n’attend pas ce délai, sa matrice ne pourra pas se refermer et elle tombera aussitôt enceinte. Cette nouvelle grossesse ne durera en revanche que six mois. L’enfant prématuré sera très faible au point qu’il ne pourra jamais marcher. Les naissances prématurées pourraient ainsi être dues à un désir sexuel non maîtrisé.
10Les perturbations émotionnelles sont d’ailleurs définies comme des ouvertures potentielles. Sous l’effet du désir ainsi que de la tristesse, de la colère et surtout de la peur, le sunqu « ne va pas bien », « fait souffrir », « gonfle », se « brise » et peut laisser échapper l’animu si ce n’est le sang. Censées ouvrir le corps, ces perturbations constituent une autre menace : celle de l’intrusion d’entités prédatrices. Cette observation explique les propos de ma commère alors que j’étais en colère contre un voisin : « Ne sois pas en colère [ama rabiakuychu]. Cette nuit, quand tu iras uriner dehors, fais très attention à faire du bruit car sinon, les satanas entreront à l’intérieur de ton ventre. » Le fait d’avoir peur/d’être effrayé (mancharikusqa) a donné lieu à l’identification d’une maladie bien connue dans les Andes8 : le susto (la peur) ou mancharisqa. Elle est définie comme l’expulsion de l’animu suite à une frayeur. Celui-ci reste sur le lieu où l’individu a subi la perturbation (pachanpi quedachkan) et au modèle exorcistique de la maladie est appliqué un modèle thérapeutique adorcistique (réintroduction et remise en place du principe expulsé). Dans la plupart des cas, il suffit d’interpeller l’animu (« Animu, reviens, reviens ! ») pour qu’il incorpore à nouveau l’individu. Cette interpellation peut se faire par l’individu qui a subi la séparation ou, lorsqu’il s’agit d’un jeune enfant, par un proche (la mère, ses frères et sœurs)9. Mais l’animu peut aussi être « saisi » par la Terre Mère et l’entourage de la victime devra faire des offrandes à la divinité afin qu’elle relâche l’entité vitale. Si les symptômes de cette perte peuvent être très divers (céphalées, fièvre, douleurs musculaires, nausées, gale), les plus fréquents sont la perte de la mémoire, de la force et du sang. Un matin, dans les vallées, j’étais partie seule un moment pour, avais-je annoncé, me promener (intention par ailleurs très « exotique » pour mes interlocuteurs qui ne partent jamais dans la montagne sans but précis). Or, j’ai fait une chute de trois mètres dans un ravin. Je n’avais en effet pas l’habileté de mes compagnons pour marcher sur des « chemins » parfois larges de seulement cinq centimètres. Je n’avais souffert que de quelques égratignures mais il est vrai que lorsque je suis rentrée, mon teint blême traduisait la peur que j’avais eue. Pour mon entourage, j’étais mancharisqa et il me recommanda de tuer un coq noir à l’endroit où j’étais tombée si je n’allais pas bien dans la journée.
