Chapitre I. Manger pour se remplir
p. 89-106
Texte intégral
1Pour se référer au corps humain, les locuteurs emploient le terme quechua ukhu1 mais peuvent aussi utiliser les termes quechua wiksa ou espagnol pansa qui signifient chacun « ventre ». Il existe en effet un rapport métonymique entre le ventre et le corps, le ventre représentant l’organisme humain. Cette métonymie tient au fait que le ventre est conçu comme le siège de l’animu et des facultés mentales (le langage, la pensée, la perception et les émotions). Il abrite aussi le sunqu, entité à la fois matérielle et immatérielle qui permet la digestion, la respiration et la circulation du sang (Bastien, 1985). Enfin, c’est dans le ventre que la graisse extraite par le lik’ichiri est située et que le sang est supposé être le plus abondant. Rappelons que les comunarios imputent à des qualités sensibles, à des émotions ou encore à des forces telluriques, la capacité d’« entrer » dans le corps des individus. Celui-ci est ainsi conçu comme un réceptacle pouvant contenir le froid, la colère ou le vent par exemple. Mais le corps humain est aussi considéré comme un sac susceptible de se vider ou d’être vidé. L’emploi récurrent du substantif q’ala dans les discours relatifs au malheur est illustratif. Le sens primaire de q’ala est « nu ». Les locuteurs l’emploient aujourd’hui dans le sens de « terminé, fini » et « vidé de sa substance », notamment pour faire référence à leur corps lorsque celui-ci a subi une infortune.
2Nous allons voir que pour les paysans du Nord Potosi, les corps sont conçus comme des contenants qui nécessitent d’être remplis par un contenu2. En partageant leur quotidien, je réalisai leur drame : dans la mesure où la vie ordinaire les expose au péril de la perte, ils doivent œuvrer pour se remplir à nouveau et restaurer un équilibre toujours altéré. Leur quête sans fin est bien de recouvrer le contenu qu’ils pensent avoir perdu.
Le sec et l’humide, un équilibre toujours altéré
3« Tu dois manger Lola sinon tu te dessécheras » (Mikhunayki tiyan sino ch’akiykinqa) me dit une fois Justina à Tanga Tanga. Pourquoi considérait-elle le fait de manger comme un moyen de rester humide ? Au Nord Potosi, certains aliments sont définis comme meilleurs que d’autres en fonction de leurs propriétés. Pour rester en bonne santé, l’idéal est de manger des alimentos. Sont définis comme tels, les aliments qui ont été cultivés sur place, les produits issus de l’agriculture ou de l’élevage, « notre alimentation » :
« Par exemple, les pâtes : avec quoi c’est fabriqué ? Tu vois. Le pain, c’est pareil. Le pain n’est pas directement fabriqué avec le blé, il est de l’usine. Et dans l’usine, on ne sait pas ce qu’ils mettent. On ne sait pas mais la farine est blanche. C’est à ça qu’on le remarque. Ici, on ne mange pas le pain comme au village3, on mange le chapo4. Le pain du village n’est pas un remède [no es medecina] : il y a de la levure, du sucre, du beurre et du bromate. Ça, ça fait gonfler le pain. D’où est-ce qu’ils importent ce bromate ? D’Argentine peut-être ? Ils mettent du bromate pour faire du commerce, pour produire beaucoup. Ce n’est pas un remède, ça, ce n’est pas un alimento. Par exemple, en ville, ils ne prennent pas de l’eau saine comme à la campagne mais des boissons gazeuses. Ça, c’est très mauvais pour la santé. Ça peut détruire l’organisme. Et beaucoup d’autres choses encore. Ils mangent aussi beaucoup de viande, du poisson, et ça, ce n’est pas un alimento. Le poulet n’est pas sain. Il est chimiquement préparé, il est bien préparé pour la consommation » (Modesto, Urur Uma).
4Le germe (sullu) est également décisif : plus une graminée a un germe important, plus elle est définie comme alimento. Le quinoa5 est alors préféré au maïs. Enfin, plus un aliment est considéré comme humide (yakuyuq, litt. « qui contient de l’eau »), plus il sera alimento. On le qualifie alors de « vivant » (vivo). Les aliments « secs » (ch’aki) sont quant à eux considérés comme « morts » (wañusqa). Le ch’uño est l’aliment sec emblématique. Son unique avantage est sa conservation ; pomme de terre « morte », il ne procure aucun bénéfice au corps : « Le ch’uño est vidé, il est mort. Quand on fait le ch’uño, l’alimento sort/part » (Q’ala. Wañusqa. Ch’uñuchiqtin alimentoqa lluqsipun). Dans cet exemple, l’alimento est réifié puisqu’il est censé « sortir » (lluqsiy) de la plante sous l’action des piétinements répétés. Dans le même ordre d’idées, une pomme de terre qui commence à germer est considérée comme « vieille » et « sèche » dans la mesure où l’eau qu’elle contient serait réservée à l’alimentation des nouvelles pommes de terre. La couleur du tubercule indique la teneur en eau. S’il est jaune, c’est qu’il y a encore de l’eau (yaku kakuchkan) et on peut le consommer. En revanche, s’il est noir, « il est sec, vidé. Ce n’est pas un alimento » (ch’aki q’ala. Mana alimentochu). Si le maïs frais est décrit comme étant « un des meilleurs alimento6 », celui séché dont les grains se consomment grillés (jank’a) est beaucoup moins apprécié. Une plante peut également avoir des parties sèches et d’autres humides comme l’oignon (on conserve le bulbe et on jette la tige « sèche ») ou le navet (on ne met pas le cœur du navet dans la soupe : « Il est sec, c’est pour jeter » dit-on). Les plantes coupées qui jaunissent (le persil par exemple) sont jetées car « elles n’ont plus d’eau » et sont « vidées/finies » (q’ala). Contrairement au citron réputé « très sec », l’orange est un « super alimento. Il y a du jus, des vitamines. C’est très bien pour les yeux, pour la tête et aussi pour penser/mémoriser » commentait Venancia. La viande provenant de Santa-Cruz est définie comme « maigre » (llaqa) contrairement à celle provenant d’animaux élevés dans les communautés rurales. Pour les éleveurs de Tanga Tanga, cette « maigreur » est due au fait que les animaux ne reçoivent pas de sel contrairement à ceux des vallées.
5L’eau enfin est l’alimento par excellence. Les paysans expliquent qu’en boire augmente leur teneur en graisse (wira) mais la quantité doit être limitée. L’eau est « force » (kallpa) en effet et une consommation excessive serait par conséquent dangereuse : elle générerait un déséquilibre (un excès de force) susceptible de provoquer un évanouissement. Si je savais que mes compagnons s’hydrataient au moyen de soupes et de bouillons, j’étais toujours frappée de ne jamais les voir boire de l’eau fraîche. Réciproquement, ils étaient étonnés de me voir toujours emporter une bouteille d’eau lorsque nous partions pour la journée (pâturage, récoltes) et ils manifestaient une inquiétude certaine lorsqu’ils m’observaient me désaltérer en buvant des litres d’eau.
6L’eau consommée (l’eau de source ou l’eau contenue dans les végétaux) est aussi appelée « sang » (yawar). Loin d’être une extrapolation romantique de l’anthropologue, cette eau constitue le sang de la Terre Mère, la Pachamama : « La Pachamama a du sang, bien sûr [yawarniyuqpuni] : c’est l’eau. Cette eau, c’est le sang de la Pachamama [chay yaku Pachamamaq yawarnin]. Ensuite, on lui donne des vitamines [vitaminachiy] en lui donnant de l’engrais [wanu]7. »
7Privé du sang de la divinité s’il ne mange pas d’alimento, le paysan aura un corps « maigre », (qalla, tullu), « faible » (mana kallpayuqchu) et « sec ». Lorsqu’une personne (malade ou âgée) mange insuffisamment, on dit qu’elle se dessèche (ch’akichkan) : « Elle mange très peu, oui. Son corps est sec. Ses jambes sont sèches. » Aussi est-il impératif de toujours terminer son assiette : « Tu dois tout finir sinon ton ventre sera sec. Moi je mange beaucoup, mon ventre est gonflé. Toi, tu manges peu, ton ventre est tout petit », me disait Justina. Un ventre gonflé (punkisqa) est un ventre rempli et humide. Consommer beaucoup d’alimentos empêche alors d’être brûlé par le soleil si l’on doit s’y exposer : « Tu dois beaucoup manger. Après le soleil ne te brûlera pas » (ancha mikhunayki tiyan chanta intiqa mana ruphachiykinqachu). Le fait de manger est également indispensable pour être préservé des attaques prédatrices. C’est pourquoi Justina tenait tant à ce que je mange. « Sèche », je pouvais être « prise » et « mangée » par le « diable » qui se manifeste sous la forme de moustiques vecteurs du paludisme « Ça t’attrapera [jap’isunkinqa] ».
