Chapitre II. Les fleurs des saqra. Échange, offrandes et prédation
p. 67-84
Texte intégral
1Les entités supposées prendre les humains ne sont pas toutes des prédateurs. Elles ne sont pas toujours censées saisir les humains pour leur propre bénéfice. En outre, les usages des verbes « manger » ou « prendre » employés pour décrire une dépossession sont parfois métaphoriques : on n’impute pas à toutes les entités « qui mangent » une intentionnalité. Cela étant, le dualisme, parfois rigide, homme/prédateur et l’importance du champ lexical de la prédation dans les discours de l’infortune permettent aux locuteurs d’exprimer un point de vue anthropocentré et d’insister sur leur sort. Leur intention est de mettre en scène des continuités au sein d’une grande catégorie englobante, celles des prédateurs. Ils dissolvent les différences entre les agents de la prédation afin de se présenter comme des victimes, souvent comme des proies. Cette focale peut les conduire à mettre des entités très différentes sur un même plan comme les diables, les morts, les fœtus ou les lik’ichiri.
2Nous allons à présent nous intéresser aux entités qui saisiraient les humains intentionnellement et insister sur les différentes attributions d’intentionnalité. Si elles capturent et mangent les mêmes substances, leurs motifs diffèrent selon leur catégorie d’appartenance et ce faisant, selon leur modalité relationnelle. Certains prédateurs sont humains, d’autres non. Une autre différence est le partage de l’humanité : certains sont humains comme les lik’ichiri, d’autres ne le sont plus mais l’ont été comme les morts ou les ancêtres ch’ullpa, d’autres enfin sont des humains en devenir comme les fœtus et les bébés1. Les motifs de leur manifestation peuvent alors être très variables : la faim, la rancœur, la dette, l’argent, la morale, par exemple. Il s’agit donc ici de considérer les discours de la prédation en insistant non plus sur les pertes subies par les individus (celles de leur âme, de leur sang, de leur graisse) mais sur les caractéristiques et les intentions de quelques-uns de leurs prédateurs potentiels.
L’invitation du Maître du Carnaval
3Lorsque Nina k’araq prend le nom de Guira Mallku pendant la période du Carnaval, sa présence est à la fois bienvenue, honorée et redoutée. Guira Mallku favoriserait l’abondance, la fertilité des terres et des maisons, et la germination. À cette période, les humains vont pouvoir entrer dans une relation d’échange avec le Maître de l’espace souterrain (notons qu’à l’inverse, il n’y a aucun échange avec Nina k’araq). Le Carnaval, qui inaugure le temps des semailles, est la fête la plus importante de l’année à Urur Uma : « C’est la fête du diablo2 » dit-on. Les préparatifs durent pendant des mois. Les comunarios se parent des plus beaux habits tissés par les femmes à cet effet : punchu et aguayo notamment. Alors que les hommes revêtent le bonnet (ch’ulu) qu’ils ont crocheté durant le mois de janvier, les femmes décorent leurs tresses et leur chapeau avec des fils de laines, des pompons, des perles et des plumes. Les habitants décorent aussi leurs maisons et leurs animaux avec des guirlandes, des fils de laines et des pompons. Le terme alors utilisé pour se référer à ces décorations est « fleur » (t’ika). Décorer sa maison se dit t’ikachiy, littéralement « faire fleurir ». Le maître dira aussi de ses moutons qu’ils « ont bien fleuri » (t’ikachisqa) pour signifier qu’ils sont bien décorés. Le terme de « fleur » désigne également les « cadeaux » rituels que les invités offrent à des personnes3 ou bien les offrandes que les humains font à Guira Mallku ou aux âmes des morts récents4. Les « fleurs » sont en effet associées à la reproduction et à la fertilité. Pendant le Carnaval, les paysans disent qu’« il faut faire des libations d’alcool et boire [de l’alcool] pour que les pommes de terre fleurissent » (ch’allana tumana t’ikanapaq). Durant la période du Carnaval, différents rites propitiatoires sont réalisés en l’honneur des montagnes (Apu), de « pierres blanches » ou illa5, des morts récents et enfin de Guira Mallku. Intéressons-nous à ce dernier. La mastication de feuilles de coca, les libations d’alcool et les offrandes de nourriture viennent exprimer la gratitude des paysans envers le Maître. Ces gestes rituels peuvent se faire à l’échelle de la famille nucléaire ou de façon plus collective, le mardi, le jour de la ch’alla6. Quelques jours avant le Carnaval, la mère et la marraine de Modesto attendaient ainsi l’arrivée du Maître : « Guira Mallku va arriver. Il faut mâcher la coca pour l’herbe, pour l’orge et pour les pommes de terre » (Guira mallku chamunqa. Akullisun pastopaq cebadapaq papaspaq). À cette période, l’accent est mis sur l’accueil du Maître puisque chaque foyer espère sa « visite ». Pour ce faire, il convient de l’attirer et de l’« inviter » avec des décorations, de la musique (chant, charango7 et pututu8), des danses et des nourritures placées sur un autel (mesita) : des bonbons de sucre (confites) et des confettis (achetés à Llallagua), des pêches (provenant de la région de Cala Cala), de l’alcool, de la coca notamment. Le mardi, les libations sont accompagnées d’invocations : « Viens, viens nous rendre visite. Tu vas danser, tu vas chanter. » Par ailleurs, en fin d’après-midi, des groupes de danseurs et de musiciens déambulent dans l’ayllu, jour et nuit jusqu’au samedi, sans dormir. Ils s’arrêtent dans les maisons où un repas leur est offert quelle que soit l’heure. Il est de coutume de tuer un mouton la veille afin d’avoir de quoi inviter les différents groupes. Le repas doit être faste et bon. On doit aussi leur offrir à boire (de la chicha ou de l’alcool pur mélangé à du sirop en poudre). Les hôtes apportent aussi de l’alcool. Tous partagent libations et invocations9. Les propriétaires de la maison leur demandent ensuite de danser : « Allez dansez, dansez ! » Les maisons auront été vidées auparavant pour faire de la place. Enfin, ils peuvent se joindre au groupe pour continuer « les visites » ce qui fait que les groupes sont de plus en plus importants au fur et à mesure de la semaine. Lors de ma première année à Urur Uma, avec Modesto et Elvira, nous avions dû accueillir un groupe de quinze personnes venues d’une communauté voisine. Nous avions été réveillés à quatre heures du matin par le groupe qui attendait devant la maison en chantant et en dansant. Modesto et Elvira ne s’étaient pas préparés à ces « visites ». Avec Elvira, nous avons cuisiné précipitamment. Nous les avons invités à boire et nous avons dansé avec eux un moment. L’année suivante, Elvira avait été plus « prévoyante » probablement parce que nous étions beaucoup plus nombreux dans la maison : Indalicio et Esperanza nous avaient rejoints afin de participer aux récoltes et pouvoir rapporter des réserves à Entre Ríos. En 2002, nous avons initié la formation d’un groupe. Celle-ci se fait généralement entre les membres de la famille paternelle : les enfants, les frères et sœurs, et les neveux. Après un repas copieux partagé dans le patio, nous sommes partis à la nuit tombée pour nous rendre chez le parrain d’Indalicio. Il est en effet convenu d’aller chez des gens susceptibles de bien nous accueillir et d’éviter les pentecôtistes. Nous sommes restés plusieurs heures dans la maison d’Andrès à manger, danser et boire de l’alcool tandis qu’un autre groupe nous avait rejoint. Puis, nous sommes allés dans la maison de Bernardo, le frère de Modesto et ainsi de suite. La plupart d’entre nous sont rentrés dormir le lendemain soir. Mais certains ont continué jusqu’au samedi, se limitant néanmoins à boire de l’alcool par groupe de deux ou trois (ils avaient cessé de danser et de jouer de la musique). Le samedi, Guira Mallku est censé repartir. À Urur Uma, l’au revoir ritualisé du Maître a disparu il y a quelques années mais les habitants s’en souviennent :
« Le samedi, ils déguisaient Guira mallku, super bien, comme un épouvantail. Ils faisaient comme ça. Puis, le dimanche, ils le faisaient disparaître avec de la dynamite. C’était l’au revoir jusqu’à l’année d’après. Ça ne se fait plus mais ça continue à Cala cala » (Modesto, Urur Uma)10.