11Mais l’effroi réputé le plus intense survient à la vue d’une entité saqra, d’une âme ou de Nina k’araq. Opportuniste, le « diable » va profiter de l’excorporation de l’animu pour l’« emmener loin » (karuman diabloqa apan) et/ou le manger : « Après, on a sommeil et après, on meurt » (puñuy atin chanta wañun). Comme nous l’avons remarqué, la peur est intimement liée à la privation, voire la dévoration. Lorsque cette perturbation émotionnelle n’est pas d’une grande ampleur, l’expulsion de l’animu peut être partielle et passagère. Elle ne suscite pas pour autant l’indifférence, l’individu étant soudainement dépossédé de sa mémoire et de sa force. C’est ainsi qu’un jour, Elvira me dit : « Indalicio s’est fait mordre le pied par l’âne qui ne voulait plus desserrer la mâchoire. C’est moi qui ai dû lui desserrer avec mes mains. J’ai eu très peur qu’il me coupe les doigts. À cause de la peur, je ne me rappelais plus de rien [sustomanta mana yuyanichu]. » Sous l’action de la peur, le corps devient également q’ala, « comprimé, aplati » (llap’u), et « mou » (llamp’u) (manchachikuqtin ukhuqa q’ala llamp’u). Ma commère m’expliquait ainsi : « Felix s’est trompé de marmite et il a donné tous les légumes au chien. Je n’ai plus de force. Il m’a fait peur [mana kallpayuqchu kani. Manchachiwan]. » L’individu peut également souffrir de céphalées car le sang est réputé monter soudainement à la tête. C’est à l’aide de massages10 qu’un proche (un membre de la famille) rétablira la circulation : à l’aide de copal mélangé à de la salive, il veillera à « faire courir le sang ». Mais si la peur est plus violente, l’individu peut avoir des saignements de nez, symptôme récurrent de la maladie mancharisqa. Et lorsqu’une personne est effrayée (par une âme par exemple), le sang, véhicule de l’animu (La Riva González, 2005) « peut sortir d’un seul coup » (de por sí la sangre de tí puede salir). La peur peut enfin provoquer l’expulsion du fœtus. Un soir, dans le bourg de Mik’ani, alors qu’une de mes amies était assise par terre, dos à la porte d’une chichería, un homme entra et la toucha brusquement dans le dos à deux reprises. Tout en le frappant avec son chapeau, elle lui dit sévèrement : « J’ai eu très peur. Tu te rends compte comme c’est dangereux. Si j’avais eu un bébé dans le ventre, il serait descendu d’un coup et il serait sorti [elle montre ses cuisses]. C’est très dangereux. J’ai eu très peur, très très peur. »
12Certains dispositifs sont parfois employés pour « donner du courage » : « Tu dois trouver une pierre plane et souple. Tu dois mettre cette pierre sur le nombril. Ça te donne du courage, de la force et ça fait échouer le lik’ichiri. Avec ça, il ne t’arrive rien. » La fermeture du sunqu est ici établie par le courage de l’individu grâce à la pierre. Le courage de l’individu fait office de bouclier : le lik’ichiri ne peut pas extraire l’animu de sa victime pour la faire dormir. D’autres pratiques prophylactiques sont destinées à faire peur au diable et à fermer le corps. C’est le cas de la mastication de la feuille de coca, « bonne pour le ventre ». Elle protège en effet les personnes de l’intrusion du minéral, du diable et des âmes. Apolinario me confiait ainsi : « J’ai commencé à travailler dans la mine à l’âge de douze ans. C’est là que j’ai appris à mastiquer la coca car sinon, le minéral entre à l’intérieur et te rend malade. Il y a du minéral dans ton ventre. Avec la coca, le minéral n’entre pas » et, « la coca et la cigarette, c’est très bien pour les âmes. Comme ça, elles n’entrent pas dans le ventre ». Dans le même ordre d’idées, le soir venu, les femmes qui ont leurs menstrues tentent de se protéger des serpents en mastiquant de la coca et en fumant des cigarettes car le « diable en a peur » (kukamanta diabloqa manchachikun). Des dispositifs rituels partagent aussi la même visée. Virginie De Vericourt observe par exemple qu’à la fin du rite thérapeutique du cabildo, le chaman prend garde à fermer le corps des participants en posant ses instruments sur leur tête : « La divination attire en effet toutes sortes d’esprits prédateurs. Il faut rompre avec cet espace-temps rituel, refermer notre corps » (De Vericourt, 2000, p. 239). De même, pendant le pèlerinage de Bomborí, le pèlerin se fait fouler par l’icône du Niño Santiago ce qui rompt la communication qu’il entretenait avec les divinités et « qui faisait de son corps et de son être, pendant toute la durée de pèlerinage, un lieu “ouvert”. Le Niño, en refermant ce corps récepteur, le protège ainsi des mauvais esprits susceptibles de provoquer toutes sortes d’obstacles au voyage du retour » (De Vericourt, 2000, p. 52).