8L’alternance des deux saisons est déterminante. On dit qu’à la fin de la saison des pluies (para timpu), la Terre Mère est pleine (Isbell, 1978). L’herbe, la luzerne et l’orge se découvrent en abondance. Les animaux profitent et ont à nouveau du lait. La saison sèche (ch’aki timpu) est elle ressentie comme un vide : il n’y a plus d’herbe et les animaux sont secs. Apolinario me confiait ainsi : « Cet arbre est complètement vieux, c’est un grand-père. Au printemps, il sera nouveau/jeune » (sach’aqa q’ala thanta abuelo primaverapi musuq).
9Plusieurs facteurs contribuent au dessèchement du corps : la vieillesse, les perturbations émotionnelles, les effets imputés au froid et au chaud, la consommation d’alcool, la « prise » par une entité saqra notamment. Dans les Andes péruviennes (région de Río Pampa au sud d’Ayacucho), les paysans effectuent une analogie entre le cycle végétal de la pomme de terre et celui de l’être humain ; l’enfant serait associé à la pomme de terre alors que la personne âgée serait associée au ch’uño (Isbell, 1997)8. Dans la région du Nord Potosi, lorsqu’ils sont « vieux » (thanta)9, les personnes et les végétaux sont qualifiés de q’ala soulignant par là qu’ils sont « vidés » et « terminés ».
10Les perturbations émotionnelles sont également réputées assécher le sunqu et perturber son fonctionnement. Quand les individus sont préoccupés, ils comparent volontiers le sunqu au ch’uño pour signifier qu’il est sec. La colère10 et la tristesse tariraient aussi le lait :
« J’ai donné du lait à Indalicio jusqu’à ses trois ans. J’avais beaucoup de lait. Par contre, Felix n’a été allaité qu’un peu, un an. Mes seins étaient secs. C’est parce que j’étais triste. Je pleurais beaucoup. Indalicio faisait son service militaire. Je ne mangeais pas. J’étais triste. C’est pour ça, j’étais sèche. Et du coup, Felix est maigre. Indalicio lui, n’est pas maigre » (Elvira, Urur Uma).
11Le fait de pleurer n’est pas seulement envisagé comme l’expression d’une perturbation émotionnelle. Les larmes sont en effet définies comme « force » (kallpa). Aussi lorsque l’on pleure se trouve-t-on soudainement affaibli (mana kallpayuqchu) et sec. Valérie Robin Azevedo précise qu’au cours de l’enterrement, le mort peut tenter d’emporter la force vitale de celui qui sanglote à travers ses larmes, celles-ci étant un « réservoir d’une partie de l’âme-force vitale » (Robin Azevedo, 2008, p. 78).
12L’opposition sec/humide se superpose parfois à celle du froid et du chaud11. À Urur Uma, au mois d’août, on dit que les vaches sont « sèches » (elles n’ont pas de lait) en raison du climat (froid et sec.) Certains expliquent la rareté des vaches laitières en raison de ce déterminisme écologique : contrairement aux vallées où il fait chaud et humide, les Hauts Plateaux ne pourraient pas accueillir ces races laitières. Le froid est censé assécher le corps et plus spécifiquement le sang : « Mon sang est sec à cause du froid » (yawarniy chirimanta ch’aki kachkan). Il peut aussi congeler le sang et en interrompre la circulation. Le refroidissement du corps peut être provoqué par la température de l’air, le contact avec de l’eau froide (rivière, source) mais aussi par une consommation abusive d’un aliment « froid ».
13Les aliments et les plantes sont classés selon qu’ils sont chauds (q’oñi), froids (chiri)12 voire gelés (qasa). Manger des aliments froids ou piquants peut assécher les seins et provoquer la maladie des « seins secs » (ñuñu ch’akisqa) (Castellón Quiroga, 1997). De nombreux fruits (bananes, papaye, ananas), le fromage, les œufs et toutes les nourritures qui ne sont pas « chauffées » telles les crudités, sont qualifiés de « nourritures froides/gelées » (qasa mikhuna). Pour lutter contre les refroidissements, on recommande fréquemment des soupes et des bouillons « chauds ». L’environnement dans lequel est produit l’aliment détermine également ses propriétés. Aussi, sur les Hauts Plateaux, doit-on se dispenser de manger du miel des vallées. En raison de sa provenance, ce dernier est réputé être chaud. Sa consommation entraînerait alors un déséquilibre thermique chez une personne qui vit sur les Hauts Plateaux où il fait froid13. Dans le même ordre d’idée, à Tanga Tanga, les habitants considéraient que lorsque je m’exposais au soleil sans chapeau, je me desséchais (ch’akichkayki) car je subissais l’action (la prise) de la chaleur : « C’est dangereux. Tu vas te dessécher/tu vas être q’ala [litt. Q’ala va te parvenir] (Peligroso. Q’ala chayasunkinqa)14. » Consommer trop d’alcool est aussi réputé déshydrater15. On dénomme fréquemment les personnes ivres, « les secs » de même qu’« être ivre » se dit parfois « sunqu sec » (ch’aki sunqu).
14Enfin, le « saisissement » d’un humain par une entité saqra rendrait le corps de l’individu sec et q’ala. Ce tarissement coïncide avec la perte de l’animu16. L’extraction de la graisse par un lik’ichiri a les mêmes effets et illustre le lien entre l’affaiblissement et le dessèchement : « Quand il nous prend la graisse, tout sèche. C’est pour ça qu’on devient faible », commentait Filberto. La personne privée de sa graisse risque alors d’être incorporée par le vent ; celui-ci se loge dans l’espace libéré par le prélèvement de la substance vitale et, comme nous l’avons mentionné, assèche le ventre et les yeux17.
15Le sec est associé à la maladie, la faiblesse et la vieillesse. Il suffit pourtant d’une perturbation émotionnelle ou d’un repas trop frugal pour que les corps des individus s’assèchent et qu’ils deviennent des proies potentielles. Dans ce cadre, le fait de manger est appréhendé comme un acte à la fois préventif et thérapeutique. Dans la mesure où les corps se vident et se tarissent continuellement, les individus doivent œuvrer sans fin pour les gorger à nouveau en mangeant des alimentos.
Se remplir de sang et de graisse
16Pour les paysans du Nord Potosi, consommer des alimentos constitue précisément un moyen de se pourvoir en sang (yawar) et en graisse (wira). Lorsque les locuteurs font référence à une agression du lik’ichiri, ils regroupent parfois les deux substances sous un seul terme : « graisse-sang » (wirayawar) ou « sang-graisse » (yawarwira). Cette cohabitation terminologique met l’accent sur l’état liquide de ces deux substances (« le lik’ichiri prend notre liquide ») et spécifie par là le type d’extration : le prédateur ôte les fluides du corps humains. Une fois à l’air libre, le « liquide » deviendrait opaque et épais, « comme de la graisse ». En outre, le sang et la graisse sont tous deux supposés « avoir de la force ». Substances vitales, le sang et la graisse sont pourtant bien distingués. Nous allons voir que cette différence est à la fois biologique et symbolique.
La quête du sang
17La santé dépend de la qualité mais surtout de la quantité de sang contenue dans le corps. L’idéal est d’en avoir le plus possible :
« Au village, ils ont moins de sang : ils n’ont pas de force, ils ne résistent pas comme les paysans. Ils ne résistent pas au froid, aux maladies. C’est pour ça qu’il existe des tas de maladies dans le village. Si tu as beaucoup de sang, tu ne tombes jamais malade [...] Si tu n’as pas beaucoup de sang, tu es très faible. Et donc, tu peux avoir n’importe quelle maladie. Moi, je remarque que les gens de la campagne qui sont en ville travaillent toujours comme porteurs et qu’ils ont beaucoup de force. Ils soulèvent des charges très lourdes. Et ils ne sentent rien, ni le froid, ni rien. Ils dorment dans la rue. C’est comme ça que l’on note que les paysans sont très forts. Et ils ne connaissent pas l’hôpital. À la campagne, il n’y a pas d’hôpital. Et moi je vois qu’en ville, les gens sont souvent hospitalisés » (Modesto, Urur Uma).