« Le dimanche, les habitants de la communauté se dirigent à la frontière de la communauté avec des confettis et des bonbons en sucre. Ils se déguisent n’importe comment. Puis tous doivent jeter les bonbons et les confettis. Il ne faut surtout pas revenir dans la communauté avec un bonbon ou un confetti, ni même dans les cheveux » (Sofía, Urur Uma, originaire d’Acasio, dans les vallées).
4Ce dernier témoignage fait référence au fait qu’en se déguisant « n’importe comment », les humains prennent l’apparence de Guira Mallku. Olivia Harris et Thérèse Bouysse-Cassagne (1988) notent que dans l’ayllu voisin Laymi, les casques (monteras) et les charges des habitants sont recouverts d’une immense quantité de végétaux, de fleurs sylvestres et de produits cultivés : « Appelés kira mallku (et kira t’alla les femmes)11, ils dansent de maison en maison pour mettre fin à la fête et laisser à leur passage une image inoubliable de l’abondance de la nature » (Harris et Bouysse-Cassagne, 1988, p. 253). La période du Carnaval se caractérise en effet par un jeu de va-et-vient permanent entre les humains et Guira Mallku. Cette permutation s’établit dès le mardi : les humains invitent le Maître à venir leur rendre visite, à danser et à chanter. Ils l’attirent avec des fleurs t’ika, les décorations et les offrandes de nourriture et d’alcool. Ils le figurent sous la forme d’un épouvantail orné de végétaux. Dans le même temps, les comunarios forment des groupes de musiciens et de danseurs parés eux aussi de « fleurs ». Les habitants attendent leur visite et les attirent avec des nourritures abondantes issues des premières récoltes. En échange, ils devront danser et jouer de la musique. Enfin, le dimanche, le Maître est amené et détruit à la frontière de la communauté tout comme les humains doivent impérativement y laisser leurs « fleurs » et revenir « comme des humains ».
5L’inversion des rôles est une caractéristique du Carnaval. Mais quelle est ici sa spécificité ? Les comportements rituels que nous venons de mentionner sont très manifestement fondés sur l’échange. Les humains offrent des fleurs au Maître, jouent de la musique et dansent pour lui témoigner leur gratitude. Ils espèrent en échange que, satisfait, il exercera son pouvoir de germination et de reproduction12. Dans le même temps, les rapports entre les membres de la communauté et de l’ayllu sont régis par la réciprocité sociale : il faut accueillir les visiteurs avec un bon repas. Alors que rien n’avait était prévu, Elvira s’est précipitée pour cuisiner afin de nourrir les danseurs qui nous faisaient l’honneur de faire fleurir sa maison par le truchement de leur danse, de leur chant, des charangos et des pututus. L’année suivante, Modesto et Elvira ont respecté à la lettre l’obligation tacite de tuer un mouton. On comprend aussi pourquoi la première maison visitée par le groupe est celle des parrains, le lien de compérage se fondant sur l’obligation morale de nouer des rapports d’échange entre les familles unies par cette parenté rituelle. Les différents rites établis par les habitants d’Urur Uma illustrent et réactualisent ainsi périodiquement l’idéal de la réciprocité. Le rite leur permet de projeter cet idéal dans le champ du religieux et d’espérer que le modèle de l’échange (le plus symétrique possible) gouverne aussi la relation qui les unit au Maître du Carnaval. N’oublions pas en effet que Guira Mallku est réputé être un prédateur redoutable. Les différents rites sont donc à la fois propitiatoires et prophylactiques.
6Pourtant, les humains savent que ces différentes manifestations d’échanges, d’adoration, de gratitude et de servitude ne pourront pas neutraliser sa prédation. Cette période est en effet appréhendée comme la plus dangereuse : « Le Carnaval c’est sa fête. C’est pour ça, il t’amène plus [l’animu]. Il faut faire très attention. Mieux vaut ne pas sortir », me confiait Modesto alors que nous venions de disposer les offrandes dans la maison en son honneur. Loin de s’exclure mutuellement, l’échange initié par les humains et la prédation du Maître cohabitent presque inexorablement. Quelle que soit la période de l’année, ce qui caractérise en effet le patron du monde souterrain, c’est sa voracité. À Tanga Tanga, la mère d’Apolinario arriva un jour effrayée en disant :
« J’ai eu horriblement peur. Je l’ai vu en haut. Après, il a disparu. Il marchait et quand je me suis approchée, il a disparu. L’an dernier, je faisais paître les chèvres et j’en ai vu plusieurs sur le sol. Elles étaient mortes. Il n’y avait que leur panse. Nina k’araq les avait mangées. »
7À Urur Uma, les habitants disent également que si Guira Mallku est très présent pendant la période du Carnaval, c’est parce que c’est la saison des pluies et que les pommes de terre sont grosses et belles. Lorsque les tubercules récoltés et amassés dans les champs disparaissent, ils considèrent que c’est le Maître qui les a mangés. Si Guira mallku et Nina k’araq agissent en tant que prédateur, c’est parce que leur appétit est réputé insatiable13. Leur intention est toujours de manger ce qui explique qu’ils s’emparent de l’animu d’un humain pour le dévorer dès qu’ils en ont l’occasion. Ils tendraient aussi des pièges aux humains dans l’objectif de pouvoir les « prendre » et de les « amener » vers une bouche de l’inframonde. Ce faisant, dès que l’homme cesse de nourrir le diable intentionnellement, il est susceptible d’être mangé. Pendant le Carnaval, lorsqu’un individu est amené à marcher seul, il doit se munir de bonbons de sucre, de pêches et d’alcool (une fiole de vingt centilitres). Ces nourritures ne sont pas considérées comme des offrandes (t’ika) mais comme des nourritures de substitution prophylactiques :
« M. : On marche toujours avec ça pendant le Carnaval. Il faut toujours mettre des bonbons comme ça, à l’intérieur de ta veste ou de ta ch’uspa14. Si tu n’as pas ces bonbons, Guira mallku te prend aussitôt. C’est très dangereux.
L. C. : Mais c’est toujours dangereux de le voir ?
M. : Toujours. Si tu marches seule, c’est toujours dangereux. En groupe, tu ne pourras pas le voir. Mais seule, si tu le vois, c’est toujours dangereux, oui. C’est pour cela qu’il faut que tu amènes des bonbons. Tu vas aller en acheter dimanche : trois kilos de bonbons et deux kilos d’alcool.
L. C. : Et avec les bonbons, je peux le voir aussi ?
M. : De jour non, tu ne le verras jamais mais la nuit, oui, tu peux le voir, oui.
L. C. : Mais si j’ai des bonbons ?
M. : C’est pareil, tu peux le voir même s’il apparaît surtout à ceux qui sont ivres. Si tu n’as pas bu, tu peux le voir aussi mais c’est surtout les personnes ivres. Il va te parler : comment vas-tu jeune fille ? Allons danser ». Tu vas le suivre mais il t’amène vers le ravin. Comme c’est la nuit, tu ne vois rien et tu va tomber, ou alors, dans un lac. Il peut t’y pousser.
L. C. : Mais alors, à quoi servent les bonbons ?
M. : Si tu es seule, c’est pareil, Guira Mallku t’amène. Les bonbons protègent de cette manière : si tu n’as pas de bonbon, tu vas tout de suite avoir mal au ventre. Mais si tu as les bonbons, il ne t’arrivera rien, tu n’auras aucune douleur, rien. Seule, il peut t’emmener au lac où n’importe où.
L. C. : Donc, c’est pareil, je peux mourir ?
M. : Non parce que si tu as des bonbons, arrivée au ravin, tu vas te rendre compte que Guira Mallku t’a amenée et tu peux revenir. Guira Mallku disparaît aussi. Les anciens recommandent de toujours marcher avec des bonbons mélangés à des confettis. Car sinon, Guira Mallku entre dans ton ventre. Guira Mallku adore les bonbons de sucre. Il doit les manger à la place de la personne.