13Enfin, le sommeil est probablement le moment le plus redouté. En premier lieu, l’individu est extrêmement vulnérable car il ne peut plus contrôler ses diverses ouvertures. En second lieu, le sommeil est défini en lui-même comme une ouverture du sunqu. C’est à cette occasion que les dormeurs peuvent recevoir la visite d’une personne mal intentionnée. Un matin, à Urur Uma, Modesto se réveilla furieux : un voisin, Leoncio, avait utilisé l’espace du sunqu de Modesto pour avoir des relations sexuelles avec certaines femmes de la communauté y compris avec Elvira et la belle-sœur de Modesto. Il décida de ne plus lui adresser la parole11. Le sunqu du dormeur peut enfin réceptionner une âme en colère ou Nina k’araq : « Nina k’araq est venue dans mon sunqu. Elle m’a fait pleurer » (Sunquypi Nina k’araq jamuchkan. Waqachiwan). Il est donc conseillé de ne jamais dormir seul, surtout si l’individu est éloigné de sa maison. Cette dernière remarque montre bien que l’ensemble des techniques du corps visant ici à fermer le corps sont associées à des comportements : ne pas s’éloigner de la maison si l’on est seul, surtout la nuit, ne pas boire d’alcool, ne pas être perturbé émotionnellement ; contrôler et limiter le désir sexuel, consommer des aliments produits par les paysans de la communauté et les partager par exemple. Les recommandations ne sont donc pas seulement thérapeutiques, la prophylaxie est aussi un contrôle social.
14Certains rites peuvent être considérés comme des dispositifs visant à fermer le corps des individus. L’examen des récits de prédation montre en effet que la plupart des victimes sont agressées alors qu’elles sont séduites par l’entité prédatrice. Il s’agit souvent de « jeunes » c’est-à-dire de personnes qui ne sont pas encore mariées et qui, de ce fait, ne sont pas supposées maîtriser tout à fait leur désir. Le mariage viendra par la suite fermer leur corps. Nous verrons que dans les rumeurs étiologiques, les personnes infidèles sont décrites comme responsables de leur infortune : elles ont été agressées parce que, précisément, elles n’ont pas respecté la règle sociale du mariage selon laquelle les époux doivent contrôler leur désir, la fidélité conjugale étant une garantie de cette fermeture.
Le corps social
15Si la fermeture du corps humain est nécessaire à sa protection, cette analyse peut être étendue à l’espace domestique et à la communauté. Le « corps social » doit lui aussi rester fermé. Gerardo Fernández Juárez (1999) a montré en effet que la maison est conçue comme un espace intime et privé. La muraille, qui délimite le patio, entoure et ferme l’espace commun aux différents membres de la famille. Il est en effet très rare qu’un visiteur ne soit invité à entrer à l’intérieur de la maison lorsqu’il ne fait pas partie de la famille nucléaire ou qu’il n’est pas un parent rituel (liens de compérage). À Tanga Tanga, des marcheurs venant de l’ayllu Kharacha d’« en face » faisaient souvent une halte dans la communauté où ils passaient la nuit. J’étais alors toujours interloquée face au comportement de Justina et Apolinario qui me semblait fort peu hospitalier. Ils leur apportaient des couvertures, leur donnaient à manger tout en conversant avec eux mais ne les invitaient jamais à quitter le patio et entrer dans les maisons pour se réchauffer au coin du feu par exemple.
16Différents procédés rituels (énoncés, parcours) visent en outre à définir des frontières matérielles et symboliques afin de perpétuer la communauté comme une entité close et protégée. Dans les contextes rituels, la communauté est représentée par les autorités traditionnelles. Celles-ci constituent alors un « univers » ou microcosme conçu comme un corps plein. Si l’une d’elles vient à manquer, un déséquilibre se produit ce qui est de mauvais augure puisque la circulation des forces entre le monde des hommes et le cosmos n’est pas assurée (Rivière, 2008). Les termes utilisés pour définir cette situation sont tout à fait semblables à ceux qui caractérisent le déséquilibre corporel : q’ala comme « manque » par opposition à phuqa qui en aymara désigne le plein et la complétude12.
Le corps chtonien
17Par analogie avec le corps humain, l’espace chtonien a aussi des « bouches », les sources, les grottes, les ravins par exemple. Plus encore, la terre peut s’ouvrir et se fermer. Au mois d’août, la terre est supposée « ouverte ». On dit qu’elle « a faim et respire » et que les forces de l’inframonde sont particulièrement actives à cette période (Rivière, 2002)13. Dans la région du Nord Potosi, rappelons que c’est pendant la période du Carnaval que « le diable est ouvert ». Selon Virginie de Vericourt (op. cit.), les ouvertures de la terre sont également produites par la foudre et sont assimilées à des bouches dévorantes nommés « bouche » ou sanku. Ces lieux touchés par la foudre doivent être recouverts par une image de Santiago pour refermer le trou puisque ces lieux ont le pouvoir d’avaler ou de « saisir » les âmes ; ils aspirent ce qui provient de l’extérieur.