18Pour Modesto, la teneur en sang constitue un marqueur socioprofessionnel. Elle distingue les paysans de ceux qui travaillent en ville : en raison de leur alimentation (mauvaise) et de l’absence d’activité physique, ces derniers ont moins de sang. Pour Modesto, cette différence biologique occasionne une différence sociale. Mais ici, elle neutralise toute exploitation et toute discrimination subies par les paysans de la part des vecinos, les habitants des bourgs. Quiconque est allé dans les Andes a pu être frappé par ces hommes allant jusqu’à porter des charges de plus de cent kilos. Dans les villes, ils exercent cette fonction à la demande des voyageurs ou des commerçants dans les gares routières ou dans les marchés. Dans le bourg de San Pedro ou de Mik’ani, ils apportent des stocks de vivres aux propriétaires terriens. La différence biologique qu’ils proclament leur permet alors de dissimuler l’inégalité sociale et d’établir une inversion teintée de valorisation : ils mettent l’accent uniquement sur des potentialités physiques et non sur des relations (comme l’exploitation de la force de travail des paysans par les propriétaires terriens).
19La teneur en sang détermine également le bon déroulement d’une grossesse et d’un accouchement. Plus une femme a de sang, moins la grossesse est supposée être longue (sept ou huit mois) et plus l’accouchement sera bref (« le bébé sort rapidement »). En revanche, comme me confiait Elvira : « Pour César, j’ai perdu beaucoup de sang. C’est pour ça qu’après, pour Felix, l’accouchement a été très long : je n’avais plus de sang18. »
20La sensibilité au froid est censée témoigner de la teneur en sang. Lorsqu’elle avait froid, Elvira s’inquiétait de ne pas avoir assez de sang. La couleur de la peau est un autre indicateur. Avoir la peau blanche (yuraq) signifie que la personne est q’ala c’est-à-dire qu’elle souffre d’un déficit de sang. C’est pourquoi, les victimes des lik’ichiri hématophages sont réputées avoir la peau jaune comme l’illustrent les propos de Segundino : « Un matin, un jeune était très mal : “Qu’est-ce que tu as ?” je lui ai demandé. Lui, il était jaune, son visage blanc. Il tremblait, il avait mal au ventre. Comme il était blanc, j’ai pensé au lik’ichiri : “Il t’a sûrement pris du sang”, ai-je dit. » La couleur du pelage des animaux constitue le même indicateur : plus le pelage est foncé, plus l’animal a du sang.
21Je suscitais quant à moi un étonnement renouvelé de mon entourage : « Pourquoi est-ce que tu es blanche ? Tu n’as pas de sang ? Tu es malade, tu vas mourir » ou « ton visage est blanc, q’ala » (Uyaykiqa yuraq q’ala) et « tes jambes, q’ala hein. Tu n’as pas de sang » (Chakisniyki q’ala i. Mana yawarniyuqchu kanki). Cette « vacuité » provoquait parfois la répulsion. Mes interlocuteurs n’hésitaient pas à faire la grimace en scrutant attentivement les parties visibles de mon corps tout en affirmant : « je n’aime pas ça/ça ne va pas du tout » (mana gustawanchu). J’avais aussi l’habitude de consommer des jus de citron ce qui déclenchait l’étonnement et le dégoût de mes compagnons : selon eux, cet agrume réputé « sec » diminuait la quantité de sang ce qui me rendait encore plus q’ala. Dans le même ordre d’idée, alors que je prenais mon thé sans sucre, Justina me rétorqua : « Il n’y a pas de force. Le sucre c’est vraiment de la force. Après, tu seras faible. C’est pour ça que tu es blanche. » La couleur de ma peau n’était ainsi pas considérée comme une donnée biologique naturelle : ou bien j’avais perdu du sang, ou bien je ne m’en étais pas procuré suffisamment (en me nourrissant correctement notamment).
22La quantité de sang d’un humain est réputée fluctuer tout au long de la vie. De ce fait, l’homme est sans cesse en train de rectifier l’équilibre altéré par la perte. C’est là un point fondamental. S’il manque de vigilance en effet, il devient q’ala, vidé. Il est donc continuellement en train de chercher à se remplir de sang. Pour ce faire, les paysans du Nord Potosi disposent de deux moyens : se nourrir et exercer un travail physique (agricole). Comme l’explique Elvira, le sang vient en effet des alimentos : « Si on mange beaucoup, on a beaucoup de sang et on a de la force. Si on mange un peu, il n’y a pas de sang/force [Pisi mikhuqtin yawarkallpa mana kanchu] » (Elvira, Urur Uma).
« M. : Pour avoir une bonne santé, il faut avoir beaucoup de sang. Il faut manger beaucoup. Pas trop non plus mais deux assiettes : deux assiettes au petit-déjeuner, après le déjeuner normal et le soir, deux assiettes.
L. C. : Et pourquoi le sang diminue parfois ?
M. : Sans doute à cause d’une mauvaise alimentation. Si tu ne manges pas de bouillons de légumes, de pommes de terre alors, ton sang diminue » (Modesto, Urur Uma).
23Pour mes interlocuteurs, les alimentos se transforment en sang dans le sunqu. C’est pourquoi, ils considèrent que c’est dans le ventre (certains précisent dans les flancs ch’illa) que le sang est le plus abondant. Le sang cataménial est quant à lui le sang du corps qui s’est rassemblé dans le ventre et qui a « mûri ». Les menstrues constituent alors un indicateur de la teneur en sang globale : une importante perte de sang lors des règles, des premières menstrues précoces ou une ménopause tardive sont le signe d’une quantité avantageuse. Défini comme « sale » (ch’ichi yawar) et « mauvais » (mala sangre), le sang menstruel ne doit néanmoins surtout pas se mélanger à l’autre sang. Il doit également « sortir » (lluqsiy) impérativement car sinon, il deviendrait « pourri » (ismusqa). Pour cette raison, les femmes évitent scrupuleusement tout ce qui pourrait entraver cette expulsion (linge, serviette hygiénique notamment)19. Cela étant, des règles anormalement abondantes sont considérées comme dangereuses : « Il ne reste presque plus de sang dans le ventre. C’est dangereux. »
24Il existe des aliments privilégiés « pour avoir beaucoup de sang » (achkha yawarniyuq kanapaq), pour « augmenter/se remplir » (yawarta yapanapaq) de sang : tous les aliments définis comme « forts » (miel et gingembre par exemple) et « humides », en bref, tous les alimentos nommés aussi « médicaments » (medicina, jampi). Plus spécifiquement, l’eau, les betteraves, le vin, les bouillons, le jus de tomates et surtout le sang et la viande de mouton noir apportent beaucoup de sang au consommateur et sont donc utilisés, selon un modèle homéopathique, pour rectifier l’équilibre nécessaire suite à une insuffisance de sang. Certains aliments possèdent une forte teneur en sang et pour cette raison, doivent être consommés avec précaution. À Tanga Tanga, les femmes se dispensaient de manger le cœur et les reins de mouton pour éviter de perdre beaucoup de sang lors de leurs menstrues. La consommation du cœur ovin est aussi supposée engendrer la formation de caillots sanguins susceptibles de perturber les règles : « Le cœur, c’est seulement pour les hommes. » Ces derniers doivent s’abstenir d’en consommer malgré tout avant d’aller à un tinku : « C’est dangereux pour les hommes qui se battent car s’ils se blessent, ils perdent beaucoup de sang », rapportait Elisa.
25Rappelons que l’eau de source et celle des végétaux est définie comme « sang » : « Les alimentos ont du sang » (yawarniyuq alimentos), « le bouillon, c’est très bien, c’est du sang » (caldoqa sumaq i yawar). Cette observation nous conduit à penser que le sunqu ne transforme pas les aliments consommés en sang (modification de la matière) mais modifie seulement l’aspect d’un contenu : la couleur, l’épaisseur, la fluidité. Translucide (sang des aliments), le liquide devient rouge et opaque dans le corps humain. Le sang ne fait finalement que changer de contenant, transfert qui se manifeste par la modification de son apparence. Le monde serait constitué de récipients qui s’emplissent pour en assécher d’autres, qui se vident pour en remplir d’autres. Le sang, lui, ne ferait que circuler.