L. C. : Et s’il entre dans le ventre ?
M. : Il entre dans le ventre et après, il mange la personne, il mange l’animu » (Modesto, Urur Uma).
8Guira Mallku délaisserait l’animu dont il s’est emparé au profit des bonbons de sucre. Les cures thérapeutiques partagent la même visée pratique : séduire Nina k’araq ou Guira Mallku en leur proposant un met convoité afin qu’ils consentent à relâcher l’animu de leur victime. Il s’agit d’offrandes compensatoires :
« Une fois, j’étais avec mon père au Carnaval. Mon père était ivre et il était couché au sol [dodelinant de la tête dans tous les sens, les yeux hagards]. Je l’ai porté jusqu’à la maison et ma mère a dit que c’était Guira Mallku. Elle a réuni des pêches et un casque de taureau. Après, ma mère a commencé à danser. Elle a pris une fronde et l’a fait tournoyer trois fois. Elle a lancé la pêche. J’ai voulu aller la chercher mais ma mère m’en a empêché : il fallait laisser la pêche là où elle était. Il s’est soigné comme ça, avec une pêche. Guira Mallku est monté sur le corps, il est assis sur le ventre. Il voit la pêche et s’en saisit puis et il s’en va avec la pêche que la fronde a fait voler » (Segundino, Entre Ríos, originaire de Kharacha).
9Dans les cas plus graves, la famille fait appel à un yatiri. Venancia explique à Natalia comment son père (par ailleurs yatiri) s’est fait soigner après avoir été amené par Guira Mallku dans un lac :
« V. Il a dit que Guira Mallku avait emporté son âme [animu]. On [le yatiri] l’a récupérée avec un mouton15. Après une pêche, et comme quand nous danserons nous, sans être ivres16, toi aussi tu te déguiseras, hein, ils font pareil. On habille bien la personne qui a été jetée dans le lac. On lui fait prendre de l’alcool, des bonbons de sucre, q’uwas17, des pêches. On répand tout ça. On fait tout ça, oui. On passe le mouton [mort] au-dessus du corps du malade. La personne a mal au ventre. Elle est en train de mourir, elle est en train de mourir. C’est à ce moment que ce diable mange les bonbons, les q’uwas. Ensuite, avec de la laine démêlée, ils en vendent comme ça à Cochabamba18, avec ça. On moud du maïs blanc, ce maïs blanc, hein, le maïs, hein, on le met en sillon, comme ça, comme ça, comme les sillons de pommes de terre. Ensuite, la feuille ne doit pas être cassée. On répand du sucre, on répand des bonbons. On répand ça. On lui jette ça sur toutes les parties de son corps [des ongles jusqu’aux pieds]. Mon père faisait comme ça aux gens. Pas seulement aux grands-pères mais aussi aux jeunes, aux filles comme celle-là [désignant sa petite-fille de cinq ans] [...] Après il mange le mouton, oui. Le diable mange le mouton. Il mange le maïs, il mange la pêche, avec de l’alcool, de l’alcool pur.
N. : Il le répand [l’alcool] sur le corps ?
V. : Il ne le répand pas sur le corps. Comme ça, tu vois, il y a deux vaches en bois, un couple [de bœufs] attachés. Ils sont mis comme ça19. On fait pareil. C’est très beau/bien ! De l’alcool pur, de l’alcool [on y verse]. Ensuite : Q’aytq’ay ! [bruit du va-et-vient de l’alcool dans le récipient]. Des bonbons. Il met ça sur le corps. Après : “Tío, Tía.” On en met depuis la porte. Il en prend probablement ce démon [Guira Mallku], des bonbons, des piments » (Venancia et Natalia, Entre Ríos, originaires d’Aymaya)20.
« V. : Guira Mallku almanta apapusqa nin. Juk ovejawan aysan. Chanta durazno y kikinta imaynatachis tusunchik ch’aki sunqupi qampis disfrazakunki i kikisitunta ruwan arí. Chay quchaman chuqaykusqa runataqa sumaqta vistiykuchin. Alcoholta tumaykuchin confites q’uwas duraznos. Chaywan t’akaran. Tukuy ima ruwan arí. Ovejawan aysaran. Runaqa wiksa nanan. Wayñuchkanña wayñuchkanña. Recién chay supay mikhukun confitesta q’uwás. Chanta chaypi millmawan t’isaykusqa Cochabambapi vendichkan ajina chaykunawan. Yuraq sarata kutan chay sara yuraq blanco sara i maís i. Chayta surk’an jinata jinata. Papasurk’ata jina. Chaymanta hojataq mana p’akisqachu kanan tiyan. Azucarwan jich’aykun confiteswan jich’akipan. Chaywan jich’aykusqa. Papasuy jina ruwan runasta. Mana abuelosllatachu jóvenesta chicasta ajinitasta [...] Chaymanta ovejata mikhukun arí. Supayqa ovejata mikhukun. Sarata mik’takun duraznó mikhukun alcoholwantaq puro alcohol.
N. : Jich’akipan ?
V. : Mana jich’akipanchu. Kay jina alcohol. Iskay wakas tiyan yuntas parejitas wataykusqita. Ajina aysqatasqa. Kikinta ruwan. Sumaq a. Puro alcohol alcohol. Chayman. Q’aytq’ay. Confites. Chaywan aysaran qhiwiran qhiwiran. Chanta tío tía. Punkumanta jich’arparin. Chayta tumaykullantaqchá chay demonioqa confitesta chinchis » (Venancia et Natalia, Entre Ríos, originaires d’Aymaya).
10L’échange que les humains établissent avec Guira Mallku est toujours défini comme asymétrique. On pourra alors réfléchir au cadre représentationnel des rites d’offrandes du Carnaval. L’acte de prédation de Guira Mallku n’est pas défini comme une sanction morale visant à condamner, par exemple, un défaut de réciprocité de la part des humains. De la même façon, les offrandes de nourriture, qu’elles soient propitiatoires, théapeutiques ou prophylactiques, ne sont pas établies pour réparer une interruption de l’échange dont les humains seraient responsables. Elles visent à donner à manger au Maître. Mais l’intention des humains n’est pas seulement de nourrir ce diable pour atténuer sa faim et espérer neutraliser sa prédation (ils savent que le Maître n’est jamais comblé). Les offrandes de nourriture et les comportements rituels partagés par le groupe ont aussi pour but d’inciter le diable à établir des relations fondées sur l’échange réciproque. Il faut ainsi concevoir l’ensemble des rites du Carnaval comme des rites de socialisation de Guira mallku. Ils l’invitent à se soumettre aux règles de l’échange qui gouvernent la vie de la communauté. Cette invitation s’établit grâce à la permutation des rôles permise par les rituels. Nous pouvons alors concevoir le champ lexical mobilisé par les comunarios au moment des offrandes (« je t’invite », « je te paye », « je me soumets », « pardonne moi ») non comme une posture de soumission de la part des humains, mais au contraire comme une initiative visant, par suggestion, à lui montrer comment il devrait se comporter socialement. En échange des cadeaux et des fleurs, il serait bienvenu qu’il fasse fleurir les plantations et qu’il régule sa faim. Pour les habitants d’Urur Uma, le jeu du rituel consiste donc à prendre la place du diable par le biais de déguisements ou de termes désignatifs, de simuler l’exercice de son pouvoir de reproduction par le biais de la musique et de la danse. Mais ce jeu n’a pas pour but de réaffirmer des frontières ontologiques en s’autorisant, le temps du rituel, à inverser les rôles (les humains deviennent des diables). Il ne s’agit pas non plus de s’approprier les capacités d’une entité surnaturelle. Le jeu de la permutation rituelle est pédagogique : socialiser Guira Mallku alors qu’il a quitté le monde souterrain pour déambuler près des humains. C’est pourquoi, cette permutation n’est que simulée21 : les humains prennent l’apparence du diable mais conservent un comportement humain c’est-à-dire socialisé : primauté accordée au groupe (partage du repas collectif, déplacement en groupe plustôt que seul), affirmation de la parenté rituelle, rapports sociaux gouvernés par l’échange. Cet effort de socialisation se solde pourtant chaque année par un même constat : la faim de Guira Mallku s’affranchit de toute contrainte sociale et morale.
