Chapitre I. Le corps saisi. La « prise », un schème étiologique de l’infortune
p. 39-65
Texte intégral
1Dans les trois communautés où j’ai séjourné, l’extraction et la perte occupent une place centrale dans la nosographie locale. L’ensemble des discours est rythmé par les emplois des verbes quechuas jap’iy (prendre, saisir), urqhuy (retirer, enlever), apay (amener, emmener, emporter), mikhuy (manger) et q’alachiy (vider). Les humains se décrivent en effet comme étant (ou susceptibles d’être) privés de leur âme, de leurs substances vitales (la graisse ou le sang), de leur force ou de leur vie. Nous allons voir que ces captures et ces dépossessions sont imputées à des entités très diverses. En outre, la perte est souvent conçue comme le résultat d’une « prise » intentionnelle exercée par une entité extérieure pour son propre bénéfice.
La « prise » de l’âme
2Comme dans la plupart des sociétés, dans les communautés du Nord Potosi, il existe des termes vernaculaires pour distinguer le corps (ukhu) et l’âme (animu)1. Leur délimitation et leur objectivation ne sont pas plus aisées qu’ailleurs.
3Situé dans le ventre, l’animu est autonome par rapport à l’enveloppe organique et il est censé vagabonder (purichkan) durant la nuit alors que l’individu est endormi. À cette occasion, il peut rendre visite à des absents et converser avec eux. C’est alors un moyen d’avoir des nouvelles et de transmettre des messages. Le dormeur peut aussi « recevoir » l’animu d’une personne familière qui a émigré et est loin de lui. Il considère alors que celle-ci « lui a rendu visite ». S’il est amené à la voir à son réveil, il lui dira « je t’ai vu(e) » (rikusqayki). Voir quelqu’un en rêve est généralement interprété comme l’annonce d’une visite à venir. Ainsi, alors que Modesto était dans les vallées depuis plusieurs semaines, Elvira me dit « Modesto va arriver aujourd’hui. Je le sais parce que je l’ai vu cette nuit. Il m’est apparu à Uncía. S’il est venu [dans mon rêve], c’est qu’il va arriver aujourd’hui ». Enfin, peu avant la mort biologique de l’individu, l’animu se détache du corps puis se transforme en alma ou aya 2.
4L’animu n’est pourtant pas toujours associé à une corporéité. Pour appréhender la notion d’animu, il est préférable de ne pas chercher à définir le terme au moyen de substantifs mais de verbes. Les informateurs ont ainsi répondu à la question maladroite de l’anthropologue « qu’est-ce que l’animu ? » par « C’est pour faire des stratégies, des pensées. Pour avoir des buts et des objectifs » (Modesto, Urur Uma). De même, pour Venancia :2
« Avec l’animu nous parlons, nous pensons : maintenant, où est-ce que je vais aller ? Qu’est-ce que je vais faire ? C’est ça l’alma. Nous nous rappelons tous les endroits où nous pouvons aller. Je vais aller là-bas, j’irai, je reviendrai. Nous pensons à la nourriture. Nous désirons un tas de choses. L’alma pense, l’alma mange » (Venancia, Entre Ríos).
5L’animu est en effet conçu comme une potentialité. Il garantit le travail (agricole) (llamk’anapaq, « pour labourer »), la volonté et plus généralement l’intentionnalité, la pensée et la mémoire (yuyay), le langage, le jugement, le discernement et la motricité. Il s’agit, grâce à l’animu, d’exercer diverses facultés à la fois physiques et mentales. Réciproquement, la perte de l’animu est définie comme un « agir empêché », comme une incapacité : « Je ne parvenais plus à réfléchir », « Je ne savais plus penser », « Je ne pouvais plus travailler » me confiaient mes interlocuteurs. Il peut aussi arriver que la personne ne contrôle plus sa motricité et urine sur elle3. Dans son ouvrage consacré à l’étude du chamanisme des bergers des Hautes Terres (sud Cuzco) au Pérou, Xavier Ricard Lanata (2010) remarque qu’il est fallacieux de traduire l’animu par « force vitale ». L’auteur aboutit alors à une définition de l’animu tout à fait subtile et novatrice pour l’étude du chamanisme andin. Plutôt que d’appréhender l’animu comme un principe général qui s’appliquerait à tous indifféremment, l’auteur définit l’animu comme « une puissance d’animation », « une essence-en-acte » :
« L’animu se dévoile au travers du devenir physique : c’est en animant qu’il devient effectif. Autrement dit, l’animu n’existe que dans la mesure où il produit une animation réelle : il n’est pas s’il ne se manifeste au point de vue sensible, c’est-à-dire s’il n’est pas perceptible » (Ricard Lanata, 2010, p. 84).
6La « prise » de l’animu est attribuée aux forces saqra désignées aussi par les termes « diable » (dyablu, supay)4 ou encore satanas et demonio. Les locuteurs disent alors que le malade a été « effrayé » (mancharisqa), « saisi/pris » (jap’isqa) ou « mangé » (mikhusqa), une relation d’équivalence étant postulée entre la frayeur, le saisissement et la dévoration5.
7Au Nord Potosi, plusieurs entités sont définies comme saqra : les Maîtres (le Maître du Carnaval, le Maître de la montagne par exemple), les esprits, les âmes des morts récents, les ancêtres ch’ullpa, certaines forces météorologiques ou telluriques (le vent, la grêle, la foudre, l’arc-en-ciel), certaines pierres, certains lieux (espaces liminaux), certains animaux sauvages et prédateurs6 (moufettes, renard, reptiles et batraciens, araignées, hiboux). Les saqra ont des caractéristiques similaires (que nous développerons tout au long de cet ouvrage), cohérence qui explique l’emploi de cette catégorie générique par les locuteurs. Indiquons dès à présent que cette catégorie regroupe les entités liées au monde souterrain et chtonien qui ont un pouvoir exceptionnel : celui par exemple d’assurer la reproduction végétale et animale, de faire pleuvoir, d’offrir des minéraux, de séduire, de se métamorphoser, d’inspirer les humains qui deviennent des artistes, de procurer une force surhumaine pour gagner les batailles rituelles (tinku), enfin celui de capturer l’animu des humains.
8Présentons maintenant les différents saqra réputés pour leur prédation potentielle7. Nina k’araq est la figure emblématique du diable. C’est l’entité la plus mentionnée dans les récits de prédation. À Urur Uma, quasiment tous les adultes déclaraient avoir vu au moins une fois Nina K’araq. Ce diable est réputé effroyable car il entre dans le ventre des humains, mange leur animu allant parfois « jusqu’à détruire tout l’intérieur du ventre ». Nina k’araq apparaîtrait souvent dans les sources :
« Nina k’araq a une signification. Qu’est-ce que la Nina k’araq ? Il y en a pas mal. Elle existe probablement dans le monde entier. Mais je ne sais pas combien il y en a. Cependant, parfois, je la vois vraiment. C’est vrai, je vois qu’elle se déplace les nuits. “Nina k’araq”, disent-ils. Après, elle apparaît ici, dans l’eau des sources, l’eau des mares elle apparaît. Et là, ce sont des endroits très forts. Les enfants ne doivent pas se déplacer comme ça, ni les adultes. Elle apparaît vraiment [ciertomanta rikhurin]. Ensuite, imaginons que tu veux construire une maison loin pour vivre mieux [Chantarí supongamos karuman wasi chakuwaq vidaqa qhawarispa]8. Parce qu’ici, il y a plein de monde, c’est plein. Et toi tu veux construire une maison pour faire paître le plus d’animaux possible. Mais là, il y a une source. Ce sont des mauvais endroits. Comment décrire ces endroits ? Ce sont des endroits très forts [Chay ancha fuerte lugar i.] Donc ici, tu construis une maison et la même chose que rien : elle viendra à toi en rêve, elle viendra à toi en réalité [de sueño jamusunqa, sut’ipi jamusunqa] » (Feliciano, Urur Uma).
9Elle « vit » aussi dans les cavités rocheuses ou les sommets des montagnes. Alors que nous passions près d’un rocher en allant au bourg de Mik’ani, Apolinario me conseilla de marcher vite et de ne pas m’attarder. Il me dit :
« J’avais une fille, Julia, elle avait 16 ans à peu près. Elle est morte des satanas. Les satanas l’ont prise. Elle est morte en un instant. On revenait de la fête à Mik’ani. Sur le chemin, il y avait cette pierre que je t’ai montrée [grande pierre pourvue de cavités], c’est là que vit le diable. Lorsque nous sommes passés à cet endroit, les satanas ont vu l’enfant. Ils l’ont regardée. Lorsqu’on est arrivés à la maison, Julia a vomi puis elle est morte, très rapidement. On a rien pu faire. [...] Cette Nina k’araq est très forte. Elle entre dans ton cœur et elle te mange de l’intérieur. Nous, on peut tuer quelqu’un avec un couteau, un fusil. Mais Nina k’araq, elle te tue simplement en te regardant » (Apolinario, Tanga Tanga).
10Nina k’araq peut se transformer9 en toute chose ce qui explique l’inquiétude de mes compagnons lorsque je rentrais le soir après leur avoir rendu visite : « Ce démon se transforme en tout : en une personne, un oiseau, une pierre, tu vois. C’est la vérité [chiqamanta]. Il peut même devenir une ombre. » Pour eux, il fallait donc toujours se méfier des apparences :
« Moi je l’ai vu. Il avait la taille d’un petit enfant d’un an, tout petit. Et il marchait très rapidement ! Il devient de toutes les couleurs. Il se transforme en un chien, il se transforme en un chat, il se transforme en un enfant. Et il devient un diable qui a des cornes ici. Et ses yeux deviennent très grands. Et il allume une lumière ici, dans ses yeux » (Erasmo, Urur Uma).
11Si les formes sous lesquelles Nina k’araq apparaît sont multiples, la plus commune en effet est celle d’un être de petite taille (un mètre environ) qui a de la lumière dans la bouche ou dans les yeux (selon les témoins). Cette lumière explique le nom de l’esprit, Nina k’araq signifiant « feu/lumière ardent ». Les gens identifient très nettement Nina k’araq lorsqu’ils distinguent au loin une lumière mouvante et intermittente : « Tu la vois au loin comme une personne avec une lampe, et en t’approchant, la lumière s’en va. » La lumière provenant de Nina k’araq pourrait également se fragmenter et s’unifier à nouveau :
« Une lumière apparaît sur une montagne, puis trois lumières sur une autre montagne puis cinq sur une autre montagne et les lumières tournent [elles forment un cercle qui tourne sur lui-même], comme un cercle, bien rond. Et après, ça redevient une seule lumière et elle disparaît » (Segundino, Entre Ríos, originaire de Kharacha).
12Dans les ayllus Aymaya et Kharacha, les habitants considèrent que Nina k’araq prend le nom de Guira Mallku10 pendant la période du Carnaval :
« Pendant le Carnaval, le diable déambule beaucoup. On dit que le diable est ouvert. Ça commence le jour du compadre11 jusqu’à Tentación. Après, le diable se ferme. Il ne déambule plus. Pendant le Carnaval, il vagabonde beaucoup » (Modesto, Urur Uma).
13En ce sens, Guira Mallku est défini comme « le Maître du Carnaval » ou encore « l’esprit du Carnaval » (espiritu del Carnaval). Plus spécifiquement, Guira Mallku est le Maître du monde souterrain. Dans la mine, Guira Mallku est d’ailleurs le nom donné au diable minier (Tío) à cette époque particulière de l’année. La capacité de manger l’animu des humains lui est aussi attribuée. Il peut également « emmener » (apay) les individus, principalement ceux qui sont ivres, vers les « bouches » (simi) du monde souterrain, comme les lacs ou les ravins. Cette chute marque la mort de l’individu et son entrée dans le monde souterrain ; l’individu est littéralement avalé par l’inframonde. Ce qui définit la mort de la personne n’est donc pas la noyade ou la chute, c’est son absorption. Un matin, à Urur Uma, une voisine m’annonça qu’un jeune était mort la veille à cause de Guira Mallku :
« E. : C’est Lorenzo qui l’a vu. Il est mort. Guira Mallku l’a mangé [Guira Mallku mikhukapun]. On l’a retrouvé à Willka Phujyu.
E. : Il avait de violentes douleurs au ventre et il est mort aussitôt. On n’a pas eu le temps de le soigner.
L. : On l’a retrouvé agenouillé, visage contre terre et les mains sur son ventre. C’est Guira Mallku ça, c’est certain » (Emiliana, Elvira et Leonardia, Urur Uma).