26Si la maîtrise de l’alimentation garantit la quantité de sang nécessaire pour être « fort » et « résistant », elle n’est pas suffisante. L’exercice physique est aussi indispensable : « Il faut manger mais il faut aussi tout le temps travailler [llamk’ay, « fournir un effort physique »]. Quand on travaille, on a plus de sang. À la ville, ils ont peu de force, ils travaillent un peu seulement. » Malgré les efforts fournis quotidiennement pour remplir son corps de sang, les individus peuvent néanmoins en manquer. Cette insuffisance constitue une des étiologies les plus récurrentes de l’infortune20. Elle confère à la personne une vulnérabilité certaine. Le manque de sang est aussi réputé être à l’origine de la faible durée des menstrues, voire de l’aménorrhée et de la stérilité. Le fœtus serait en effet « fabriqué » grâce au sang maternel. Une carence empêcherait ainsi ce procédé. Parallèlement, les hommes qui ne peuvent pas avoir d’enfant sont qualifiés de « maïs sec » (ch’aki sara), d’« œuf sec » (ch’aki runtu) ou de « cendres » (uspha) (La Riva González, 2000).
27Le tarissement du sang peut également être provoqué par des événements. Suite à de graves blessures ou des hémorragies post-partum par exemple, il peut arriver qu’un individu perde beaucoup de sang et que malgré son alimentation, celui-ci ne se régénère pas totalement. Le malade portera la marque de ce manque plusieurs années. Les rapports sexuels, les grossesses et les accouchements répétés contribuent aussi à la diminution du sang. À chacun de leur accouchement, les femmes sont censées avoir plus de sang. Ce phénomène va de pair avec l’accroissement de leur fertilité : le sang des femmes est supposé « attraper la graine » des hommes. Mais après quatre accouchements, leur sang diminuerait. En outre, le lait étant issu du sang (yawarmanta lluqsipun i)21, il en résulte que plus une femme a d’enfants, moins elle a de sang et de lait. On notera qu’à Urur Uma, un des remèdes les plus convoités est d’aller à l’hôpital pour bénéficier d’un apport de sang. Ce souhait s’explique par le fait que le sérum physiologique (suero) est aussi nommé yawar (sang) par les habitants de la communauté ; si le remède est translucide, ils pensent néanmoins qu’il est fabriqué à partir de sang humain. Aussi, chaque perfusion est-elle vue comme étant une transfusion sanguine.
28La quantité de sang est également déterminée par des données biologiques comme le genre et l’âge. Les femmes se définissent comme étant plus faibles que les hommes parce qu’elles ont moins de sang dans la mesure où elles en perdent une partie lors de leurs menstrues. La quantité de sang s’épuiserait également avec l’âge. À la naissance, le sang du bébé proviendrait exclusivement de la mère. Elle le lui a procuré in utero à travers la nourriture issue de la transformation des aliments qu’elle consommait. La mère continue ensuite de pourvoir son bébé en sang en l’allaitant. Après le sevrage, l’enfant accroît sa teneur en sang grâce à son alimentation et ce, jusqu’à l’âge adulte. Mais à partir de trente ou trente-cinq ans, le sang est censé diminuer progressivement. Il « sèche » (ch’akipun). Le dessèchement qui caractérise la séniorité va ainsi de pair avec un épuisement du sang : « Il est sec, il a peu de sang » (ch’akisqa pisita yawarniyuq). La raréfaction du sang au fur et à mesure de la vie explique que les femmes aient moins de lait avec l’âge : « Ma mère ne m’a pas allaitée. Ses seins étaient secs. Elle était déjà vieille quand elle m’a eue. Moi, j’étais le dernier enfant. C’est pour ça que je suis maigre », commentait Modesto. La pauvreté du sang expliquerait enfin la venue de la ménopause : « Je suis sèche maintenant, je suis vieille. Il y a très longtemps que je vis maintenant. » La vieillesse et la maladie doivent ainsi être pensées par rapport à la perte et au morcellement : un corps vieux est un corps q’ala, un corps sec privé de son eau, de son sang, de sa force et de sa chair. La mort de la personne équivaut à l’épuisement total et irréversible du sang (les âmes n’en ont pas).
29Si la « force » de la personne dépend de sa quantité de sang, elle est aussi tributaire de sa qualité. Le sang est défini comme « chaud » (q’uñi) et garantit ainsi le réchauffement du corps. Cette qualité explique qu’un individu soit décrit comme ayant peu de sang lorsqu’il a froid. Palmira La Riva González (2000) note que dans les Andes du sud du Pérou, la quantité et la qualité du sang varient en fonction de l’état de santé et de l’âge des individus. Selon l’auteure, elles diminuent avec la maladie et l’âge au cours d’un processus de dessèchement et de refroidissement des chairs et du sang. Dans la région du Nord Potosi, la diminution de la quantité de sang est appelée « anémie » (anemia), « pauvreté de sang » (pisi yawarniyuq) ou encore qasawi (de qasa signifiant « gel ») indiquant par là que la perte de sang va de pair avec un refroidissement du corps. À Urur Uma et à Tanga Tanga, les habitants expliquent que l’anémie est due au fait que les individus ne mangent pas suffisamment ce qui entraînerait un refroidissement du sang. Celui-ci peut être à l’origine de la stérilité chez les femmes, comme l’explique Modesto à propos de sa belle-fille : « Elle mange peu. C’est pour cela que son corps n’est pas chaud [en montrant le ventre]. Son sang est froid » (Pisita mikhun. Chayrayku ukhun mana q’uñichu. Yawarnin chiri). Il faut alors consommer des boissons « chaudes » afin de rétablir l’équilibre thermique. Vokral Edita (1991) note également que le manque d’enfant est dû à un excès de froid qu’il faut contrecarrer en mangeant des aliments chauds comme le miel et le chocolat.
30Le sang est réputé être « fort » (kallpayuq) ou « faible » (mana kallpayuqchu) selon la façon dont les individus se nourrissent. La capacité de « résistance » de l’individu est un témoin de cette qualité. De plus, quand il est « fort », le sang est défini comme « positif » (positivo) et la tension est censée être élevée ; lorsque le sang est « faible », le sang est « négatif » (negativo) et la tension est faible. Loin d’être uniquement taxinomique (comme pour la biomédecine), cette polarité indique une différence de qualité : le sang négatif est conçu comme étant pathologique et peut expliquer la stérilité. Lorsque le sang est « fort », il serait épais, opaque, foncé, voire noir. Au contraire, un sang « faible » est « maigre » (tullu), rouge, clair22. La couleur du sang est mise en rapport avec la couleur de la peau ou du pelage. Avoir une peau blanche, c’est avoir un sang « faible », translucide et fluide. C’est être malade. En revanche, plus la peau ou le pelage seront noirs, plus le sang sera considéré comme « complet », noir, fort et épais. Cette observation explique pourquoi les malades du lik’ichiri, et plus généralement ceux qui souffrent d’« anémie », doivent consommer le sang d’animaux noirs, « totalement noirs, sans aucune tâche ». La couleur du pelage et son homogénéité (aucune tâche) dévoilent une qualité de sang optimale : « Le sang est plus fort, plus pur parce qu’il est noir. » Par ailleurs, si l’aspect du sang est révélateur de sa qualité, il témoigne aussi de sa teneur en graisse (wira)23. Plus l’individu a de la graisse, plus son sang est censé être foncé, épais, complet, fort et « gros » (wira). En revanche, le sang sera qualifié de « maigre » (tullu), s’il contient peu de graisse :
« Si une chèvre a de la graisse, son sang est noir. Si elle est maigre, il est seulement rouge. C’est pareil pour les gens. Si on a beaucoup de graisse [ancha wirayuq], le sang est noir. Si on est maigre, le sang est rouge. Par exemple après un accouchement. Tu vois moi, mon sang est rouge. Je suis maigre, mon sang est maigre » (Elisa, Tanga Tanga).
31Les gens qui ont de la graisse sont réputés avoir un sang comparé à la lawa (soupe de maïs très épaisse) ou au café noir. C’est également un sang « pur » (yawar purito). Au contraire, le sang des « gens maigres » est un sang fluide comparé au café léger, clair et « impur » (mana puritochu). Dans ce cas, il faut éviter de consommer de l’ail, celui-ci fluidifiant le sang. À Urur Uma, certains habitants estiment que les gens peuvent être maigres parce qu’ils mangent trop de ce condiment.