Les visites des morts récents
11Le lundi qui ouvre la période du Carnaval est marqué par la visite des morts récents présents depuis le début du cycle agricole (La Toussaint). Dans la région du Nord Potosi, c’est à cette période que les vivants renvoient définitivement les âmes des morts. Pour Olivia Harris et Thérèse Bouysse Cassagne (1988), les diables du Carnaval sont en fait les morts qui prennent la forme visible de Kira Mallku (et de Kira T’alya) : « Sous une forme déguisée et bien que personne ne le dise directement, il s’agit des mêmes morts qui sont arrivés dans la communauté pour Todos santos ; lors du renvoi du Carnaval (tapa kayu), ceux que l’on renvoie sont ces morts qui retournent à leurs terres de l’autre côté de la mer » (Harris et Bouysse-Cassagne, 1988, p. 253, trad. pers.)22. Le parallèle est en effet troublant puisque c’est aussi à l’aide d’une fronde et d’une pêche que les vivants renvoient les morts représentés, comme Guira Mallku, sous la forme d’une statuette. Néanmoins, à Urur Uma, les morts et Guira Mallku sont nettement dissociés. Leur renvoi n’a d’ailleurs pas lieu le même jour (le lundi pour les morts, le dimanche suivant pour Guira Mallku). Il est probable que leur lien repose sur leur cohabitation dans le monde souterrain : « Ils se rencontrent. Les âmes parlent avec les satanas » (tinkunakunku. Satanaswan parlanku) dit-on.
12Seuls les morts de l’année sont réputés prédateurs et leur renvoi rituel le lundi du Carnaval met fin à ce danger23. L’année qui suit leur renvoi, les défunts peuvent encore se manifester auprès de leurs proches sous la forme d’une abeille ou d’un colibri. Cette venue est considérée comme bienveillante. Avec Elvira, nous étions allées une année dans les vallées, dans la communauté de Suarani. Elle avait beaucoup pleuré à cause d’un terrain qu’elle ne parvenait pas à vendre. En voyant une abeille qui virevoltait autour d’elle dans le patio, elle me dit qu’il s’agissait probablement de son beau-père, Bernancio, qui cherchait à la consoler. Cette apparition lui redonna le sourire. Yatiri, Bernancio était très connu dans la région. S’il pouvait venir protéger les membres de sa famille qu’il affectionnait, il pouvait aussi, comme de son vivant, faire des farces et jouer des mauvais tours. Un jour, à Tanga Tanga, Victoria revint avec une épine dans le pied. Justina24 dit alors à la famille : « Bernancio Condori est venu, c’est pour ça. Son âme est venue et il a planté une épine à Victoria » (Bernancio Condori chamurqa chayrayku. Alman chamurqa chanta Victoria khishkachin). Par la suite, les manifestations des morts se font de moins en moins fréquentes jusqu’à disparaître totalement. Leurs âmes continuent d’agir dans le monde des vivants mais ne sont plus individualisées. Leur singularité est absorbée par leur catégorie d’appartenance ontologique : ce sont des âmes (almas) dont le saint patron est San Andrès. Celles-ci peuvent alors « punir » les vivants lorsqu’ils n’ont pas respecté les règles morales qui régissent la vie sociale, principalement celles défendues par le catholicisme25.
13Pourquoi les morts récents sont-ils censés manger l’animu des vivants ? Se manifestent-ils aux vivants avec cette intention ? Contrairement à Guira Mallku, leurs manifestations ne sont pas motivées par la faim mais par la morale, la rancœur, la nostalgie ou encore par des intérêts privés. Lorsque l’animu se détache de l’enveloppe corporelle de l’individu dont la mort est proche, il erre dans la communauté. Les habitants peuvent alors entendre des lamentations ou apercevoir une tâche blanche et fugace mais ils ne peuvent pas identifier le mort. Leurs interactions avec les morts récents ne sont donc pas intersubjectives. Habituellement, le mort se dirige vers ses proches en pleurant : « La personne ne sait pas encore qu’elle va mourir mais son âme le sait et elle va marcher dans la communauté pour voir ceux qu’elle aime. » À Urur Uma, il était très fréquent qu’un individu affirme avoir entendu une âme pleurer non loin de la maison. Cette situation est relativement angoissante non seulement parce que l’individu est amené à se demander « qui va mourir » (Pitaq wañunqa)26, ensuite parce que la proximité d’une âme est considérée comme extrêmement dangereuse. La vue d’une âme suscite inexorablement l’effroi. Or, celui-ci provoque une expulsion de l’animu qui sera invariablement accaparé et mangé par l’âme : « Si tu as peur, l’âme t’attrape aussitôt, elle te mange », « Si tu t’approches pour voir une âme, alors tu vas être complètement effrayée ! Tu ne vas plus te rappeler par où tu es venue, comment tu es arrivée à la maison, tu ne vas plus te souvenir de rien », me confiait Erasmo. Si l’âme déambule dans la communauté, c’est dans l’intention d’exprimer une peine et de rendre visite aux vivants une dernière fois. Mais l’effroi d’ordinaire involontaire qu’elle suscite lui fournit toujours une occasion de manger l’animu d’un humain alors excorporé. La première précaution est donc de ne pas sortir de la maison lorsque l’on entend une âme pleurer, le pire étant d’être surpris par une de leur apparition. Les recommandations sont identiques le dimanche et le lundi du Carnaval lorsque les âmes viennent pleurer près de leurs proches en attendant la fronde qui les chassera définitivement du monde des vivants. Lorsque la séparation est trop douloureuse, elles tentent aussi d’emmener l’animu d’un être cher avec elles, dans le monde des morts :
« L’âme est celle d’un mort et elle veut parler avec ton âme [ton animu]. Mais toi, tu n’es pas mort ! C’est pour ça que tu tombes malade parce qu’elle veut parler avec ton âme. Après, tu as mal à la tête, tu as des crampes, n’importe quoi. Elle apparaît dans les rêves : elle ne te laisse pas dormir. Tu es en train de dormir tranquillement et elle apparaît » (Erasmo, Urur Uma).
14Habituellement, ces apparitions oniriques ne sont pas fatales car contrairement aux autres apparitions le dormeur identifie la personne qui vient lui rendre visite. De plus, il parvient souvent à contrôler la relation intersubjective qu’il expérimente :
« Bernancio m’est apparu cette nuit. Il est apparu aussi à Modesto et à la grand-mère [son épouse]. Il me tendait la main pour serrer la mienne mais j’ai refusé de la lui donner. Si je lui avais donné ma main, il m’aurait emmenée avec lui » (Elvira, Urur Uma).
15Le rêveur peut aussi réprimander l’âme qui l’importune. Venancia par exemple, était la petite-fille préférée de son grand-père défunt. Une nuit, il vint lui rendre visite pendant un rêve :
« J’ai eu très peur. J’ai aussitôt pensé qu’il voulait m’emmener avec lui. Alors je me suis mise en colère et je l’ai sermoné : “Pourquoi es-tu en train de me poursuivre ? Dehors ! Va-t-en !” Il est parti et il n’est plus jamais revenu m’embêter » (Venancia, Entre Ríos).
16Toutefois, des âmes offensées et/ou tristes peuvent aussi venir visiter les vivants. Selon Valérie Robin Azevedo, les âmes prédatrices sont les morts encore pécheurs :
« Le caractère pathogène attribué à ces derniers au temps des funérailles n’est véritablement compréhensible que s’il est mis en rapport avec les péchés qui caractérisent les êtres humains au moment du décès (à l’exception des enfants baptisés, les innocents angelitos). La pénitence endurée lors du voyage purgatoire vers l’autre vie permet la destruction de cet homo peccator, [...] qui définit le mort avant qu’il ne soit sauvé. Par la suite, le retour temporaire des morts ne présente plus un risque de prédation. Bien au contraire, l’obtention du salut et l’intégration au Ciel (hanaqpacha) ouvrent le début d’un cycle d’échanges entre les vivants et les défunts. Celui-ci est ritualisé durant la première célébration de la Toussaint après le trépas, célébration qui clôt les funérailles » (Robin Azevedo, 2008, p. 140).