14Et dans toute la communauté, on parlait de ce jeune emporté et mangé par le Maître12.
15Pour les pentecôtistes, le terme de diablo a été repris pour désigner l’ensemble des « divinités » (d’origine catholique ou andine) : divinités tutélaires, esprits, saints patrons. Les seules « divinités » non diaboliques reconnues par ces évangéliques sont alors Dieu, Jésus et le Saint-Esprit. Or, pour les convertis, l’ensemble des figures diaboliques est susceptible de manger l’espiritu des fidèles pendant le culte ; cette dévoration expliquerait le fait que certaines personnes s’évanouissent dans les églises.
16L’animu des humains est aussi susceptible d’être « pris » par les animaux saqra suivants : le renard (atuq)13, le juku (oiseau rapace nocturne)14, la moufette (añathuya) et le crapaud (jamp’atu). Tout en mâchant des feuilles de coca, Elvira me confiait par exemple :
« Quand on a peur, l’animu sort et le diable l’amène loin. Après, on a sommeil, on dort tout le temps et on meurt. Certains yatiris15 peuvent faire revenir l’animu, d’autres non. Ma sœur est morte comme ça. Elle dormait tout le temps car son animu était sorti. Elle rêvait que le renard la mangeait. Elle disait “le renard me mange” [atuq mikhupuwan] » (Elvira, Urur Uma).
17Il est toujours inquiétant de ne pas identifier clairement un bruit nocturne car l’on sait que le renard et le juku « mangent les gens » (runata mikhun) la nuit, pendant le sommeil. Apercevoir une moufette dans la journée suscite tout autant la peur : cet animal pourtant considéré comme « très mignon » serait une métamorphose récurrente de Nina k’araq. Quant aux crapauds, ils sont réputés redoutables pour les femmes. Lorsque celles-ci vont uriner, elles prennent toujours garde de scruter le sol (entre les herbes, sous les pierres) afin de s’assurer qu’il n’y pas de batraciens car « ils peuvent sauter sur le sexe ». De là, telles des ventouses, ils aspireraient l’animu et le consommeraient. Dans la communauté d’Urur Uma, une femme serait morte ainsi : « Elle est morte. Le diable l’a mangée » (wañupun. Diabloqa mikhukapun). Certaines femmes ont même précisé que sa mort avait eu lieu en dépit de l’opération chirurgicale destinée à retirer le crapaud : « Il n’y avait rien à faire, on ne pouvait pas lui enlever. Il était collé. Elle est allée à l’hôpital et là, ils lui ont retiré mais c’était trop tard. Il avait déjà mangé son animu. Elle est morte. » Les crapauds sont aussi réputés extraire l’animu en regardant le sang cataménial (yawarta rikun). Enfin, animal chtonien et saqra, le batracien est associé aux sources qui cachent des sables mouvants :
« Il y a certaines sources et dedans, il y a un crapaud, dit-on. Et donc, autour de ce crapaud, on dit que la terre bouge. Comme un tremblement de terre. Quand une chose comme un oiseau, et même un avion, passe au-dessus, il l’avale, dit-on. C’est un secret que personne ne connaît. Il y a ça. Je crois qu’ils ont fait fuir ce crapaud. Pour cela, il y avait aussi un secret : le cochon que l’on mange. Ils ont fait entrer ce cochon dans la source. Et il a été mangé en entier. Il ne restait même pas un ver de terre. Et personne, personne n’a voulu le sauver dit-on » (Feliciano, Urur Uma).
18À Tanga Tanga, les moustiques identifiés par les représentants de la biomédecine comme vecteurs de la malaria (chukchu)16, sont considérés comme des saqra (« La malaria vient des satanas » : malaria satanasmanta) car « ils mangent l’âme des personnes [Almá runamanta mikhun] ». Leur piqûre est alors définie comme une « prise » des satanas (chukchu jap’in). Ils se regroupent près des mares, des sources d’eau, des rivières ou des ruisseaux et sont supposés être actifs la nuit, plus encore lorsque « la lune disparaît » (killa wañuqtin). J’ai été très vite avisée de ce danger d’autant qu’à Tanga Tanga, plusieurs personnes avaient été soignées pour des crises de malaria par l’auxiliaire de santé de Mik’ani. Le danger était important mais les habitants me rassuraient en m’expliquant qu’il existait « une pilule » (píldora) permettant de recouvrer son animu pris par les moustiques diaboliques. Ces « diables » étaient jugés de moins en moins présents par ailleurs en raison des fumigations réalisées précédemment par le gouvernement : « Maintenant, ils ont soigné cet endroit de la malaria » (Kunan kay lugar malariamanta jamp’inku). Les habitants faisaient également référence à la messe du curé, venu spécialement à Mik’ani pendant les épidémies de la malaria afin de chasser (chinkachiy) les moustiques. Le nombre accru des personnes vivants « en bas », près de la rivière, aurait enfin fait fuir ces saqra.
19À Tanga Tanga, les habitants imputent également cette capacité de prédation au gardien du territoire, Awki Marka. Cet esprit tutélaire vit dans la grotte et la cascade situées au pied de la montagne. Il serait de la taille d’un enfant et marcherait avec difficulté car ses pieds seraient tournés vers l’extérieur17. Le vent (wayra) est aussi appréhendé comme une force prédatrice saqra ayant le pouvoir de « prendre » les humains et de manger leur animu : « Le vent m’a prise » (wayra jap’iwansqa). Si les rafales sont extrêmement dangereuses, les vents les plus redoutés sont les muyu wayra, les tourbillons18. Dans les vallées, ils s’attaqueraient principalement aux enfants. Plusieurs fois, des mères me demandèrent de veiller sur leurs enfants en bas âge endormis dans la maison. Selon elles, il ne faut jamais laisser un enfant seul, même quelques minutes, car le vent peut entrer dans la maison et « il mange les enfants » (wawata mikhun). Pour les habitants de Tanga Tanga, ce sont ces tourbillons qui sont à l’origine du taux de mortalité infantile si important dans la communauté (certaines femmes avaient ainsi perdu jusqu’à dix enfants)19. Par ailleurs, sur les Hauts Plateaux comme dans les vallées, quand on se brosse les cheveux, il est déconseillé de laisser traîner par terre ceux qui sont tombés. Il faut les brûler car le vent les emporte et « les amène au diable » (diyabluman apan, saqrasman apan) lequel se trouve dans les trous du sol ou dans les cavités rocheuses. Il en va de même pour les ongles. Le diable est supposé se servir de cette partie, toujours solidaire du tout, pour dévorer l’animu de son propriétaire. Dans les cas les moins graves, l’individu souffrira de céphalées20.
20À la saison des pluies, les orages sont fréquents et la foudre frappe régulièrement animaux et humains. Elle peut aussi endommager les cultures. Appréhendée comme une manifestation de Saint Jacques (Santiago), Sainte Barbara ou Saint Jérôme, elle n’en demeure pas moins qualifiée de saqra : elle peut emporter et manger l’animu des personnes, des animaux, des maisons ou des aliments21. Le nom donné à l’endroit où la foudre est tombée est palomillo22. La grêle (granizado) est aussi décrite comme prédatrice : elle dévorerait les cultures car elle « a faim » (hambreyuq), elle « emporte tout » (q’ala apakapun) et « après, il n’y a plus de pommes de terre23 ». Certains expliquent qu’elle emporte l’« ispiritu » (ou animu) des aliments :
« Mon père marchait et il y avait la grêle en forme d’humains. Mais sans yeux. C’était la nuit. Il y avait un feu et des gens. “Je vais me reposer avec le lama” a-t-il pensé. Et eux, ils mangeaient dans des assiettes mais immenses [il fait un rond avec ses bras] ! Après, il leur manquait les pieds et les mains. La grêle vient de là où on ne produit pas. Elle amène l’ispiritu de la nourriture, des pommes de terre, tout. Le matin, il s’est réveillé au milieu de la grêle mais il n’avait pas senti le froid. Il avait dormi bien au chaud. Il n’y avait plus de lama, plus de nourriture » (Segundino, Entre Ríos, originaire de Kharacha).
21Les morts sont également définis comme saqra. Leurs « âmes » (almas) sont fortement redoutées car dans certains contextes, elles peuvent « saisir », « avaler » (thatay) l’animu des vivants et les « tuer » (wañuchiy). Il s’agit des âmes de personnes qui, quelques heures avant la mort, quittent l’enveloppe corporelle pour vagabonder. Le caractère prédateur imputé aux morts est alors censé durer jusqu’au rituel de la despidida de las almas (« l’adieu aux âmes »), pendant le Carnaval (nous y reviendrons). Les âmes des morts récents vivraient sous la terre et peuvent être visibles par les vivants durant la période qui s’étend de la Toussaint à Carnaval. Alors que nous parlions des manifestations diverses des saqra à Urur Uma, Venancia en vint à parler des âmes. Elle s’adressa à Natalia et rapporta le témoignage de Leonardia, sa grand-mère :
« “Il s’était saoulé comme ça. Tous les gens avaient quitté le lieu”, a-t-elle dit. Il s’était saoulé. Ma mère a dit : “Je ne peux pas te soulever.” Il était mou. Elle a pleuré. “L’âme va certainement nous emmener. Elle va certainement nous porter comme si nous faisions partie des offrandes [t’ika]24. Tous les gens vont partir. Lève-toi donc !” Ensuite, ça l’a fait un peu réagir, à peine. “Elle est en train de venir.” À La Toussaint, ils font comme ça : nous disons “gendre”. Ce gendre [le beau-fils du mort] tue un lama, dit-on. Il le charge sur son dos [le lama] et en marchant, il lui plante un couteau. Après : Qaq ! [bruit de l’égorgement]. Le lama meurt. Il étrangle un chien. Le gendre étrangle un chien. On fait comme ça. Comme ça, on fait un autel à l’âme avec le chien, le lama. Elles [les âmes] vont au cimetière, elles vont au cimetière. Elles se saoulent. Toutes boivent. Et les gens ne se rendent compte de rien. Mon père était saoul, sans aucun doute. Moi, j’étais petite, petite. Nous étions probablement dans la maison. Elle, elle ne pouvait pas le lever. Après, elle avait certainement une lanterne. Une lanterne, comme nous faisons nous et après l’obscurité vient derrière. Maintenant : “Ça c’est une âme. Nous avons entendu , a-t-elle dit [à ses enfants en rentrant à la maison], “Nous deux. Nous venons du cimetière. Et dessous la terre, le chien aussi aboyait. J’ai entendu comme ça”, a-t-elle dit. Mon père lui, ne se rendait compte de rien du tout. Il ne faisait que dire “Je suis un condor !” “Elle est en train de venir”, a-t-elle dit. Après, elle a dit que le chien venait (aussi) : Jañjañjañ ! Comme s’il était en train d’aboyer [litt. de parler] de dessous la terre. “Qui est en train de venir ?” Ce qu’on offre aux âmes hein, elles chargent ça : “Est-ce que ça serait ça ?” s’est-elle dit. Ma mère a éclairé avec une lanterne, elle a éclairé. “Après, j’ai bien regardé : les offrandes étaient portées/chargées, les enfants étaient portés, d’autres les prenaient par la main, le lama était porté et le chien aussi. Des hommes, des femmes, des hommes, des femmes qui pleuraient tous. Ils sont en train d’aller vers le cimetière”, a-t-elle dit. Après, ma mère y a vraiment cru. “C’est vrai que l’âme emporte tous les plats que l’on a déposés. C’est comme ça qu’elles sont en train de se déplacer. Allez Tata, lève-toi ! Réveille-toi ! Regarde comme les âmes sont en train de se déplacer. Elles amènent aussi les enfants. Regarde comment elles sont en train de se déplacer en portant [leurs offrandes] seulement : Tropa, tropa. T’aqa, t’aqa. Grupo, grupo.” Ils ont regardé avec une lanterne. “Elles ont tourné autour de nous comme ça. On ne les a pas dérangées. Elles ont même fait attention à nous” a-t-elle dit. Pourquoi ? Parce que depuis qu’elle était petite, ma mère, croyait en Dieu. Elles les ont presque tués, c’est certain. Ma mère a dit : “Je ne suis pas seule. Je suis avec Dieu.” Après, elle a participé au culte. Sinon, elles les auraient tués tous les deux. “Je ne suis pas seule. Je suis avec le Seigneur, moi. Qui est le soleil ? Qui a versé son sang sur cette terre ? Il est mort pour nous en versant son sang. Moi j’existe. Je m’en souviens avec tendresse/avec affection” a-t-elle dit. Après, elle a allumé la lanterne. “La lanterne : sirrrrr, diling. Elles sont parties en nous contournant [litt. en tournant autour de nous]” » (Venancia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).