18L’ensemble de ces exemples montre que la prédation est étroitement associée à la liminarité. Nous avons vu que ce qui fonde l’extériorité du corps, ce sont les canaux de circulation qui relient le sunqu aux ouvertures de l’enveloppe corporelle (bouche, anus et vagin). Lorsque ces conduits sont vides (lorsque l’individu n’a pas mangé suffisamment), les prédateurs les empruntent et atteignent le sunqu de leurs victimes pour y dévorer le sang ou l’animu.
19Si nous étudions les endroits et les moments qui caractérisent les attaques prédatrices, nous constatons qu’un même principe de classification est à l’œuvre. Les lik’ichiri par exemple, sont supposés apparaître sur les chemins, les routes ou les rues. Tous les lieux qui sont des transitions entre la Puna et les vallées sont également marqués par la présence des lik’ichiri : la montagne Huancarani (on dit que les lik’ichiri attendent les marcheurs sur cette montagne), la gorge (k’ullku) de Chayanta qui sert de repos aux voyageurs, Challapata et Huari (lieux de repos et d’échanges situés entre la côte pacifique, le salar d’Uyuni et Llallagua) notamment. L’intérieur des moyens de transports (bus, automobiles, taxis, bateaux) est aussi considéré comme très fréquenté par les lik’ichiri. C’est pourquoi, pour les habitants d’Urur Uma ou de Tanga Tanga, il est toujours risqué de se rendre à Cochabamba ou à Oruro en bus. Les endroits où des personnes d’origines diverses se regroupent sont également très redoutés, voire évités : lieux où des fêtes (souvent patronales) et des ferías se déroulent (Uncía, Panacachi, Killakas, Huari), chicherías, hôtels, villes (Cochabamba, La Paz, Santa-Cruz, Oruro) et bourgs (Aymaya, Chayanta, Uncía, Llallagua), hôpitaux, casernes militaires, bains publics et enfin lieux de travail où la main-d’œuvre est d’origine diverse. Dans les discours étiologiques, la plupart des attaques des lik’ichiri se sont en effet déroulées sur le lieu de migration, là où la victime travaillait (emploi saisonnier) : récolte du coton à Santa-Cruz, maçonnerie à Cochabamba ou à La Paz, récolte des pommes de terre à Cochabamba, culture de la feuille de coca au Chaparé, travaux divers en Argentine. Les travailleurs dorment en groupe, dans des tentes ou des maisons privées. C’est durant leur sommeil que l’on considère qu’ils se sont fait attaquer par des lik’ichiri14. Les lieux qui sont des jonctions entre le monde-ci et le monde souterrain sont aussi choisis par les lik’ichiri pour se manifester : les rivières, les lacs et leurs alentours (Copacabana sur les rives du lac Titicaca, Challapata près du lac Poopó), les salars (Coipasa, Uyuni), les ravins, les grottes, les gorges, les sommets des montagnes (Huancarani notamment). Les endroits déserts, inhabités, éloignés et silencieux (ch’in lugar) sont aussi très convoités par ces prédateurs, de même que ceux qui font office de jonctions : le milieu (d’un chemin, d’une montagne), les carrefours ou les croisements des chemins et des routes (Carakollo, carrefour entre Cochabamba, Oruro et La Paz par exemple) ou les confluences des rivières (l’endroit où le K’ullku Mayu se jette dans le Río Rocha est cité par les habitants d’Entre Ríos) et enfin les frontières (Copacabana près du Pérou, Uyuni et Salinas près du Chili)15. Enfin, les moments choisis par les lik’ichiri pour intervenir se caractérisent également par la confusion des limites. Il s’agit de la nuit, du sommeil et de l’ivresse. Le lik’ichiri est aussi réputé actif au mois d’août, période de transition entre la saison des pluies et la saison sèche (Rivière, 2002).