32La mention de la différence de sang permet au locuteur de confronter les paysans aux vecinos mais parfois aussi de soutenir des revendications indigènes et anticolonialistes, notamment chez les anciens mineurs d’Entre Ríos : « Je veux sauver la culture de notre pays. Car les Espagnols, ce sont des métis. Ils ont un autre sang. Nous, c’est du sang pur » me confiait Natalia. Le métissage ou mélange des sangs apparaît ici comme une menace envers la conservation de la culture indigène, le comportement socioculturel dépendant intrinsèquement de la nature du sang. L’altérité socioculturelle se confond avec une altérité hépatique. Pascale Absi (2007) note également que les mineurs de Potosi considèrent que les conquérants espagnols du Potosi avaient un sang plus fin et bleu. Celui-ci aurait véhiculé des comportements et des qualités morales particulières. C’est par le sang (en se métissant avec des Espagnols) que les mineurs auraient alors été corrompus par les mauvaises mœurs ou les « tares » espagnoles (alcoolisme, inceste notamment).
33La différence (thermique) de sang sert enfin à identifier un ennemi, comme les membres d’un ayllu ennemi :
« Les Laymis sont très méchants. Ils vivent dans des grottes. Ils ne vivent pas dans des maisons comme nous. Ils mangent les gens vivants [...] Ils ont le sang froid. Ils n’ont pas le même sang que nous. Ils n’ont pas peur. C’est pour ça qu’ils peuvent se battre. Ils ne sentent rien. Dans le conflit avec Qaqachaka, ceux de Laymi tuent, brûlent. Ils sont terribles » (Indalicio, Urur Uma, ayllu Aymara).
La quête de la graisse
34La teneur en graisse est également décisive. L’idéal est d’en avoir beaucoup. Elle confère à l’individu une invulnérabilité manifeste : « Quand tu as de la graisse, la maladie ne t’attrape pas/tu ne tombes pas malade [unquy mana jap’inchu]. » La graisse humaine est « force » (Kallpapuni wira) en effet, une force vitale : « Nous vivons avec cette graisse. Sans cette graisse, nous ne pouvons plus vivre. On devient faible et on meurt », commentait Bernardo. La graisse est aussi réputée procurer énergie, vitalité et enthousiasme. Lorsqu’un individu est victime d’une agression de lik’ichiri, l’affaiblissement (allant jusqu’à ne plus pouvoir marcher) et l’apathie (estar sin sentido, estar sin ganas) figurent parmi les symptômes les plus récurrents de la maladie. Enfin, la graisse humaine est une force physique puisque c’est grâce à elle que les paysans peuvent « travailler » (llamk’ay) la terre. Il s’agit donc d’une force de travail.
35C’est dans le ventre et plus précisément dans les flancs (ch’illapi) que la graisse humaine se concentre. Selon certains, la graisse se trouve uniquement à cet endroit. C’est d’ailleurs au niveau du flanc droit que l’extraction de la graisse par le lik’ichiri se réalise le plus souvent. Certains informateurs affirment que la graisse prélevée par le prédateur est celle qui recouvre les glandes surrénales. D’autres encore la situent sur le sunqu. La graisse se manifeste par la présence de bourrelets au niveau des hanches, parfois par la proéminence du ventre. Mais c’est surtout le volume des muscles et la force de travail exercée qui en garantissent l’existence. Si la graisse est emmagasinée dans les flancs, sa force s’objective en quelque sorte dans la taille des muscles (aycha) : « Le blé, l’orge ont de la graisse. C’est pour ça que l’on est très musclés [ancha aychayuq]. » C’est pourquoi, dans certains contextes, le terme aycha désigne à la fois la graisse contenue, la chair et le muscle. Avoir de la graisse (wirayuq) ne signifie pas pour autant que l’on est gros. La graisse contenue dans les flancs est réputée rendre fort et musclé mais elle ne fait pas grossir au sens où nous l’entendons habituellement en Occident. C’est pourquoi, traduire wirayuq par « gros » est, nous semble-t-il, fallacieux. Cette confusion vient probablement du fait qu’en quechua, « gros » se dit aussi wira. Il convient donc de distinguer wira de wirayuq (litt. « qui contient de la graisse »), l’un qualifiant les gens gros, l’autre les gens forts et musclés. Les gens identifiés comme « gros » (les commerçantes des bourgs sont souvent citées) sont d’ailleurs considérés comme faibles et incapables de travailler en raison de leur carence en graisse.
36La graisse est définie comme « chaude » ; sa quantité comme sa qualité ne diffèrent pas selon le genre. Contrairement au sang, la graisse ne circule pas toujours à l’intérieur du corps : elle est amenée par le sang dans les flancs où elle reste emmagasinée. La graisse s’excorpore lorsque la personne sue (exposition au soleil, effort physique). On dit alors que la graisse est en train de couler/dégouliner (wira suruchkan) ou que la graisse « sort » (wira lluqsin) ce qui explique que la sueur soit nommée wira ou manteca. On dit aussi que c’est « la force qui sort » du corps. Cette « sortie » ne suscite néanmoins pas la crainte. Elle n’est pas considérée comme une perte ou un épuisement. Perdre sa « force » en travaillant la terre est un signe de vigueur. Cela signifie qu’on est abondamment pourvu en graisse. La sueur est donc ici appréhendée comme une manifestation de la teneur en graisse plutôt que comme une perte de la substance.
37Contrairement au sang, la graisse ne peut ni se tarir complètement ni soudainement (excepté lorsqu’un individu est la proie d’un lik’ichiri) : une partie demeure toujours stockée dans les hanches. En revanche, l’individu peut réguler sa quantité. Celle-ci sera plus ou moins importante selon son comportement ; c’est à lui qu’incombe la responsabilité de se pourvoir en graisse. Comme le sang, celle-ci s’obtient grâce à l’alimentation et grâce à la force physique déployée en travaillant. C’est en mangeant des alimentos que les paysans peuvent augmenter leur quantité de graisse. Un soir, en tendant une assiette de soupe de maïs à son mari, Olga lui dit en plaisantant : « Tiens, c’est pour le lik’ichiri ! » Dans certains cas, l’alimento apparaît comme un contenu confondu avec la graisse : « C’est très dangereux de ne plus avoir sa graisse : tout notre alimento sort et on meurt après, on s’évanouit et on meurt », « les légumes ont de la graisse, ils ont de l’alimento [alimentoyuq] ». Dans d’autres cas, l’alimento apparaît comme un contenant empli de graisse (wirayuq). On notera que l’huile de tournesol ou d’arachide (achetées dans les boutiques des bourgs) ne sont pas définies comme alimento : produites « ailleurs », elles sont décrites comme étant totalement dépourvues de graisse. Pour les paysans des vallées, c’est la viande de chèvre, de mouton ou de vache qui procurent par ailleurs le plus de graisse au corps humain contrairement à la viande porcine qui n’est pas un alimento : « Elle est juste bonne » (misk’illa). Lorsqu’ils abattent un animal ou qu’ils en achètent un, leur première attention est d’observer si l’animal a de la graisse ou non : « Quand on le mangera, la graisse entrera. » C’est en août que les paysans auraient le plus de sang et le plus de graisse dans la mesure où ils se sont nourris, depuis carnaval, des produits frais (humides) de la récolte : « La graisse vient des alimentos, de la saison des pluies [q’umirtimpumanta], du mois de mars, du mois d’avril. » Les bœufs, les moutons, les lamas et les ânes servent ici de support pour comprendre l’anatomie des humains comme les propos de Modesto le montrent : « Ils mangent de l’herbe et ils sont très forts. Ils ne sont pas gros mais ils sont très forts. Après, ça baisse et ils maigrissent. Nous, ça doit être pareil. Parce que comme c’est la période de la récolte, on mange ça [désignant un plat de fèves]. Et donc, ça augmente la graisse [désignant les hanches]. » Sang de la Pachamama, l’eau (des sources et des végétaux) est aussi définie comme la graisse (wira) de la divinité : « Elle a du liquide, comme de l’huile parce qu’elle filtre l’eau », « le blé, l’orge ont beaucoup de graisse oui. C’est que la Pachamama a beaucoup de graisse, beaucoup de force. Elle en a énormément. Elle a plein de vitamines et elle les donne aux alimentos » m’expliquaient Bernardo et Apolinario.