17Dans les communautés où j’ai séjourné, les âmes qui se manifestent aux vivants peuvent avoir des motifs bien plus prosaïques : les morts peuvent venir chercher des biens qui leur étaient chers comme des bijoux ou des habits. Ils peuvent aussi réclamer leur dû notamment lorsqu’il est financier. Enfin, ils peuvent profiter de leur apparition auprès des vivants pour se venger. À Urur Uma, on illustrait souvent ces propos par le récit de « la femme brûlée ». Suite à un accident, une habitante fut très grièvement brûlée. Les diverses thérapies entreprises (par les membres de sa famille, un yatiri, un curé) se soldèrent par un échec. Elle mourut à la suite de ses blessures. Les comunarios redoutèrent alors qu’elle ne leur rende visite ce qui se produisit. Elle vint toutes les nuits exigeant le pardon des membres de la communauté. Ils avaient omis de rassembler ses objets, notamment ses habits, et ce faisant, n’avaient pas bien accompli le rituel funéraire. La femme se vengeait ainsi en apparaissant soudainement pour effrayer les gens. Les sentiments telles les déceptions, les frustrations et les susceptibilités accompagnent ainsi les apparitions des âmes. Leurs attaques sont provoquées par des conflits inhérents à la vie sociale du mort durant son vivant. La plupart de ces conflits sont d’ailleurs intimes et privés : « Les âmes n’attaquent pas n’importe qui, elles attaquent la famille ou des amis car on a toujours une rancœur envers un membre de la famille ou un ami, une rancœur que l’on veut faire payer », m’expliquait Feliciano.
18Dans la mesure où les âmes ont été des humains, les moyens de neutraliser leur prédation sont beaucoup plus variés que dans le cas de Guira mallku. Comme l’expliquent mes interlocuteurs, « pour éviter que les âmes ne viennent nous importuner, il faut essayer de respecter les choses, il faut bien se comporter avec les gens » : ne pas contracter de dette, respecter l’ensemble des biens des personnes y compris lors des rites funéraires par exemple. Cet idéal relationnel ne peut néanmoins préserver les vivants de toutes les apparitions de morts récents : il est par exemple difficile d’éviter la vue d’un mort venu rendre visite à son voisin. C’est pourquoi, les rites collectifs sont les plus adaptés pour neutraliser la prédation des âmes : ils ont lieu lors du rite funéraire qui suit un décès, à La Toussaint et au Carnaval27, et ils se fondent sur des offrandes de nourriture. Pourtant, malgré l’échange qui spécifie alors les relations entre les vivants et les morts, ces derniers sont toujours appréhendés comme de prédateurs potentiels. Rappelons-nous le discours rapporté par Venancia à propos de sa mère Leonardia : le 2 novembre, les familles réunissent des offrandes sur la tombe du défunt mort dans l’année. En dépit de ces nourritures qu’elles chargent sur leur dos, Leonardia a peur d’être mangée. Le Carnaval constitue également une période très redoutée. Les âmes sont supposées arriver dès le dimanche soir. Elles se promèneraient en attendant le lundi, « le jour des morts » dedié à leur renvoi au moyen de frondes. Ce soir-là, les personnes mastiquent des feuilles de coca et boivent de l’alcool en pensant aux morts, récents et non récents : « Il faut mâcher de la coca car les âmes sont en train d’arriver. C’est pour pleurer » (kukata akullina. Almas chayamuchkan. Waqanapaq). On cite alors le nom des différentes âmes : chez Elvira et Modesto, les sœurs et les parents d’Evira, le père de Modesto, un membre de ma famille. Cette disposition et cette pratique rituelle essentiellement privées doivent être considérées avant tout comme un témoignage d’affection (on se souvient des individus et on les pleure) : les vivants mobilisent leur souvenir pour accueillir les morts. Pour ceux qui ont perdu quelqu’un dans l’année, c’est aussi le moment de préparer une statuette figurant le mort (une sorte d’épouvantail). Cette nuit n’en demeure pas moins extrêmement dangereuse : « Les âmes sont en train d’arriver. » Alors que nous étions en train de discuter, Elvira, une voisine et moi dans la maison, Elvira me demanda ma lampe de poche pour aller dehors (ce qu’elle ne faisait jamais) : « Cette nuit, les âmes déambulent beaucoup. J’ai très peur des âmes. » Julia ajouta : « Moi, je n’ai pas peur. Je n’ai jamais rien vu. Si j’en voyais, j’aurais peur mais maintenant, non, je n’ai pas peur. Dès maintenant, je vais rentrer chez moi. » Elle est néanmoins restée dormir. Le lendemain, il était vivement déconseillé de laver du linge à la rivière pour ne pas avoir à s’éloigner de la maison : il fallait mastiquer des feuilles de coca « pour les âmes » tout en fumant « pour les faire fuir ».
19Le lundi est consacré au renvoi des morts. Celui-ci a lieu dans la famille du défunt et toute la communauté est invitée à y participer. Comme dans le cas de Guira Mallku, la famille reçoit les invités avec de l’alcool. C’est à nouveau l’occasion de faire des libations d’alcool, de manger et de danser pour le mort. Mais cette fois-ci, le souvenir est partagé par le groupe28. Les proches (les parents, l’époux/se et/ou les frères et sœurs) font tournoyer une fronde et envoient une pêche le plus loin possible « pour que l’âme reparte » (almapaq ripunanpaq). Puis c’est au tour des invités. Muni également d’une fronde, chacun doit s’efforcer de faire tomber la statuette avec des pêches. Celui qui y parvient du premier coup reçoit de la viande bouillie (k’anka). Celui qui échoue après trois essais doit déposer de l’argent sur la statuette « pour l’âme ».
20La présence des pentecôtistes à Urur Uma ne facilitait guère le rituel. Une année où un comunario était mort, les habitants s’inquiétaient car sa famille était évangélique. Il était probable que personne ne fasse le rituel ce qui est de mauvais augure : le mort qui n’a pas été renvoyé rituellement, qui plus est sans geste d’affection, peut revenir dans la communauté et effrayer les habitants. Elvira s’interrogeait ainsi : « Julián [frère du mort] est évangélique et il ne le fera sans doute pas. Peut-être qu’Imitério [autre frère du défunt] le fera mais j’ai peur de lui demander. Je vais demander à sa femme ou à sa fille. »
21Le lundi soir, on ne craint plus les âmes : « Elles sont venues dans l’après-midi mais elles sont reparties avec la fronde » (Kunan warak’apun. Ripun). Durant toute la période qui précède la fin de ce rituel, du premier rite funéraire à celui du Carnaval, offrandes des vivants et prédation des morts vont de pair. Contrairement à Guira Mallku, les diverses manifestations des âmes dans le monde des vivants ne sont pas motivées par la prédation et celle-ci fait office d’opportunité, mais comme Guira Mallku, les morts récents sont réputés insatiables et les offrandes sont insuffisantes pour neutraliser leur prédation potentielle. Lorsqu’un aliment devient aigre (k’allku) par exemple, on dit que c’est une âme qui est venue le manger et on le jette : « C’est toujours comme ça. Les âmes viennent manger la nourriture. Les âmes ont toujours faim [hambreyuqpuni]. » Seul le fait de les chasser collectivement et de les renvoyer définitivement de la communauté met fin à leur prédation.