« Kay jina machaykapusqa nin. Runa q’ala ch’in ripun nin. Machaykapusqa. Mamay mana juqhariykita atinichu nin. Llawchhi nin. Waqan nin. Almapis apawasunchá. T’ika campañitachá t’ikatachá q’ipichiwasun. Q’ala runa ripunqa. Jatariy arí. Chanta tumpata k’itarqachikun nin apenas. Jamuchkan nin. Todos santosqa jinata ruwanku tullqa ninchik. Chay tullqaqa llamata wañuchin nin. Chaqnaykun risaqtapuni cuchillowan t’uqsiykun. Chanta Qaq [bruit de l’égorgement]. Llama wañun. Allquta sipin. Chay allquta sipin tullqa. Jina ruwan. Ajinata almaman apxatan [<A]25 llamaswan allquswan. Panteónman rinku. Panteónman rinku. Machaykapun. Thatarapun. Runa ni ima riparakunkuchu. Tatay burrachopuni karqa. Nuqa t’una t’una. Wasipichá kakuchkayku. Pay mana juqharimuyta atinchu. Chaymanta linterinayuqpuni linterina jinanchik chanta laqha qatirimun. Kunan kay alma. Uyariyku nin. Iskaynituyku jamuchkayku nin cementeriomanta. Jallp’a ukhumantapis ayñamunman allqupis. Jinata uyarini nin. Tatay mana imata riparakunchu nin. Soy condorito nispalla. Jamuchkan nin. Chaymantaqa allqu jamuchkan jañjañjañ. Jallp’a ukhumantapis parlanman jina nin. Pitaq jamuchkan. Almaman apxatanchik [<A] i chayta q’ipiq nin. Chaychu nispa. Linterinawan k’ancharisqa mamay k’ancharisqa. Chanta sumaq qhawani nin t’ika q’ipirisqa. Wawa aysarisqa muchuraykusqa llama aysarisqa allqupis aysarisqa. Qhari warmi qhari warmi waqaraspa. Cementerioladuman richkan nin. Chanta creinpuni nin mamayqa. Ciertoqa almaqa ima chuwatasqapis apakuq kasqa. Chay jina richkan. Ya tata jatariy. Despertay. Kay jina alma richkan. Wawitapis aysa. Aysallakaq jina richkan. Tropa tropa. T’aqa t’aqa. Grupo grupo. Linterinawan qhawanku. Jina muyuqiwanku. Mana turiyaykuchu nin. Nuqaykumanta antes cuidakuwayku nin. Imarayku. Mamayqa juch’uycitumanta Diospi creisqa. Casipuni wañuchisqa. Mana sapaychu kani. Dioswan kani nisqa mamay. Chanta kultuman risqa. Sino iskaynintu wañuchinman karqa. Mana sapaychu kani. Señorwan kani nuqa. Pichus sol. Pichus yawarta jich’an kay pampapi nuqaqaykupaq wañun yawarta jich’an. Nuqa kani nispa. Yuyarikuni nin. Chanta linterinata k’ancharin. Linterinata sirrrr diling. Muyuqiwan nin » (Venancia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).
22À Urur Uma, comme dans l’ensemble de l’aire andine, la capacité de saisir l’animu est aussi imputée à des morts très anciens : les ch’ullpa26. La communauté abrite une colline où sont enterrées des poteries dans lesquelles se trouvent des momies, des restes d’ossements et de tissus :
« Il y a des pots en terre avec plein d’os. Nous appelons cet endroit Qhataloma. Nous l’avons toujours appelé comme ça. Certains disent qu’autrefois, c’était un cimetière, d’autres disent que c’était une ville. C’est là que vivaient les ch’ullpa » (Modesto, Urur Uma).
23À Urur Uma, les restes archéologiques situés dans la communauté sont considérés comme le témoignage d’une humanité antérieure : ces « autres humains » étaient censés communiquer verbalement avec les animaux et vivaient à une époque présolaire :
« La mère de ma mère m’a raconté. Il y a longtemps, il n’y avait pas de soleil. Mais les gens savaient que le soleil allait arriver à l’ouest. Et donc, ils ont construit leur maison avec leur porte à l’est. Puis le soleil est apparu à l’est et ils sont tous morts. Ils ne pouvaient pas ouvrir les yeux. Les ch’ullpa sont morts. C’est pour cela qu’il y a les ch’ullpa des anciens, de la première humanité. [...] Mon père me racontait aussi, un ami lui avait raconté. Quand la lune disparaît, les os vont chercher de l’eau en volant avec un bruit. Quand on casse un os, si c’est un os de ch’ullpa, on dit qu’il y a du sang. On touche l’os et on a les doigts colorés. Il apparaît des petites veines. Ce sang vit. [...] Mon père me l’a raconté, moi je l’ai raconté à mes enfants et eux le raconteront à leurs enfants » (Segundino, Entre Ríos, originaire de Kharacha)27.
24Selon les régions, les ch’ullpa auraient réussi à échapper au cataclysme en se cachant sous la terre, dans leur maison ou dans des pots en céramique. Dans les régions avoisinant celle du Nord Potosi, certaines ch’ullpa auraient survécu en s’immergeant dans l’eau28. Les rapports à l’ancestralité des ch’ullpa varient selon les différentes populations actuelles de la région. Les Chipaya (département d’Oruro, Bolivie) par exemple, se désignent comme les survivants (Métraux, 1931) ou les « restes » (Cereceda, 1993, 2013 ; Wachtel, 1990) de cette autre humanité. En revanche, les Aymara du Nord Potosi mettent l’accent sur une ancestralité qui se fonde sur un ancrage territorial et non sur des liens généalogiques29. Ce sont « les ancêtres du lieu » et ils peuvent mener un acte de prédation s’ils sont dérangés (s’ils sont exhumés, si un individu marche sur les os ou passe à proximité)30.
L’extraction de la graisse et du sang
La ponction de la graisse (wira)
25Un autre agent, cette fois-ci humain, est réputé saisir l’animu des individus : le lik’ichiri. Mais celui-ci n’est pas intéressé à proprement parler par l’animu : sa capture est seulement temporaire. Elle lui permet d’endormir (puñuchiy) ses victimes pour leur prélever la graisse. Privée de son animu, la personne devient soudainement incapable de réagir : « Elle ne peut plus crier, plus parler ni ouvrir les yeux. » On dit qu’elle est « saisie » (japi’sqa) par la magie du lik’ichiri et qu’elle peut souffrir de violentes douleurs abdominales. À son réveil, elle est incapable de comprendre ce qui s’est passé, elle ne se rappelle rien (mana riparakunchu mana yuyanchu). Cette capture temporaire explique que le pouvoir du lik’ichiri soit qualifié de « diabolique », le diable lui aurait enseigné comment faire. Plusieurs rites fondés sur l’inversion l’aident à « faire dormir » ses proies : dire le Notre Père à l’envers (« du bas vers le haut », « en commençant par Amen ») trois fois consécutives tout en soufflant, installer des bougies noires à l’envers sur un candélabre et réciter dix fois le Notre Père à l’envers jusqu’à l’extinction des bougies, prier la tête à l’envers, compter à l’aide d’un rosaire en verre brisé notamment. D’autres versions font référence à un rite initiatique que devraient pratiquer les futurs lik’ichiri :
« On dit que tous ne peuvent pas être lik’ichiri. On dit que d’abord, ils se réunissent. Et là, ils font des libations, avec de l’alcool, de la coca et aussi de la dynamite. Après cela, ils s’affrontent en se battant avec des frondes et de la dynamite. Après, ils s’en vont en pleurant et c’est à ce moment-là qu’ils peuvent marcher dans le but de prendre aux gens [leur graisse]. Ils ont un pouvoir pour faire ça. Qu’est-ce que c’est ce pouvoir ? Je ne sais pas. Mais tout le monde ne peut pas [l’avoir]. Il faut avoir un pouvoir spécial. Et donc, ils se réunissent d’abord et font des libations. Peut-être pour un saint, je ne sais pas. Ça peut être ça. Après, ils doivent tous s’affronter, c’est inouï, avec de la dynamite. On dit qu’ils pleurent beaucoup. Après ça seulement, ils peuvent prendre [la graisse] » (Joselo, Urur Uma).
26La notion de « compagnonnage » entre l’âme d’un défunt et le victimaire expliquerait aussi son pouvoir. Une fois arrivé dans un cimetière, le lik’ichiri se déshabillerait puis se prosternerait devant une âme, choisie parmi celles qui se promènent. Cette âme se mettrait alors sur le dos du lik’ichiri puis l’aiderait à faire dormir ses futures victimes. Les cendres des os (obtenus dans les crématoriums) ou « l’os du genou » d’un défunt, auraient les mêmes attributs. Le fémur est supposé devenir « le compagnon » du lik’ichiri et en tant que tel, le protéger des attaques éventuelles de chiens. Le fait de souffler sur les cendres ou sur le fémur, tout en le tournant dans sa main en disant « Dors ! Dors ! » est réputé provoquer l’endormissement de l’individu. D’autres procédés peuvent être aussi employés par le lik’ichiri pour endormir ses proies : placer ses mains devant son visage et faire bouger ses doigts, regarder l’individu droit dans les yeux et, le plus courant, souffler (trois fois) dans sa direction. Pour s’entraîner, le lik’ichiri pourra utiliser des petits oiseaux comme des colibris : il les fait dormir, leur prend leur graisse puis les réveille.
27Alors que l’endormissement de la victime relève d’un pouvoir spécifique renvoyant au monde des diables et actualisé au moyen de rites, le prélèvement de la graisse résulterait lui, d’un apprentissage issu du monde technique non indigène. Dans les récits de lik’ichiri sollicités par l’anthropologue, ce savoir-faire est présumé s’enseigner (à l’université, dans les églises ou bien de père en fils selon les versions). Certains affirment que le lik’ichiri peut être autodidacte puisqu’il existe des livres pour se former. Autrefois, c’était à l’aide d’un couteau que les lik’ichiri étaient censés « ouvrir » les corps afin d’établir la ponction de la graisse. Aujourd’hui, les instruments ou les appareils suivants seraient utilisés : seringues, aiguilles, lampes de poche, radios, appareils photos, machines diverses (et tout mon attirail venait presque ironiquement illustrer les propos de mes interlocuteurs !). Certains informateurs précisent quant à eux qu’il faut avoir étudié longuement pour devenir lik’ichiri : « Il faut avoir des relations. Il faut connaître des personnes qui enseignent. » L’acquisition de ce savoir suppose aussi que l’apprenti soit intelligent et assidu. À Urur Uma, on m’affirma qu’un de mes voisins, qualifié de voleur, de fainéant et de menteur, ne pouvait pas être un lik’ichiri : il était trop bête et trop paresseux pour cela.
28Si l’extraction de la graisse humaine repose sur un savoir acquis et technique, elle n’en demeure pas moins aussi fondée sur le mystère ou, pour reprendre les mots de mes interlocuteurs, sur le « secret ». Ces derniers insistent en effet sur le fait que le lik’ichiri prend la graisse si rapidement (al rato saca) que la victime n’a pas le temps de s’en rendre compte (mana reparakunchu) : « Il te prend [la graisse] en dansant, en sortant d’un bus, en te croisant dans la rue. » Il peut aussi ôter la graisse à distance avec une machine, un piston voire un appareil photo. Enfin, une fois l’extraction réalisée, le lik’ichiri déposerait la graisse dans la coquille d’un œuf, dans un récipient ou bien directement dans ses mains. Le lik’ichiri rendrait enfin l’animu à la personne afin qu’elle se réveille.
La dévoration du sang (yawar)
29Si le lik’ichiri apparaît comme la figure du vampire andin (Wachtel, 1992), d’autres entités sont plus spécifiquement hématophages : les serpents (et dans certains cas, les lézards), les fœtus et les bébés.
30Lorsqu’une femme a ses menstrues (yawarniyuq), il est périlleux pour elle d’aller uriner. Attiré par l’odeur du sang cataménial, un serpent peut entrer dans son vagin. Le reptile est aussi censé profiter du sommeil des femmes pour « entrer » (yaykuy). Aussi, l’arrivée des règles suscite-t-elle souvent de l’anxiété. Alors qu’elle lavait avec obstination ses jupons et ses polleras (jupes bouffantes) tâchées par le sang menstruel, ma commère m’expliqua :
« Ça pue énormément [le sang menstruel]. Il faut laver [les habits] car sinon le serpent entre par le vagin. Après, il mange le sang à l’intérieur du ventre [wiksa ukhupi]. Après, la femme est malade [unqusqa] Elle n’a plus de force [mana kallpayuqchu]. Son ventre gonfle. C’est dangereux pour les femmes. Pour les hommes, non31. Après, quand il est rassasié, le serpent ressort. On dit qu’il est gorgé de sang » (Elvira, Urur Uma).