38Outre la nourriture, l’effort physique exercé lors du travail agricole « réveille les nerfs et la chair » et ce faisant, augmente le volume des muscles, procure plus de force, plus de graisse. Manifestation de la teneur en graisse (plus on a de graisse, plus on est fort et plus on peut travailler), la force de travail augmente ainsi la quantité de graisse : « La graisse s’obtient lorsque l’on travaille beaucoup, lorsqu’on est fort. » La manifestation (la force) est donc aussi la condition d’un gain.
39Ces données nous amènent à souligner la particularité de la Pachamama par rapport aux entités saqra. Comme ces dernières en effet, la divinité est supposée pouvoir « saisir » les humains, souvent suite à une opportunité : elle capture l’animu d’un individu qui chute ou d’un enfant qui est effrayé. Mais elle peut aussi intervenir dans les rêves (sous les traits d’une femme) pour réclamer des nourritures et signifier au dormeur qu’il n’a pas respecté les règles de l’échange :
« Elle se satisfait avec de la nourriture : ça lui donne plus de force et elle donne des aliments. Une fois, j’ai rêvé une nuit : une femme plutôt grosse et vêtue en noir. Elle m’a beaucoup sermonné, dans le rêve, hein. C’était à San Pedro : tu me dois une arrobe de ch’uño. Quand vas-tu me la donner ? Si tu ne me la donnes pas, mes chèvres vont manger tout ton champ. Elles vont tout manger. Mais si tu me la donnes, je vais faire attention à mes brebis. Quand je me suis réveillé : “Cette femme, c’est la Pachamama.” Je ne lui donnais pas ces choses, c’est pour ça. Je les ai achetées et elle ne m’est plus apparue en rêve. Je me disais que je ne lui donnais pas de cadeaux et que c’est pour cela qu’elle était apparue. J’en ai parlé à mon père et à ma mère et ils m’ont dit : c’est la Pachamama » (Modesto, Urur Uma).
40Contrairement aux autres entités saqra, la prédation de la Pachamama est socialisée grâce à l’échange et à la circulation de nourritures établis au cours des rites d’offrandes et du travail physique agricole. C’est pourquoi, elle n’est pas qualifiée de saqra. Comme nous l’avons signalé, la dénomination saqra ne désigne pas tant une appartenance ontologique qu’une modalité relationnelle : saisir et manger sans restriction. Or, la faim imputée à la Pachamama est socialisée par les humains dans la mesure où ses manifestations subissent les contraintes de l’échange ; il toujours possible de la satisfaire (se conforma). Si les paysans emploient des termes qui font référence au don, à l’offrande et à la réciprocité24, ils maintiennent aussi une focale sur la circulation d’éléments définis comme vitaux : la force (qu’elle soit confondue ou associée à l’eau, au sang, à la graisse, à la sueur) circule entre les humains et la divinité moyennant les pratiques rituelles et le travail agricole (le labour). Plus le paysan donnera de l’engrais à la divinité, plus il lui fera des offrandes (sur les Hauts Plateaux du maïs blanc moulu sans aucune tâche et dans les vallées du ch’uño, avec du sucre, des bonbons, de la cannelle, de la coca, de l’encens, de la graisse de lama untu, du sang de mouton ou du vin rouge) et plus il la laissera se reposer25, plus la Terre Mère sera « forte », plus elle donnera des alimentos. En retour, le paysan qui consomme des alimentos sera humide, fort, musclé et invulnérable. Il pourra ainsi exercer sa force de travail : labourer et suer. Ce faisant, il augmentera sa quantité de graisse. L’exercice de sa force bénéficiera alors à la Terre Mère : la graisse tombe au sol moyennant la sueur et sous l’action de l’araire, la Terre est stimulée ce qui accroîtrait sa fertilité. Nous pouvons revenir ici sur la représentation du travail physique. Ce sont principalement les travaux des champs qui rendent fort. Lorsque les paysans suent en manipulant l’araire, ils ne donnent pas uniquement de la graisse à la divinité mais aussi de la force, celle sacrificielle de leur travail. C’est pourquoi, les produits cultivés par les paysans sont « forts » : les aliments véhiculent la force sacrificielle du travail, ils la font circuler. En ôtant la graisse des humains, le lik’ichiri, réputé actif au mois d’août, ne provoque donc pas seulement des séquelles individuelles, il vient précisément interrompre la circulation de la force entre la terre et les humains.
41Cette ethnographie montre également que pour les paysans du Nord Potosi, la Pachamama a aussi une corporéité26 : elle est un contenant qui se remplit et qui se vide ; elle prend de la force, de la nourriture et des boissons (pluies, offrandes de graisse et de sang, engrais) et elle octroie sa force aux hommes à travers les végétaux (alimentos)27. Ce constat nous conduit à l’image d’un monde relativement organique où des contenants (la terre, des corps humains physiques) se gorgent pour en assécher d’autres tels des vases communicants. Gerardo Fernández Juárez (1999) a montré que dans les Andes boliviennes, pour contrer un mauvais sort, le patient se lave en utilisant des aliments qui seront ensuite abandonnés sur les chemins. Son intention est que la maladie s’en aille avec les voyageurs qui emporteront la nourriture « contaminée ». L’auteur précise que ces aliments doivent être « vivants » c’est-à-dire humides. Le pain, défini comme « sec », ne peut pas servir pour canaliser le nettoyage rituel de la maladie (Fernández Juárez, 1999, p. 142). Le « sec » constitue dès lors une interruption de la circulation entre les humains mais aussi entre les humains et les entités surnaturelles : seuls les fluides sont des véhicules28. Enfin, la graisse offerte à la divinité dans le cadre de rituels n’est pas « n’importe quelle graisse » mais la graisse de lama untu :
« C’est seulement celle qui se trouve ici, sur la poitrine, ça s’appelle untu. C’est un très grand remède pour les guérisseurs. Ils disent toujours untu. Cette graisse, il y en a seulement à cet endroit, elle ne vient pas de n’importe où. C’est uniquement la graisse de lama qui se trouve ici. On donne ce untu avec de la q’uwa à la Pachamama. Ils mélangent et ils lui donnent ça, ils l’enterrent et ils lui donnent » (Modesto, Urur Uma).
42Les usages rituels de la graisse animale, de lama principalement, sont attestés depuis les chroniques coloniales jusqu’à aujourd’hui (Fernández Juárez, 2008). Selon Gilles Rivière (1991) et Andrew Canessa (2000), la graisse est un élément essentiel des pratiques magiques, des rituels et des offrandes. Elle est partie constitutive et indispensable de l’échange entre les dieux et les hommes, elle permet d’établir ou plutôt de renforcer les liens de réciprocité entre les deux. Grâce à la graisse, les Indiens pouvaient obtenir la faveur des dieux (rites propitiatoires) ou bien chasser un malheur collectif ou individuel (rites expiatoires). C’est également avec la graisse de lama que sont confectionnées encore aujourd’hui les diverses figurines qui rentrent dans la composition des messes rituelles et les rendent « actives » (Rivière, 1991). La graisse de lama servirait aussi à donner vie et vitalité aux ingrédients donnés en offrande à la Pachamama ou aux montagnes (Achachilas) (Fernández Juárez, op. cit.). Selon Canessa (2000), les flux de la graisse entre les personnes et les esprits tutélaires sont considérés comme étant la base de la reproduction sociale29.
43Force vitale, la graisse est aussi une force visant à rendre les combattants invincibles. Les combats sont précédés d’un repas gargantuesque. Dans le mythe d’origine de l’ayllu Kharacha, les habitants de l’ayllu Aymaya dont le territoire a été envahi par ceux de Challapata, sollicitent l’aide de deux hommes. Après avoir donné leur accord, ils se mettent à manger :
« Après, “ça y est. Maintenant, cuisinons de la nourriture, oui”, ont-ils dit. Ils firent amener la nourriture à l’endroit du combat, de la ch’aqwa. Les gens étaient venus de partout : tous les ranchos, toutes les communautés se sont réunis pour faire manger les gens. On dit que ces deux jeunes mangèrent une vache. En combien de jours ! ? Pas en un jour. En deux jours ou trois jours peut-être. Jusqu’à ce qu’ils terminent la nourriture. “Frappant les os avec des pierres, ils ont sucé leurs graisses. Ils ont tout fini”, dit-on. Jusqu’à ce que commence la ch’aqwa » (Segundino, Entre Ríos, originaire de Kharacha).