Courtiser la foudre (Palomillo)
22Guira Mallku et les morts récents ne sont pas les seuls prédateurs convoqués lors de rituels29. Lorsque la foudre (palomillo) s’abat sur un enclos et qu’elle « prend » un animal, un rituel est ordonné par son maître30. Le guide est chargé de satisfaire le Palomillo par le biais d’offrandes :
« Le palomillo, oui, c’est la foudre qui tue un animal, c’est la foudre qui arrive sur un animal [rayo chamuqtin animalesman wasiman]. Mon père se rappelait toujours le palomillo. Quand la foudre tue un animal, c’est pour s’en souvenir, c’est le diable aussi. Quand elle arrive, c’est pour s’en souvenir et l’adorer. Elle n’arrive pas comme ça au hasard, mais pour qu’on s’en souvienne [yuyanaykupaq], pour qu’on l’adore [qu’on lui fasse des offrandes]. C’est un secret aussi. Une fois, la foudre est arrivée sur un taureau de mon père et l’a tué. Mon père s’est donc souvenu du palomillo. Il a tué un bélier blanc. Il faut le tuer à minuit. Personne ne doit regarder. La maison est fermée. Personne ne doit entendre, ni même le chien. Tout se fait dans l’obscurité. Ils le découpent et ensuite mettent la viande dehors. Il faut écouter le bruit depuis la maison : le palomillo vient manger la viande. Ça, jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Il faut rester dans l’obscurité, la lumière éteinte pendant une demi-heure. Après, on allume et on fait la ch’alla. On a entendu le bruit et donc, on sait qu’il est venu manger. C’est pour ça qu’il faut faire la ch’alla : “J’ai reçu le palomillo. Nous avons bien accompli le rituel.” À 4 heures du matin, nous découpons l’animal. Il faut enlever le cœur. Il ne faut pas couper la viande en morceaux. On doit la faire cuire comme ça, sans la couper. À l’aube, on mange la viande tous ensemble, sans sel. On découpe et on fait des morceaux mais de gros morceaux pas des petits. Par exemple, la tête, une cuisse, les pattes. Le plus âgé, celui qui reçoit la tête, celui qui sait, c’est lui le guide. C’est lui qui répartit les morceaux aux gens : “Cette patte pour mon compadre, cette patte pour mon fils”, comme ça. La tête est toujours pour celui qui guide. Il n’y a que lui qui mange la tête. Celui qui va affronter le diable doit avoir la tête. Quelqu’un qui sait. Sinon, il ne guidera pas bien. Ça fait devenir fou. Quelqu’un qui ne sait pas bien, qui ne sait pas affronter le diable, peut devenir fou. Mais il échappe à ça avec l’alcool. Donc, mon père était le guide. La tête se mange avec le cerveau et la langue. Le guide distribue le cerveau mais chacun n’a qu’une toute petite partie. Ensuite, on garde les os et on forme le squelette de l’animal. On attache le squelette avec de la laine rouge, de la couleur sang. La laine a été achetée, ce n’est pas de la laine de lama. Avec cette laine, on attache bien le squelette, on attache bien les os pour former le squelette. Ensuite, on place le squelette dans un aguayo rouge. Là, on met deux kilos de bonbons en sucre. Il faut aussi se procurer deux kilos de t’iti31. À côté de l’aguayo, on met une cruche comme ça [vingt centimètres de hauteur], bien propre. La cruche doit être propre [sanito]. Dans la cruche, on met les deux kilos de t’iti. Donc, on termine de manger et il est huit heures du matin. Les os sont rassemblés avec les bonbons, tout. Ensuite, ils sortent de la maison en dansant avec un drapeau blanc. Le guide joue du pututu. Il doit le faire pleurer32. Les autres sont avec des charangos, des drapeaux, de l’alcool, ils accompagnent le guide. Et comme ça, ils sortent de la maison en dansant jusqu’au lieu où ils vont tout enterrer, là où est tombée la foudre, là où le taureau est mort. Avant, le guide avait construit une muraille en pierres à l’endroit où était tombée la foudre. Et il avait placé une pierre blanche33 au centre de la muraille. En arrivant à la muraille, ils font des tours et des tours tout en jouant.
Ensuite, ils se reposent et prennent de l’alcool pur. C’est toujours le guide qui indique le moment pour se reposer : “Repos !” Mais lui demande deux verres : “Avec ça, je vais affronter le diable. Le diable ne doit pas me vaincre.” C’est comme ça que parle le guide avec ses deux verres en plus. Ensuite, le guide s’approche avec une pioche et il commence à enlever les pierres de la muraille. Puis, il dépose l’aguayo rouge au-dessus de la pierre blanche. Il commence à creuser la terre. Il l’enlève, il l’enlève. À l’intérieur, se trouvent les os du taureau mort à cause de la foudre Palomillo [il les avait enterrés avant]. Il doit creuser jusqu’à ces os. Il doit les enlever tous. Quand il a terminé, il s’adresse aux gens : “Venez.” Quand il creuse le trou, il ne doit y avoir aucun insecte, pas même une fourmi ou un ver. Rien. S’il y en a, c’est un signe : c’est qu’il ne va plus y avoir d’animaux [que le maître n’aura plus d’animaux : taureaux, moutons, lamas etc.]. Quand il creuse le trou, il ne doit pas non plus y avoir d’eau. S’il y a de l’eau, ça veut dire que les animaux vont tomber malades. On dit que l’eau descend jusqu’au cou des vaches et qu’elle y reste. Après, elles ont le cou gonflé et sont malades. Quand mon père a creusé, il y avait de l’eau. Dans ce cas, quelqu’un amène du charbon chaud avec des braises. Là, on y met de l’encens. Le guide s’approche. D’autres aussi amènent de l’encens. Le guide se met à genoux et dit en pleurant : “Pardonne-moi, pardonne-moi” pour les animaux. Ensuite, il est pardonné. Il a bien fait. Donc, on enlève toute l’eau. Le trou doit être sec. Le guide commence à enterrer les os sains [ceux du bélier] et il place l’animal en s’aidant avec de la terre. Il place le squelette de l’animal dans le trou. Il s’aide en tassant de la terre dessus car le squelette doit rester debout. Par exemple, une patte puis de la terre, puis les autres pattes, puis le corps, puis la tête, ceci en tassant avec de la terre pour que le squelette tienne bien en place. À côté de l’animal, on met la cruche avec les t’itis et les bonbons de sucre. Puis, on bouche le trou et ça y est. Sur la terre, il faut qu’il y ait deux plantes : qeñwa34 et urqu. On appelle urqu la cantuta35 qui fleurit. Il y a cette cantuta dans la montagne. Nous, on dit urqu. On place ces deux plantes sur la terre qui bouche le trou. On les met quand on a fini d’enterrer le squelette. Et au centre, on met la pierre blanche. Quand on a terminé, on refait la muraille avec les pierres. Le guide met des confettis, des serpentins autour de la muraille. Ensuite, ils commencent à danser en faisant des tours pour avoir de la chance, pour qu’il n’y ait pas de problème. Comme ça, ils se sont vengés. Chaque personne qui a amené de l’alcool dit : “Ça, c’est pour mon animal.” Chacun se venge ainsi. Le guide en faisant la ch’alla dit : “Maintenant, plus rien ne va se passer. J’ai accompli [le rituel].” Ils retournent à la maison en dansant. Ils font la ch’alla et c’est la fin. Si le guide ne sait pas, il peut mourir en touchant le diable, en s’affrontant avec le diable. C’est seulement celui qui sait qui peut. C’est pour ça que la ch’alla est très importante. Le guide doit être bien ch’allado en disant : “Je vais t’apporter des aliments, je vais te donner ça.” Comme ça, le diable est satisfait. Quelqu’un qui ne sait pas peut mourir. De même, quand la foudre vient dans les maisons, les gens se rappellent du Palomillo mais pour les pommes de terre. Après, la production est très belle, les pommes de terre sont belles » (Erasmo, Urur Uma).
23Comme Guira Mallku, le Palomillo est réputé saisir la moindre occasion pour manger :
« Quand la foudre arrive sur une personne et la tue c’est parce que cette personne a mangé du fromage quand il pleuvait. C’est interdit de manger du fromage quand il pleut. Ça peut être aussi parce qu’elle a filé la laine. Il ne faut pas filer parce que c’est comme les racines des plantes. Quand tu files, la foudre voit de loin, elle voit d’en haut et elle croit que ce sont les racines des plantes et donc elle les avale. Le p’ito36 est nuisible aussi. Il ne faut pas manger de p’ito sinon la foudre arrive37 » (Erasmo, Urur Uma).
24Pour neutraliser sa prédation, les humains font donc un rituel fondé sur l’expression de la docilité et sur l’échange : « Quand la foudre s’abat sur un animal, c’est pour qu’on s’en souvienne, pour qu’on l’adore. » Mais comme dans le cas de Guira Mallku, les offrandes ne sont pas seulement destinées à apaiser la faim du Palomillo dans un but prophylactique et propitiatioire, elles constituent aussi un moyen de faire basculer la prédation de la foudre vers l’échange symétrique. Lorsque la foudre s’abat sur un animal, les humains estiment en effet que cette attaque est injuste. C’est pourquoi, dans les discours restrospectifs, l’interaction entre l’officiant rituel et le Palomillo (la négociation) est décrite comme un combat extrêmement périlleux. Les actes des participants sont également conçus comme « une vengeance ». Le pouvoir imputé à cette force saqra (être capable de tuer) les contraint à manifester, dans l’espace du rite, de la soumission et de la gratitude. Mais cette disposition émotionnelle est (aussi) une simulation destinée à courtiser et à satisfaire le Palomillo pour qu’en échange, il protège le bétail (ou garantisse de bonnes récoltes) et qu’il ne vienne plus avaler d’animaux. Cette expression émotionnelle est au service d’une incitation : convier la foudre à contrôler son appétit en le socialisant. Le rite offre ainsi cette opportunité de réaffirmer les règles et les pratiques morales qui gouvernent la vie sociale à l’adresse de cette force tellurique saqra mue par le caprice, l’autorité et l’abus de pouvoir.