31Avant de me rendre dans les vallées à pied, plusieurs personnes d’Urur Uma m’avaient mise en garde. Dans la mesure où il fallait plusieurs jours pour arriver dans la communauté de Suarani, j’allais dormir dehors plusieurs nuits de suite : « C’est très dangereux les vallées. Surtout Lola32, ne dors pas dehors quand tu as tes règles. » Segundino m’expliqua aussi :
« Le serpent, tu connais, le récit (cuento) du serpent qui entre dans la femme ? Les serpents ont l’habitude d’entrer dans les femmes et ils grandissent dans leur ventre. Une fois, une femme est allée récolter des pommes de terre. Après, elle a voulu se reposer un peu. Comme c’est dangereux de dormir, elle a seulement dormi un peu, elle avait l’habitude de dormir seulement un peu. Elle a dormi. Là, il y avait un serpent. Dès qu’elle s’est endormie, le serpent est entré. Après, elle a averti son mari [qui travaillait] dans la mine : “Je ne me sens pas bien. J’ai mal au ventre. Quelque chose est en train de bouger dans mon ventre.” Son mari : “Peut-être qu’un serpent est entré dans ton ventre. Est-ce que tu as dormi ?” Elle : “Je ne crois pas, juste un tout petit peu.” Lui : “Tu as sûrement un serpent.” Ils ont donc commencé la séance pour faire sortir le serpent. D’abord, ils l’ont enivrée. Après, ils ont utilisé la graisse de lama [untu]. Ils l’ont mise sur la braise pour que le serpent sorte. Car le serpent déteste l’odeur de la graisse de lama. La femme avait les jambes écartées pour que le serpent sorte. Il y avait beaucoup de gens pour voir, pour regarder. Mais ils regardaient de loin. Après, le serpent est sorti un petit peu. Mais la femme s’en est rendue compte et elle a resserré les jambes. Du coup, le serpent est entré à nouveau. Son mari l’a beaucoup frappée : “Pourquoi as-tu serré les jambes ? Ça fait des heures qu’on fait tout pour qu’il sorte !” Après, ils l’ont attachée les jambes écartées et lui ont fait boire encore plus d’alcool. Ils ont remis de la graisse de lama. Les gens se sont éloignés. Après, le serpent a commencé à sortir et les gens sont revenus les uns derrière les autres pour regarder. Il est sorti et il est tombé sur le sol. Là, tous les gens ont accouru pour le tuer. Ça a duré trois jours. Il n’est pas sorti d’un coup. Je voulais y aller moi aussi mais c’était loin. Beaucoup de monde est venu pour voir » (Segundino, Entre Ríos).
32Ce « conte » circule largement dans la région. À Urur Uma, une habitante devait un jour se rendre dans les vallées et me confia qu’elle envisageait ce voyage avec anxiété en raison des serpents. Une voisine venait justement de lui raconter une variante de ce conte. D’autres récits insistent sur la relation particulière qui s’établit entre le reptile et la femme :
« Un couple était en train de faire paître les moutons. Mais la fille avait sommeil. Un jour, le garçon est parti et la fille s’est endormie près d’une pierre. Le garçon est revenu car il avait oublié son chapeau. Et il a vu le serpent : il était en train de sortir de la fille. Avant, la fille ne se rendait pas compte qu’elle avait un serpent dedans. Son ventre était gonflé mais c’est tout. Après, non, tout était normal. Mais elle avait tout le temps sommeil. C’était à cause du serpent dedans. On dit que le serpent entre comme de l’eau. Ensuite, le garçon a emporté la fille. Après, le serpent a cherché la fille avec obstination. Il pleurait, pleurait en la cherchant. On dit qu’il la cherchait comme si c’était son maître » (Justina, Tanga Tanga).
33Les serpents seraient également susceptibles de féconder les femmes. Un matin, à Tanga Tanga, alors que nous parlions des serpents, Elisa nous raconta, à Victoria et à moi :
« Les serpents, ils veulent s’accoupler avec des cholas [femmes indigènes]. Pendant la nuit, ils rentrent par le vagin dans le corps de la femme. Je connais une femme qui a accouché d’un bébé serpent. Son mari s’appelle José et ils ont un boa. Une nuit, le serpent est rentré dans son vagin et l’a fécondée. Elle est tombée enceinte. Mais l’enfant n’est pas normal : il a trois ans et il ne peut pas se lever. Il rampe au sol pour marcher. C’est arrivé quand le boa s’est échappé. Pendant trois semaines, ils l’ont cherché partout. Personne ne savait où il était. C’est là qu’il est entré [désignant son sexe]. Elle ne s’est rendue compte de rien [mana riparakunchu] car il est entré pendant la nuit et elle dormait. L’enfant est beau mais il ne peut pas se lever. Il rampe, c’est tout » (Elisa, Tanga Tanga).
34Outre les énoncés de ces croyances, il est aussi important de considérer les contextes de leur actualisation, et par là même, les intentions des narrateurs. Il semble évident que l’action du serpent ne sert pas seulement à fournir une étiologie a posteriori (expliquer une malformation ou une infirmité motrice cérébrale par exemple). Ce qui est mis en avant dans ces différents énoncés, c’est que les femmes sont considérées comme toujours susceptibles d’être incorporées par une entité extérieure, qu’elles ne doivent pas dormir n’importe où, ni n’importe quand, enfin que leur vigilance (le contrôle de leur corps) doit être intensifiée pendant leur sommeil et au moment des voyages. Précisons que c’est pendant la période des règles que dans les Andes, les femmes sont supposées êtres les plus fertiles (La Riva, 2012). Les femmes évitent par conséquent de dormir avec un homme durant leurs menstrues si elles ne veulent pas tomber enceintes.
35La grossesse n’est d’ailleurs pas exempte d’inquiétudes pour la mère. Le fœtus est en effet appréhendé comme un véritable être dévorant (Platt, 2002 ; Lestage, 1999). Selon Denise Arnold et alii (2002), on dit qu’il « mange le sang de sa mère » et on décrit le placenta comme couvert de petits seins qui sont utilisés l’un après l’autre par le fœtus pour sucer le sang. Les mères n’allaitent ainsi leur bébé qu’au bout de deux ou trois jours car elles considèrent qu’il est rempli du sang maternel (ce qui explique qu’il soit rouge à sa naissance) et donc qu’il n’est pas affamé. Le bébé doit retenir sa faim afin d’être plus fort et de s’habituer à la vie rude du campo. Lui procurer du lait tout de suite contribuerait à ce qu’il devienne un goinfre33. Pendant la période de l’allaitement, les bébés n’en sont pas moins décrits comme des êtres qui absorbent le sang de la mère, lui ôtent sa force (kallpa) et la font maigrir. Cette considération vient du fait que le lait maternel est appréhendé comme une expulsion du sang : « Le sang sort dans le lait » (lechepi yawar lluqsipun). Dès lors, seul le sevrage serait susceptible de mettre fin à ce vampirisme.
La dévoration du corps
36Dans la plupart des cas, lorsque les locuteurs disent qu’« une personne est mangée » (runa mikhusqa), ils font référence à la consommation de son animu. Néanmoins, certains prédateurs sont aussi censés dévorer la chair des humains. Les plus connus sont les damnés (kukuchis, condenados). À Entre Rios, à Urur Uma ou à Tanga Tanga, de nombreux cuentos leur sont consacrés. Pour Valérie Robin Azevedo :
« Ces narrations, au contenu assez stéréotypé, sont aussi parmi les plus connues de la tradition orale andine. À l’origine importés d’Espagne, les récits de damnés ont probablement été diffusés à l’époque coloniale à travers les exempla [...]. Ce genre de narration à caractère exemplaire, qui prenait la forme d’anecdotes ou d’histoires incroyables et facilement mémorables, fut propagé par l’Église catholique, notamment dans les sermons. Manifestement, les exempla se sont ensuite répandus massivement, de bouche à oreille, au sein de la population andine. Aujourd’hui, les récits de damnés, réadaptés à la vie locale, font partie intégrante du patrimoine littéraire de la tradition orale de cette région » (Robin Azevedo, 2008, p. 142).
37Dans le champ des récits de prédation, ceux de damnés occupent effectivement une place singulière à Urur Uma. Contrairement aux autres récits, ils ne sont pas actualisés dans la vie sociale en raison de la vie pratique ou de contextes favorables. Ils ne figurent pas non plus dans les discours étiologiques. En bref, les damnés constituent simplement des protagonistes de la littérature orale. À Tanga Tanga en revanche, l’investissement symbolique des damnés est beaucoup plus important. S’adressant à sa belle-sœur Victoria, Elisa témoigna un après-midi :
« C. : Ce n’est pas un cuento : j’en ai vu, moi. Un jeune de San Marcos était parti faire paître ses chèvres et chercher du bois. La foudre l’a touché et il est mort. Puis, la rivière l’a emporté et l’a trainé jusqu’au Tomata. J’étais en train de faire paître les chèvres et j’ai vu le corps dans l’eau. J’ai vu qu’il avait la tête brûlée et j’ai pensé que c’était un damné. On a voulu ramener le corps car le damné n’est pas mort correctement [mana allinchu wañupun], il était en bas [dans la rivière au pied de la montagne et non pas chez lui dans la montagne]. Il venait de San Marcos. Vers San Marcos, on a vu un homme marcher dans la montagne avec des chèvres. C’était un damné. On est allés au cimetière mais l’homme n’était plus dans sa tombe : il y avait un trou noir. C’est pour ça qu’il faut toujours les attacher comme ça, ils ne peuvent pas sortir. Il faut toujours attacher la personne quand elle meurt, il faut toujours regarder [watamunchik qhawanchikpuni]. Là, ils ne l’avaient pas fait donc il est sorti. Un jour, ma sœur aînée était allée faire paître les chèvres avec son bébé dans l’aguayo et deux grands-mères. Les chèvres se multipliaient. Elles ont croisé une chèvre rouge puis un chien aux yeux rouges qui étaient avec le damné. L’homme s’est approché. Il puait, c’était affreux. L’homme est allé vers le bébé et il a essayé de l’arracher à ma sœur en faisant un bruit [imitant une personne qui défèque]. Elles ont essayé de se défendre en cherchant un bout de bois ou une pierre. Elles étaient accompagnées d’un chien mais il n’attaquait pas. La grand-mère a pris une pierre pour le frapper mais le damné a évité les coups en bougeant la tête, le dos. Le chien pleurait. Finalement, le chien est parti. Elles ont eu peur que le bébé ne soit effrayé. Elles sont retournées à la maison avec les animaux car elles avaient trop peur. Les nuits suivantes, le damné rôdait autour de leur maison. Je l’entendais moi, toutes les nuits [imitant à nouveau quelqu’un qui défèque]. J’avais peur de sortir de la maison. Une nuit, il a mangé un coq. Une autre nuit, on a retrouvé un coq mort mais il ne l’avait pas mangé. Par contre, on ne l’a pas mangé non plus car on avait trop peur » (Elisa, Tanga Tanga).
38Victoria rapporta ensuite le témoignage de sa grand-mère qui avait vu un damné sur le toit. Le lendemain, alors que nous étions tous réunis avant le repas, Victoria demanda à Elisa de raconter à nouveau l’histoire du damné à Justina mais celle-ci n’y prêta guère attention (elle était plus préoccupée par la soupe de maïs qu’elle était en train de cuisiner). En revanche, Apolinario écouta attentivement et ajouta :
« Les damnés se promènent surtout pendant la période du carnaval car c’est la saison des pluies et il y a la foudre. Car les damnés sont morts à cause de la foudre. Ils meurent frappés par la foudre puis ils sont damnés. C’est pour ça qu’il est très dangereux de marcher avec du petit bois, un miroir ou un crochet car ça attire la foudre » (Apolinario, Tanga Tanga).