44Le combat se solda par la victoire des deux hommes. Dans ce récit traitant de l’affrontement entre le sarsako et un damné, le repas est tout aussi déterminant :
« Il y avait le sarsako ou sansón. C’était une personne très “forte” qui avait beaucoup de force. Il se battait contre les damnés et il gagnait. Pour un combat, il mangeait une marmite entière, une fournée de pain avec du thé. Oui, ce damné apparaissait à n’importe quelle personne, de nuit, de jour, à n’importe quel moment. Et il y avait cette personne très forte. Et donc, ils ont sollicité cette personne pour qu’elle se batte contre le damné. Donc, ils ont rencontré le sarsako. Et il a dit : “Pour que j’aie de la force, vous devez beaucoup cuisiner pour le combat. Je veux une marmite de nourriture et une fournée de pain avec du thé.” Ils ont cuisiné et le sarsako a dit : “Si c’est comme ça, alors je vais me battre.” Ensuite, il a commencé à manger la nourriture. Beaucoup de gens se sont réunis pour le voir manger. Puis, il a terminé la marmite, la fournée de pain avec le café, le thé. Il avait tout fini. “Maintenant, j’ai beaucoup de force. Je vais vaincre le condenado” a-t-il dit. Tous les gens étaient là, toute la communauté. Et quand ils ont vu le damné, ils ont averti le sarsako et il s’est battu très violemment. Et il l’a tué. Il a détruit complètement le damné. Il l’a vaincu. Après, un autre condenado est apparu. Parce qu’il n’y en avait pas qu’un mais deux ou trois. Et donc, il continuait de manger une marmite de nourriture et une fournée de pain pour se battre à nouveau. C’était comme un guerrier. Il marchait pour chercher les damnés. On dit qu’on le payait ou qu’on lui donnait à manger, je ne sais pas. Il avait un salaire pour se battre contre les damnés. Il se chargeait des damnés comme un guerrier. Il était très fort, très très fort. Très grand aussi. Toute la communauté se réunissait pour lui donner à manger » (Modesto, Urur Uma).
45Un facteur biologique se révèle enfin déterminant : l’âge. La teneur en graisse « dépend de l’âge » en effet, « va de pair avec le vieillissement ». Les enfants sont supposés ne pas avoir de graisse. Certains disent que leurs flancs sont vides, d’autres qu’il y a de l’eau et que celle-ci se transformera progressivement en graisse avec l’alimentation et le travail physique30. Cette absence de graisse chez les enfants explique pourquoi ceux-ci ne sont jamais victimes des lik’ichiri. C’est entre trente et quarante ans que la quantité de graisse est maximale. Les hanches deviennent plus épaisses (phatu). Un processus de solidification et de durcissement accompagne ainsi la croissance et la maturité. Les informateurs prennent pour exemple le mouton ou la vache afin d’expliquer la différence biologique entre l’enfant et l’adulte :
« Les enfants n’ont pas de graisse. C’est vide. C’est comme le mouton. Le petit n’a pas de graisse. Ensuite, quand il s’alimente bien, à ce moment-là il a de la graisse. L’homme, c’est pareil. Les adultes seulement ont de la graisse s’ils s’alimentent bien » (Modesto, Urur Uma).
46Les explications diffèrent quant aux personnes âgées. Pour certains, leur quantité de graisse se maintiendrait jusqu’à la mort, voire continuerait d’augmenter. Plus le sang s’épuiserait, plus la graisse s’accroîtrait. Pour d’autres, la graisse se tarirait au cours du vieillissement ce qui explique que les personnes âgées soient moins vaillantes et plus vulnérables.
47Dans la mesure où une certaine maturité (machulla) est indispensable pour avoir de la graisse, les adultes expliquent que chez les enfants « ça doit être encore simple », signifiant par là qu’ils ne sont achevés, ni biologiquement ni socialement. En revanche, les adultes qui « sont en pleine activité » sont engagés dans la production et la reproduction de la communauté (Canessa, 2000) : ils sont paysans, ils sont mariés et ont des enfants, ils accomplissent leurs devoirs rituels et civiques31. Les lik’ichiri s’attaquent donc au cœur de la reproduction sociale : en ôtant la graisse des adultes, ils les rendent « comme des enfants » ou « comme des personnes âgées ».
La graisse, un indice de complétude
48Pour Modesto, la graisse est une partie d’un tout :
« Le corps a plusieurs choses dont cette graisse. Et quand il n’y a plus ce liquide, il peut se passer quelque chose. C’est comme la voiture : elle a plusieurs choses. Mais si tu enlèves une petite chose, elle ne va plus fonctionner. Par exemple si tu enlèves une pièce, elle ne fonctionne pas. C’est pareil si tu enlèves un peu de graisse dans le corps. Ce ne sera pas normal. Le corps marche normalement quand il est complet. Si tu enlèves une partie, il ne peut plus travailler » (Modesto, Urur Uma).
49Joselo commentait également : « La graisse protège des maladies : un homme complet est un homme en bonne santé. » C’est en effet le contenu (la graisse) qui établirait l’intégrité, cette dernière conférant à l’homme santé, résistance et invulnérabilité ; être rempli, c’est être complet. Ce constat s’illustre parfaitement dans l’usage du terme quechua junt’asqa signifiant à la fois « plein, rempli, comblé » et « total, complet, intégral ». Mais la graisse n’est pas une partie du corps comme les autres : elle est un véritable indice de complétude. Elle marque l’achèvement et la maturité, elle souligne et incarne la totalité et l’unité. Plus qu’une simple partie du corps, la graisse métonymise ce dernier, elle le représente ; la graisse est le tout. Soulignons également un point essentiel : excorporée par le lik’ichiri, la graisse n’est pas totalement désolidarisée du corps de la victime. La rupture ne survient en effet qu’au décès de l’individu et se matérialise par une modification de la substance :
« Il prend la graisse avec un piston. Mais la personne doit mourir pour qu’elle soit bonne. C’est-à-dire que le lik’ichiri prend un liquide de la personne. Il met ce liquide dans une petite bouteille. Quand la personne meurt, ce liquide devient de la graisse. Il sèche et il devient de la graisse. C’est ça que le lik’ichiri vend. Si la personne ne meurt pas, c’est une perte pour le lik’ichiri parce que le liquide ne devient pas de la graisse. Il peut le jeter. C’est pour ça que la personne doit mourir pour que le lik’ichiri ait cette graisse. Sinon, c’est en vain » (Edgar, Urur Uma).
50C’est donc lorsque la graisse est désolidarisée du corps (à la mort de la victime) qu’elle devient aliénable et qu’elle aurait une valeur marchande : « Si on ne meurt pas, la graisse ne vaut rien. » Dans d’autres versions, « si le lik’ichiri vend la graisse dans l’heure qui suit l’extraction, la victime meurt. Par contre, s’il ne la vend pas de suite, la personne peut guérir car sa graisse n’est plus bonne [à vendre] ». Le rapport marchand établit ici la désolidarisation. Une fois insérée dans un autre circuit, la graisse change de qualité (« elle n’est plus bonne ») voire de nature (elle devient une marchandise)32. Ces propos montrent également que ce n’est pas la prédation qui est conçue comme mortelle mais l’appropriation marchande, la dissolution de l’être et de sa force de travail sur le marché.
51Si la graisse remplit les corps et leur confère une intégrité certaine, nous allons à présent nous demander si elle est pour autant conçue comme un simple contenu.
Notes de bas de page
1 Suivi d’un suffixe quechua possessif.
2 Voir aussi Urton (1997) sur les conceptions arithmétiques dans les Andes : l’auteur a montré que dans le quechua, une des caractéristiques fondamentales des nombres serait leur capacité à posséder.
3 Modesto fait ici référence à Uncía et Llallagua.
4 Sorte de bouillie confectionnée à partir de farine de blé mélangée à de l’eau sucrée ou un bouillon de légumes.
5 Les paysans d’Urur Uma ont néanmoins cessé de cultiver le quinoa en raison de la culture jugée trop laborieuse.
6 Dans les vallées, on mange le maïs frais bouilli (mote, choclo) ou bien sous la forme de chaussons cuits au four ou bouillis et réalisés à partir des grains écrasés et réduits en pâte (humenta).