Le lik’ichiri, un yatiri pervers
25Il nous reste à considérer la prédation du lik’ichiri : comment qualifier sa prédation, quelle est son intention et comment contrecarrer sa prédation ? En premier lieu, si le lik’ichiri est un humain, il occupe une position relativement liminaire. Le fait d’extraire l’animu de ses victimes est défini comme un pouvoir octroyé par le diable : « Ils sont en contact avec les démons, avec des esprits qui l’aident à réaliser ce travail » commentait Joselo. Ces données expliquent que les gens comparent volontiers les lik’ichiri à des yatiri : ils « font leur magie », ils semblent avoir des esprits auxiliaires. Mais comme le souligne un informateur, un yatiri « qui aurait exagéré », un yatiri pervers qui au lieu de mettre son pouvoir au profit de la communauté et d’être dans des relations d’échange, emploierait son pouvoir pour exercer un acte précisément contraire : extraire la substance vitale de personnes pour son propre bénéfice. Pour Modesto, « c’est clair, ça s’apprend. Il y a des livres. Il y a la magie blanche et la magie noire ». Contrairement aux vampires européens, les lik’ichiri n’extraient pas la graisse et le sang des humains pour les consommer mais pour les vendre. Mais pour certains, cette vente est expliquée comme un moyen de subsistance économique. Un jeune homme de Llallagua me racontait ainsi :
« I. : Mon oncle est lik’ichiri. Il vit de ça. Il s’appelle Agustino.
L. C. : Mais comment le sais-tu ?
I. : Mon père le sait. C’est qu’il a pris [la graisse] à mon compère. Mon compère avait beaucoup de graisse, énormément. Il abattait les vaches. Il travaillait à Oruro. Il avait beaucoup de graisse. Et donc, un jour, mon oncle Agustino a dit à mon compère : “On va boire ensemble. Tu vas tout préparer. On va boire tous les deux.” Mon compère avait donc tout préparé : de la nourriture, de la chicha. Ils ont bu et mon oncle lik’ichiri lui a pris [sa graisse]. Il lui a pris avec un bout de bois. Ça fait comme un trou après.
L. C. : Et après ça, vous n’avez rien fait ? Vous l’avez laissé continuer ?
I. : Il vit de ça lui. C’est un paysan. Il a des moutons, une femme, des enfants. Il a besoin de ça pour vivre » (Imiterio, Llallagua, originaire d’Aymaya).
26D’autres personnes associent les lik’ichiri aux damnés : « Ils mangent la graisse je crois. Ils sont condamnés à manger de la graisse. Dieu les a puni comme il punit tous les pères [incestueux] », m’expliquait une jeune fille d’Urur Uma. Mais la particularité des lik’ichiri est qu’ils sont exclusivement des prédateurs puisqu’ils ne donnent rien, préfèrant prendre la graisse des autres plutôt que de se nourrir en travaillant (en cultivant). Il s’agit d’une figure paraxystique de l’humain non socialisé (relations exclusivement fondées sur la prédation, aucun échange même asymétrique38) et non christiannisé : les rites que les lik’ichiri exercent sont des inversions typiques de rites diaboliques par rapport au culte chrétien.
*
27En conclusion, la prédation apparaît comme le schème cardinal des relations que nouent les entités saqra avec des humains. Si ces entités prédatrices se manifestent aux humains avec des intentions différentes selon leur appartenance ontologique (diable, humain) et leur partage de l’humanité (mort, ancêtre), elles se caractérisent dans l’ensemble par la non-régulation de leur faim : elles saisissent une substance vitale pour leur alimentation. Cette observation manifeste ainsi une conception primaire de la prédation où ses agents mangent parce que leur appétit n’est pas socialisé, le bébé vampire venant parfaitement illustrer cette représentation. Nous avons vu qu’une manière de réguler la voracité imputée au bébé est de le priver de nourriture. Tristan Platt (2002) note également que chez les Macha du Nord Potosi, la gloutonnerie du bébé est véritablement socialisée après avoir réalisé certains rites de séparation, après l’avoir baptisé et après lui avoir donné un nom ce qui en fait un membre individualisé de la société chrétienne andine39. Dans le même ordre d’idée, les damnés sont tués au moyen du feu, des croix ou des prières : « L’action des vivants permet donc de “domestiquer” le damné et de le socialiser en mort non pathogène et inoffensif » (Robin Azevedo, 2008, p. 147). Sauvés, ils pourront alors devenir des âmes et rejoindre le paradis. Mais contrairement aux bébés dont les mères parviennent à domestiquer l’appétit, contrairement aux damnés que les chrétiens peuvent socialiser en les « tuant une seconde fois », les entités saqra demeurent mues par leurs instincts et leurs désirs. Pour cette raison, les offrandes et la relation d’échange établie lors de rituels ne suffisent pas à contrer leur prédation. Leur faim insatiable ne peut être contrainte par la morale qu’elle soit sociale ou religieuse. Cette communalité vient du fait que les entités qualifiées de saqra sont associées au monde souterrain, monde caractérisé à la fois par une fécondité et une faim débordantes (Harris et Bouysse-Cassagne, 1988). Mais ce monde n’est pas tant considéré à travers sa dimension spatiale qu’envisagé comme une spécification des moyens d’agir, entre autres, manger sans restriction. Si la prédation est un attribut du monde souterrain, on comprend alors que les particularités des entités surnaturelles (Nina k’araq, les âmes, les ancêtres ch’ullpa, les animaux chtoniens, les forces telluriques) puissent être masquées sous l’emploi d’une catégorie générique « les saqra » ou bien « ceux qui prennent » ou « ceux qui mangent ». Cette attribution est d’ailleurs parfois substantialisée au moyen des suffixes possesseur yuq ou instrumental wan accolés à diablo ou demonio pour indiquer la capacité de prédation d’un agent : on dit que les âmes « contiennent le diable » (demonioyuq) ou qu’elles « sont avec » celui-ci (diablowan kanku). De même, l’or et l’antimoine40 sont décrits comme « contenant le diable » (diabloyuq) dans la mesure où on leur impute la capacité de « manger » des humains (des gringos). Les habitants de la région disent aussi du cancer et de la gale supposés manger l’individu qu’« ils ont le démon » (demonioyuq). Le substantif diablo sert ici à désigner une modalité de l’action plus qu’une appartenance ontologique : manger de façon vorace et incontrôlable.
28Nous sommes alors amenés à nous poser les questions suivantes : les humains disposent-ils d’autres moyens que l’échange pour neutraliser la prédation imputée à des forces saqra ? S’ils ne parviennent pas à les socialiser, comment font-ils pour échapper à l’infortune ?
Notes de bas de page
1 Dans la partie suivante, nous verrons que les enfants sont conçus comme des êtres non aboutis physiologiquement et socialement.
2 Dans le Nord Potosi, l’année est rythmée par des fêtes et des cérémonies agricoles, religieuses et politiques partagées par l’ensemble des communautés de l’ayllu parfois par l’ensemble des ayllus de la province Bustillo : – Premier Janvier : élection et intronisation des nouvelles autorités traditionnelles de l’ayllu (cabildo). – Carnaval : nombreuses cérémonies et rituels religieux où sont invoqués les morts, les montagnes, le Maître du Carnaval. Ils visent à la fertilité et la reproduction du bétail. C’est aussi à cette période qu’ont lieu les rituels pour la foudre (Palomillo). – Avril : combat de taureaux (Toro Tinku) à Urur Uma le vendredi de la semaine sainte (viernes santo). – Mai : le 2 mai, fête de l’esprit saint à Chayanta ; le 3 mai, fête de la Croix et tinku à Chayanta. – Juin : 2 juin, Corpus Cristi ; le 24 juin, fête de la Saint Jean à Urur Uma. – 25 juillet : Pèlerinage à Bombori. – Août : diverses cérémonies religieuses pour les montagnes (Huancarani notamment) et leurs gardiens (des monolithes, des pierres), pour la foudre (palomillo). Le monde souterrain est censé « s’ouvrir » à cette période. – Septembre : le 20 septembre, élection de la nouvelle autorité (jilanqu) d’Urur Uma ; le 22 septembre, Exaltation de la Sainte Croix à Panacachi et Killakas (commence dès le 19 septembre à Urur Uma) ; le 29 septembre, fête de San Miguel à Uncía (toro tinku). – Octobre : le 2 octobre, fête de la Virgen del Rosario et tinku à Aymaya ; 4 octobre, fête de San Francisco (dans les vallées à Mik’ani) ; 9 octobre, tinku à Aymaya. Ces fêtes inaugurent la période des semailles.