39Le lendemain, à la nuit tombée, Victoria arriva totalement affolée. Elle venait d’entendre une personne qui marchait au loin gémir et faire des bruits bizarres : « J’ai vu un kukuchi [imitant les bruits]. J’ai eu peur, très peur. Il marche sur la montagne là-bas. Il faut faire attention. » La peur de Victoria avait été favorisée par les narrations répétées d’Elisa les jours précédents. Mais il est vrai qu’à Tanga Tanga, les habitants manifestaient une crainte certaine lorsque la démarche d’une personne non identifiée leur paraissait étrange. Dans cette communauté, les damnés ne sont donc pas seulement des supports narratifs pour partager et transmettre une morale, souligner des interdits, condamner certaines conduites ou évoquer certaines situations dangereuses (un orage) ou immorales. Les récits de damnés ne se limitent pas non plus à des expressions, celles d’expériences traumatiques vécues comme le fait d’être tué par la foudre ou de mourir noyé par exemple. Les manifestations de damnés sont également conçues comme des événements de la vie sociale des habitants, elles participent, en elles-mêmes, de l’expérience.
40Voyons à présent quelles sont les caractérisques de ces humanoïdes sortis de leur tombe. Leur aspect est réputé terrifiant et repoussant ; leur chair est pourrie, des vers de terre apparaissent sur leur visage ou sortent par leurs oreilles : « Ils sont comme les gens mais leur visage est pourri » (Runa kikin pero uyan ismusqa). Leur odeur est qualifiée de répugnante (sinchi asna). On dit qu’ils quémandent aux vivants du maïs blanc pour se fabriquer des dents. Leur démarche les distingue également des vivants : ils ne marchent pas comme eux (mana runa kikinchu purinku), ils marchent dans l’autre sens (waq laduman purinku). Ils peuvent parler mais « c’est comme s’ils avaient le nez bouché ». Les chiens auraient peur des damnés et « ils les voient comme des âmes ». Lorsqu’ils les aperçoivent, ils se mettraient à pleurer. Pour mes interlocuteurs, les morts deviennent des damnés si durant leur vie ils ont volé, s’ils ont commis un inceste (l’inceste entre parrains et filleuls est souvent cité), s’ils ont été violents avec des enfants ou s’ils ont contracté une forte dette. Les morts que l’on a enterrés avec de l’or (dents, bijoux) deviennent aussi des damnés. L’or empêcherait l’âme de monter au ciel car il est lourd. On explique aussi que de nombreux curés seraient devenus des damnés en raison de leur richesse et de leur lubricité. Enfin, les suicidés, les personnes assassinées et plus généralement les malemorts, deviennent des âmes en peine condamnées à errer dans le monde des vivants34. Lidia mentionne ici le cas d’une femme enceinte qui aurait été assassinée :
« Au Chaparé, ça fait huit ans. Un patron a abusé d’une cholita, son employée. Et elle est tombée enceinte. Elle a averti son patron et son épouse. Les deux se sont concertés pour savoir ce qu’ils pouvaient faire. Et ils ont tué la cholita avec son bébé. Après ils l’ont enterrée avec son bébé dans la maison du patron, au milieu du patio. Ils avaient une grande maison. Ils ne lui avaient pas enlevé son bébé. La cholita est devenue un damné [se ha condenado]. Après, elle a cherché son patron et sa femme, ceux qui l’avaient tuée avec son bébé. Elle a beaucoup marché pour les chercher, beaucoup, de chichería en chichería35. Tout le monde avait peur d’elle. Énormément ! Moi aussi : “Qu’est-ce que je vais faire si je la vois ?” Elle cherchait, elle cherchait mais elle ne faisait de mal à personne. Une fois, elle est entrée dans un restaurant : “Je veux manger” a-t-elle dit. Elle s’est assise à une table. Il y avait une nappe. Peut-être qu’elle a bougé, je ne sais pas. En tout cas, les gens ont vu que sous la table, tout son corps n’était que des os avec des vers de terre. En haut, son corps était normal. Mais dessous : que des os et des vers de terre. Tous les gens du restaurant ont eu peur et se sont enfuis. Ils ont eu très peur, très très peur ! Elle les a cherchés partout : La Paz, Santa-Cruz. Mon mari l’a vue dans une chichería. Il voulait aller aux toilettes et il l’a vue : comme la viande qui sèche au soleil, son visage était comme ça. Il s’est presque évanoui. “Jamais je ne pourrai oublier son visage” m’a-t-il dit. De peur, il s’est enfui en courant à la maison » (Lidia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).
41Les damnés auraient été condamnés par Dieu, et ce pour une période déterminée : « Ils errent un mois seulement. Après, ils s’en vont. » La foudre n’est pas la cause de leur damnation mais son instrument : elle initie le processus au cours duquel l’individu va devoir expier ses fautes. Comme l’explique Apolinario,
« Dieu ne les reçoit pas [au paradis] car ils ont commis l’inceste. C’est pour ça qu’il les condamne à manger des bébés. Ils les envoient sur terre pour ça, durant une période déterminée [terminos tiyan]. Quand cette période est achevée, ils repartent [destino tukuqtin ripun] » (Apolinario, catholique, Tanga Tanga).
42Les damnés sont censés quitter le monde des vivants sous la forme d’une colombe ou bien dans un tourbillon de vent (muyu wayra) : « Le vent l’emporte. C’est comme ça que le damné finit/devient » (wayra apan. Ajina condenado tukun). Après leur départ, seul leur animu continuerait d’errer. Ils sont devenus des âmes. Mais pour Apolinario, l’existence de l’Enfer aurait mis fin à celle des damnés :
« Autrefois, il y avait des condenados. Maintenant, il n’y en a plus car aujourd’hui, l’Enfer existe et donc, ils vont en Enfer [infiernoman rinku]. Mais avant, l’Enfer n’existait pas. C’est pour ça que Dieu condamnait les gens. Les personnes qui ont commis des péchés vont en Enfer » (Apolinario, Tanga Tanga).
43Il n’est donc guère étonnant que les damnés soient décrits comme ayant peur du feu et des croix :
« La cousine de mon père m’a raconté. À Uncía, le jour de Todos Santos, il y avait un condenado. Elle, elle était petite. C’était rempli de gens, tu sais quand ils mettent le pain36. Elle a vu courir les gens : “Condenado, condenado !” Une femme était comme ça en train de mettre du pain sur la tombe et son fils est sorti de la terre : d’abord ses mains puis les bras et ainsi de suite. La terre bougeait. Il a marché comme ça. Sa mère s’est échappée et elle est aussitôt entrée dans l’église. El le condenado ne pouvait pas entrer dans l’église. Le condenado criait car il ne pouvait pas entrer dans l’église. Ensuite, le curé est sorti de l’église et a prié, prié. Après, il a pris une très grande croix [environ 50 centimètres] et l’a jetée sur le condenado. Et il est tombé au sol. Après, ils ont amené beaucoup de bois et ils l’ont brûlé. Son ventre a éclaté et un chat est sorti de son ventre » (Segundino, Entre Ríos, originaire de Kharacha).
44Les damnés « mangent les personnes, ils mangent leur corps et pas seulement leur âme » (Runas mikhukapun cuerpota. Mana almasllatachu). On dit qu’ils peuvent dévorer jusqu’aux os et qu’ils apprécient particulièrement les petits enfants. Ils sont supposés aller dans des communautés très éloignées de celles où ils ont vécu afin de ne pas être reconnus. Ils peuvent pénétrer l’espace intime des maisons lorsque personne n’est en train de cuisiner. Le récit de Venancia traite de la dévoration d’une fillette par un damné. Il fait suite à celui que nous avons exposé sur les âmes. Elle s’adresse à ses deux filles et à moi :
« Il y a très longtemps, mon grand-père m’a raconté. Ce damné, c’est autre chose. Il a dit... Le damné vit probablement dans les endroits silencieux. Ici [regardant autour d’elle], quel endroit ça pourrait être ? Au Chaparé ? Huancaraní37 ? Lola [me désignant] : elle a vu [la montagne Huancarani], [elle a vu] Urur Uma Baja, il y a cette montagne. Toi [s’adressant à moi], tu vivrais seule ou Natalia vivrait avec elle [la protagoniste du récit qui apparaît après], hein. Dans cette montagne, hein, seule, et il y aurait plein d’animaux : il y aurait des vaches, des moutons et après, des vaches, des taureaux, il y aurait des béliers, des ânes et après... À cette heure-là [17 heures], “elle a vu”, a-t-il dit. Dans cette descente, comme dans cette montagne [désignant la montagne en face de nous] : il a dit qu’une femme, une jeune fille, comme Lola, probablement une cholita, une belle, une mignonne chola. Il a dit que là, elle était en train de filer la laine, qu’elle était en train de retordre38 : “Aïe, regarde, cette femme est en train de filer, elle est en train de retordre” a-t-elle dit. Cette fille vivait avec sa sœur cadette : “Regarde comme elle est en train de filer là-bas” a-t-elle dit. Les vaches... Là où le maïs est coupé, elles étaient en train de faire paître [leurs animaux]. Les deux [la fille et sa sœur] vivaient à la campagne, oui. Après, elles ont attaché les vaches. Elles ont regroupé les animaux. Elles les ont attachées par là. “Maintenant, il faut dormir, oui.” Elles ont dormi. Il a dit qu’une cholita qui retordait s’est arrêtée à la porte. Comme toi, elle a regardé et comme celle-ci [désignant sa petite-fille de cinq ans], elle était en train de dormir. Après elle a regardé, elle a regardé la porte. Il n’y avait pas de chien. Elle a regardé la porte : ce bras est tombé. “Et maintenant, je n’ai pas de chien. Comment je vais faire maintenant pour m’échapper dehors ? Lève-toi, lève-toi !” “Elle l’a poussée d’un côté et de l’autre comme ça [de droite à gauche]. Elle était en train de dormir comme morte puis l’autre [bras] est tombé, puis un pied puis un côté. Elle continuait de regarder : des os avec la chair. À la porte, les pieds tombèrent l’un après l’autre” a-t-il dit. Mon grand-père parlait comme cela. Après, le damné s’est arrêté. “Allons-y, allons-y !” Elle a attrapé sa sœur cadette : “Allons-y, allons-y. Il faut s’échapper !” La fillette ne voulait pas rester dans la maison, comme ça, comma ça. “Il est en train de bloquer la porte”, a-t-elle dit, “le damné bloquait la porte”. Et comme pour toi [me désignant], “le village était loin” a-t-il dit. Il vivait probablement dans un endroit éloigné, hein, il vivait probablement à Huancaraní, hein. Et l’autre, c’est comme la plaine oui. Ensuite, elle ne se s’est pas échappée. “Il y avait des vaches”, a-t-il dit. Elle s’est cachée sous la patte de la vache, elle était comme toi [s’adressant à sa fille de 5 ans], elle était petite. “Et ma petite sœur !” a-t-elle dit, “Toi tu peux t’échapper. Maintenant qu’est-ce qu’il va se passer ? Maintenant, je vais avertir ma mère. Que faire ? Elle doit probablement être en train de pleurer à la porte de la maison.” La fille a dormi cachée sous la patte de la vache. Le jour suivant, elle s’est réveillée à l’aube. Elle s’est réveillée à l’aube et elle est allée regarder : “Comment va ma petite sœur ?” Elle est allée regarder, “Comment va-t-elle ?” Elle est allée regarder : “Que des os ! Droit comme ceci, elle était complètement mangée, sucée” a-t-il dit. Elle l’a regardée et à ce moment elle a couru. À l’intérieur de la maison, il n’y avait plus que des os. Les os étaient complètement sucés. “Qu’est-ce que c’était voyons ? C’est ça qui a dû la manger.” Ensuite, elle est allée avertir. Elle est partie apeurée. La vache. “La vache : shshshshsh [souffle par les narines] elle faisait. Elle bougeait sa queue de ce côté. Pendant ce temps, il était probablement en train de manger sa petite sœur, il n’y avait plus rien. Le jour suivant, elle a regardé par la porte : il n’y avait plus que des os” a-t-il dit. La vache l’avait sauvée. Ensuite, elle est allée avertir ses parents : “Un damné est entré, il a mangé ma petite sœur : il n’y avait plus que des os répandus dans la maison.” Elle, elle s’est sauvée. C’est pour cela qu’il faut toujours élever un chien. Un chien. L’âme se convertit en n’importe quoi. Ensuite, elle a averti [ses parents] » (Venancia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya)39.