7 « Donner de l’engrais » se dit vitaminachiy soit litt. « Faire qu’elle soit vitaminée ». Le terme « vitamine » est un emprunt au discours biomédical et agroalimentaire diffusé par les ONG et les projets internationaux de la région.
8 Voir aussi Lestage (1999) et Platt (2002).
9 Le vieillissement va de pair avec la disparition de l’usage : thanta signifie à la fois usé, inutile et vieux.
10 Voir Lestage (op. cit.).
11 Pour Descola (2005), il ne s’agit nullement d’une importation (un héritage de la médecine hippocratique transmis en Amérique par les Espagnols) mais d’une caractéristique de l’ontologie analogique. Quant à Bastien (1985), il établit une différence entre la théorie humorale grecque et celle des Andins : les Grecs auraient conçu la nature par rapport à la notion d’équilibre alors que les Andins la concevraient par rapport au cycle.
12 Cette classification a fait l’objet d’un ouvrage de Vokral Edita, Q’oñi, chiri (1991).
13 Le déséquilibre est en effet une étiologie récurrente de l’infortune. Il est parfois imputé à un mauvais fonctionnement du sunqu : « cette vache a quelque chose au sunqu [il désigne le ventre]. Sa tête est chaude. Elle a de la température ». Le déséquilibre thermique est souvent imputé à un comportement (rester trop longtemps exposé au soleil et se baigner dans de l’eau froide, consommer un aliment froid alors que le corps a été échauffé par un effort physique par exemple). Un jour, un petit garçon se brûla le pied en marchant dans des braises. Pour le soulager, je voulus lui plonger le pied dans l’eau de la rivière mais sa mère m’en empêcha arguant que l’eau était froide. Elle préféra asperger le pied de l’enfant avec son lait maternel m’expliquant que celui-ci était chaud. L’équilibre entre la force et la faiblesse est également déterminant. Il existe en effet des aliments « forts » qu’il faut consommer modérément si on est faible ou si l’on n’est pas habitué à en manger. C’est le cas du maïs jaune par exemple (à Urur Uma, il est considéré comme le meilleur des aliments) mais aussi du miel et de tous les aliments qualifiés de medicina ou jampi (remède, médicament).
14 La « prise » par le soleil peut expliquer divers symptômes tel le gonflement soudain d’un œil par exemple.
15 Voir aussi Randall (1993). Rivière note cependant qu’en aymara, être ivre se dit parfois umachata, « plein d’eau/de liquide » (communication personnelle).
16 Voir aussi Bastien (1985).
17 Dans certains cas, il peut être bénéfique de « sécher ». C’est le cas lorsque les femmes ont des règles douloureuses. Elles tentent alors de « sécher leur corps » c’est-à-dire de réduire leur quantité de sang. Pour cela, elles prélèvent un peu d’adobe brûlé (concha ruphasqa) qu’elles réduisent en poudre. Elles mettent ensuite celle-ci dans le thé ou le café : « C’est bien pour sécher » (sumaq ch’akinapaq). De même, pour réduire la production de lait maternel, on utilise l’ail car il « fait sécher » (ch’akichin). Il faut se laver avec de l’eau et de l’ail moulu. Toutefois, ce procédé est délicat car il est efficace à très long terme. Les seins peuvent rester secs plusieurs années nuisant ainsi aux futurs bébés. Enfin, sécher est thérapeutique dans les cas des brûlures. On considère en effet qu’il faut faire sécher la partie du corps brulée pour guérir. Pour ce faire, on utilise les coquilles d’œuf réduites en poudre. On place ces dernières sur la blessure. L’eau oxygénée peut aussi être employée à cet effet.
18 Voir aussi Arnold et alii (2002).
19 Le sang post-partum doit aussi être expulsé : il s’agit aussi d’un sang « sale », d’un sang qui a été échauffé en excès, d’un sang « cuit » (La Riva González, 2000).
20 Certains commerçants malhonnêtes utilisent cette représentation pour vendre des « remèdes ». Un jour, durant mon absence, un homme vint à Urur Uma dans la famille de Modesto. Seule Elvira était présente. L’homme inspecta ses poignets et ses yeux puis l’interrogea sur le déroulement de ses accouchements et de ses menstrues. Il en conclut qu’elle manquait de sang et que cette insuffisance était le symptôme du sida. Si elle voulait éviter d’atroces souffrances, il était impératif qu’elle lui achète son médicament coûtant 150 bolivianos (environ 22 euros). Dans les pharmacies, les vendeurs utilisent les mêmes stratégies pour vendre des sirops à un coût exorbitant : selon eux, ces remèdes augmenteraient la quantité de sang (ils appuient sur le dos de la main : si des taches blanches apparaissent, c’est que la personne manque de sang).
21 « Le lait vient du sang, oui ; de la nourriture, des bouillons » (lichiqa yawarmanta arí ; mikhunamanta, caldosmanta), expliquait Victoria.
22 La Riva González (2000) ajoute que le sang des malades serait jaune et sec ; au cours de l’âge, le sang passe de « sang noir » à « sang jaune » pour terminer par « sang blanc ». Hall (2012) note une homologie classificatoire entre le sang et le sol : les paysans du sud des Andes péruviennes distinguent trois couleurs de terres, noire, rouge et jaune. « Cette classification repose donc sur un critère chromatique qui permet d’évaluer globalement la qualité d’un sol [...] Les nuances les plus sombres sont les plus fortes » (Hall, 2012, p. 109) et « les classifications des sols et des sangs, toutes deux fondées sur le même critère chromatique, font apparaître trois catégories hiérarchisées en fonction du degré de force accordé à chacune » (Hall, 2012, p. 110).
23 Voir aussi Bastien (1985).
24 Par exemple, l’offrande rituelle qui a lieu le premier août est nommée pago, « paiement ».
25 À Urur Uma, la terre est laissée sept années sans être cultivée. Mais le repos est souvent ramené à quatre années. Sur la rotation des cultures entre plusieurs soles, voir Rivière (1994).
26 On dit que la Pachamama a une bouche et qu’elle respire la nuit.
27 Le thème de la circulation hydraulique entre le ciel et la terre a été abondamment traité dans la littérature ethnographique andiniste : voir Sherbondy (1982), Arnold et alii (1992), Harris et Bouysse-Cassagne (1988). Le thème de la circulation hydraulique dans la cosmologie inca a été étudié entre autres par Arnold et Dios Yapita (1996), Bastien (1985), Earls et Silverblatt (1978) et Randall (1987, 1993).
28 Dans les vallées, pour dire qu’une personne ou un animal grossit (c’est-à-dire que le volume de ses muscles s’accroît), les locuteurs emploient le verbe puquy. Au commencement de la saison des pluies par exemple, alors que les vaches broutent l’alfa, les paysans font remarquer : « Regarde cette vache grossit bien » (Qhawariy kay waca sumaq puquchkan). Puquy est aussi employé dans le sens de « mûrir », « fructifier » et « fermenter » (« on fait lever/fermenter le pain avec de la levure » : t’antata puquchinapaq levadurawan). Rivière (1991) établit les mêmes observations en aymara : la graisse serait associée à la reproduction du cycle humain, animal et végétal.
29 La graisse animale était également employée à des fins maléfiques, notamment pour détruire l’âme d’un ennemi (Bellier et Hocquenghem, 1991 ; Molinie-Fioravanti, 1991 ; Rivière, op. cit.).
30 À Urur Uma, un homme m’avait dit : « Les enfants ont seulement des poux dans les flancs, ils n’ont pas encore de graisse. » Il s’agissait probablement d’une plaisanterie pour se moquer de l’anthropologue.
31 Un parallèle peut ici être établi entre la graisse et la formation du sunqu. Gavilán (2005) rapporte que pour les Aymara de Tarapaca, le sunqu se forme avec l’âge au cours d’un processus biologique et social. Ce faisant, l’enfant possède un sunqu qui n’est pas encore abouti. Une fois le statut d’homme marié/femme mariée acquis, l’individu bénéficiera d’un sunqu achevé.
32 On observe le même lien entre le corps et ses composants comme les cheveux, les poils ou les ongles : séparés du corps, ils restent solidaires de celui-ci. De même, alors qu’il a été expulsé, le placenta peut continuer d’agir sur la santé des mères par contiguïté sympathique.
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