3 Par exemple l’argent offert aux mariés ou à l’enfant lors de la première coupe de cheveux.
4 Voir aussi Arnold et Yapita (1996) sur la notion de « floraison », La Riva (2012) sur les rêves de fleurs et Hall (2012) sur l’analogie entre la reproduction végétale et la reproduction humaine.
5 Le vendredi avant le Carnaval, les membres de la communauté se réunissent dans la maison du Llallawa alferez (celui qui a la charge du rituel) afin de préparer l’autel destiné aux Apu : les offrandes sont constituées des produits sélectionnés et récoltés le jour même dans les champs. Ce rite se prolonge le samedi avec le yatiri. Le mardi, les bergers réalisent un rite propitiatoire pour la fertilité et la reproduction du bétail. L’officiant coupe une partie d’une oreille de chaque animal. Les offrandes sont constituées par ces parties d’oreilles amassées et placées dans un aguayo rouge enterré au milieu de l’enclos.
6 Terme rituel désignant le fait de faire des libations d’alcool. La ch’alla est souvent accompagnée de fumigations et d’invocations. La ch’alla implique également que les participants boivent beaucoup d’alcool.
7 Petit luth à frettes d’origine andine dérivé de la guitare.
8 Instrument confectionné à partir d’une corne de vache et utilisé pour signaler un événement : à Tanga Tanga par exemple, il était utilisé pour convoquer l’ensemble des gens dispersés dans la montagne à une réunion.
9 L’alcool offert à Guira mallku doit être pur (sans aucun additif).
10 Le même rituel est également fait à Sabaya et ailleurs avec le anat achachi (Rivière, communication personnelle).
11 Respectivement traduits « Seigneur de guerre » et « Dame de la guerre » (de l’espagnol guerra, « guerre » et de l’aymara Mallku, « Seigneur » et T’alya, « Dame ») (Harris, 1987).
12 Dans la mine, « on fait une ch’alla pour que Guira Mallku nous donne des minéraux, pour que la mine s’ouvre, pour qu’il n’y ait pas d’accident » (Segundino, Entre Ríos).
13 Voir Harris et Bouysse-Cassagne (1988).
14 Petit sac tissé en laine de lama destiné à y déposer les feuilles de coca.
15 Aysay désigne l’acte rituel du yatiri qui a convoqué Guira mallku et lui a offert un mouton.
16 Littéralement le « sunqu sec » (ch’aki sunqu).
17 Q’uwa : satureja boliviana, végétal aromatique brûlé dans des braseros. Q’uway : faire brûler le q’uwa, par extension, faire des fumigations.
18 Juste avant d’être filée, la laine cardée est démêlée et lavée. L’officiant fait un nid avec et y dépose les offrandes.
19 Récipient rituel figurant des bœufs et destiné à y verser de l’alcool.
20 Dans certains cas, le diable est contraint de relâcher l’animu de sa proie par les auxiliaires du chaman, comme certaines montagnes ou Santiago. Il sera aussi sermonné par ces derniers (Ricard Lanata, 2010, Véricourt, 2000).
21 Sur le jeu et la simulation dans les rituels chamaniques, voir Hamayon (1990, 2012). On notera également que le terme puqllay (le « jeu ») apparaît très souvent dans les chants du Carnaval ; dans certaines régions, puqllay désigne toute la période du Carnaval (Gose, 2004). En aymara, Carnaval se dit également anata (le « jeu ») (Rivière, communication personnelle).
22 Pour les deux auteures, cette identification du diable supay aux morts responsables du cycle agricole renvoie à la notion préchrétienne du diable supay. Cette identification s’est poursuivie de manière occulte lorsque le diable a été redéfini par les évangélisateurs. Voir Taylor (1979).
23 En revanche, Robin Azevedo (2008) observe que dans les Andes de Cuzco, le risque de prédation se termine à la Toussaint. Le mort passe de la prédation à l’échange au cours des longs rituels funéraires destinés à renvoyer l’âme dans le village des morts, au Ciel. Lorsqu’elles reviendront à la période de la Toussaint, leur venue est supposée bienveillante et fondée sur l’échange avec les vivants.
24 Rapellons que Justina est originaire d’Urur Uma où vivait Bernancio.
25 « La punition des âmes » (castigo de alma) peut être neutralisée par des offrandes de bonbons tous les lundis. Notons que les punitions peuvent être collectives (sécheresse, inondations) ou individuelles et qu’elles ne sont pas définies comme des « prises ».
26 Il énumère le nom de plusieurs habitants de la communauté susceptibles de mourir bientôt (ceux qui sont malades ou âgés).
27 Entre ces périodes, chaque famille pourra compenser un défaut de réciprocité avec le mort en le nourrissant tous les lundis en mastiquant de la coca et en soufflant sur les aliments.
28 Nous évoquerons plus en détail la façon dont les vivants nourrissent les morts dans la deuxième partie.
29 Précisons que contrairement aux morts récents ou à Guira Mallku, les ch’ullpa ne font pas l‘objet de culte ou de rituels collectifs où ils seraient invoqués et recevraient des offrandes. Selon Robin Azevedo (2008), cette absence pourrait être due au fait que les ch’ullpa sont associés à un monde païen non chrétien.
30 Lorsque la foudre est identifiée à Saint Jacques, on lui impute la capacité de punir les humains « Santiago donne de graves châtiments d’en haut » (alto castigo patamanta qon). Cette attribution est mentionnée dans certaines étiologies : « Quand on est malade, c’est que l’on a été puni par Santiago pour avoir mal agi, par exemple, si tu as parlé sans accomplir ce que tu as dit. Dans ce cas, il faut aller à Bombori. Mais si tu parles sans accomplir ce que tu as dit, ta punition sera pire », m’expliquait Apolinario. Le pèlerinage de Bomborí (Nord Potosi) permet en effet aux habitants de la région de faire des offrandes et des sacrifices au saint patron des chamans et maître de la foudre au cours de rituels propitiatoires et/ou thérapeutiques (Véricourt, 2000). Les châtiments de Santiago s’apparentent à ceux des âmes en ce qu’ils visent à sanctionner les humains qui n’ont pas respecté les règles morales et religieuses qui ordonnent la ve sociale.
31 Animaux miniatures en plâtre destinés aux offrandes rituelles.
32 En quechua, jouer d’un instrument de musique se dit waqachiy, « faire pleurer ». Par extension, les locuteurs utilisent le même verbe pour allumer une radio.
33 Pierre très dure que les bergers trouvent en divers endroits et qui est utilisée dans certains rituels en raison de son pouvoir imputé. Nous évoquerons ce pouvoir dans la troisième partie de cet ouvrage.
34 Nom aymara. Arbre ou arbrisseau : Polylepis incana H.B.K.
35 Nom aymara hispanisé. Espèce d’arbuste de la famille des Polemoniaceae : Cantua buxifolia Juss.
36 Farine confectionnée à partir de grains grillés et moulus (orge, quinoa, blé). On la mélange parfois à un bouillon ou à de l’eau sucrée (chapo).
37 Pour ne pas attirer la foudre pendant un orage, il est également recommandé de ne pas avoir de miroir, de ne pas avoir de l’acier, de ne pas mastiquer des feuilles coca, enfin de ne pas utiliser des aiguilles à tricoter ou des crochets.
38 Voir aussi Rivière (1991).
39 L’auteur remarque aussi que les fœtus avortés et les placentas non baptisés deviennent des esprits prédateurs s’ils n’ont pas été enterrés ou brûlés chrétiennement (Platt, op. cit.).
40 L’antimoine est le nom donné aux émanations. Il peut être produit par l’or enterré mais peut aussi s’exhaler de certains endroits comme les cavités rocheuses ou les grottes. Voir Bernand (1988).
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