« Unay timpu abueloy cuentaq. Chay condenado waq chayqa. Nin. Condenadoqa ch’in lugarpichá tiyakun i. Kaypi may lugarpitaq tiyan. Chaparépichu. Huancaranitachu. Rikun Lolaqa Urur Uma Baja. Chay luma i. Qam sapitayki tiyakuwaq kay Natalia tiyakunman paywan i. Chay lomapi i chanta sapitan ashkha animales. Wakas kanman ovejas chaymanta wakas toros maltoncitos kanman burros kanman chaymantataqri. Kay horas [17 heures] rikusqa nin. Kay uraypi jaqayjina lomapi. Juk warmi juk sipas Lola jina cholitachá sumaq símpatica chola nin. Chaypi phushkachkan nin. K’antikuchkan nin. Aïe jaqay warmiqa phushkachkan k’antichkan nisqa. Chay chica sullk’itawan tiyakun chay. Jaqayjina jaqaypi phushkachkan. Ya nispa. Wakasqa. Chhalla ruturasqapi michichkanku iskaynitunku campopi tiyakun arí. Chaymanta wakasta watarqanku. Animalesta tantarqanku. Chaykunapi watanku. Kunan puñukapuna arí. Puñukapusqa. Punkumanta sayarimun nin cholita k’antispa. Qamjina qhawasqa jaqay jina puñukuchkan nin. Chaymanta qhawasqa puertita, qhawasqa. Allqu mana kanchu nin. Qhawasqa puertá. Kay maki t’akamun nin. Kunan mana allquy kanchu. Kunan imaynata jawaman escapasaq. Jatariy jatariy. Kay jinata tanqaykachasqa. Wañuyta puñukuchkan nin. Qhipampi juk t’akamun nin qhipampi juk chaki juk lado. Qhawallasqapuni. Tullu aychantin nin. Puertaman chakis jukmanta t’akakamun nin. Abueloy jina parlan. Chanta sayarimusqa condenado nin. Jaku jaku. Sullk’itanta jap’iykusqa. Jaku jaku. Escapana. Niña wasipiñachu jinata jinata. Jark’achksan nin condenado jark’amun. Qam jinataq karu nin llaqtamanqa. Karu lugarpichá tiyachkan i Huancarani lugarpichá tiyachkan i. Juqtaq pampajina arí. Chaymanta mana escapamusqachu. Wakas nin. Wakap piernanman suchuykusqa. Qamjina karqa juch’uy karqa. Hermanitayri nispa. Qam llusp’iytuwaq. Kunan imaynaqataq. Kunan mamayman willamusaq. Imaynasaqtaq. Waqachkanchá wasi punkupi. Wakap piernanman suchuykusqa puñusqa chica. Q’ayantin sut’iyamun. Laqhalaqhata sut’iyamun qhawaykusqa. Imaynataq hermanitay. Qhawaykusqa. Ima vidataq kunanqa. Qhawaykusqa. Tullulla nin. Kayjina recto q’ala nin mikhurasqa nin ch’unqasqa. Qhawarisqa. Recién corresqa. Wasi ukhupi huesollapuni nin. Jankirapusqa nin q’alata. Imataq karqa a ver. Chaychá mikhurqa. Chaymanta willamusqa. Sustowan ripusqa. Wakaqa. Wakaqa Shshshshsh nispa. Chupanta kuyuchisqa jaqayman nin. Chaykama hermananta mikhuykuchkanchá q’ala nin. Puerta qhawaykun q’ayantin nin. Tullullaña ajina kachkan nin. Wakaqa salvasqa. Chanta ripusqa mamantatanman willamusqa. Condenado yaykumusqa mikhuykapun sullk’itata. Tullullaña t’akaykusqa kakuchkan wasipi. Pay salvakusqa. Chayrayku allqu uywakunapuni allqutaqa. Tukuy imaman paran almaqa. Chaymanta willamusqa » (Venancia, Entre Ríos, originaire d’Aymaya).
45Terminons par souligner les emplois métaphoriques des verbes « manger » et « emporter » pour décrire les effets de la pluie, des inondations et du gel. Les lacs et surtout les rivières suscitent une véritable angoisse durant la saison des pluies. À Urur Uma, nous avons vu que les habitants doivent traverser le Jatun Mayu (« Grande rivière ») pour aller dans l’ayllu Aymaya ou pour rejoindre la route qui conduit à Uncia et à Llallagua. Durant les mois de janvier et de février, le niveau de l’eau monte et le courant est très important. Aussi, pour garder l’équilibre, prennent-ils garde à toujours traverser la rivière à plusieurs (coude à coude). Dans les vallées, la route qui relie Tanga Tanga au village de San Pedro est quasiment inaccessible pendant les mois de janvier et de février. Durant les mois de novembre/décembre et de mars/avril, la prudence est la même qu’à Urur Uma : les marcheurs traversent à plusieurs, voire avec des cordes. Le trajet à San Pedro est particulièrement laborieux puisque la rivière serpente obligeant les marcheurs à la traverser une dizaine de fois. Ces précautions ne sont absolument pas superflues. De nombreuses personnes meurent ainsi noyées : « La rivière, elle mange les condors, elle mange les vaches », « elle a mangé plein de gens », « la rivière, c’est affreux. Elle a emporté plein de gens. Elle a emporté deux jeunes. Après, des moutons, des lamas. Elle mange plein de personnes ». En 2001, j’ai été le témoin de ce drame puisque j’ai découvert un matin, le corps d’un homme qui gisait sur la berge du Jatun Mayu. Cet homme n’était pas de la communauté40. Selon les gens, il avait traversé la rivière seul et avait été emporté par le courant. Il n’avait pas pu rejoindre la rive en raison de la charge qu’il avait sur le dos. On a retrouvé les cordes qui l’avaient aidé à porter du mobilier.
46Les pluies trop abondantes nuisent également aux cultures et détruisent les semences. Lorsqu’il y a de fortes pluies et que les rivières débordent de leur lit, on dit que « la Pachamama devient comme un squelette ». Un jour, alors qu’il pleuvait beaucoup à Urur Uma et que nous étions à l’abri dans la maison de Modesto, celui-ci me confia avec une certaine tristesse teintée de nostalgie :
« La Pachamama a des sentiments, elle se préoccupe, elle pleure. Tu sais pourquoi elle pleure ? C’est parce que quand il y a beaucoup de pluies, quand il pleut tous les jours, elle devient comme un squelette. C’est comme nous par exemple, quand on maigrit beaucoup, on devient comme des squelettes. C’est pareil avec la Pachamama parce que la pluie amène tout, tout s’en va dans la rivière et il n’y a plus d’alimento. La Pachamama est un squelette. C’est pour ça qu’elle pleure. Par exemple, avant, quand j’étais petit, sur cette montagne [Huancarani], il y avait des pommes de terre, de belles pommes de terre, bien farineuses. Aujourd’hui, ce n’est plus que de la roche. Il n’y a pas de terre. La pluie a tout arraché, tout. Aujourd’hui, on ne produit plus » (Modesto, Urur Uma).
47Les rivières sont ainsi conçues comme des éléments qui décharnent le paysage : elles emportent la terre nécessaire aux cultures et aux habitations41. Quant au gel, on le qualifie de « voleur » (suwa) ou de « brigand » (maleante) car il est censé venir manger les cultures. Ce fut le cas en 2001, à Urur Uma, lorsque l’ensemble des pommes de terre gela.
48Nous venons de voir que les récits d’infortune sont ponctués par les verbes « saisir » et « manger ». Par ailleurs, le saisissement met l’accent sur l’action des entités saqra subies par des individus. La terminologie du malheur met donc en exergue une modalité relationnelle et positionnelle spécifique entre un individu et une entité surnaturelle, une modalité fondée sur la prédation : le diable prend des individus et ils sont dépossédés, morcelés, vidés, mangés. Ils se positionnent comme des victimes potentielles, et souvent, comme des proies exposées à la voracité de leur entourage. Cela étant, la notion de « saisissement » ne se limite pas au champ de la prédation ni aux relations humains/saqra : être « saisi » ne correspond pas forcément à la perte de l’animu accaparé par une entité saqra. Du point de vue de l’infortuné, la notion de « saisissement » doit être comprise comme une dépossession au sens large. Le chaud et le froid par exemple, sont susceptibles d’« attraper » le corps (« la chaleur t’a attrapé » : calor jap’isunki) puis de le vider (de son sang, de sa force) et de le rendre sec. Les individus sont aussi « saisis » par la faiblesse lorsqu’ils ne mangent pas comme il convient. Et d’une manière générale, la maladie (unquy) est censée « attraper » les individus : « Ne sois pas en colère, ne sois pas triste, sinon, la maladie va t’attraper » (ama rabiaychu ama llakikuychu sino unquy jap’isunkinqa). Dans ces cas, la cause de l’infortune est assignée à des forces extérieures à qui l’on impute la capacité de « prendre ». Quant au malade, il se positionne comme une personne qui a subi une extraction : « Ma maladie m’a pris mes cheveux, il n’y en a plus » (unquyniy chukchayta urqhun q’ala). Pour les habitants du Nord Potosi, l’environnement est constitué d’agents (le chaud et le froid, le diable, des forces météorologiques, des émotions, des maladies, des humains) dont le pouvoir potentiel est de « saisir » les humains. Réciproquement, les hommes semblent se penser comme des êtres sans cesse susceptibles d’être dépossédés.
Entrer pour prendre : la prédation de l’intérieur
49L’extraction et la dépossession apparaissent comme une étiologie récurrente de la maladie et de l’infortune. Mais quelle est la place de l’intrusion dans la nosographie ? Le fait d’« entrer » (yaykuy) dans les corps des humains est attribué à un grand nombre d’entités saqra. Or, nous allons voir que cette intrusion est habituellement suivie d’une capture et/ou d’une dévoration.
50C’est dans le ventre que la prise de l’animu par Nina k’araq s’établit, de même celle perpétrée par les esprits des sources ou des cascades. C’est également de l’intérieur du corps que le vent (supay wayra) est réputé « saisir » l’animu. Les individus incorporés par cette force saqra deviennent wayra-yuq (litt. « avoir le vent ») et l’intérieur de leur corps s’assèche. Un matin, Venancia dit ainsi : « Mes yeux sont secs. Je suis malade, j’ai du vent [wayrayuq kachkani]. J’ai sommeil. J’ai envie de bailler. Au Chaparé, c’était pareil. J’avais du vent [désignant son ventre] et mes yeux étaient secs. Démons, sortez ! » L’individu qui « a le vent » s’affaiblit et peut vomir car le vent perturbe aussi le déroulement de la digestion42. Pendant que nous cuisinions et que le vent soufflait à Tanga Tanga, Olga me confia : « J’ai été prise (jap’iwansqa) par le vent. Après, j’étais presque comme morte. J’avais mal à la tête, j’avais la tête qui tournait, j’avais des vertiges et je vomissais. J’avais des nausées. Je suis presque morte. C’est très mauvais le vent. »
51La « gale » (sarna) et le « cancer », considérés comme des manifestations de Nina k’araq43, sont également supposés entrer dans le corps de l’individu : « Ça tue. Ça rentre à l’intérieur [en désignant le ventre] puis ça te mange petit à petit » m’expliquait Erasmo à propos de la gale qui affectait sa cousine. Notons que l’on attribue la même capacité d’entrer à des qualités sensibles comme le chaud ou le froid :
« Je n’aime pas la viande. Et puis en plus, les animaux souffrent du froid ici. Et donc, ça entre dans la chair de l’animal. Après, ça fait du mal à l’homme. La chaleur aussi entre dans la chair de l’animal. C’est pour ça que la viande a le cancer, des tumeurs, des rhumatismes, des hausses de tension. La viande a tout cela. Quand l’homme mange cette viande, ça affecte ses organes » (Modesto, Urur Uma).
52Le froid entrerait dans le corps par les pieds ou par les mains : « Il a marché dans la rivière avec la pluie. Le froid est entré à l’intérieur » (chiriqa ukhuman yaykun). Alors que le chaud se logerait dans la tête, le froid lui, préfèrerait le ventre et comme le vent, pourrait le faire gonfler (p’unkichiy) et le laisser vide. Dans le même ordre d’idée, la fièvre est conçue comme un agent qui s’incorpore :
« Mon fils a été très malade (unqusqa). Il est presque mort à cause de la fièvre. Elle est entrée à l’intérieur, dans ses os. Ici, il y a des remèdes. Il y a des secrets. L’un d’eux est la moufette. Ça, c’est un médicament super. C’est un secret. Pour la fièvre, c’est super. Je l’ai soigné avec ça » (Gregoria, Tanga Tanga)44.