20Portons à présent notre attention sur les autres prédateurs. Les lieux et les moments qui accueillent leurs apparitions participent de la même logique de classification. Les endroits éloignés, déserts, inhabités/silencieux (wasa lugar16) et sombres tels les lieux rocailleux, les collines (loma), les bois sont qualifiés de dangereux. La montagne Huancarani figure dans de nombreux récits et recommandations faisant référence à Nina k’araq ou aux damnés. On dit que le diable dort sur les sommets des montagnes. La route qui relie la Puna aux vallées est aussi très convoitée par les saqra, de même que les carrefours et les croisements. Les rivières et les ruisseaux (mayu) constitueraient les lieux les plus fréquentés par l’ensemble des prédateurs. À Entre Ríos, les habitants disent même parfois que les voleurs (suwa) et les bandits se cachent, voire, vivent dans les rivières. Les endroits qui constituent des lieux de passage entre le monde souterrain et ce monde-ci (les « yeux », ñawi ou les « bouches ») sont également à éviter : lacs, lagunes (qucha), sources, puits, mares, ravins, grottes, gorges, cascades, cavités rocheuses, et les trous en général comme ceux des fours en terre ou ceux réalisés par les oiseaux. Citons aussi les cimetières ainsi que le pied de l’arc-en-ciel, lieu où se confondent les couleurs du prisme, la terre et le ciel. Enfin, les chicherías et tous les lieux où l’on peut consommer de l’alcool sont risqués : les proies sont souvent des personnes en état d’ébriété (notamment les proies de Guira Mallku).
21Nina k’araq est particulièrement active la nuit, au crépuscule, moment de transition entre la nuit et le jour, en période de pleine lune (urt’a) ou de nouvelle lune (jiwa, <A). Moment de transition maximale, la période du Carnaval constitue le moment d’apparition de Guira Mallku et des âmes : c’est la fin de la saison des pluies, de la croissance, c’est l’adieu aux morts. À ce moment, les flûtes en bois sont remplacées par les charangos. Le Carnaval marque donc une nouvelle année (Harris, 1987). Enfin les saqra interviennent le plus souvent lors d’un parcours, lors d’un déplacement, généralement nocturne. L’attaque prédatrice (de Nina k’araq ou des almas par exemple) a souvent lieu alors que des jeunes garçons quittent leur foyer, le soir, pour rejoindre des filles (negras) et s’accoupler avec elles. Comme le souligne Venancia, ils ne vont pas « là où ils urinent » c’est-à-dire « près de la maison » mais loin de leur foyer, quelquefois à plusieurs heures de marche.
22Comme nous pouvons le constater, les lieux et les moments qui caractérisent la prédation exercée par des entités saqra ou des lik’ichiri sont des médiations. Espaces liminaux, ils se caractérisent dans leur ensemble par le brouillage des contours. Nous pouvons dès lors concevoir la transition comme extériorité. La notion d’« extérieur » ne doit donc pas, nous semble-t-il, être pensée comme étant exclusivement substantielle et spatiale ; elle ne peut être aisément circonscrite. L’« extériorité » serait finalement une espèce d’« anti centre ». Un voyage par exemple, est l’action de se déplacer d’un point à un autre, c’est-à-dire d’un centre à un autre. Dans les récits de prédation, ce ne sont pas les destinations qui sont définies comme dangereuses mais bien les transitions (les trajets) entre le lieu de départ (souvent le lieu de résidence : la communauté) et celui de l’arrivée. Si quelqu’un part d’un point A pour aller vers un point B, l’extérieur de A n’est pas B, c’est-à-dire le pôle opposé, mais le trajet de A vers B. Dès lors, la médiation ne relie pas un intérieur et un extérieur : elle unit deux centres et c’est cette liaison qui fonde l’extériorité dans laquelle se déroule l’expérience de la prédation. C’est pourquoi, le trajet, les ouvertures (de la terre et du corps humain) et les passages sont en connexion logique avec l’extériorité. L’« extérieur » du monde des humains n’est pas le monde souterrain peuplé par des entités surnaturelles mais l’espace-temps qui relie ces deux mondes : un lac, un ravin, un rêve par exemple. Extériorité, la médiation est un espace qui échappe aussi au contrôle social. Pour cette raison, à Urur Uma, les relations clandestines (celles entre deux jeunes personnes, celles qui sont extraconjugales), les viols17 et de nombreux actes déviants ont souvent lieu à la frontière de l’ayllu : entre Aymaya et Laymi ou entre Aymaya et Kharacha, sur les berges de la rivière Jatun Mayu.