53Unqu est une racine quechua indiquant un déséquilibre corporel. Les personnes qui souffrent d’un déséquilibre humoral ou thermique comme les femmes enceintes ou les personnes ayant de la fièvre par exemple, sont alors définies comme unqusqa (Platt, 2002). Quant au substantif « maladie » (unquy), il se rapporte à la la perturbation d’un équilibre. Il est intéressant de noter que souvent, « être malade » se dit unquy-ni-yuq (litt. : « qui contient la maladie ») plutôt que « unqu-sqa » (litt. : « être malade »). L’emploi du suffixe quechua yuq, indiquant le possesseur, met ici l’accent sur le fait que « la maladie » n’est pas décrite comme un état mais comme un contenu. En outre, les « maladies » sont également supposées « entrer » dans le corps des individus. Aussi, les vaccins (quels qu’ils soient) sont-ils appréhendés comme des barrages : « C’est pour que la maladie ne rentre pas. » Le froid et l’altitude des hauts plateaux sont aussi conçus comme des barrières physiques :
« C’est à cause du froid. C’est aussi très haut, un des endroits les plus hauts du monde : 3 00045, ça doit être ça. C’est pour ça que la maladie ne rentre pas facilement. C’est comme si nous étions dans un réfrigérateur » (Modesto, Urur Uma).
54Incorporés par les « maladies », les individus disent qu’ils sont privés de leur force et qu’ils souffrent d’épuisement, de douleurs musculaires, articulaires ou encore de céphalées.
55Enfin, les émotions telles la colère, la peur ou la tristesse sont aussi transformées en agents et supposées « entrer » dans le corps d’un individu et le décharner. Alors qu’Elvira recevait la visite de Segundino, celui-ci lui confia ses tourments. Il était très préoccupé par des conflits familiaux. Ma commère lui dit : « Ne sois pas triste Segundino. La tristesse vide le corps. Elle entre dans le corps. Après, le ventre n’est pas bien [mimant des nausées]. La tristesse entre à l’intérieur et après tu n’as plus de joues, elle fait disparaître les joues, elle fait disparaître la chair » (Ama llakikuychu Segundino. Llakiqa q’ala cuerpó ruwachin. Cuerpoman yaykun. Chantarí wiksa mana allinchu. Llakiqa ukhuman yaykun. Chaymanta uyaqa q’ala uyata chinkachin aychata chinkachin).
56Les récits que nous avons évoqués à propos de l’intrusion des serpents hématophages nous invitent à citer ici les autres prédateurs sexuels : le vent, l’arc-en-ciel, le gardien de la montagne. Pour les membres de Tanga Tanga, le vent « peut être mâle ou femelle ; il n’y a pas qu’un seul type de vent ». Alors que les vents femelles frapperaient les hommes, les vents mâles violeraient les femmes (« Il veut les prendre/les violer » : jap’iyta munan) et pourraient les engrosser (wachachiy). Ensuite, ils mangeraient leur animu. L’arc-en-ciel (kurmi <A) est également réputé « prendre » les femmes. Il s’introduit dans leur vagin lorsqu’elles s’approchent trop près des nappes d’eau46. Les femmes peuvent alors faire une hémorragie et leur sang sera « de toutes les couleurs » (celles de l’arc-en-ciel). Puis elles mourront, littéralement vidées47. Dans le même ordre d’idée, en voyant une femme, le gardien du territoire, Awki Marka est réputé s’introduire dans son ventre. Lorsqu’il est à l’intérieur (Awki markayuq, litt. « Avoir l’Awki Marka »), le corps de la femme se mettrait à « gonfler » et particulièrement ses chevilles, ses genoux et son sexe. Ce bouleversement est suivi d’une dévoration : « À l’intérieur de ton ventre, il va bien te manger [wiksayki ukhupi sumaq mikhusunkinqa]. » Le gardien de la montagne est aussi susceptible de féconder les femmes. Celles-ci accoucheront d’un « bébé awki » mais l’enfant « qui est comme le Maître » (Awki marka kikin) sera malformé. C’est de cette façon que Justina avait expliqué la mort de l’un de ses enfants. J’ajouterai ici que si les attaques potentielles de l’Awki Marka suscitaient une inquiétude certaine (et nous contournions systématiquement la grotte où le gardien est réputé vivre), elles faisaient aussi l’objet de plaisanteries à mon égard dont la famille de Justina et Apolinario ne se lassait jamais. Il suffisait que j’aie le ventre un peu gonflé pour qu’ils me disent que j’avais été prise par le gardien, que j’avais probablement un bébé Awki dans le ventre et que mon petit copain serait furieux. Ils pouvaient aussi faire des commentaires sur ce qui se trouvait sous ma jupe bouffante. Ces plaisanteries collectives suscitaient l’hilarité générale au moment des repas et me laissaient, les premières fois du moins, totalement perplexe. J’ai fini ensuite par m’y habituer et par m’en amuser contribuant même à les alimenter lorsque j’étais d’humeur de le faire.
57La façon dont certaines femmes conçoivent les rapports sexuels m’a semblé enfin significative48. À Urur Uma, elles disent que ces rapports usent leur corps. Le sperme est identifié comme un agent qui vient retirer leur force. C’est aussi pour cette raison que la grossesse est réputée les épuiser. Les femmes enceintes considèrent en effet que le sperme demeure à l’intérieur de leur ventre (semillaqa ukhupi). Les rapports sexuels videraient littéralement les corps des femmes : plus elles ont des relations sexuelles, plus elles sont censées avoir des règles abondantes et « dans le ventre, il ne reste que très peu de sang ». Dès lors, quand elles s’accouplent, la quantité globale du sang est supposée diminuer. Dans la mesure où le sang est défini comme « force », les rapports sexuels contribuent à leur épuisement. Il faut donc être plein de vitalité (être une jeune fille par exemple) pour avoir des relations sexuelles régulières. On pense également que si une femme âgée a encore ses règles, c’est parce qu’elle continue d’avoir des relations sexuelles, ce qui suscite la réprobation car c’est un comportement jugé dangereux et par là irresponsable. Les personnes malades, fatiguées ou âgées sont en effet vivement incitées à s’en dispenser car « leur corps ne le supporterait pas » : « Pendant l’accouchement, tu perds beaucoup de sang. Le corps est complètement détruit. Le sexe va t’affaiblir encore plus », me confiait Elvira. À Urur Uma, les femmes racontaient qu’une personne était morte ainsi en raison de rapports sexuels trop fréquents. C’est d’ailleurs un des motifs évoqués par les femmes pour expliquer l’infidélité de leur mari. On dit aussi que plus une fille connaît de relations sexuelles jeune, plus son corps vieillira vite. Une femme me confia ainsi avoir eu son premier rapport sexuel à l’âge de quinze ans avec son mari actuel. Selon elle, c’est pour ce motif qu’elle avait depuis un corps « usé », « nu/dévasté/pelé à l’intérieur [q’ara ukhupi] ».
58Dans l’ensemble de ces exemples, la cause de l’infortune n’est pas l’intrusion d’un agent extérieur en tant que telle, mais l’action de cet agent une fois incorporé : il ôte, vide, extrait, mange. Pour les informateurs, l’incorporation suppose la perte. C’est pourquoi, lorsque la thérapie consiste à excorporer l’agent pathogène, il s’agit en fait de retirer ou de chasser l’agent qui est en train d’affaiblir, de prendre, de vider ou de dévorer. C’est ainsi qu’il faut comprendre la plupart des rites exorcistes : il s’agit de faire cesser la prise, la dépossession ou la consommation. Nous sommes donc face à un modèle exorcistique de l’interprétation étiologique (dévoration de l’animu par exemple par une entité extérieure). À ce modèle, est appliqué un modèle thérapeutique exorcistique (expulsion de l’intrus prédateur).
59Ce constat est manifeste dans le cas du serpent sanguinivore : l’entourage de la victime s’efforce de faire sortir le reptile avec de la graisse de lama. Le principe est identique dans le cas de Nina k’araq : il faut l’excorporer afin qu’elle cesse de dévorer l’animu de son hôte. Pour ce faire, le yatiri l’attire à l’extérieur du corps avec les mets qu’elle a exigés :
« Les guérisseurs donnent à manger à Nina k’araq. C’est que c’est le diable Nina k’araq. Ils lui donnent ce qu’elle demande avec les cartes. Ils lui demandent comme ça : “Qu’est-ce que tu veux ? Qu’est-ce qu’on va te donner ?” Nina k’araq dit : “Si tu me donnes ça, avec ça, je vais lâcher son animu.” Le guérisseur lui donne et la personne guérit » (Erasmo, Urur Uma).
60La transaction la plus fréquente consiste à offrir un mouton à Nina k’araq mais on peut également utiliser des fumigations :
« J’ai failli mourir moi à cause de Nina k’araq. Nina k’araq était en moi, elle était déjà dans mon cœur [désignant le ventre]. Après pour guérir, il y a plusieurs façons. Il n’y a que les guérisseurs qui peuvent soigner. Ils prennent des poils, des poils de cochon, des plumes d’oiseaux et ils les font brûler49. Le malade ne se rend pas compte parce qu’il est presque évanoui. Il fait tout brûler et la fumée fait sortir le démon. Le malade guérit très vite avec la fumée. En quatre secondes » (Erasmo, Urur Uma).
61Certains cauchemars sont aussi le signe de la présence de Nina k’araq dans le corps du dormeur50. Un matin, je me suis réveillée avec des douleurs abdominales associées à des nausées. Elvira me demanda aussitôt « comment avaient été mes rêves ». J’avais fait un cauchemar que je lui rapportais. Elvira affirma : « Ça, c’est le diable. C’est Nina k’araq. C’est pour ça que tu as mal au ventre. Mais je vais te soigner : kuka q’upa ça s’appelle. C’est pour les saqras, pour le diable [saqraspaq, diyablupaq]. » Elvira prit quelques braises du foyer qu’elle mit dans une poêle. Sur les braises, elle déposa quelques grains de quinoa recouverts des restes de la mastication de feuilles de coca (d’où le nom kuka q’upa : « restes de coca »). J’ai dû ensuite respirer la fumée qui s’élevait au rythme des : « Dehors satanas, dehors ! »
62L’aspiration est également fréquemment pratiquée pour retirer l’entité qui a « saisi » une personne. C’est le cas lorsque des enfants ont été « effrayés » (mancharisqa). Le procédé le plus courant est d’aspirer au niveau du front de l’enfant puis de recracher, cela trois fois. C’est ce que fit une mère à Urur Uma, alors que le taureau avait couru vers son enfant et l’avait fait pleurer. Quelquefois, la pratique thérapeutique est plus élaborée. Un matin, à Tanga Tanga, une mère emmena son petit garçon âgé d’un an à Apolinario, connu dans la communauté pour savoir soigner le susto. Apolinario mastiqua tout d’abord du copal (provenant des Yungas) puis recracha le résultat dans ses mains. Ensuite, il frotta énergiquement le crâne de l’enfant en disant : « Dehors satanas ! Vous l’avez pris satanas ! Sortez ! Sortez ! [Satariy ! Lluqsiy !] » Il frotta ensuite le front, le cou et les épaules de l’enfant. Puis, Apolinario prit des branches de molle51 qu’il cassa en deux au-dessus de la tête du garçon tout en crachant le copal par terre. Ensuite, il aspira en posant ses lèvres sur le front et le crâne de l’enfant et recracha, ceci trois fois52. Il lui demanda de cracher aussi. Enfin, il lui tourna la tête d’un coup sec de chaque côté. La mère massa enfin les jambes et les pieds de son fils avec le copal.
63Les « maladies » peuvent également être expulsées. Dans les trois communautés où j’ai séjourné, se laver en se frottant scrupuleusement le corps avec une pierre constituait souvent un remède efficace : « Quand je me lave comme ça pendant longtemps, j’ai de la force et je me rétablis. J’ai de la force car la maladie est sortie, complètement sortie [kallpayuq kachkani unquy lluqsisqa. Q’ala lluqsisqa] », m’expliquait Venancia. La sueur peut aussi être appréciée, elle est conçue comme une expulsion de la maladie : « La maladie est en train de sortir [unquy lluqsichkan] », m’indiquait un voisin qui avait de la fièvre et qui transpirait beaucoup.
64Enfin, lorsqu’un individu est envahi par la colère ou par la peur, il convient également de la lui retirer. À Entre Ríos, Segundino aspira ainsi la colère de son neveu en lui déposant du café moulu sous la plante des pieds : « Le café suce [chupa] ta peur ou ta colère », m’expliqua-t-il.
65Si nous nous référons au vocabulaire employé par les locuteurs pour décrire la plupart de ces incorporations, la notion de « saisissement » apparaît là encore comme fondamentale. Lorsque les locuteurs font référence à une intrusion corporelle, le verbe « entrer » est accompagné du verbe « prendre » (jap’iy) : les individus sont « pris » par le gardien de la montagne, ils sont « attrapés » par Nina k’araq, ils sont « saisis » par le vent, ils sont « pris » par des prédateurs sexuels saqra ou par leur conjoint pendant l’acte sexuel. Ce continuum lexical montre que l’incorporation d’un individu par une entité extérieure est conçue comme une prise, une capture, une dépossession. L’extraction constitue donc un schème étiologique de l’infortune. Enfin, ces différentes privations, souvent ces prédations, sont produites à l’intérieur du corps de l’individu : le ventre constitue le champ d’expérimentation du saisissement et de la prédation.
Notes de bas de page
1 L’animu peut aussi être nommé espiritu ou alma.
2 Selon Robin Azevedo (2008) et La Riva González (2012), dans les Andes péruviennes, la présence de l’animu est un long processus d’acquisition, l’animu n’étant pas encore fixé chez l’enfant. L’« adhérence » de l’animu au corps s’effectuerait par le biais de divers rites de passage.
3 L’emploi du verbe riparakuy illustre bien le lien fait entre la guérison, la mémoire et le discernement. Les locuteurs utilisent ce verbe pour signifier se rappeler (Mana riparakunichu : « Je ne me souviens pas »), se rétablir/guérir (mana riparakunchu : « il ne se rétablit pas [il est en train de mourir] ») et se rendre compte/s’apercevoir (riparakunkichu ? : « tu t’en es rendu compte ? » ; mana riparakusqayki : « je ne t’ai pas vu/je ne me suis pas aperçu que tu étais là »).
4 Se démarquant de l’anayse de Taylor (1979) à propos du terme supay, Howard-Malverde (1996) remarque que le terme dyablu doit être considéré comme une appropriation, de la part de la culture indigène, d’un vocabulaire étranger (« diable ») pour exprimer des concepts qui, bien que post-hispaniques, sont proprement quechuas, et non espagnols.
5 Considérant les termes mancharisqa et jap’isqa, Absi (2003) souligne justement le fait que cette distinction opérée dans le langage ne reflète pas l’existence de deux pathologies distinctes mais une différence d’intensité qui dépend de l’identité des saqra mis en cause et plus particulièrement de leur force, de leur pouvoir. L’auteure constate également que l’intensité de la maladie dépend de la force de l’homme laquelle peut, pour diverses raisons, se trouver amoindrie.
6 Selon Arnold et alii (1992), dans la région du Nord Potosi, on considère que les bêtes qui vivent dans la terre sont les animaux des montagnes gardiennes. Ils sont donc analogues aux animaux élevés par l’homme mais sont élevés par les divinités telluriques. Dans le langage rituel, le renard devient le chien de la montagne.
7 Nous reviendrons en détail sur les intentions particulières de chaque entité saqra ainsi que sur les liens entre prédation et réciprocité dans les chapitres suivants.
8 Litt. : « Pour regarder ta vie. » Cette expression est employée dans le sens de « vivre mieux » entendu comme le fait d’avoir plus d’espace (pour faire paître les moutons par exemple).
9 Le verbe quechua utilisé pour décrire ce phénomène est tukuy : « devenir/se convertir », « finir/terminer ».
10 De l’espagnol guerra (guerre) et de l’aymara Mallku (seigneur, maître, chef).
11 Fête des compères qui a lieu deux semaines avant le dimanche du Carnaval.
12 Le lendemain, une jeune fille en provenance de Cochabamba où elle travaillait comme femme de ménage est venue nous rendre visite. Elle était originaire d’Urur Uma et venait pour le Carnaval. Elle affirma que la victime n’était pas un jeune mais un homme de 45 ans mort dans le champ de son oncle. Celui-ci n’avait pas vu le cadavre. L’ambulance était venue mais les médecins n’avaient rien pu faire. Selon la jeune fille, « il était mort à cause de l’alcool ».
13 Le renard occupe une place significative dans la tradition orale andine et une série de contes lui est consacrée. Voir notamment : Itier, 1997 ; La Riva, 2012 ; Morote Best, 1988.
14 Petit Duc Choliba, Zool., Otus choliba wetmorei.
15 Litt. « celui qui sait » : spécialiste rituel, devin, guérisseur.
16 Chukchu désigne à la fois les agents pathogènes (les moustiques) et la pathologie (la malaria).
17 Sur les montagnes (Apu) pouvant mener une action de prédation, voir : Bernand (1992) ; Gose (1986), Ricard Lanata (2010) ; Mroz (1992).
18 Voir La Riva González (2005) et Ricard Lanata (2010) sur les différents types de vents.
19 Selon l’Institut national de statistiques de Bolivie (INE), le taux de mortalité infantile de Bolivie était de 60,60 0/00 en 2000, de 41 0/00 en 2010 et de 37,49 0/00 en 2013. Malgré une baisse sensible, le taux de mortalité infantile demeure un des plus importants du continent. Quant à celui du département de Potosí, il est le plus élevé du pays : 85,05 0/00 en 2000, 58,87 0/00 en 2010 et 51,88 0/00 en 2013. Le taux de mortalité infantile des enfants de moins de cinq ans s’élevait à 92 0/00 en Bolivie et à 119 0/00 dans le département de Potosí en 1998 ([http://www.ine.gob.bo], consulté le 18 septembre 2014).
20 Notons que les cheveux peuvent aussi être récupérés par une personne malveillante afin de jeter un mauvais sort à son propriétaire.
21 Lorsque l’un de ces trois saints saisit un humain, celui-ci est estrellayuq (litt. : « qui contient une étoile »). Suite à cette « prise », l’individu peut devenir yatiri (c’est un signe d’élection) ou bien souffrir de douleurs pulmonaires. Dans ce dernier cas, il devra consulter un yatiri. Par ailleurs, la « prise » de la foudre peut être imputée à un mauvais sort (runa maldicción). Pour Elvira, c’est de cette façon que ses deux tantes maternelles et sa sœur seraient mortes. Toutes trois auraient été frappées par la foudre car elles ne s’entendaient pas avec les gens « d’en bas » : « Elles étaient ensorcelées » (Paykunaqa simiyuq). Pour contrer ces attaques sorcelaires, il faut solliciter (mañay) Dieu : « Dieu sait lui et la foudre ne saisit pas. » Voir aussi Ricard Lanata (op. cit.) sur la subordination de la foudre à la divinité de la montagne (Apu) dans les Andes centrales du Pérou et Véricourt (2000) sur le lien entre la foudre et Santiago, et sur le pèlerinage de Bomborí dans la région du Nord Potosi.
22 On distingue alors plusieurs palomillo : le palomillo des humains (cristiano palomillo), le palomillo des animaux (t’ika palomillo) et celui des aliments (llallawa palomillo).
23 Pour éviter la venue de la grêle, il faut lui faire peur (manchachikuy). Pour ce faire, on fait exploser (waqachiy, litt. « faire pleurer ») de la dynamite. On peut aussi enterrer un piment (uchu). Pour les bergers de l’Ausangate des Andes centrales du Pérou, qhayqa est une seule et même entité que Ricard Lanata traduit par « foudre-tonerre-grêle » (op. cit.). Rivière (1995) établit les mêmes observations pour la région de Sabaya.
24 Littéralement fleur.
25 En aymara, apxata désigne l’autel cérémoniel des défunts destiné à recevoir la visite annuelle des âmes le jour de La Toussaint (Fernández Juárez, 2006).
26 Ils peuvent transmettre la maladie ch’ullpasqa, maladie commune à l’ensemble des Andes et dont les manifestations peuvent varier selon les régions. Voir : Cereceda (1993), Cruz (2012), Ricard Lanata (2010), Robin Azevedo (2008).
27 Robin Azevedo (2008) mentionne les mêmes témoignages dans les Andes de Cuzco.
28 Ibid.
29 Sur les conflits entre les Chipaya et leurs voisins aymaras provoqués par ces rapports différents à l’ancestralité, voir Wachtel (1990) et Rivière (2013).
30 Nous y reviendrons plus en détail dans la troisième partie.
31 Pour certaines informatrices, les serpents peuvent également s’introduire dans le corps des hommes en passant par leur anus.
32 L’anthropologue.
33 Voir Arnold et alii (2002), Castellón Quiroga (1997), Platt (2002).
34 Voir Robin Azevedo (2008) sur les liens entre les récits de damnés et la malemort. Le morcellement corporel des individus dans des circonstances brutales et inattendues implique souvent leur transformation en malemorts : suicide, assassinat, accident ou dommages post mortem. Pour l’auteure, les récits de damnés font allusion à ces expériences vécues.
35 Lieu où l’on boit de la bière de maïs (chicha).
36 Petits pains en forme de figurines représentant souvent des enfants que les vivants déposent sur les tombes des morts récents le jour de La Toussaint.
37 Montagne de l’ayllu Aymaya qui domine la communauté d’Urur Uma Baja dont est originaire le narrateur.
38 Unir deux fils de laine.
39 Dans les vallées, on dit que les chiens appelés pusila ont une particularité physique (señal) qui effraie aussi les damnés. Il s’agit de chiens qui ont deux tâches au-dessus des yeux. Pour cette raison, on dit qu’ils ont quatre yeux (tawa ñawisniyuq). On les appelle aussi « chien à lunettes ».
40 Il venait de Chirihuana.
41 L’eau qui emporte tout sur son passage est un thème classique de la littérature andiniste. On peut évoquer les inondations (Taylor 1996) qui viennent sanctionner une infraction sociale (Manheim, 1999), l’inondation comme pachakuti pacha tikra (Jugement final) (Szeminski, 1993 ; Harris, 1987) ou encore l’expulsion des maux dans les eaux des rivières comme dans le rituel de la citua ou dans le mouvement messianique du Taqui Oncoy (Zuidema, 1978). Dans les ayllus Aymaya et Kharacha, les femmes laissent les habits dans les rivières afin de les purifier et de les débarrasser des agents pathogènes (dans le cas de la gale par exemple). Ce sont pour les mêmes motifs que les personnes décident de se laver dans la rivière (pour que l’eau emporte les souillures du corps).
42 La pénétration du vent cause un déséquilibre interne, une coagulation et un refroidissement du sang nuisant à sa circulation (La Riva González, 2005).
43 En raison de l’influence des ONG et des institutions gourvernementales, les locuteurs peuvent utiliser les noms des maladies employés par la biomédecine. Conçues comme des manifestations du diable, ces maladies peuvent être renommées au moyen de termes vernaculaires (ici, le saisissement). Dans d’autres cas, le nom biomédical peut être conservé soit parce que la maladie à laquelle il renvoie est conçue comme un symptôme (la gale comme manifestation de la prise du diable par exemple) soit pour lui imputer une agentivité. Dans les deux cas, le nom biomédical n’est pas employé pour nommer une maladie proprement dite mais pour souligner le fait que l’individu a été affecté par l’action du diable.
44 La papaye est aussi très prisée pour lutter contre la fièvre. On dit que ce fruit la retire des os, qu’il fait disparaître le chaud (q’oñí chinkachinapaq).
45 Rappelons qu’Urur Uma se situe à plus de 3 400 mètres d’altitude.
46 Comme dans d’autres régions des Andes, l’arc-en-ciel ne se confond pas avec le phénomène météorologique du même nom : il est le reflet du soleil sur une nappe d’eau (Bernand, 1988).
47 Voir également, Bernand (1992 et 1985), Brunell (1998), Cereceda (1988), Molinié Fioravanti (1979 et 1991). Dans les Andes péruviennes, l’arc-en-ciel ou le vent peuvent être conçus comme une manifestation des ancêtres suq’a et expliquer, entre autres, les malformations ou les morts des bébés à la naissance (Molinie Fioravanti, op. cit. ; Brunell, op. cit. ; Ricard Lanata, 2010).
48 Je délivre ici un point de vue exclusivement féminin car je n’ai pas eu l’occasion d’aborder ce thème avec des hommes.
49 Le guérisseur peut aussi brûler des poils de chien, des cornes de taureau ou de bélier, des fèces de cochon voire des chaussures en pneu (abarcas).
50 On interprète aussi les chuchotements nocturnes comme la présence du démon dans le corps du dormeur.
51 Schinus molle L. Arbre originaire d’Amérique du Sud communément appelé « faux-poivrier ».
52 Selon ce guérisseur, certains arrivent à aspirer jusqu’au sang du malade.
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