*
23Le contrôle du corps constitue un moyen de se préserver de l’infortune de la prédation. Il s’agit entre autres de manger pour ne pas être mangé. Dans la mesure où les contenus garantissent l’intégrité et la fermeture des corps, ils constituent de véritables remparts que les prédateurs ne peuvent pas franchir. C’est pourquoi, l’idéal est de manger pour se remplir. L’individu est pourtant constitué d’orifices naturellement ouverts (la bouche, l’anus et le vagin). La fermeture du corps humain, nécessaire à sa protection, suppose alors une série de réponses vestimentaires, alimentaires, comportementales ou rituelles. Si les efforts se relâchent, le corps devient à nouveau ouvert c’est-à-dire susceptible de se vider ou d’être vidé. L’état naturel du corps, c’est d’être ouvert et les pratiques socio culturelles visent à la fermeture. Les vigilances sont quotidiennes notamment pour les femmes qui doivent mettre en place des techniques du corps précises et strictes. C’est sur leur capacité à se remplir et à se fermer qu’elles seront distinguées et valorisées socialement. La belle-fille par exemple, sera examinée avec attention par sa belle-mère. C’est ainsi qu’il faut comprendre la plupart des recommandations : indiquer cette mesure préventive, favoriser l’apprentissage de cette maîtrise. Je compris alors ce qu’était, ou ce que devait être, une cholita : une femme qui se ferme en toutes circonstances.
24Ces données nous permettent de souligner les contraintes que subissent les entités prédatrices à l’égard des humains. Elles ont besoin d’une ouverture du corps de l’homme pour agir en tant que prédateur. Lorsque l’homme ferme son corps (quand il mange par exemple), les prédateurs ne peuvent pas l’incorporer pour dévorer le sang ou l’animu ; « affectés », ils demeurent impuissants et « repartent en pleurant ». On observe donc une situation exactement contraire à celle que nous avons mentionnée dans la partie précédente. Nous avons vu en effet que les humains établissent périodiquement des offrandes de nourritures aux forces saqra mais que ces offrandes sont insuffisantes pour neutraliser leur prédation ; la faim des saqra est insatiable et non socialisée. Loin de se réfugier dans le fatalisme, les paysans ont mis en place une autre façon de contrer la prédation. C’est en se nourrissant eux-mêmes et non en nourrissant les forces prédatrices qu’ils parviennent à éviter l’infortune. En fermant leur corps par des moyens symboliques et physiques, les paysans empêchent les saqra de circuler dans leur corps et d’atteindre le ventre où, nous allons le voir à présent, s’établit la rencontre. Loin de se réduire à un champ d’expérimentation de la prédation, le corps constitue aussi le point d’ancrage des manifestations de l’inframonde.
Notes de bas de page
1 Dans la littérature ethnographique andiniste, la bouche et le vagin sont les plus cités. Selon Arnold et Dios Yapita (1996) les femmes respirent par la bouche et par le vagin. Lors de l’accouchement, elles se couvrent la bouche pour respirer seulement par le vagin et enfanter plus facilement. D’autres ouvertures sont aussi mentionnées. En premier lieu, la fontanelle constitue un orifice par lequel l’animu peut sortir (La Riva González, 2000). Le port d’un chapeau ou d’une casquette est supposé éviter cette expulsion (Robin Azevedo, 2008). On dit que l’enfant respire par la fontanelle (Arnold et Yapita, 1996). La force vitale peut également quitter le corps par les oreilles pendant le rêve, lors d’une frayeur ou à la mort (La Riva González, 2000). Enfin, selon Lestage (1999), les narines et les yeux constituent aussi des ouvertures du corps dangereuses : les miasmes dégagés par les sépultures ou « antimoine » pénètrent dans le corps des humains par ces orifices.
2 Voir aussi Robin Azevedo (2008).
3 Les Qollahuayas concevraient leur corps comme un axe vertical avec un système de conduits à travers lesquels l’eau, le sang, la graisse et l’air circulent depuis et vers le sunqu (Bastien, 1985). Gavilán (op. cit.) élargit ce constat à l’organisation sociale des communautés divisées en deux moitiés avec un centre (taypi) qui unit les deux moitiés. La littérature ethnographique andiniste s’est largement consacrée à cette organisation sociale. On peut citer entre autres : Bouysse-Cassagne (1980) ; Cereceda (1988) ; Harris (1978) ; Harris et Bouysse-Cassagne (1988) ; Platt (1978) ; Rivière (1983) ; Wachtel (1990).
4 Elle s’est soignée en prenant une cuillère de bile de porc (khuchi jayaqi) avec du sucre.
5 En ville, le ch’uño figurait comme l’aliment emblématique de la société paysanne et indienne.
6 À Urur Uma, les récoltes de pommes de terre sont suivies de la préparation d’un wathiya : les tubercules sont cuits dans un four en terre confectionné sur place avec la terre de la parcelle.
7 Le walthana a lieu le troisième jour après l’accouchement et doit se répéter trois fois dans les 15 ou 20 jours suivants (La Riva González, op. cit.).
8 Voir Fernández Juárez (2004).
9 L’interpellation peut se faire aussi en employant le nom (suti) de l’enfant : « Leandro, reviens, reviens » par exemple. Comme l’a montré La Riva (2012), le nom de la personne est un véhicule privilégié de l’animu. L’auteure note aussi que l’emmaillotement de l’enfant aide l’enfant à ne pas s’effrayer.
10 Le masseur insiste sur le cou et le ventre lorsqu’il s’agit des femmes. Il frotte le cou de haut en bas avec le copal pour faire redescendre le sang. Il fait aussi craquer toutes les articulations, celles des doigts, des genoux mais surtout celles du cou et des cervicales, ce qui est très impressionnant.
11 Ce continuum (le conflit se manifeste dans la vie éveillée) montre que l’espace onirique ne vient nullement euphémiser la gravité de la situation. De plus, l’espace du sunqu de Modesto est ici visité par plusieurs personnes : le voisin, l’épouse, des femmes de la communauté. Pour Modesto, le sunqu est, au moment du rêve, un espace accessible à autrui et partagé socialement. Dans ce cas, le partage intersubjectif ne constitue pas un critère pour fonder un dualisme expérientiel entre un rêve et une expérience « ordinaire ».
12 Rivière, communication personnelle.
13 Cette période commence avec la fête de Santiago (25 juillet), la cosmologie aymara intégrant des aspects à la fois astronomiques, agronomiques, religieux et symboliques (Rivière, 2002). Voir aussi : Allen, 1982 ; Arnold, 1987 ; Rosing, 1993 ; Fernández Juárez, 2008.
14 Selon l’auxiliaire de santé de Mik’ani (bourg des vallées), la maladie du lik’ichiri serait une anémie. Il remarque que les patients qui évoquent le lik’ichiri comme la cause de leurs souffrances sont des personnes qui sont toutes parties travailler en ville ou au Chaparé. Selon l’auxiliaire, s’ils reviennent malades, c’est en raison des mauvaises conditions de travail : « Là où ils travaillent, ils ne mangent pas bien. » Il explique que certains sont tellement affaiblis qu’ils ne peuvent plus marcher.
15 C’est pourquoi alors que le yatiri d’Urur Uma désirait aller au Chili pour faire connaître ses talents, son fils refusa qu’il fasse ce déplacement : « C’est dangereux, il y a plein de lik’ichiri par là-bas. »
16 Wasa signifie le dos. Il est ici intéressant de constater que le corps humain sert ici de modèle pour décrire une topographie : un endroit désert.
17 Durant l’un de mes séjours, une jeune fille de quatorze ans est morte suite à une agression qu’elle avait subie de la part de trois garçons pendant le Carnaval alors qu’elle traversait la rivière. Les garçons ont été jugés et sanctionnés par les autorités traditionnelles de la communauté : dédommagement de trois moutons chacun aux parents de la victime et expulsion de la communauté en cas de récidive.
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